Paris
Numéro 69 Mars 2020
“Quand est-ce que je vais devenir adulte ? Peut-être demain.”
ALEX L AWTHER Musique Sega Bodega Giant Swan Vegyn MT Hadley Iglooghost Master Peace Bakar Art Jeremy Shaw House of Yes Cinéma Paul Schrader Bruce Lee Columbo
Alex Lawther en Celine
ISSN 1777-9375
Paris
Numéro 69 Mars 2020
“La plus grande icône de mode que je connaisse, c’est ma mère.”
BAKAR Musique Sega Bodega Giant Swan Vegyn MT Hadley Iglooghost Master Peace Art Jeremy Shaw House of Yes Cinéma Paul Schrader Alex Lawther Bruce Lee Columbo
Bakar en Fendi
ISSN 1777-9375
Paris
Numéro 69 Mars 2020
“J’ai horreur des ambulances londoniennes. Elles vont finir par me rendre sourd !”
SEGA BODEGA Musique Giant Swan Vegyn MT Hadley
Iglooghost Master Peace Bakar Art Jeremy Shaw House of Yes Cinéma Paul Schrader Alex Lawther Bruce Lee Columbo Seda Bodega en Massimo Dutti
ISSN 1777-9375
E-BOUTIQUE. DIOR.COM
DELOREAN® ainsi que les marques, habillages commerciaux et logos associés constituent la propriété intellectuelle de DeLorean Motor Company et sont utilisés sous licence.
Tel. 01 40 73 73 73
SOMMAIRE
par Baptiste Piégay
22
ÉDITO
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CONTRIBUTEURS
26
NEWS
SOUS INFLUENCE BOWIE L’ARME FATALE TALENT NOIR SUR BLANC CE QUE DISENT LES CARTES EN PREMIÈRE LIGNE
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DÉCRYPTAGE
À FOND L’INNOVATION EN MODE VIRTUEL auteure Anne Gaffié JACKPOT AU BOUT DU JOYSTICK auteure Anne Gaffié 2020, ANNÉE RESPONSABLE ? auteure Anne Gaffié IL SE PASSE ENFIN QUELQUE CHOSE À LA SAMARITAINE auteure Anne Gaffié
48
MODORAMA
À FOND LES PODIUMS auteure Anne Gaffié EN MODE VIRTUEL auteure Séraphine Bittard L’HYBRIDATION SPONTANÉE SELON SACAI auteure Anne Gaffié CRÉATION/RÉBELLION auteure Séraphine Bittard
72
MODE
PRÉFACE DE LAWTHER auteure Séraphine Bittard, photographe Maxwell Granger, styliste Brydie Perkins
82
ART
LE RETOUR DU COLLECTIF auteure Hélène Muron
86
ART
MÉTAPHYSIQUE DU TRIP auteure Audrey Levy
92
COLUMBOMANIA
IMPER ET PASSE auteurJean-Pascal Grosso
96
CINÉMA
LE ELVIS DU KUNG-FU auteur Jean-Pascal Grosso
100
SHOW BUSINESS
LE LIVE OU L’ULTIME MACHINE À CASH auteur Laurent-David Samama 14
104
MODE
RILÈS : LE RAP EN CHAMBRE auteure Juliette Gour, photographe Jules Faure, styliste Séraphine Bittard
110
MODE
GRAINES DE STARS auteur Adrian Forlan, photographe Olivier Truelove, styliste Brydie Perkins
140
MODE
JORJA, EMMA, ALEXA… TROIS ANGLAISES ET LE CONTINENT auteures Noémie Lecoq, Virginie Beaulieu et Laure Ambroise, photographes Elliot Kennedy et Guen Fiore, stylistes Leah Abbott, Vanessa Bellugeon et Marianthi Hatzikidi
172
HORLOGERIE
AU CŒUR DU TOURBILLON auteur Bertrand Waldbillig
178
CULTURE FOOD
DANS LES COULISSES DU HARVARD DE LA CUISINE auteure Nora Bouazzouni, photographe Jules Faure
186
MÉCANIQUE
LES MOTOS FONT ENFIN LEUR RÉVOLUTION auteur Xavier Haertelmeyer
190
CINÉMA
PAUL SCHADER : “JE FAIS MES FILMS COMME JE L’ENTENDS” auteur Jean-Pascal Grosso
194
ADRESSES
TROIS COUVERTURES EN MARS
BAKAR porte un pull ajouré en coton, un pantalon en coton et des mocassins en cuir, le tout FENDI. Bonnet perso.
