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III. 8. Critiquesetenjeuxpourl’édificationdel’architecture

III Chapitre 8 Critique et enjeux pour l’édification d’une architecture

Fonder, acte 1.

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L’interaction des individus peut désormais être partout et nulle part. La ville elle-même peut être partout et nulle part. L’espace se mute pour ne laisser place qu’auxfluxde déplacements etde communications. Les groupes d’intérêts ne se fondent plus sur la proximité, mais sur les outils technologiques permettant de s’affranchir des distances et donc de l’espace. Plus que jamais, les questions du fondement spatial sont à interroger. Il nous faut dorénavant mettre en avant, au regard de la description du Supermodernisme, de la production théorique de Rem Koolhaas, et des avertissements de Marc Augé, cette notion et les critiques formulées par les auteurs envers le sens de la production architecturale émergente.

Ce chapitre explore principalement deux pensées qui semblent être en contradiction avec le processus de globalisation. La première met en avant les propos de Marc Augé quant à sa définition des notions de lieux et de nonlieux, oùl’auteurinterrogelebesoind’identitédel’individuenclinàlacondition contemporaine. La seconde fait le parallèle entre cette condition et la pensée de l’édifier propre à Alberti auquel la récente traduction semble faire sens au sein de notre recherche. À la question d’Antoine Picon, « la discipline architecturale peut-elle éviter l’écueil du cynisme consistant à répondre à une demande de signes réduits au statut de consommables sans jamais s’interroger sur son bien-fondé? 172 », nous tenterons de faire émerger les conditions propres de l’acte de fonder, dans le sens premier du terme, soit celui de prendre l’initiative « d’établir, de construire (uneville), d’édifier(uneœuvre) 173 ».

172 Antoine, Picon, La ville territoire des cyborgs, op. cit., p. 96 173 Fonder. (s.d.). Dans le dictionnaire en ligne L’internaute, [En ligne], https://www. linternaute.fr/dictionnaire/fr/definition/fonder/.

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Réseau et lieu, la naissance des non-lieux

La notion de lieu constitue l’un des thèmes exploré par Marc Augé dans son ouvrage Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité, qu’ilpublieen1992.Aucœurdudiscours del’auteur, onretrouveles différentes notions qui animent notre recherche, le temps, l’espace, le sujet, face à ce qu’il nomme la surmodernité (que l’on suppose induire le terme de supermodernité exploré au chapitre précédent). Celle-ci se distingue de la modernité auquel « tout se mêle, tout se tient : les clochers et les tuyaux sont les ‘‘maîtres de la cité’’. La surmodernité,elle,faitdel’ancien(del’histoire)unspectaclespécifique–comme de tous les exotismes et de tous les particularismes locaux. 174 ». La pensée de Augé porte un regard sur cette surmodernité qui « génère, en de plus en plus grand nombre d’espaces largement dépourvus, de telles mises en forme ou n’en laissant percevoir que de très sommaires 175 ».

Cette notion de lieu renvoie à celle de « culture localisée dans le temps et dans l’espace

176 » chère à Mauss ou Lévi-Strauss.

Le lieu est celui où l’individu s’identifie,yétablitdesrelationssocialesetcontribueàl’élaborationd’unehistoire collective. Il écrit alors : « nous réservons le terme de lieu anthropologique à cette construction concrète et symbolique de l’espace qui ne saurait à elle seule rendre compte des vicissitudes et des contradictions de la vie sociale, mais à laquelle se réfère tous ceux à qui elle assigne une place, si modeste soit-elle. Le lieu anthropologique est principe de sens pour ceux qui l’habitent 177 ». En cela, l’espacechargédesensdulieuentreencontradictionavecladéfinitiondel’espace que nous avons mis en avant tout au long de cette recherche.

174 Marc, Augé, Perdus dans l’« espace », La fabrique du conformiste, in. Manière de voir n° 96, décembre 2007 - janvier 2008. 175 Jean-Pierre, Dozon, Jean-Paul, Colleyn, Lieux et non-lieux de Marc Augé , Mise à jour le 01 janvier 2010, in. Open Edition, [En ligne], http://journals.openedition.org/lhomme/24099, [consulté le 30 avril 2019], pp. 185-186. 176 Marc, Augé, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, op. cit. , p.48. 177 Ibidem, p.68.

