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II. 4. Signes de l’émergence d’un nouvel individu

II Chapitre 4 Signes de l’émergence d’un nouvel individu

Mutation : l’avènement d’une nouvelle société ?

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L’implication des nouvelles technologies de l’information et de la communication (N.T.I.C.) dans notre environnement quotidien s’est accéléré depuis l’arrivée de l’Internet. Michel Serres s’empare de ce phénomène dans son ouvrage Petite Poucette et annonce une révolution 83 liée à l’émergence de la Toile. Nous vivrions les débuts d’une nouvelle civilisation, dont l’individu, connecté, est nommé Petite Poucette 84 . Il témoigne alors la difficulté que peuvent rencontrer les générations déjà actives dans la société à comprendre ce nouvel individu et les rapports intimes qu’il entretient avec la technologie. L’académicien français raconte alors : « comme je suis un vieillard, je dirige mon ordinateur comme un outil, comme si j’étais extérieur à cet outil. Tandis que Petite Poucette à l’air de faire comme moi, mais ce n’est pas vrai, elle vit dans un monde impliqué par ces outils. Cequiesttrès différent 85 ». Ce chapitre tente d’explorer les raisons de l’avènement de ce nouvel individu. Pour cela, il nous est nécessaire de regarder en arrière et d’observer l’origine d’une mutation, c’est-à-dire de comprendre comment l’Internet a engendré cette révolution dont l’auteur s’empare et a induit les questionnements qui sont nôtres au sein de ce mémoire de recherche. Le progrès technologique pourrait-il incarner un changement de civilisation ?

83 Michel, Serres, Les nouvelles technologies : révolution culturelle et cognitive, , Conférence, INRIA, 2007, Vidéoconférence mise à jour le 24 juillet 2012, in. Youtube, [En ligne], https:// www.youtube.com/watch?v=ZCBB0QEmT5g, [consulté le 05 janvier 2019]. L’auteur tente de définirselon trois facteurs (temps, espace, individu) un basculement de civilisation dont il attribue l’origine aux nouvelles technologies. 84 Michel, Serres, Petite Poucette, Ed. Le Pommier, Paris, 2012. 85 Michel,Serres, Le gaucher boiteux, Conférence,TNBA, 18 septembre 2015, Vidéoconférence mise à jour le 18 septembre 2015, in. Youtube, [En ligne], https://www.youtube.com/ watch?v=_RWY8b45QNs, [consultéle22février2019].

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Fig. 18 : Cartographie du réseau ARPAnet.

L’utilisationduterme‘‘cartographie’’peuticiquestionnerquantàlasignificationquel’onpeutlui donner dans le champ architectural et paysager, qui nous rappelle une fois de plus l’ensemble des représentations auquels nous avons déjà fait écho : (Brubeck! ; Combart de Lauwe ; La Toile de Burch & Cheswick) Une étude sur la cartographie de l’Internet pourrait être pertinente à ce sujet.

Numérisation, Jon, Postel, [en ligne] https://urlz.fr/9RA4 in. ,Institut des sciences informatiques, Cartographie du test du réseau TCP / IP, 1982

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Origine et naissance d’une rupture : le phénomène de l’Internet

Il nous semble important, sans vouloir nous égarer, d’insister sur le

contexte particulier de l’apparition de l’Internet, pour en comprendre les possibles mutations induites. L’Internet prend sa dynamique en Amérique dans un contexte de Guerre Froide. La volonté américaine est de « récupérer la première place face à l’avancée technologique soviétique dans le domaine de l’industrie spatiale et plus particulièrement de l’industrie de défense 86 ». Dwight D. Eisenhower, président américain, crée en 1958 l’agence ARPA qui évoluera peu de temps après en DARPA 87 . En celà, l’Internet est un outil créé dans un contexte de guerre, et notamment de guerre de l’information, notion propre à la condition sociétale dont nous avons consacré un chapitre dans la première partie. L’Internet s’inscrit dans le cadre des progrès liés à la conquête, à la guerre, à l’accélération de l’information.

Afin de coordonner les différents acteurs de la recherche du pays,

le professeur Joseph Carl Robnett Licklider imagine un système novateur de mise en réseau informatique (Fig. 18). Ce système est basé sur l’idée d’une accélération de l’échange d’informations. En août 1968, ces travaux conduisent au lancement du projet ARPANET 88 , le premier réseau informatique à grande échelle de l’histoire. L’université de Californie à Los Angeles UCLA et l’Institut de recherche de Stanford constitueront les deux premiers points connectés de la planète. Ils échangeront pour la première fois, la même année, une information par réseau. Il s’agira du message « login », en français, s’identifier/se connecter.