ALEX LAWTHER porte une veste en coton, une chemise en soie et un jean en denim, le tout CELINE. Bottines en peau imprimée VERSACE.
SEGA BODEGA porte un pull en cachemire et mohair, MASSIMO DUTTI.Chaîne en argent, AMY RODRIGUEZ.
P hot og ra phe M A X W ELL G R ANGE R
P hotogr aphe M AXW E L L GR ANGE R
P hotogr aphe OL I V E R T RULOVE
16
Directeur de création
Photographes
Jean-Marie Delbès
Jules Faure
Direction
Directrice de la publication, Marie-José Susskind-Jalou Gérants, co-présidents des boards exécutif et administratif Marie-José Susskind-Jalou et Maxime Jalou Directeur général, directeur des boards exécutif et administratif Benjamin Eymère Directrice générale adjointe, membre des boards exécutif et administratif Maria Cecilia Andretta (mc.andretta@jaloumediagroup.com) Assistante de direction Céline Donker Van Heel (c.donkervanheel@jaloumediagroup.com)
Guen Fiore Rédacteur en chef magazine
Maxwell Granger
Baptiste Piégay
Elliot Kennedy
b.piegay@jaloumediagroup.com
Oliver Truelove
Éditeur délégué
Rédactrice en chef mode Anne Gaffié
Auteurs
a.gaf fie@jaloumediagroup.com
Laure Ambroise
Membre du board exécutif Emmanuel Rubin (e.rubin@jaloumediagroup.com)
Publicité
Directeur commercial France Laurent Cantin (l.cantin@jaloumediagroup.com) Directrice commerciale Anne Marie Disegni (a.mdisegni@jaloumediagroup.com) Directeurs de publicité Stéphane Moussin (s.moussin@jaloumediagroup.com) Marina de Diesbach (horlogerie) (m.diesbach@jaloumediagroup.com) Traffic manager Adama Tounkara (a.tounkara@jaloumediagroup.com) Directrice commerciale - marché italien Carlotta Tomasoni (c.tomasoni@jaloumediagroup.com)
Virginie Beaulieu Rédacteur en chef horlogerie
Nora Bouazzouni
Hervé Dewintre
Adrian Forlan Jean-Pascal Grosso
Directeurs artistiques
Xavier Haertelmeyer
Hortense Proust
Noémie Lecoq
Louis Ziéglé
Audrey Levy
Administration et finances Directeur administratif et financier, membre du board administratif Thierry Leroy (t.leroy@jaloumediagroup.com) Secrétaire général, membre du board administratif Frédéric Lesiourd (f.lesiourd@jaloumediagroup.com) Directrice des ressources humaines Émilia Étienne (e.etienne@jaloumediagroup.com) Responsable comptable et fabrication Éric Bessenian (e.bessenian@jaloumediagroup.com) Diffusion Lahcène Mezouar (l.mezouar@jaloumediagroup.com) Trésorerie Nadia Haouas (n.haouas@jaloumediagroup.com)
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Joshua Glasgow j.glasgow@jaloumediagroup.com Stagiaire Séraphine Bittard
Publications des Éditions Jalou L’Officiel de la Mode, Jalouse, La Revue des Montres, L’Officiel Voyage, L’Officiel Fashion Week, L’Officiel Hommes, L’Officiel Art, L’Officiel Chirurgie Esthétique, L’Officiel Allemagne, L’Officiel Hommes Allemagne, L’Officiel Argentine, L’Officiel Art Belgique, L’Officiel Brésil, L’Officiel Hommes Brésil, Jalouse Chine, L’Officiel Chine, L’Officiel Hommes Chine, L’Occiel Corée, L’Officiel Hommes Corée, La Revue des Montres Corée, L’Officiel Inde, L’Officiel Indonésie, L’Officiel Italie, L’Officiel Hommes Italie, L’Officiel Kazakhstan, L’Officiel Hommes Kazakhstan, L’Officiel Lettonie, L’Officiel