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Aujourd’hui, «Latendancedominantedébouchesurunespacedefluxen réseaux, hors de l’histoire, qui entend bien imposer sa logique à des lieux éparpillés et segmentés, de moins en moins raccordés les uns aux autres 178 ». Aéroports et autoroutes, grandes surfaces et hôtels, tel est le territoire de la globalisation où l’on circule dans l’anonymat. Face à ce constat, Augé introduit la notion de nonlieux, « si un lieu peutse définircomme identitaire, relationnel et historique, un espacequinepeutsedéfinirnicommeidentitaire,nicommerelationnel,nicomme historique,définiraunnon-lieu 179 ». Cette notion est également forgée chez Michel de Certeau, où le non-lieu constitue l’espace traversé auquel on ne donne plus de signification. Ces non-lieux peuvent, selon Hans Ibelings, « être vus comme l’expression caractéristique de l’ère de la globalisation 180 ».

Comme Augé le rappelle dans son article, Retour sur les «non

lieux», la multiplication de la présence de ces non-lieux « a des conséquences anthropologiques importantes, car l’identité individuelle et collective se construit toujours en relation et en négociation avec l’altérité 181 ». Selon Bruno Ollivier, l’identité n’est « ni un phénomène biologique, ni un phénomène naturel. Elle est construite

182 »,

en ce sens l’édification architecturale participe à l’ancrage de l’individu et l’élaboration de son identité. Notre paysage contemporain propose un tout autre type d’expérience de cette notion de lieu. En cela, la pratique contemporainemarquerait-elleuneruptureaveclanotiond’édifier?

178 Manuel, Castells, La société en réseaux - Tome 1 : l’Ere de l’information, Ed. Fayard, Paris, 2001, p. 529. 179 Marc, Augé, Non-lieux, introduction à une anthropologie de la surmodernité, op. cit. , p.100. 180 Hans, Ibelings, Supermodernisme, l’architecture à l’ère de la globalisation, op. cit. , p.10 181 Marc, Augé, Retour sur les «non-lieux», les transformations du paysage urbain, in. Communications n° 87, 2010/2, pp. 171 - 178. 182 A ce sujet, se reporter à Bruno, Ollivier, les identités collectives à l’heure de la mondialisation, Ed. CNRS, Paris, 2009, p.8.

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Condition de l’édification

Dans un contexte de globalisation, où l’espace des flux dominerait sur celui du lieu, les manifestations spatiales pourraient engendrer « le déracinement de l’expérience vécue, de l’histoire et de la culture spécifique 183 » conduisant à

une généralisation de l’architecture hors de l’histoire, de la culture, de l’identité et de l’ancrage. Comme le souligne Joseph Mecarsel dans sa thèse, dans le monde globalisé « il n’y a plus de place pour les cultures ou les identités autochtones qui doivent obligatoirement se faire à l’idée de muer en citoyens du monde, renier leur identitépropreauprofitd’uneglobalitéconquérante,sefondentdansl’imaged’un monde universalisé, pour assurer leur présence dans leur propre ville qui n’est plus la leur puisqu’ils ne s’y identifient plus

184 ».

Ce qui signifie que « l’architecture elle, en se globalisant, fusionne les repères de cultures des peuples et des nations oudumoinslesunifiesurlabased’unmodèleunique 185 ».

Or, comme le rappelle Choay, « l’édification architecturale tient en la différenciation,l’élaborationdesdifférencesquiconstituentl’identitéetlarichesse des cultures et des sociétés 186 », elle énonce à ce propos que la notion d’édifier d’Alberti, qu’elle « appelle à être lu aujourd’hui, dans le cadre de la mondialisation, comme un vibrant et pertinent avertissement 187 ». Dans son texte, Choay pointe l’urgence d’étudier l’impact exercé sur l’identité et l’ancrage de l’individu dans la société contemporaine. Notions mises à mal par le phénomène de globalisation et par la révolution technologique qui engendré un bouleversement sans précédent depuis notre sédentarisation, selon l’auteur.

