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II. 6. Habiter le monde contemporain, de partout à nulle part

II Chapitre 6 Habiter le monde contemporain, de partout à nulle part

Vers une accélération du temps ?

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Dans sa conférence tenue à l’USI, Humain et révolution numérique, Michel Serres décrit ce phénomène en prenant l’exemple du secteur de l’agriculture

127 .

Au-delà d’une mutation des secteurs du travail, l’académicien pointe du doigt le rapport de l’individu au monde. En habitant aujourd’hui principalement en ville, l’Homme n’a plus de rapport avec la ruralité, il n’est plus paysan, une première depuis le néolithique. En effet, et comme le souligne Françoise Choay, «l’Europe est aujourd’hui triomphalement urbaine 128 ». Le siècle passé serait celui de la désertification du monde rural. À l’heure où plus de trois quarts de la population française habite en ville 129 , oùplusdedeuxpersonnessurtroishabiterontdansdes secteurs urbains d’ici 2050 130 , il nous parait important de questionner cette notion au sein de notre recherchecomme vecteur de conditions de l’espace contemporain. Ce chapitre tente de mettre en discussion la conquête du temps précédemment mise en exergue et l’occupation de l’espace à l’heure de l’InstaWorld. Ainsi émergent les questions contemporaines de statut, de limites, d’ancrage et d’identité du territoire.

127 « Aujourd’hui, il n’y a pas un seul d’entre vous qui ait l’expérience directe de l’agriculture. Cettedésertificationprogressivedumonderuralàchangénotrerapportaumonde.»,in. ,Michel, Serres, Humain et révolution numérique, Conférence, USI, Date inconnue, Vidéoconférence mise à jour le 06 septembre 2013, in. Youtube, [En ligne], https://www.youtube.com/watch?v=i7Rj2x2vGzY, [consultéle05 janvier2019], 6:25 min. 128 Françoise, Choay, Pour une anthropologie de l’espace, op. cit. , p.165. 129 Centre d’observation de la société, La part de la population vivant en ville plafonne depuis dix ans . Mise à jour le 5 mars 2019, in. Observationsociete, [En ligne], http://www.observationsociete.fr/population/donneesgeneralespopulation/la-part-de-la-population-vivant-en-villeplafonne.html, [consulté le 28 avril 2019]. 130 Liu, Zhenmin (sous la direction de.), 2,5 milliards de personnes de plus habiteront dans les villes d’ici 2050. Mise à jour le 16 mai 2018, in. Nation Unies, [En ligne],https://www.un.org/ development/desa/fr/news/population/2018-world-urbanization-prospects.html, [consulté le 28 avril 2019].

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Fig. 24 : Le paysage incertain de l’urbain.

«L’espace géographique s’étend horizontalement et le niveau de spécialisation verticalement dans le dessin. Les barres représentent ensuite les domaines qui se chevauchent sur le continent, les niveaux les plus élevés étant les plus étendus. Les individus participent au premier, puis à un autre royaume, car ils jouent d’abord un rôle, puis un autre. Les modèles spatiaux des royaumes sont donc indistincts et instables.»

Trad. personnelle, « Geographic space [...] unstable », p.119

Numérisation, Melvin M. Webber, Diagram in. Melvin M., Webber, The Urban Place and the Nonplace Urban Real, in. Melvin M. Webber (sous la direction de.) Ed. University of Pennsylvania Press, Philadelphia, 1964, p.119.

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L’urbain, condition de l’espace contemporain

Jusqu’à peu, l’Homme pratiquait un espace métrique euclidien, c’est-à-dire, mesurable. En positionnant son édifice, il dotait à son habitat d’une définition donnée de l’espace construit, un code déterminant une position géographique, son adresse. Avec l’évolution des technologies, et notamment l’arrivée des prothèses portables (smartphone, ordinateur portable, objets connectés comme les montres), les messages ont dépassé les contraintes géographique, ils sont émis et reçus à tout moment,entoutlieuetàtoutespersonnes. Parcetteanalyse,MathisStockdéfinit l’espace contemporain comme poly-topique 131 . L’Homme n’y serait plus référé. Sans adresse, sans espace, l’individu contemporain est décrit par les auteurs comme un oiseau migrateur qui vogue entre banlieue et capitale, entre ville et nation, entre espace construit et réseau immatériel. L’individu est donc partout et nulle part en même temps, il n’a plus d’ancrage, oùhabite-il?