Liban, L’Officiel Hommes Liban, L’Officiel Lituanie, L’Officiel Malaisie, L’Officiel Maroc, L’Officiel Hommes Maroc, L’Officiel Mexique, L’Officiel Moyen-Orient, L’Officiel Hommes Moyen-Orient, L’Officiel Pays-Bas, L’Officiel Hommes Pays-Bas, L’Officiel Pologne, L’Officiel Hommes Pologne, L’Officiel Russie, L’Officiel Voyage Russie, L’Officiel Singapour, L’Officiel Hommes Singapour, L’Officiel St Barth, L’Officiel Suisse, L’Officiel Hommes Suisse, L’Officiel Voyage Suisse, L’Officiel Thaïlande, L’Officiel Hommes Thaïlande, L’Officiel Turquie, L’Officiel Hommes Turquie, L’Officiel Ukraine, L’Officiel Hommes Ukraine, L’Officiel USA, L’Officiel Hommes USA, L’Officiel Vietnam www.lofficiel.com
Édité par LES ÉDITIONS JALOU Siège social : 128, quai de Jemmapes, 75010 Paris.
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Téléphone : 01 53 01 10 30 Fa x : 01 53 01 10 40 w w w.jaloumediagroup.com L’Officiel Hommes, Total : 6 issues, by les Éditions Jalou : February-March;
Édité par les Éditions Jalou SARL au capital de 606 000 € représentée par Marie-José Susskind-Jalou et Maxime Jalou, co-gérants, filiale à 100 % de la société l’Officiel Inc. S.A.S. Siret 331 532 176 00095
Fondateurs
April-May; June-July-August; September;
GEORGES, LAURENT et ULLY JALOU †
October-November; December- Januar y.
Directrice de la publication Marie-José Susskind-Jalou
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Pour certains, le temps apporte toujours du neuf. Le Jéroboam Charles Heidsieck millésime 1989 est né une grande année. De celles que chaque année supplémentaire rend plus surprenantes encore. Construction patiente, assemblage énergique et inspiré de crus originels sublimés par le mystère de la maturation, ce vin est devenu, dans son format le plus imposant, le joyau de la Collection Crayères 2019. Vif et massif, le Jéroboam 1989 a développé dans les crayères deux fois millénaires de la Maison toute la puissance de ses trente ans : ses reflets d’or soutenu, ses arômes toujours frais, son attaque percutante, sa bulle envahissante ont de quoi satisfaire les palais exigeants, mais bien de leur temps.
ÉDITO Pa r BA P T IST E PI É G AY
de leur explosion, éparpillant ces trésors. Mauvais esprit ? Il serait bon de trouver le juste équilibre entre fétichisme rétro et amnésie vidant le patrimoine avec l’eau de vaisselle, au profit d’un horizon lissé par l’oubli. Edward O. Wilson, biologiste, entomologiste, double prix Pulitzer, enseignant à Harvard, publiait en 2016 Half-Earth, Our Planet’s Fight for Life (Éditions Liverlight), où il suggérait de laisser à l’état sauvage la moitié de la planète pour préserver, renouveler, la biodiversité. Suggérons, immodestement en perspective du grandiose parcours universitaire de l’auteur, d’appliquer cette stratégie à la création. Publions un disque sur deux, éditons un livre sur deux, accrochons un tableau sur deux. C’est ainsi à notre regard, notre cerveau, que l’on offrirait du répit, du repos, pour mieux repartir de l’avant, retrouver un allant salutaire. Et faire de l’œuvre une création assez précieuse pour mériter d’être expédiée dans l’espace.
