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Grand collectionneur. Dans la

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Dernière gorgée

Dernière gorgée

C’EST UN DÉDALE DE CAVES, un entrelacs de boyaux étroits et de salles plus vastes, où dorment des milliers de bouteilles toutes plus prestigieuses les unes que les autres. Égaré au milieu de la campagne poitevine, dans la minuscule bourgade de La Chapelle-Bâton, repose un trésor jalousement gardé : la collection de Michel-Jack Chasseuil. Cet intuitif, initié par Marcel Dassault, son mentor, s’est constitué au fil du temps une gigantesque collection ; plus de 50 000 bouteilles de vins et spiritueux, dont la plupart sont les dernières représentantes de leur millésime, et dont la cote est inestimable. Le butin est bien gardé, dans une forteresse digne de Fort Knox où l’on accède uniquement en montrant patte blanche. Réputé inviolable, le lieu a bien failli coûter la vie à son propriétaire, séquestré pendant de longues heures par 11 malfrats, en 2014 ; heureusement, l’histoire s’est bien finie, car les brigands n’ont jamais réussi à forcer l’entrée du précieux bunker.

Une intuition de génie

En gants blancs pour ne pas risquer d’abîmer les étiquettes et de déprécier ces vins mythiques, Michel-Jack Chasseuil veille sur chacun de ses flacons comme sur une œuvre d’art. Pénombre, température de 10,7 °C et hygrométrie de 71 % très exactement garantissent la parfaite conservation de ces crus inestimables, accumulés depuis ses premiers salaires dans une cave située au sous-sol de la maison familiale.

Né en 1941, ouvrier chaudronnier de formation et philatéliste invétéré, Michel-Jack Chasseuil fait toute sa carrière dans l’aéronautique chez Dassault, dont il gravit pas à pas les échelons. De rencontres en accointances et d’opportunités en achats, il constitue sa collection avec une intuition peu commune, regroupant aujourd’hui les 140 meilleurs domaines viticoles du monde. Sur les conseils de Marcel Dassault, qui lui souffle que «tout ce qui est rare prend un jour de la valeur», il investit dès les années 1960, une époque où les prix des plus grands crus n’avaient pas encore atteint leur cote actuelle.

«Quand j’ai quitté le groupe Dassault, à 47 ans, j’ai eu une prime de 10000 francs. Mes collègues se sont offerts une thalasso à Hammamet, moi, j’ai acheté quatre caisses de Petrus 1982!». L’homme a le sens du timing, de la formule aussi. Et se plaît à exhiber ses trophées. «Il n’y a pratiquement pas de vins à moins de 150euros la bouteille, la plus chère, la RomanéeConti 1945, en vaut 500000», annonce t-il fièrement.

Des acons inestimables conservés religieusement

Visionnaire et chanceux, il a bénéficié d’une époque où les vins se négociaient encore facilement, notamment tous les premiers grands crus classés de Bordeaux, sans compter les étiquettes phare de Bourgogne. Et puis il y eut les amis, les rencontres, les échanges, au cours d’une vie très animée. Ainsi, chaque année, Alexandre de Lur Saluces, l’ancien propriétaire du Château d’Yquem, lui envoyait six bouteilles de son cru. Aujourd’hui, un siècle de millésimes repose en cave, dont le très rare 1921, avec en prime 1811 – d’une valeur de 100 000 euros – et 1847.

Bien sûr, ce pactole attise les convoitises, de riches passionnés et d’autres collectionneurs. «Un jour, un Chinois est venu pour me racheter ma collection. Il m’a proposé 50 millions d’euros. Si j’avais eu 30 ans, j’au-

Comme à Lourdes, les plus pieux viennent en procession dans ce sanctuaire.

En haut : Christian Martray et Alaric de Portal avec Michel-Jack Chasseuil. Ci-contre : une bouteille de Marie Brizard 1912, avec ses paillettes d’or, très rare exemplaire rescapé du naufrage du Titanic. rais accepté et roulé en Lamborghini toute ma vie », confesse-t-il, narquois. Mais il n’est pas question de la céder. «Est-ce que La Joconde est à vendre?», s’exclame t-il.

Ce sanctuaire attire du monde et comme à Lourdes, les plus pieux viennent en procession lorgner ces monstres sacrés de la planète vinicole. Tony Parker, le Prince Albert de Monaco, Brigitte Bardot, des hommes politiques français, des oligarques des pays de l’Est, tous veulent voir ces mythes: Champagne Salon, Ausone, Henri Jayer, Mouton-Rothschild, Lafite-Rothschild, Haut-Brion, tous les millésimes de Petrus depuis 1945, avec des mathusalems et impériales sur près de 10 millésimes, quasiment tous les millésimes de la trilogie Guigal (Landonne, Mouline et Turque), une caisse complète de Rayas par millésime jusqu’en 2000, Porto Quinta do Noval, avec principalement la cuvée Nacional… Un espace est aussi spécialement consacré aux liqueurs, un autre aux cognacs (Cognac Napoléon 1811), aux rhums et bien sûr, à la chartreuse: une pléthore de bouteilles, y compris la fameuse Tarragone, sont ainsi disposées sur des étagères dédiées. Michel-Jack Chasseuil les envisage… pour plus tard. «Quand j’aurai 90 ans, je boirai une chartreuse par mois. C’est un médicament universel.»

Pour le moment, le collectionneur se contente de passer ses troupes en revue. Et quand on lui demande s’il ouvre de temps à autre une de ces prestigieuses bouteilles, il répond, laconique : «Je bois le côtes-du-rhône de Guigal à 10 euros tous les jours et le week-end, je bois le pomerol de mon fils, Feytit-Clinet», une propriété qu’il a acquise en 1978.

«C’est l’œuvre de ma vie, concède t-il. Elle a pour vocation, je l’espère, de rentrer au Patrimoine mondial de l’Unesco.» Michel Chasseuil la transmettra un jour à son fils, par le biais de sa fondation. En attendant la postérité, les bouteilles continuent de vieillir patiemment.

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