Antoine Picon s’empare cette question dans son ouvrage La ville teritoire des cyborgs, qu’il compare à l’espace physique contemporain comme échappant « aux règles du cadrage, c’est-à-dire qu’il ne présente pas de bord, de limite par rapport à laquelle se situer 132 ». D’autres auteurs, tels Koolhaas, Choay, Pacquot et principalement Webber, ont également théorisé l’urbain comme système de référence, support de la période de l’InstaWorld. C’est du moins ce que Melvin Webber annonce dans son article, The urban place and the nonplace urban realm, reconnaissant que le progrès technique en matière de transports et de communication changeraitfondamentalementladéfinitiondela ville (Fig. 24). La ville, à l’image de l’espace poly-topique de Mathis Stock, serait devenue un mécanisme de communication géant qui s’étendrait au monde entier, pouvant faire disparaître même la notion de lieu.

131 Danssonarticle,MathisStockdéfinitl'espacehabitécommeessentiellementinformépar la mobilité spatiale de biens matériels, d’informations ou de personnes. Mathis, Stock, L’hypothèse de l’habiter poly-topique : pratiquer les lieux géographiques dans les sociétés à individus mobiles, Mise à jour le 26 février 2006, in. Espacestemps, [En ligne], https://www.espacestemps.net/ articles/hypothese-habiter-polytopique/, [consulté le 2 mai 2019]. 132 Antoine, Picon, La ville territoire des cyborgs, op. cit. , p. 65.

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Fig. 25 : L’urbain parisien, nappe transfrontalière.

Comme nous pouvons le remarquer sur cette carte de l’INSEE mentionnée par Florian Boizet dans son étude, la notion de l’urbain dépasse largement les frontières administratives de la capitale française. Avec la périphérisation qui s’accentue et l’exponentielle naissance des agglomérations urbaines en territoire rural, le coloriage cartographique nous mènera peut-être à saturation.

Numérisation, INSEE / DATAR in. Florian, Boizet, Les limites temporelles de l’urbain : vers un urbain sans limite - L’exemple de l’agglomération parisienne, op. cit. , p.24

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Induit au fur et à mesure des révolutions industrielles, le progrès technologique pourrait expliquer certaines mutations de la ville. Le développement de l’accessibilité du territoire, le télétravail, les infrastructures de réseau et la volonté de fuir les milieux denses ont produit une expansion urbaine sans précédent. En effet,lesvilles semblentattirerdeplusenplusd’individusqui,parsoucisdeplace dans le centre, s’installent toujours plus loin en périphérie. L’espace de la ville s’étire alors, se transformant en vaste territoire construit, un étalement de l’Habité. Comme le souligne Thierry Paquot, « on n’hésite plus à se loger à une heure en traindelacapitale, bénéficiantainsid’unemploibienrétribué, delapossibilitéde faire ses courses à Paris etde profiterde ses spectacles, touten résidantdans une ville de taille moyenne, àlavie moins agitée etoùles enfants se rendentàl’école en bicyclette 133 ». On assiste à une multiplication et une accumulation des aires métropolitaines, l’avènement de l’urbain propre à Webber.

Selon l’INSEE, l’urbain représente avant tout une zone de bâti continu «sans coupure de plus de 200 mètres entre deux constructions 134 ». Dans son corpus de recherche, Florian Boizet démontre que ce processus peut nous conduire à plus de 70 kilomètres des limites administratives de l’agglomération parisienne, soit à plus d’une centaine de kilomètres du centre de la capitale (Fig. 25). Selon lui, « l’espace, son organisation et ses maillages, interfère sur la place et le rôle des villes et des nœuds de communication sur l’ensemble d’un territoire 135 ». Le développement des réseaux techniques signe l’avènement d’une urbanisation diffuse. Le développement des réseaux, développe-t-il les signes d’une urbain-isation de l’espace contemporain ?

133 Thierry, Paquot, La ville aux prises avec l’urbain, in. Revue Projet, n° 277, 2003/5. 134 Unité urbaine / Agglomération / Agglomération multicommunale / Agglomération urbaine, (s.d.). Dans le dictionnaire en ligne INSEE, [En ligne], https://www.insee.fr/fr/metadonnees/ definition/c1501. 135 Florian, Boizet, Les limites temporelles de l’urbain : vers un urbain sans limite - L’exemple de l’agglomération parisienne. in.Travaux de l’Institut Géographique de Reims, vol. 29-30, n°113-114, 2003, p. 20.