Prenons un extra-terrestre, avec précaution, et disposons-le devant un ordinateur. Partons du principe qu’il sait lire l’alphabet latin et maîtrise nos technologies. Laissons-le 24 heures à découvrir ainsi notre monde, au terme desquelles nous le retrouvons, sans doute prostré, réclamant des doses massives de Xanax ou de Laroxyl, à moins qu’il ne se soit échappé pour repartir vers sa planète, ce dont on ne saurait lui tenir rigueur. Les premiers voyages à bord des vaisseaux imaginés par SpaceX se profi lent à brève échéance, suivant d’un demi-siècle (a priori) l’envoi des disques gravés sous l’intitulé Voyager Golden Records, qui se proposaient de présenter à d’éventuelles civilisations nées hors de notre système solaire un aperçu complet des cultures terrestres. On y voit une centaine d’images offrant une panorama attrayant de la vie ici-bas, on y entend les bruits du vent, du tonnerre, du sac et du ressac, des oiseaux, des baleines (un peu comme dans une boutique Nature & Découvertes, donc) et de quoi se faire une idée de nos aptitudes musicales, de Bach à Chuck Berry. Les disques eux-mêmes voyagèrent pas mal avant de connaître le frisson d’une expédition interstellaire : fabriqués à Créteil, par la société Pyral, expédiés par CBS à Boulder, Colorado, puis du côté de Gardena, Californie, avant de rallier Cap Canaveral, Floride. On préfère ne pas songer à ce qui incarnerait les cinq dernières décennies. Notons aussi que si ces gages d’humanité ont trouvé des auditeurs, ceux-ci n’ont guère été impressionnés, et ne se sont pas pressés pour venir à notre rencontre. Énumérer les oublis insultants aux preuves de notre génie, et confronter les avis, peut faire l’objet de débats animés n’ayant rien à envier aux fi ns de soirée convoquant la réalité de la transsubstantiation (par exemple). L’idée que se promène ainsi à quelques années-lumières au-dessus de nos têtes un peu de ce qui a fait notre singularité, a façonné une certaine âme humaine, est assez réjouissante – moins, avouons-le, que l’hypothèse 22
02 05 Avril Grand Palais 2020 www.artparis.com Un regard sur la scène française : histoires communes et peu communes
Étoiles du Sud :
une exploration de la péninsule ibérique
Art moderne + Contemporain 193 Gallery (Paris) | 31 Project (Paris) | 313 Art Project (Paris/Séoul) | Galerie 8+4 – Paris (Paris) | A. Galerie (Paris) | A&R Fleury (Paris) | A2Z Art Gallery (Paris/Hong Kong) | AD Galerie (Montpellier) | Aedaen Gallery (Strasbourg) | Galería Albarrán Bourdais (Madrid) | Alzueta Gallery (Barcelone) | Galerie Andres Thalmann (Zurich) | Ana Mas Projects (Barcelone) | Galerie Ariane C-Y (Paris) | Artco Gallery (Aachen/Le Cap) | Artkelch (Fribourg-en-Brisgau) | Art Sablon (Bruxelles) | Galerie Arts d’Australie – Stéphane Jacob (Paris) | Art to Be Gallery (Lille) | La Patinoire Royale – Galerie Valérie Bach (Bruxelles) | Galerie Cédric Bacqueville (Lille) | Galerie Ange Basso (Paris) | Galerie Belem/Albert Benamou, Barbara Lagié, Véronique Maxé (Paris) | Galerie Renate Bender (Munich) | Galerie Berès (Paris) | Galerie Claude Bernard (Paris) | Galerie Thomas Bernard – Cortex Athletico (Paris) | Galerie Bert (Paris) | Galerie Bessières (Chatou) | Galerie Binome (Paris) | Bogéna Galerie (Saint-Paul-de-Vence) | Brisa Galeria (Lisbonne) | Ségolène Brossette Galerie (Paris) | Pierre-Yves Caër Gallery (Paris) | Galerie Capazza (Nançay) | Galerie Chauvy (Paris) | Galerie Chevalier (Paris) | Christopher Cutts Gallery (Toronto) | Creative Growth (Oakland) | David Pluskwa Art Contemporain (Marseille) | Galerie Michel Descours (Lyon/Paris) | Dilecta (Paris) | Galería Marc Domènech (Barcelone) | Galerie Dominique Fiat (Paris) | Double V Gallery (Marseille) | Galerie Dutko (Paris) | Galerie Jacques Elbaz (Paris) | Galerie Eric Mouchet (Paris) | Espace Meyer Zafra (Paris) | Galerie ETC (Paris) | Galerie Valérie Eymeric (Lyon) | Lukas Feichtner Galerie (Vienne) | Flatland (Amsterdam) | Galeria Foco (Lisbonne) | Francesca Antonini Arte Contemporanea (Rome) | Freijo Gallery (Madrid) | Galerie Pascal Gabert (Paris) | Galerie Claire Gastaud (Clermont-Ferrand/Paris) | Galerie Louis Gendre (Paris/Chamalières) | Gimpel & Müller (Paris) | Galerie Michel Giraud (Paris/Luxembourg) | Gowen Contemporary (Genève) | Galerie Philippe Gravier (Paris/Saint-Cyr-en-Arthies) | H Gallery (Paris) | H.A.N. Gallery (Séoul) | Galerie Ernst Hilger (Vienne) | Galerie Eva Hober (Paris) | Huberty & Breyne Gallery (Bruxelles/Paris) | Galerie Hurtebize (Cannes) | Galerie Jeanne Bucher Jaeger (Paris) | Galerie Koralewski (Paris) | Espace L (Genève) | Galerie La Forest Divonne (Paris/Bruxelles) | Galerie Lahumière (Paris) | Galerie La Ligne (Zurich) | Lancz Gallery (Bruxelles) | Alexis Lartigue Fine Art (Paris) | Anna Laudel (Istanbul/Düsseldorf) | Galerie Jean-Marc Lelouch (Paris) | Galerie Françoise Livinec (Paris/Huelgoat) | Galerie Loft (Paris) | Victor Lope Arte Contemporáneo (Barcelone) | Galerie Daniel Maghen (Paris) | Kálmán Makláry Fine Arts (Budapest) | Galerie Mark Hachem (Paris) | Galleria Anna Marra (Rome) | Maurice Verbaet Gallery (Knokke Le Zoute/Berchem) | Galerie Minsky (Paris) | Galerie Modulab (Hagondange/Metz) | Galerie Frédéric Moisan (Paris) | Mo J Gallery (Séoul/Busan) | Galerie Lélia Mordoch (Paris/ Miami) | Galeria MPA (Madrid) | Galerie Najuma Fabrice Miliani (Marseille) | Galerie Nec Nilsson et Chiglien (Paris) | Niki Cryan Gallery (Lagos) | Galerie Nathalie Obadia (Paris/Bruxelles) | Galerie Oniris – Florent Paumelle (Rennes) | Opera Gallery (Paris) | Orbis Pictus (Paris) | P gallery sculpture (Athènes) | Galerie Paris-Beijing (Paris) | Galerie Perahia (Paris) | Pigment Gallery (Barcelone) | Galerie Polaris (Paris) | Galerie Provost–Hacker (Lille) | Galerie Rabouan Moussion (Paris) | Raibaudi Wang Gallery (Paris) | Rebecca Hossack Abidjan) | J.-P. Ritsch-Fisch Galerie (Strasbourg) | Galeria São Mamede (Lisbonne) | Galerie Sator (Paris) | Galerie Brigitte Schenk (Cologne) | School Gallery/Olivier Castaing (Paris) | Septieme Gallery (Paris) | Gallery Simon (Séoul) | SIRIN Copenhagen Gallery (Frederiksberg) | Galerie Slotine (Paris) | Galerie Véronique Smagghe (Paris) | Caroline Smulders & Galerie Karsten Greve (Paris) | Michel Soskine Inc. (Madrid/New York) | Gallery SoSo (Heyri) | Space 776 (Brooklyn) | SPARC* Spazio Arte Contemporanea (Venise) | Structura Gallery (Sofia) | Galerie Taménaga (Paris/Tokyo/Osaka) | Templon (Paris/Bruxelles) | Luca Tommasi Arte Contemporanea (Milan) | Galerie Traits Noirs (Paris) | Galerie Patrice Trigano (Paris) | Galerie Univer/Colette Colla (Paris) | Un-Spaced (Paris) | Galerie Vallois (Paris) | Galerie Vazieux (Paris) | Viltin Gallery (Budapest) | Galerie Wagner (Le Touquet-Paris-Plage/Paris) | Galerie Olivier Waltman (Paris/Miami) | Galerie Esther Woerdehoff (Paris) | Wunderkammern (Rome/Milan) | Galerie XII (Paris/Los Angeles/Shanghai) | Galerie Younique (Lima/Paris) | Galerie Géraldine Zberro (Paris) | Galerie Zink Waldkirchen (Waldkirchen).