183 Manuel, Castells, La société en réseaux - Tome 1 : l’Ere de l’information, op. cit. , p. 519. 184 Joseph, Mecarsel, Architecture et présence : entre idée, image et communication, These, sous la direction de Pierre Litzler et de Michel Durampart, Toulon, Université de Toulon, 2014, p.27. 185 Ibidem, p.337. 186 Françoise, Choay, Les ressorts de l’urbanisme européen : d’Alberti et Thomas More à Giovannoni et Magnaghi, op. cit. , p.80. 187 Françoise, Choay, Pour une anthropologie de l’espace, op. cit. , p.375.

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L’histoire nous le montre, c’est par volonté de sédentarisation que l’Homme se regroupe et forme une communauté dans un espace géographique : une ville. Or, l’expansion de l’urbain et les mutations de notions d’espace et temps que nous avons mis en avant au cours des derniers chapitres interrogent le statut de l’individu contemporain. Parce qu’ils sont connectés « par téléphone cellulaire, ils accèdent à toutes personnes ; par GPS, en tous lieux ; par la Toile, à tout le savoir 188 », parce qu’ils ont la capacité à habiter en tout lieu, avec le portable, l’ordinateur, le TGV, l’avion, etc. Ils sont à la fois sédentaires et nomades en tout temps. A ce sujet, Alberti semble désigner le « besoin de s’extraire d’une condition d’errance 189 » à laquelle l’architectureparsonactedoitrépondre.Telqu’illadéfinit,l’architectureconstitue pourAlbertilaconditionmêmedel’édificationdelasociété.

La récente retraduction du De re aedificatoria en français par Pierre Caye et Françoise Choay met en évidence la notion d’identité, de communauté, pourrait-ondired’humanisme,dansl’acted’édificationchezAlberti.Entémoigne les propos tenus par l’auteur lui-même, dès le prologue du livre, «certains ont prétendu que l’eau ou le feu furent à l’origine du développement des sociétés humaines. Pour ma part, considérant l’utilité et la nécessité du toit et du mur, je me persuaderai qu’ils ont joué un rôle bien plus important pour rapprocher les hommes les uns des autres et les maintenir unis 190 ». Au regard des enjeux de

l’InstaWorld, lanotiondel’édifier 191 offredespossibilitésderéflexions.

188 Michel, Serres, Petite Poucette, op. cit. , Acte II. 189 Olivier, Remaud, Le métier d’architecte et l’art d’édifier, lire Alberti aujourd’hui, in. Esprit No. 318 (10), Octobre 2005, p.58. 190 « Fuere qui dicerent aquam aut ignem praebuisse principia, quibus effectum sit, ut hominum coetus celebrarentur. Nobis vero tectiparietisque utilitatem atque necessitatem spectantibus ad homnies conciliandos atque una continendos maiorem in modum valuisse nimirum persuadebitur. », Leon Baptista, Alberti, L’art d’édifier, Prologue, p.48. 191 A la lecture de différents auteurs, il faut préter attention aux propos que l’on emploie concernant la pensée d’Alberti, aussi, il semble s’opérer une distinction entre architecture et édification, ceàquoi, nouspréféronsdanslecadredecetterecherche, nepasprendrederisque.

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Vers une architecture de l’InstaWorld

Bien que la ville et l’architecture au cœur des écrits d’Alberti ne ressemblent que vaguement au milieu construit dans lequel la majeure partie de notre société vit aujourd’hui, le bouleversement dont témoigne l’auteur au passage de la Renaissance semble comparable en certains points avec la rupture contemporaine. À l’heure où la globalisation fait de l’architecture un objet-technique connecté au réseau, la notion d’édifier, de lieux et de non-lieux sembleassumerunerupture.Eneffet,siles valeurs d’ancrage, d’identité et culture sont écartées de l’acte architectural en proie au réseau planétaire, la notion de l’édification sera vouée à disparaître. En ce sens, des projets comme les tours forêts verticales de Stéfano Boeri constitueraient un prototype technique architectural du réseau, émergents quelque part dans l’espace, devenant en quelque sorte, un élément de plus au paysage technologique mondial, comme le souligne Picon, « c’est au sein de ce paysage qu’il s’agit désormais de s’orienter, sans carte, sans manuel et sans mode d’emploi 192 ».