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Fig. 26 : Ittinéraire de réseau pré-XVIII ème , ligne directive.

Comme le souligne Antoine Picon dans sa conférence, pendant très longtemps on n’a pas perçu les infrastructures en terme de réseau (au sens étymologique du terme, le filet), le système des routes nationales présentées sur le document de gauche est pensé comme des itinéraires connectant Paris aux différentes villes du territoire, sur la droite il s’agit d’un itinéraire médiévale de Londres à Jérusalem en passant par Paris (symbolisé par un château au milieu d’une rivière).

Documents de vidéoconférence, Antoine, Picon, Source inconnue in.Antoine, Picon, La ville de l’ère industrielle : monuments et réseaux, Conférence, Cité de l’architecture et du patrimoine, 10 mai 2007, Vidéoconférence mise en ligne le 02 mars 2018, in. Youtube, [En ligne], https://www.youtube.com/watch?v=e9JDX5SdMnw&t=828s, [consulté le 05 mai 2019].

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L’espace en réseau

Avant toute chose, rappelons que le mot réseau, du latin rétis, soit, le filet, donne naissance à l’angliciste net, qu’on retrouve dans la formation lexicale de l’Internet. Dans son ouvrage, La société en réseau, Manuel Castells analyse l’avènement de la société de l’information et soulève les ruptures historiques induites par le progrès technologique auquel nous avons fait échos lors des précédents chapitres. Il met ainsi en avant le portrait d’une nouvelle forme urbaine qu’il nomme la ville informationnelle dont l’espace serait désormais celui du réseau 136 . Sidepuisprèsdedeuxsiècles,lavillesedéfinit«autraversdesréseaux qui l’irriguent et assurent sa bonne marche : eau, assainissement, électricité, transports, télécommunications, pour n’évoquer que quelques-uns d’entre eux 137 », le filetcontemporaindes réseauxde transports etde communications questionne quant à sa relation avec la ville territoire qu’Antoine Picon annonce dans La ville territoire des cyborgs.

Historiquement, la route de la soie reliant la Chine à l’Europe constitue «l’une des premières formes matérielles du réseau 138 ». Reliant Changan, berceau de la dynastie Han, à l’Europe, elle proposait une série d’options reliant des oasis de la région désertique. En France, les premières routes étaient également pensées comme des itinéraires, en témoigne certaines cartes de l’époque représentant une succession d’oasis là aussi entre un point A et un point B (Fig. 26). Le réseau est d’abord l’image d’une ligne, d’une direction. Dans sa conférence intitulée La ville de l’ère industrielle, monuments et réseaux, Antoine Picon met en avant la pensée d’un réseau novateur, à l’arrivée du Baron Haussmann en 1850. Sous prétexte d’assainir l’eaude lacapitale française, Haussmannvafaire de Paris unréseau, unfilet, une maille technique tendue sur la ville, s’adaptant aux nouveaux besoins de la société, questionnant l’hétérogénéité de la ville et du territoire.

136 Dominique, Debois, A propos de Catells (Manuel). - La société en réseaux. L’ère de l’information. Tome 1, in. Revenue française de sociologie n°40-4, 1999, p.774. 137 Antoine, Picon, La ville territoire des cyborgs, op. cit. , p. 9. 138 Nicholas, Mirzoeff, An introduction to visual culture, Ed. Second, Routledge, 1999.

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Le Paris d’Hausmann met en avant une possible théorisation de la villeréseau, celle de donner la capacité à une maille technique de tenir les monuments et lieux singuliers dans un ensemble global, fabriquer quelque chose d’organique, cohérant, mais qui en préserve les différences. En ce sens, « le réseau manifeste l’appartenance de la ville à un monde de circulations qui vont s’accélérant, tandis que le monument renvoie à des valeurs identitaires et patrimoniales 139 ». On peut également retrouver cette idée à Manhattan avec les notions de grille et gratteciel théorisées par Rem Koolhaas dans son livre Delirious New York 140 , ou faire le parallèle avec la théorise de McLuhan sur le village global auquel nous avons déjà fait écho. La ville informationnelle rejoint également cette dualité de l’espace contemporain. Il y aurait à lire un double mouvement d’organisation spatiale suite àl’émergencedelasociétédel’information, «l’espacedesfluxconstituépardes réseaux connectant des lieux en une unité transterritoriale, et l’espace des lieux, enracinant le sens dans l’expérience vécue d’un territoire 141 ».