Liste des galeries au 7/01/2020
Art Gallery (Londres) | Red Zone Arts (Francfort-sur-le-Main) | Galerie Richard (Paris/New York) | Galerie Véronique Rieffel (Paris/
Laissons la parole à Noémie Lecoq, journaliste indépendante, spécialisée en musique, sa grande passion depuis toujours. “Je passe pas mal de temps dans des salles de concerts ou des festivals. J’écris pour Jalouse (depuis 2012), Les Inrocks (depuis 2005), je suis aussi la correspondante française du site Europavox (sur les musiques fabriquées en Europe), entre autres... Interviewer des gens dont les œuvres ont bouleversé ma vie, c’est l’un des aspects que je préfère dans ce métier. J’organise des concerts dans mon salon depuis quelques mois, une expérience très addictive ! Ma résolution pour 2020 ? Vivre encore plus d’aventures qui me transportent de joie, loin du quotidien et de l’ordinaire.” Après Octavian en décembre, elle a interrogé pour nous Bakar.
Adepte des stratégies obliques, cut-ups, cadavres exquis et autres exercices créatifs, Séraphine Bittard navigue entre mode, musique et cinéma. Diplômée de l’École de la chambre syndicale, elle a mis de côté le design au profit de l’écriture, n’oubliant pas ses racines profondément ancrées dans les friperies parisiennes, les livres de Paul Auster et la musique de David Bowie. Pour ce numéro, elle nous raconte l’horizon toujours repoussé d’une entrée de la mode dans l’après post-modernisme. Elle réalise aussi un entretien au crible du Questionnaire de Proust pour la nouvelle pépite britannique Alex Lawther.
Installé à Paris, Jules Faure est diplômé de l’école Olivier de Serres. Initialement formé au graphisme, il revient à son premier amour, la photographie. Intimistes et sensibles, pop et mélancoliques, ses clichés captivent le regard par le profond calme qu’il en émane. Il collabore régulièrement avec Les Inrockuptibles, M le Monde, Marie Claire, Grazia, Numéro… Il “aime les films d’horreur, et les années 80, et le design.” Et la cuisine alors ? Peut-être que son reportage au sein de l’Ecole Ferrandi, ce Harvard de l’éducation culinaire, lui a aiguisé les papilles.
