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II. 5. Temps et espace, la ruée vers l’instantanéité

II Chapitre 5 Temps et espace, la ruée vers l’instantanéité

A vos marques, prêt, arrivé !

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L’individu et la société contemporaine nous semblent s’adonner à une forme de culte pour la vitesse et la gestion du temps. Mis en lien avec la performance, la réussite, la rentabilité, le système économique et politique nous est donné à lire comme dicté par une conquête de l’instantanéité 104 . Cette conquête forme une sorte de norme, si bien qu’il nous est devenu courant, si ce n’est quotidien, d’utiliser l’expression «je n’ai pas le temps 105 ». Plusieurs auteurs ont questionné notre rapport au temps par l’analyse de l’histoire des techniques. Selon certains, les récents progrès auraient manifesté une rupture de la pratique de l’espace chez l’individu contemporain. Dans son ouvrage, La Troisième Révolution Industrielle, Jérémy Rifkin déclare « L’infrastructure émergente anéantit le temps et rétrécie l’espace 106 », des propos que nous serons amené à nuancer. Pour Antoine Picon, ce rapport de temps et d’espace est très intime dans notre situation contemporaine. La perception du temps l’emporte sur celle de l’espace effectivement parcouru 107 ». Ce chapitre du mémoire de recherche interroge cette course à l’instantanéité, qui semble faire loi, tant comme facteur que comme acteur de mutation urbaine.

104 On préférera le terme instantanéité à instantané pour souligner la notion de caractère de l’objetdonnéàétudier,àpartirdeladéfinitonduCNRTL:Instantanéité(s.d.).Dansledictionnaire en ligne CNRTL, [Enligne], https://www.cnrtl.fr/definition/instantan%C3%A9it%C3%A9. 105 A cette défense, mon premier enseignant de projet à l’école d’architecture m’a donné comme réponse : ‘‘ce n’est pas que tu n’as pas le temps, mais que tu ne t’es pas donné le temps’’. Denis, Delbaere, à mon encontre, à l’occasion d’une présentation d’atelier de projet au premier semestreoùjedéfendaisunemaquettenonaboutie. 106 Jeremy, Rifkin, The Third Industrial Revolution [2011], Ed. Palgrave MacMillan, Trad. fr. par François et Paul Chemla, sous le titre La troisième révolution industrielle, comment le pouvoir latérial va transformer l’énergie, l’économie et le monde, Ed. Les Liens qui Libèrent, 2012, p.31. 107 Antoine, Picon, La ville territoire des cyborgs, op. cit. , p. 22.

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Fig. 22 : Calendrier carolingien, 818, cycle de vie.

Ce calendrier présente les douzes mois de l’année en illustrant des activités de la vie de l’époque. On remarque avant tout un lien direct avec la production de l’agriculture, mais également un rapport avec la chasse, le besoin de se protéger selon les saisons (mois de janvier avec le foyer).

Numérisation, auteur inconnu. Henri, Stern, Poésies et représentations carolingiennes et byzantines des mois, in. Revue Archéologique, 1555, I. , in. Georges, Comet, Le temps agricole d’après les calendriers illustrés. In: Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de l’enseignement supérieur public, 13ᵉcongrès,Aix-en-Provence, 1982. pp. 18.

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Le temps, ce crédo des sociétés modernes

Comme le souligne Carl Honoré dans son ouvrage Eloge de la lenteur, « L’humanité a toujours été fascinée par le temps, ressentant sa présence et son pouvoir,

sans jamais êtresûredepouvoirle

définir 108 ». À son tour, Lewis Mumford fait ce rapprochemententrelavolontédedéfinitiondutempsetl’histoiredestechniques.Il constate que les premières manifestations de bouleversement des notions de temps et d’espace trouvent leur origine « par l’utilisation des méthodes quantitatives, l’étude de la nature a trouvé sa première application dans la mesure régulière du temps 109 ». En cela, on note que la notion de temps est étroitement liée à l’évolution de la technique. Cette dernière serait-elle à l’origine d’une accélération du temps ?

