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III. 7. Transgression, l’architecture globalisée

III Chapitre 7 Transgression, l’architecture globalisée

De re aedificatoria, quel devenir architectural ?

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Les mutations des notions de temps et d’espace chez l’individu contemporain nous ont menés à mettre en avant les enjeux d’identité et d’ancrage. Comme nous l’avons décrit dans les précédents chapitres, la ville d’aujourd’hui s’apparente à un espace indéfini dilué sur le territoire, érigé par le réseau de flux de communication et d’information instantané auquel l’architecture semble se soumettre. Par ailleurs, il nous faut rappeler que l’étude de la réception des technologies de l’après-guerre nous avait déjà fait émerger certaines questions quant au devenir de l’architecture. Compte-tenu de l’avènement de l’InstaWorld, dont nous essayons de faire le portrait, il nous faut maintenant questionner les réactions architecturales contemporaines face à l’émergence de ces phénomènes.

Selon Hans Ibelings, le phénomène de

globalisation, déjà présent en économie, est actuellement en train de se projeter au sein du domaine de l’architecture. Tandis que la mobilité croît, que l’instantané se substitue au temps, l’auteur caractérise l’espace contemporain comme « une zone que l’on traverse, un intervalle dans un mouvement continu, interrompu tout au plus par une brève étape 148 ». En cela résiderait, selon lui, le paradoxe de notre condition contemporaine, « le monde connu a beau être plus étendu que jamais, il semble pourtant de moins en moins signifiant 149 ». Les phénomènes émergents sur la scène planétaire marqueraient-ils une nouvelle rupture de l’architecture? Ce chapitre met en avant les conditions de la pratique architecturale au croisement des phénomènes de globalisation issue du progrès technologique.

148 Hans, Ibelings, Paris, 2003, p.65. 149 Ibidem, p.70. Supermodernisme, l’architecture à l’ère de la globalisation, Ed. Hazan,

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Globalisation : (re)mise en question de l’architecture

Avant de poursuivre, il nous semble important de rappeler le sens de l’utilisation du terme globalisation dans ce chapitre. La distinction avec le terme mondialisation est par ailleurs exposée dans notre boite-à-outils. Pour Henri Bartoli, professeur d’économie à l’université de Paris, il s’agit d’un phénomène «qui tend à devenir un ensemble régit par des règles tel que le tout organisé constitue un système 150 », induit par « la compression de l’espace et du temps 151 », dont nous avons fait auparavant la description. En ce sens, la progressive mise en place de la période InstaWorld tend à mettre en avant un processus de mutation des règles de ce système, que semble incarner une part de l’architecture émergente.

Selon plusieurs auteurs, l’architecture se serait emparée du phénomène de globalisation, produisant des objets dont le statut est instrumental, qui n’auraient «plusrienàvoiraveclapratiqueanthropogénétiquetellequeladéfinissaitAlberti 152 ». Au regard du De re ædificatoria 153 , où l’acte d’édifier est défini comme « ce qui autorise l’architecte à donner une forme matérielle à la durée 154 », on s’interroge sur la capacité d’édification dansunmondeoùl’instantanéitédeséchangesfaitloi. Comme le souligne Antoine Picon, « de tels jeux sur les limites semblent n’avoir d’autre fonction que de briser la clôture de l’œuvre architecturale 155 ».

150 Henri, Bartoli, cit. in. Brigitte, Rollet, Avant-propos, in. Diogène n° 245, 2014/1. 151 Anna, Dimitrova, Le « jeu » entre le local et le global : dualité et dialectique de la globalisation, in. Socio-anthropologie n° 16, 2005. 152 Françoise, Choay, Les ressorts de l’urbanisme européen : d’Alberti et Thomas More à Giovannoni et Magnaghi, in. Esprit No. 318 (10), propos recueillis par Olivier Mongin et Thierry Paquot, Octobre 2005, p.88. 153 Traduit en français sous le nom de l’art d’édifier, l’ouvrage de Leon Battista Alberti interrogel’architecturecommeunesciencehumaineglobale,etnotamentlanotiond’édifier.Voir, Leon Baptista, Alberti, De re aedificatoria, Trad. fr. par Françoise Choay et Pierre Caye; sous le titre L’art d’édifier, Ed. Le Seuil, Paris, 2004. 154 Olivier, Remaud, Le métier d’architecte et l’art d’édifier, lire Alberti aujourd’hui, in. Esprit No. 318 (10), Octobre 2005, p.58. 155 Antoine, Picon, La ville territoire des cyborgs, op. cit. , p. 96.