86 Christine, Leteinturier, L’Internet, une mondialisation en trompe l’œil, CARISMUniversité Panthéon-Assas, Séminaire « L’internationalisation des médias : état des connaissances et perspectives », dirigé par Jean-Baptiste, 2007, Paris, p. 6. 87 L’agence DARPA (agence gouvernementale de recherche pour les projets avancés de défense pour Defense Advanced Research Projects Agency), créée en 1958, est chargée de la recherche et développement des nouvelles technologies dans le cadre militaire. 88 ARPANET, acronyme anglais de «Advanced Research Projects Agency Network» développe une technologie de transfert de paquets. Le concept de transfert de paquets deviendra la base du transfert de données sur Internet. L’information est optimisée en morceau avant d’être assembler au moment de sa réception permettant sa lecture.

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Fig. 19 : Propagation du réseau d’ARPAnet 1969-1977

Le réseau ARPAnet connaît une croissance rapide depuis la première connexion de 1969, ces cartographies ont étées produites par ‘‘BBN engineers’’ qui ont principalement été mis en charge de la gestion du projet. A propos de ces cartes, elles « n’étaient que des croquis de la topologie des liens entre les noeuds, ignorant complètement la géographie du monde réel.» laissant percevoir, dès les fondements du réseau, la volonté de dépasser les contraintes spatiales.

(«Someofthefirstmapsweremerelysketchesofthetopologyofthelinksbetweennodes,completely ignoring real-world geography», Souces [en ligne] https://mappa.mundi.net/maps/maps_001/ )

Numérisation, Christine, Leteinturier, L’Internet, une mondialisation en trompe l’œil, p.8-12 in. An Atlas of Cyberespaces, Historical Maps of Computer Networks, [en ligne] https:// personalpages.manchester.ac.uk/staff/m.dodge/cybergeography/atlas/historical.html

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Le réseau s’étendra très vite pour atteindre dès 1972, vingt-trois ordinateurs connectés, certains déjà situés en dehors des Etats Unis (Fig. 19). Cette propagation est rendue possible par l’innovation technologique qui accompagne le projet ARPANET et qui jouera un rôle déterminant dans l’échange de l’information. C’est le cas des travaux menés sur les protocoles TCP/IP 89 par Vinton G. Cerf et Bob Kahn et la mise en place en 1972 de l’arobase @ par Ray Tomlinson. Ils marqueront les débuts du courrier électronique. La même année, Robert E. Kahn introduit pour la première fois le nom « Internet » lors de la première ICCC 90 à Washington. Le terme est alors dérivé du concept d’internetting, soit ‘‘interconnecter des réseaux’’, plaçant la notion de connection comme principe premier de l’outil. Il faudra attendre 1983 avant que ce terme désigne l’ensemble de la technologie d’échange et de communication.

CommelesouligneLicklider, enconnectantles scientifiques, chercheurs, militaires à un réseau technologique d’information, une première communauté, peut se créer. « L’évolution est d’interconnecter des communautés séparées et ainsi de les transformer en ce que nous pouvons appeler une supercommunauté 91 ». Par cette volonté de générer une supercommunauté au-delà des contraintes spatiales, on peut entre-lire les prémisses d’une rupture avec la géographie, questionnant les notions de temps et d’espace. L’idée est novatrice, toutefois, il est bon de mentionnerqu’elleneconcernequ’uneinfimepartiedelapopulationaméricaine liée au projet et ayant la possibilité d’accéder à un ordinateur. Au-delà de l’idée de communauté que revendiquent les acteurs de l’outil, être connecté nécessite des moyens, une infrastructure, ne serait-ce que de l’électricité.

89 TCP/IP pour «Transmission Control Protocol / Internet Protocol» représente d’une certaine façon l’ensemble des règles de communication sur Internet et se base sur la notion d’adressage en organisant le réseau de façon homologue au fonctionnement des boites aux lettres. 90 ICCC pourInternational Conference on Computer Communications. 91 Patrice, Flichy, Internet ou la communauté scientifique idéale. in. Réseaux, volume 17, n°97, 1999. p.88, à propos de LICKLIDER et TAYLORS, 1968, 1990, p.31, p.88.

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Fig. 20 : Au delà de la géographie, la structure de l’Internet.