Ontrouve une première volonté de définitiondutemps, parlamesure, dès l’Antiquité, qui voit apparaître le premier calendrier 110 . Ce dernier repose sur l’étude des phénomènes astronomiques. Le rythme de vie y est déterminé en fonction des saisons, moisetjours, etestliéauxdifférentscyclesdeproductiondel’agriculture (Fig. 22). On assiste dès le XII ème siècle, àune classificationdes tâches enrelation au temps dans le fonctionnement des monastères. Dans son livre, Technique et Civilisation, Lewis Mumford analyse le rapprochement de l’invention de l’horloge avec la gestion rigoureuse et l’ordre de vie des moines, déterminant le monastère comme le siège d’une vie parfaitement réglée. La régulation du temps était devenue une seconde nature apportant une rigueur quotidienne dans la société du monastère. Selon l’auteur, l’ordre des Bénédictins voit naître, ce qui sera nommé plus tard, le capitalisme moderne, définitparlavolonté d’organiserle temps : « lapendule ne marque pas seulement les heures, elle synchronise les actions humaines 111 ».

108 Carl, Honoré, Eloge de la lenteur, Ed. Marabout, Paris, 2004, p.30. 109 Lewis, Mumford, Technique et Civilisation, op. cit. , p.36. 110 Le premier calendrier a été élaboré au 3e millénaire avant Jésus-Christ par les cités de Babylone. Il était basé sur les mouvements de la lune et comptait 12 mois composés de 29 ou 30 jours. Il était possible de rajouter des jours, ou même des mois supplémentaires pour rester en adéquationaveclesdifférentessaisonsdel’année. 111 Ibidem, p.37.

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Si la volonté de mesurer le temps n’est pas éloignée de la capacité à l’organiser, le phénomène d’accélération auquel nous nous attachons dans le cadre de ce mémoire s’explique « également à travers les terminologies liées au temps 112 » ainsi que les incidences sociétales qu’elles engendrent. L’apparition de la minute et de la seconde à la première révolution industrielle va ainsi accroître l’idéologie productiviste dont la formule de Benjamin Franklin « le temps c’est de l’argent 113 » deviendra un credo. Plus tard, le fordisme 114 s’attachera également à cette volonté d’industrialiser le temps, en cela et comme le soutient Lewis Mumford, « la machine clé de l’âge industriel moderne n’est donc pas la machine à vapeur, mais bien l’horloge. À chaque phase de son développement, l’horloge est à la fois le fait marquant et l’emblème typique de la machine. Aujourd’hui encore, aucune autre machine n’est aussi omniprésente 115 ».

L’un des véritables bouleversements survient avec la découverte de la nano

seconde. Pour la première fois, une mesure de temps n’est plus perceptible par l’Homme.Depuis,leprogrèstechnologiques’estaccéléré.Al’heureoùlaconstante de Planck (10 -44 de la durée d’une seconde) est devenue l’une des unité fondamentales de mesure du temps et que celui-ci, selon Carl Honoré, est devenu «le credo de notre société industrielle 116 », ferion-nous de la course au temps, la condition de notre société,affirmantainsiunerupturepossiblesurlesrapportsdel’individu à l’espace et au temps, alors incapable de les percevoirs ? Tel l’ouvrier Chaplin, serions-nous devenus esclave d’un temps que l’on ne maîtrise plus ?

112 Anne-Rose, Bouyer, AKairos et architecture : regard(s) vers la slow architecture, Mémoire de recherche de master, sous la direction de Benjamin Chavardés, Lyon, ENSA Lyon, 2014, p.17. 113 Dont la forme complète est «Remember that time is money», in. ,Benjamin, Franklin, «Advice to a Young Tradesman » (1748), in. The Complete Works of Benjamin Franklin, Ed. G. P. Putnam’s Sons, 1887, t. 2, p. 118. 114 Le fordisme, comme modèle d’organisation et développement, est mis en oeuvre au début du XXème siècle par Henry Ford. Le principe est de corréler la productivité de l’ouvrier et le gain salarial. 115 Lewis, Mumford, Technique et Civilisation, op. cit. , p.40. 116 Carl, Honoré, Eloge de la lenteur, Ed. Marabout, Paris, 2004, p.32.