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Pour Picon, l’architecture émergente tient « désormais autant à la démarche, à la façon de poser la question de l’architecture dans le cadre de la ville territoire, qu’à la manière d’y répondre 156 », mais quelle question ? Au regard de la production théorique de Rem Koolhaas qui semble avoir fait de la globalisation son terrain de jeu. On peut observer une tendance à aller dans le sens de ces phénomènes, la starification de certains architectes en témoigne. Cette tendance naissante est introduite par Ibelings dans son livre, Supermodernisme, l’architecture à l’ère de la globalisation. Faisant le constat, que le progrès technologiquearécemmentmodifiénotreperceptiondutempsetdel’espace,eta engendré un phénomène de globalisation, il s’intéresse à nommer le mouvement architectural qui l’accompagne et s’approprie le phénomène. L’auteur donne à lire l’avènement d’une nouvelle tendance sur la scène architecturale, qu’il nomme le supermodernisme, en réaction aux idéologies du postmodernisme.

Confronté à une impossibilité de faire face à un contexte de globalisation, Hans Ibelings voit en l’architecture émergente, « l’expression d’une attitude inédite considérée désormais comme objet neutre, aux moyens formels limités 157 », les architectes de la tendance se seraient réfugiés derrière une « impartialité de la boîte 158 ». D’après l’auteur, cette architecture abandonnerait toute attitude avantgardiste pour s’inscrire dans le processus de mutation, dans une volonté de rupture avec les fondements de la discipline. Pour Antoine Picon, « il semble du même coup que les objets architecturaux ne puissent signifier quelque chose dans les villes territoires d’aujourd’hui qu’en mettant en scène les conditions de leur propre dépassement 159 », le contexte de l’InstaWorld aurait-il dépassé l’architecture au point de l’inscrire comme élément du réseau mondial ?

156 Ibidem, p. 94. 157 Hans, Ibelings, Supermodernisme, l’architecture à l’ère de la globalisation, op. cit. , p.69 158 Elise, Bandin, Discussions autour de l’architecture Superpost, Mémoire de recherche de master, sous la direction de Jean-Didier Bergilez, La Cambre, I.S.A.C.F., 2008, p.6. 159 Antoine, Picon, La ville territoire des cyborgs, op. cit. , p. 96.

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Fig. 27 : Globalisation, identité vs paysage contemporain.

Lors de l’exposition de la Biennale d’architecture de Venise en 2014, l’équipe de OMA sous la direction de Rem Koolhaas, met en scène un catalogue des éléments architecturaux, il invite le visiteur à porter un regard critique sur la diversité architecturale face aux phénomènes de globalisation, c’est du moins ce que laissent entendre ces deux photomontages.

Photomontage, OMA, Biennale d’architecture de Venise 2014, Fondamentaux [enligne] https://www.floornature.eu/14e-exposition-internationale-d-architecturefundamentals-9383/

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Une réaction à la globalisation : fuck the context !

Comme le souligne Marc Augé dans un récent article, le contexte de la globalisation porte ses conséquences sur les domaines de l’esthétisme, de l’art et de l’architecture. En inscrivant les villes dans un réseau mondial, elles entrent dans un système de compétition, où la réalisation d’un édifice sert de « valeur de témoignage : il prouvera sa présence au monde, c’est-à-dire son existence dans le réseau, dans le système 160 ». L’auteur semble laisser entendre que c’est le système mondial qui prônerait aujourd’hui sur la singularité architecturale et l’affranchissementde l’ancrage, de l’identité etdulocal.Alors qu’audépart, « le registre formel traduisait un rejet du monde des signes capitalistes, l’architecture supermoderne s’inscrit aujourd’hui dans la logique dénoncée 161 ». Nombreux en sont les exemples : Tschumi pour la Villette, Piano pour Beaubourg et Nouméa, Gehry pour Bilbao, Peï pour le Louvre, ... 162 .

Dans ce cadre, la production de l’hollandais Rem Koolhaas nous a semblé pertinente à interroger. A la lecture de ses écrits, tels Junkspace, Bigness ou encore Etudes sur (ce qui s’appelait autrefois la ville), on remarque que l’auteur met en avantune réflexionausujetde la globalisation dans le domaine architectural, son travail mené pour la Biennale d’architecture de Venise de 2014 en témoigne. Sous le titre «Fondamentaux », l’exposition a enquêté sur la perte de l’identité et l’expansion

de la mondialisation (Fig. 27). Comme Choay le souligne, la globalisation au coeur des écrits de Koolhaas « est décrite avec justesse, mais fallacieusement posée comme incontournable 163 », c’est cette position de l’architecte qui nous a semblée intéressante à mettre en avant, cependant, elle n’est pas universelle.

160 Marc, Augé, Retour sur les «non-lieux», les transformations du paysage urbain, in. Communications n° 87, 2010/2, pp. 171 - 178. 161 Elise, Bandin, Discussions autour de l’architecture Superpost, op. cit. , p.6 162 A ce propos, nous nous interrogeons sur la pertinence de réaliser une encyclopédie répertoriant l’ensemble de ces types architecturaux. 163 Françoise, Choay, Le patrimoine en question, in. Esprit No. 318 (11), 2009, p.195.

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Fig. 28 : Bigness, Fuck the context !