Né à Newcastle, dans le nord de l’Angleterre, Thomas Davis, styliste et créateur de costumes, partage sa vie entre Londres et Paris. Il a eu la chance de travailler avec feu le directeur artistique Judy Blâme, réputé pour ses bijoux exceptionnels. Il a également collaboré avec le photographe Alasdair McLellan. Ses modèles ? Ray Petri, John Galliano et Vivienne Westwood, soit la rencontre de références historiques et de l’attitude Do it Yourself. La tradition, très londoniennes des “Pearly Kings and Queens” – selon laquelle des membres d’organisations caritatives cousent des perles à leurs costumes. Thomas a réalisé le stylisme pour les clips de Tommy Cash, Slowthai, Skepta, Starcrawler, Michael Kiwanuka, et rêverait d’exercer ses talents au cinéma. D’ici là, il habillé Bakar et Alex Lawther. 24
Photos DR - Antonia Kœnigs
CONTRIBUTEURS
Prenez part à ce rendez-vous incontournable, où les dernières créations et tendances sont dévoilées
30 AVRIL – 05 MAI 2020 BAS E LWOR LD.C OM
NEWS
SOUS INFLUENCE BOWIE
Parmi les plus belles et tardives chansons de Bowie, Where Are We Now (présente sur The Next Day, publié en 2013) multipliait les références à Berlin. Les couplets, comme des ponctuations proustiennes, dont celle-ci : “Sitting in the Dschungel/On Nürnberger Straße/A man lost in time/Near KaDeWe/ Just walking the dead”, rappelaient avec pudeur allusive l’importance de son séjour berlinois, entre 1976 et 1979. Fasciné par l’expressionnisme, excité par la découverte du Krautrock et la musique de Kraftwerk, soucieux de s’éloigner des tentations opiacées (Berlin ne semblant pourtant pas une option idéale pour se sevrer…), il s’y pose, en compagnie d’Iggy Pop, qui a lui aussi bien besoin de changer d’air (ou de dealers). En l’espace de trois ans, dope ou pas, le cerveau de Bowie est en ébullition : entre Low, Heroes et Lodger, la production de The Idiot et Lust for Life pour
l’ami Iggy, cette séquence de sa carrière est aussi prolifique que renversante d’inventivité, d’audace, semant des merveilles telles que Heroes, bien sûr, mais aussi Always Crashing in the Same Car. Qu’importe si certains de ces albums ont été enregistrés en France (le cas, en grande partie, de Low), aux États-Unis ou en Suisse (pour Lodger), c’est tout un esprit berlinois, frondeur, inquiet, intense, au teint livide, qui palpite dans les veines de sa musique. Avec la collection HUGO Loves Bowie, Hugo Boss rend un hommage sincère à l’imaginaire du chanteur. Reprenant des visuels iconiques (la pochette de Heroes, qui elle-même adressait un clin d’œil à une peinture de Erich Heckel, baptisée Roquairol) ou des paroles de chansons, sur une série de sweat-shirts, T-shirts et accessoires, elle lui offre un prolongement ludique et délicat. 26
Auteur Baptiste Piégay / Photo Masayoshi Sukita
Bowie et Berlin : entre l’Anglais et une ville alors scindée en deux, l’alchimie créative a été immédiate. Hugo Boss a imaginé une collection capsule honorant un legs artistique dont on n’a toujours pas fait le tour.
NEWS
L’ARME FATALE Incontournable outre-Rhin, le fleuron germanique du groupe Swatch nourrit de grandes ambitions pour le reste du monde. Avec sa SeaQ, montre de plongée qui inaugure sa collection Spezialist, Glashütte Original semble bien avoir dévoilé l’arme de cette conquête.
Auteur Bertrand Waldbillig / Photo Glasshütte Original
La SeaQ s’inspire d'un modèle de 1969 développé pour la plongée sportive.