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Perception de l’espace-temps

Pourtant, rappelons que le temps en tant que tel, n’accélère pas. Une minute dure une minute qu’importe l’activité qu’on lui accorde. Comme le rappelle Anne-Rose Bouyer « nous attribuons souvent au temps les caractéristiques des phénomènes qu’il contient 117 ». Ce n’est donc pas la durée du temps qui raccourcirait, mais celle qui nous est nécessaire pour accomplir nos actions. Comme le soutient EtienneKlein,lanotiondevitessen’est,eneffet,pasapplicableautemps.L’auteur met en garde l’Homme sur la compréhension des notions de vitesse et de temps : « sous prétexte que nous faisons tout plus vite, que tout s’accélère autour de nous, nous déclarons à l’envie que c’est le temps lui-même qui s’accélère 118 ». Notre

abus de langage témoigne de notre condition actuelle, identifier le temps aux phénomènes de changement, c’est prôner l’innovation constante.

La définition de la vitesse, en physique, pourrait être comprise par le ‘‘rapport d’un espace parcouru en fonction du temps nécessaire pour la parcourir’’. Cette notion met en avant deux enjeux, d’une part l’espace en tant que tel et deuxièmement la diminution du temps nécessaire pour le parcourir. De ce fait, le progrès technologique permettant l’accélération des moyens de déplacement et de communication engendrerait un phénomène de compression de l’espace. On rejoindra Antoine Picon, selon lequel l’importance donnée, dans notre époque contemporaine, à la notion de temps l’emporte sur celle de l’espace. À ce sujet, ceux de Jérémy Rifkin nous semblent venir d’un abus de langage lorsqu’il annonce que l’infrastructure émergente anéantit le temps, celui-ci n’évolue pas, et ce qu’importe la période. Il semble cependant nous rejoindre sur la notion d’espace. Il nous faut comprendre ce phénomène d’espace-temps pour pouvoir appréhender le projet architectural et urbain avec une meilleure compréhension du territoire. Si le temps l’emporte sur l’espace, la distance devient un enjeu crucial.

117 118 p.344. Anne-Rose, Bouyer, AKairos et architecture : regard(s) vers la slow architecture, op. cit. p.15 Etienne, Klein, De la vitesse comme doublure du temps, in. Etudes, Tome 400, 2004/3,

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Fig. 23 : Masterplan d’Euralille, un projet d’espace de transfert ?

A regarder ce dessin de Rem Koolhaas pour le masterplan du projet Euralille, on remarque en premier lieu la congestion des chemins de fer, lignes de métro, autoroutes et voies automobiles. Seullepiétonsembleêtreabsentdecedessin, unevolontéderéfléchiràl’échelleterritoriale? L’horizonpointécommeobjectif(leschémapeutêtreinterprétécommeuneflêchedirectionnelle vers une skyline qui pourrait représenter Bruxelles et Londres, à en interpréter le point de vue).

Numérisation de dessin, OMA in. Rem, Koolhaas, concept for Euralille, [en ligne] https://www.northernarchitecture.us/urbandesign-3/euralille-lille-france-a-new-city-heart-1987-to-the-present.html

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Prenons l’exemple de la ville de Lille. En 1994, Pierre Mauroy, maire de la ville, inaugure EuraLille, projet urbain mis en place par Rem Koolhaas. Le projet est imaginé comme une gestion des infrastructures de connexions : il permet de rassembler au centre de la ville l’ensemble des infrastructures de transports à destination de tout le nord de l’Europe (Fig. 23). À l’époque, Rem Koolhaas imagine que la baisse progressive des temps de transport « va réduire l’importance des distances et donner à Lille, d’un coup une position stratégique 119 ». De sorte

que depuis Londres, Paris ou Bruxelles, on se rendra plus rapidement à un concert sur Lille que le temps nécessaire pour se rendre dans un autre arrondissement de sa ville. Le lointain deviendrait désormais le proche. Deux décennies plus tard, Lille devient la capitale mondiale du design.