Cette illustration produite par le laboratoire du MIT, SENSEable City, « Global encounters » en 2008 présentelesfluxd’échangedel’InternetentreNewYorketlesrégionsurbainesconnectées.

Est-ce l’avènement d’une dématérialisation de la structure sociale dans un territoire de type non-géographique ? Internet, une utopie du XXI ème siècle ?

Numérisation personnelle, SENSEable City Lab. SENSEable City Laboratory, MIT, Global encounters, 2008 in. Antoine, Picon, Culture numérique et architecture : une introduction, Ed. Birkhäuser GmbH, Basel, 2010, p. 193.

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L’Internet : démocratisation et planétarisation

Il faudra attendre les années 1990 pour voir émerger les débuts d’une réelle volonté de démocratisation de l’Internet. Cette révolution survient en 1991, avec l’invention du World Wide Web, lorsque la Toile à l’échelle mondiale (littéralement) voit le jour. L’inventeur, Tim Berners-Lee, imagine, tel un annuaire téléphonique, un moyen de cataloguer l’information par un système de lien. Pour permettre à l’individu de se diriger dans l’annuaire de la Toile, il invente le browser, soit, le navigateur. Un enjeu apparaît, celui de rendre public cet outil et de permettre à l’ensemble de la population d’ajouter et de consulter les ressources d’information.

En architecture, cette mise en réseau va permettre aux agences de collaborer deplusenplusétroitementaveclesdifférentscorpsdemétier,surdesprojetsdeplus en plus complexes. Ce processus est décrit comme une organisation sociale par les termes de « communauté d’intérêts », ou encore de « network nation 92 », c’est le début d’une démocratisation 93 de l’information. Mais comme le souligne Olivier Donnat, ce discours de démocratisation n’est pas nouveau, « en réalité, les militants de la démocratisation des années 1960 et ceux de l’internet des années 1980 ou

1990 94 » partagent les mêmes convictions 95 . La Toile émergente est ainsi imaginée comme une structure sociale dans un territoire non-palpable, non-géographique, non-physique, un territoire de l’information (Fig. 20). Alors se pose la question de l’individu et de son attache physique au monde et à l’architecture.

92 Ibidem, p.112. 93 Nous utiliserons le terme démocratisation dans le sens de l’action de mettre à la portée detousunbien,àpartirdeladéfinitiondudictionnaire. Mêmesinousadmettonsquelebienn’est rendu accessible qu’aux personnes jouissant des infrastructures nécessaire. 94 Olivier, Donnat, Internet et la question de la démocration, Mise à jour le 20 octobre 2014, in. La démocratisation culturelle au fil de l’histoire contemporaine, Paris, 2012-2014. [En ligne], http://chmcc.hypotheses.org/836 [mis en ligne le 20 octobre 2014], [consulté le 10 mai 2019]. 95 Pouréviterde perdre notre fil conducteur, nous nous permettrons de redirigerle lecteur vers la recherche de fin d’étude de Gaspard Vivien sur les contre-cultures de l’information. Gaspard, Vivien, Les Castors dans le village global, op. cit.

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Fig. 21 : Extension de l’Homme de l’information.

PourMcLuhan, les technologies del’informationetdelacommunication, etplus spécifiquement les médias qui sont au coeur de son oeuvrage, Understanding Media - The Extensions of Man, génèrent chez l’individu un environnement, un espace autre.

Par exemple, pour l’auteur, la télévision génère un espace acoustique et tactile (que McLuhan entend par visuel, il fera le même constat avec la lecture).

Numérisation, auteur inconnu, in. ,Marshall, McLuhan, Understanding Media - The Extensions of Man, 1964 NewYork;Toronto: McGraw-HillBookCo., [c1964] --vii, 359p. ; 22cm.

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Ces innovations s’opèrent dans un environnement économique nouveau, celui d’une planétarisation 96 de l’information et qui agît en écho avec les phénomènes de mondialisation induits par l’industrialisation croissante partisane d’un système d’économie mondial. Bien que théorisés avant la mise en réseau de l’Internet, des théoriciens comme Norbert Wiener (que nous avons mobilisé dans les pages précédentes) ou Marshall McLuhan 97 ontexploréunepossibleunification du monde par la mise en réseau planétaire d’une technologie de l’information. Ce processus de planétarisation est au cœur de leur discours et tend, selon eux, à « favoriser l’apparition d’une culture unique et partagée à l’échelle de la planète 98 ». Un discours qui peut faire sens au regard des critiques liées à la culture des réseaux sociaux dont nous sommes aujourd’hui, pour la plupart, des acteurs réguliers.