Si Ibelings considère que « partout, l’architecture adopte une physionomie révélatrice d’une certaine absence de sens 193 », Françoise Choay, en position critique sur la question, fait appel à sa reconquête : « Il s’agit, à mesure que la mondialisation poursuit la normalisation de notre espace aménagé, de renouer avec la dimension humaine, consubstantielle au politique. [...] En d’autres termes, il faut redécouvrir à présent une échelle du politique et une entité spatiale à quoi elles correspondent et qu’il nous reviendra de réinventer 194 ». En cela, on peut lire une volonté de reconquête de l’architecture critique envers le bouleversement contemporain des notions d’espace et de temps, retrouvant dans la définition de l’édifier, lanaissanced’unearchitecturedel’InstaWorld ?

192 Antoine, Picon, La ville territoire des cyborgs, op. cit. , p. 65. 193 Hans, Ibelings, Supermodernisme, l’architecture à l’ère de la globalisation, op. cit. , p.67 194 Françoise, Choay, Les ressorts de l’urbanisme européen : d’Alberti et Thomas More à Giovannoni et Magnaghi, op. cit. , p.80.

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Comme nous l’avons déjà exposé, si les cloches commencent à imposer un rythme journalier puis l’horloge mécanique au XIVème siècle définit un étalonnage de la journée en vingt-quatre séquences égales. Cette horloge, passe du clocher à la tour du château, du fronton de l’hôtel de ville aux salons mondains, pourfinalementgagnerlapocheduvestonauXVIIèmesiècle. Dèslorslerapport physique qu’entretient l’Homme au temps s’intimise, se rapprochant toujours un peu plus à portée de la vue, incarnant ce que Charlie Chaplin 195 et Jeremy Rifkin semblent dénoncer, une aliénation, une incapacité pour l’Homme à sortir de sa condition d’esclave du temps. Hartmut Rosa, fait de cette aliénation le sujet principal de son livre, Accélération. Une critique sociale du temps, il fait le constat que le projet contemporain est « radicalement menacé par l’accélération 196 ».

Comme le souligne, Anne-Rose Bouyer, « notre obsession d’en faire toujours plus en moins en moins de temps, s’est transformé en dépendance, en addiction 197 ». Pour s’en libérer, elle pose cette question : devrions-nous nous dirigerverslalenteur?Ilestdifficiledeledire,tantcettenotionportedespréjugés encorebienancrés. Notreidéeneseraitpas d’enfiniraveclavitesse, mais plutôt d’interroger la mise en scène planétaire quant à nos rapports au temps, à l’espace et à l’individu. Le terme de décélération semble se prêter plus au jeu. Cette notion était par ailleurs le terme central du congrès de la Société pour la décélération du temps tenu en 2010, à Wagrain, en Autriche 198 . Serait-ce la naissance d’une Slowarchitecture ? À ce jour, ce regard est encore absent de la scène architecturale.

195 Charlie, Chaplin, réa. Les Temps modernes (Modern Times). 1936. United Artist. 196 Elodie, Walh, Hartmut Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps. Mise à jour le 16 avril 2010. in. Les comptes rendus, [En ligne], http://journals.openedition.org/lectures/990, [consulté le 13 mai 2019]. 197 Anne-Rose, Bouyer, AKairos et architecture : regard(s) vers la slow architecture, op. cit. p.48 198 DNA, En Autriche, on calme le jeu. Numérisation journal du lundi 11 octobre 2010, in. DNA n°41, [En ligne], http://pfeuh.free.fr/shared/swing67/slow.pdf, [consulté le 22 mai 2019].

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« Nous ne pouvons pas échapper à l’architecture tant que nous ferons partie de la civilisation, parce que l’architecture représente tous les changements quiontétéeffectuéssurlasurfaceterrestre en réponse aux besoins humains »

William Moris.

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