L’urbain pourrait constituer aujourd’hui un réseau planétaire, reliant entre elles les anciennes notions de villes dans un territoire ponctué d’oasis, formé de lieux et de monuments. De ce point de vue, l’Internet pourrait en constituer son image. L’ordinateur, comme support, pourrait s’apparenter à la machine de l’urbain,lenavigateurreprésenteraitl’espacedesfluxconstituéparleréseauetle site web en formerait le monument et le lieu. Par cette image, nous pourrions mettre en avant la condition de l’espace contemporain comme celui de l’information soumis à la dictature du mouvement. En cela, seul persisterait l’espace du lieu comme réelle place de l’individu contemporain, l’urbain ne constituerait selon les auteurs, que l’espace du croisement, du déplacement, du partout et du nulle part.

139 Antoine, Picon, La ville territoire des cyborgs, op. cit. , p. 18. 140 Voir, Rem, Koolhaas, Delirious New York [1978], Ed. Oxford University Press, Trad. fr. par Catherine Collet, sous le titre New-York délire: Un Manifeste rétroactif pour Manhattan, Ed. Parenthèses, 2002. 141 Manuel, Castells, L’ère des réseaux, entretien avec Serge Lellouche, Mise à jour Juin 2000, in. Sciences humaines, [En ligne], https://www.scienceshumaines.com/l-ere-des-reseauxentretien-avec-manuel-castells_fr_12093.html, [consulté le 17 mai 2019].

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Défis de l’espace contemporain

Le progrès technique et technologique des infrastructures de communications et de transports semble apparaître comme une des sources des mutations de l’espace contemporain, autant dans son occupation que dans la notion même de rapport de perception. Comme les auteurs le soutiennent, en nous impliquant dans un système de mise en relation à très grande échelle, on se libère des contraintes spatiales. Cependant, si l’espace se contracte, s’étend, voir s’anéantit, les implantations spatiales « ne coïncident plus et ne présentent plus de stabilité dans la durée 142 ». En effet,sil’espaceserésumeàdesquestionsdefluiditéetdemobilité,ilestdifficile d’imaginer que la ville puisse donner naissance à des lieux, au sens premier du terme. Comme le souligne Rem Koolhaas, « comment une entité pourrait-elle être unlieu,siellen’anidébut,nifin? 143 ». Si l’architecture et les équipements de nos territoires semblent vouloir prendre part à la société de l’urbain, la tendance irait «ànierlelieu, afin, croit-on, desetrouverpartoutchezsoioudumoinsdansles mêmes représentations 144 ». En cela, l’individu contemporain habiterait partout et nulle part, dépourvu de tout ancrage géographique et de lieux réellement spatiaux.

Plus nomade, plus adaptable, plus flexible 145 , l’Homme parcourt « l’espace illimité de la ville territoire 146 », sans réellement être capable de savoir se situer. L’anthropologue MarcAugé s’est emparé de ces questionnements pour définir ce qu’il a nommé la condition surmoderne de notre société selon les trois facteurs de temps, d’espace et d’individu. À la suite de cette exploration, il pose cette question : « Comment, dans ces conditions, imaginer la ville de demain ? 147 »

142 Françoise, Choay, Pour une anthropologie de l’espace, op. cit. , p.191. 143 Rem, Koolhaas, Etudes sur (ce qui s’appelait autrefois) la ville, op. cit. ,p.138. 144 Thierry, Paquot, La ville aux prises avec l’urbain, op. cit. , p. 57. 145 L’utilisation même de ces termes pour décrire l’Homme, fait références au monde technologique, voir aux notions développées dans l’architecture moderne en réponse au progrès technique, nous y reviendrons plus tard dans ce mémoire de recherche. 146 Antoine, Picon, La ville territoire des cyborgs, op. cit. , p. 22. 147 Marc, Augé, Pour une anthropologie de la mobilité, Ed. Payot & Rivages, Paris, 2009, p.73

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