Présenté comme un gros-objet indépendant de son contexte, le Centre des congrès de Lille est bâti en 1994. On remarque l’absence des infrastructures et du paysage lillois sur la maquette du projet, ainsi que sur les dessins de conception, le noir pouvant être interprété comme une négation totale.

Photographie de maquette et dessins de conception, OMA, Archives OMA [en ligne] https://oma.eu/projects/congrexpo

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Les villes contemporaines sont-elles, toutes les mêmes ?

En débutant son récit par « Les villes contemporaines sont-elles, comme

les aéroports contemporains - « toutes les mêmes » ? 164 », Koolhaas pose le

fondement d’interrogation de la condition contemporaine, à savoir l’identité.

Selon l’auteur, La Ville Générique deviendrait « la ville libérée de l’emprise du

centre, ducarcande l’identité [...] elle n’estriend’autre qu’unrefletdes besoins actuels et des moyens actuels. Elle est la ville sans histoire 165 ». L’architecte fait

ainsi, tout au long de son récit, le portrait de cette ville globalisée, en abordant

des notions fortes comme celle de géographie, de politique, de culture, sans pour

autant énnoncer l’ambition achitecturale en action ou réaction à cette examination

du monde contemporain. On trouvera l’une des postures de l’architecture globale

dans un deuxième texte du néerlandais, avec la naissance du « fuck the context !».

Sousl’effetdelaconquêtedelavitesse, lavillecontemporainedeviendrait un complexe archipel où l’architecture, livrée à elle-même, ne ferait plus partie d’aucun tissu urbain. Au regard du Centre des congrès de Lille, que l’architecte

à bâti en 1994 (année de parution du texte officiel de Bigness, or the Problem of

Large), l’architecture est imaginée comme un gros objet indépendant, reniant son

contexte, son ancrage et l’identité locale (Fig. 28). Pour l’architecte, « la Bigness peut existern’importeoùsurleplan 166 ». Paradoxalement, cette architecture globalisée,

met en avant une rupture de l’architecture, rejoignant les propos de Hans Ibelings

lorsqu’il décrit la supermodernité comme « ce qui relève, de manière floue, des transformations contemporaines de l’environnement bâti qui, dans bien des cas, ont uneffetd’érosionsurlanotiondelieu 167 ». Sans lieu, peut-on parler d’architecture ?

164 Rem, Koolhaas, Junkspace [2006], Ed. Quodlibet, Trad. fr. par Jean Attali, sous le titre Junkspace. Repenser radicalement l’espace urbain, Ed. Manuel Payot, 2011, p.45. 165 Ibidem, p.49. 166 Ibidem, p.33. 167 Hans, Ibelings, Supermodernisme, l’architecture à l’ère de la globalisation, op. cit. , p.10

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L’introduction de la pensée de l’architecte hollandais nous a permis de nourrir notre interrogation liée au phénomène de globalisation, en aucun cas elle se veut être universelle. Si Rem Koolhaas semble se situer aux frontières

de la condition de l’architecture, Antoine Picon nous rappelle que « dans des perspectivesdifférentes,RenzoPianoetJeanNouvelindiquentpeut-êtreuneautre façon de continuer de faire des objets architecturaux au sein d’un contexte

168 ».

Le travail de Koolhaas est décrit comme « controversé, mais majeur 169 », il divise et provoque, au regard de la faible contribution théorique actuelle de la part des architectes, il tente de faire émerger des questionnements qui nous animent.

En ce sens, bien que l’écrit Supermodernisme d’Ibellings n’offre

pas un champ théorique à étudier proprement et qu’il s’essaye plutôt à une écriture descriptive et journalistique, il nous offre à entrelire une attitude architecturale contemporaineoù«leprojetd’installationhumainen’estpluscontraintdes’insérer, s’intégrer et se loger dans un contexte local, naturel ou culturel. 170 ». Au regard des questionnements portés sur le rôle de l’architecture à la première réception des technologies de l’information et de la communication, et des théorisations liées à la mise en réseau planétaire, l’architecture d’aujourd’hui semble être à ré-interroger. Comme Choay le souligne, il est devenu nécessaire d’évaluer les conditions architecturales maintenant que le monde « est libéré des contraintes spatio-temporelles, contraintes que le De re aedificatoria définit si précisément commeconditionnantl’exercicedenotrepouvoird’édifier 171 ».

168 Antoine, Picon, La ville territoire des cyborgs, op. cit. , p. 94. 169 Arnaud, Curie, Fuck the context - dans la tête de Rem Koolhaas. Mise à jour le 16 novembre 2016. in. Cycle urbanisme 2016-2017: Nos chroniques, [En ligne], https://cremaschiblog. wordpress.com/2016/11/16/fuck-the-context-dans-la-tete-de-rem-koolhaas-arnaud-curie/, [consulté le 18 mai 2019]. 170 Françoise, Choay, L’utopie et le statut anthropologique de l’espace édifié, in. Esprit No. 318 (10), Octobre 2005.p.103 171 Françoise, Choay, Pour une anthropologie de l’espace, op. cit. , p.397.

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