Le mythe d’un « village global » mit en scène par McLuhan tend ainsi à questionner la notion d’échelle et de relations de l’Homme dans une société connectée. Bien que cette prophétie soit critiquée sur la scène contemporaine comme « absurde 99 », elle nous laisse entrevoir des questionnements autour de la figure de l’individu contemporain (Fig. 21), de ses rapports au monde, mais également du rapport à l’identité et l’ancrage urbain et architectural dans un contexte de planétarisation. Quelle architecture pour le village connecté ?

96 Christine, Leteinturier, L’Internet, une mondialisation en trompe l’œil, op.cit. , p. 11. «Le terme de « planétarisation » est entendu ici au sens le plus concret, à savoir le fait que progressivement, la planète va se trouver reliée au réseau internet. Ce mouvement passe à la fois par le renforcement des capacités de transport des réseaux de télécommunications tant sur la planète ellemême que dans son espace proche avec le recours aux deux cadres techniques déjà évoqués. » 97 Marshall, McLuhan, H. LAPHAM, Lewis, Understanding Media - The Extensions of Man [1964], Ed. McGraw-Hill, Trad. fr. par Jean Paré, sous le titre Pour comprendre les média: Les prolongements technologiques de l’homme, Ed. Points, 1967. 98 Dominique, Wolton, À propos du Village global de Marshall Mcluhan, Date inconnue, in. Dominique Wolton, [En ligne], http://www.wolton.cnrs.fr/spip.php?article230, [consulté le 10 mai 2019]. 99 Patrick, Roy, Le médium est le message dans le village global : le vrai message de Marsahll McLuhan, in. Aspects sociologiques, vol 7, n°1, juillet 2000, citant la critique de Dominique Wolton dans une entrevue au quotidien Le Devoir en 1997.

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Petite Poucette, individu contemporain

Bien que non-scientifique,

la pensée de McLuhan constitue une porte d’entrée à la compréhension des rapports à la technologie de l’individu contemporain. En 1968, l’auteur proposera l’idée qu’ « après trois mille ans d’une explosion produite par des technologies, mécaniques et fragmentaires, le monde occidental ‘‘implose’’. Pendant l’âge mécanique, nous avons prolongé nos corps dans l’espace. Aujourd’hui, après plus d’un siècle de technologie de l’électricité, c’est notre système nerveux lui-même que nous avons jeté comme unfiletsurl’ensembleduglobe,abolissantainsil’espaceetletemps,dumoinsen cequiconcernenotreplanète. Nousapprochonsrapidementdelaphasefinaledes prolongements de l’homme : la simulation technologique de la conscience

100 ». Cette idée nous ramène à cette mutation dont parle Michel Serres selon lequel le progrès technologique induirait l’avènement d’un nouvel individu.

Celui-ci est présenté par Fred Tuner comme appartenant à une «‘‘génération numérique’’ nouvelle (enjouée, autosuffisante et dotée d’une psyché propre) 101 ». Il apparaît également chez Antoine Picon lorsqu’il écrit, en 1998, La ville territoire des cyborgs. Bien que présenté pour son caractère fictifpar l’auteur, le cyborg, « hybride d’homme et de machine, individu parfait parce que rendu pleinement autonome par la technologie 102 » amène une intimité contemporaine entreindividuettechnologieémergente, cellequeFrançoisChoaydéfinitcomme ayant «transformé notre environnement ainsi que nos comportements physiques et mentaux, en particulier nos rapports avec l’espace et le temps 103 ». Grand absent des discours architecturaux, l’individu nous apparaît comme le sujet premier de toute architecture. En ce sens, il nous est nécessaire, en tant que futur architecte, de questionner les pratiques des nouvelles générations.

100 Marshall, McLuhan, Pour comprendre les médias, op. cit. , pp. 19-20. 101 Fred, Turner, From counterculture to cyberculture. Stewart Brand, the Wole Earth network, and the rise of digital utopianism [2006], Ed. University of Chicago Press, Trad. fr. par Laurent Vannini, sous le titre Aux sources de l’utopie numérique, de la contre-culture à la cyberculture, Ed. C&F, Caen, 2012, p.35. 102 Antoine, Picon, La ville territoire des cyborgs, op. cit. , p.p. 11-12. 103 Françoise, Choay, Pour une anthropologie de l’espace, op. cit. , p.108.

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