Comme le souligne Antoine Picon, les contraintes spatiales, s’appréhendent désormais « en termes d’accessibilité plus que de distance 120 ». Si la notion

d’accessibilité se substitue à celle des distances, qu’en est-il de la délimitation du territoire ? En effet, les infrastructures des réseaux de transports émergentes ont permis à certaines zones industrielles d’être perçues plus au centre de la ville que des quartiers anciens mal servis. Marseille en est un bon exemple. Un quartier tel que La Belle de mai, bordant le centre-ville, mais très mal desservit par les transports est perçu par les habitants comme plus éloigné que le quartier de la Gare St-Charles qui le borde. Ce phénomène est également observable pour l’aéroport de Paris-Charles-de-Gaulle et la capitale. À ce sujet, Paul Virilio met en avant une des conditions urbaines de la ville contemporaine « la gare, l’aéroport, deviennent des sortes de carrefour, de plateformes logistiques, qui fonctionnent comme des centres-villes 121 ». L’espace se substituerait-il à celui du transfert ?

119 Rem, Koolhaas, Etudes sur (ce qui s’appelait autrefois) la ville, Ed. Manuels Payot, Paris, 2017. 120 Antoine, Picon, La ville territoire des cyborgs, op. cit. , p. 22. 121 Paul, Virilio, L’ère de la vitesse et des grandes migrations, in. Etudes, Tome 410, 2009/2. p.p. 199-207.

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La période InstaWorld : espace-temps, technologie, individu

Làoùlesvoiesromainesnouspermettaientdeparcourirunecentainedekilomètres par jour, puis le double au XVIII ème , l’arrivée de l’industrialisation permet dès 1900 de dépasser le millier de kilomètres en une seule journée de transport. L’accélération des réseaux, serait-elle synonyme d’une contraction de l’espace ? Les nouveaux réseaux de l’information semblent également « annoncer la disparition des contraintes spatiales au profit des seuls temps de transfert et de traitement des données

122 ».

Ces technologies de l’information et de communication jouent également un rôle déterminant dans la perception et l’aménagement de l’espace contemporain, comme nous le verrons plus tard.

Àl’heureoùleTGVleplusrapidedumondeestenpérioded’essai 123 , qu’un train-fusée a atteint plus de 10.000 km/h sur une base militaire américaine 124 et qu’il semble s’opérer « un changement de nature de la sédentarité et du nomadisme 125 », on se pose la question de l’espace Habité enclin à l’accélération des modes de déplacements. À l’aube de la technologie 5G, qui permettra à l’échange de l’information de s’opérer jusqu’à 100 fois plus rapidement que la précédente et 1000 fois plus rapidement que les réseaux de la décennie passée, on peut supposer, au même titre qu’Etienne Klein 126 , que notre période voit l’avènement de l’instantanéité, du moins, dans le champ de la perception de l’Homme. On se questionne alors : comment l’architecture, qui par définition est temporelle puisqu’inscrite dans une période donnée, peut-elle s’inscrire dans un monde de l’instantané ?

122 Antoine, Picon, La ville territoire des cyborgs, op. cit. , p. 22. 123 « L’Alfa-X, est un TGV japonais «nouvelle génération» qui a atteint les 603 km/h devenant ainsi le train le plus rapide du monde. Il sera mis en service dès 2030 sur le réseau nippon. » in. [En ligne] https://www.20minutes.fr/monde/2517803-20190514-japon-premierstests-alfa-x-train-plus-rapide-monde-passagers. [Publié et consulté le 14 mai 2019]. 124 Un projet de la NASA a donné naissance à un train fusée qui a atteint la vitesse record de 10 430 km/h sur la base Holloman de l’US Air Force au Nouveau-Mexique. 125 Paul, Virilio, L’ère de la vitesse et des grandes migrations, op. cit. , p.p. 199-207. 126 « La vie moderne n’ontologise que l’instantané », in. , Etienne, Klein, De la vitesse comme doublure du temps, op. cit. Pages 344,

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