En près d’un siècle et demi, Glashütte Original (à prononcer avec l’accent) a acquis une renommée de sérieux et de travail (très) bien fait que personne ne lui conteste. Surtout depuis que la maison saxonne est passée dans le giron du groupe Swatch, à l’aube des années 2000. Jusqu’à l’an passé, sa gamme comportait quatre collections : Senator, la plus classique ; Pano, plus contemporaine avec ses cadrans asymétriques ; Vintage, avec des montres inspirées des années 1960 et 1970, et enfin Ladies. Désormais, il faut compter avec Spezialist, une nouvelle ligne faisant écho aux nombreuses montres instruments dont la manufacture allemande s’est fait une spécialité au fil de son histoire. Un retour aux sources inauguré par une montre de plongée baptisée SeaQ, inspirée d’un modèle de 1969 développé par Glashütte pour la plongée sportive, la Spezimatic Type RP TS 2000. Une édition – limitée à 69 exemplaires – de la nouvelle SeaQ, rend hommage à son aïeule en empruntant à cette dernière le cadran noir, les chiffres arabes à la nuance beige “vieux radium” ainsi que les aiguilles vertes. La version de série n’en diffère que très peu, principalement avec
des aiguilles devenues beiges. Dans sa démarche vintage, la SeaQ adopte un diamètre raisonnable et cohérent de 39,5 mm, tout en affichant des performances modernes avec une réserve de marche de 40 heures et une étanchéité jusqu’à 20 bars, soit environ 200 mètres. Pas assez profond ? Une seconde version, la SeaQ Date Panorama, peut plonger jusqu’à 300 mètres. Comme son nom l’indique, cette variante adopte la grande date typique de Glashütte Original, parfaitement intégrée à 4 heures. Elle se distingue également par un diamètre plus imposant de 43,5 mm. Les deux versions de la SeaQ répondent comme il se doit aux normes DIN et ISO des montres de plongée en matière d’étanchéité, de lisibilité ainsi que de résistance aux chocs et à l’eau salée. Sans renoncer à ses standards de qualité parmi les plus élevés de l’horlogerie contemporaine, Glashütte Original puise dans son histoire la bonne inspiration pour proposer une montre sport-chic dans l’air du temps, assurément capable de séduire un nouveau public. On attend la suite avec impatience. 27
BEAU LIVRE
TALENT NOIR SUR BLANC
Pas exactement oublié, mais pas non plus sanctifié, le photographe avait pourtant tout saisi de la beauté de la déambulation urbaine et des vertus du Leica, qu’il sera l’un des premiers à utiliser pour ses capacités vagabondes. De banlieues en campagnes, de campagnes en terrains vagues, André Kertész invente la flânerie photographique, l’errance du regard attentif, une nouvelle façon de penser le cadre et la captation. Ce livre magnifique, publié pour accompagner une récente exposition à la Maison de la Photographie Robert-Doisneau, nous embarque littéralement dans ses pas, juxtaposant notre regard au sien, nous offrant la richesse de ces motifs délicats, se révélant avec pudeur. André Kertész, marcher dans l’image. Éditions André Frère, 2019. Textes de Cédric de Veigy et Matthieu Rivallin. 240 pages, 39 euros.
28
Auteur Adrian Forlan / Photos DR
La prolifération des images, c’est hélas un truisme, a siphonné leur poésie, leur sens. Un livre magnifique met à l’honneur le grand photographe André Kertész et souligne la singularité de sa démarche.
Paris, place de la Concorde, ĂŠtĂŠ 1935.
BEAU LIVRE
CE QUE DISENT LES CARTES
L’Île au trésor, 1983, Robert Louis Stevenson. Impression sur papier. 19 x 11 cm. Bibliothèque de l’université Yale, New Haven, Connecticut.
“Je me rappelle les cartes de la Terre Sainte. En couleurs. Très jolies. La mer Morte était bleu pâle. J’avais soif rien qu’en la regardant”, dit Estragon à Vladimir dans En attendant Godot. C’était cela, une carte, autant la trace d’un savoir, incomplet parfois, éventuellement farfelu, que ce qui nous enseigne le recul historique, attestant que la progression de l’humanité a suivi son cours en zigzaguant. Affaire autant de politique que de science, de certitudes ou de conjectures, entre mythologies et folles aventures, l’art de la cartographie nous renvoie le reflet de l’humanité dans ce qu’elle a de plus chatoyant et émouvant. *Cartes : explorer le monde, éditions Phaidon, 352 pages, env. 30 euros.
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Auteur Adrian Forlan / Photo Yale University Library, New Haven, Connecticut
Pratique, sans nul doute, le GPS manque cependant cruellement d’âme. Un admirable recueil* réunit plus de 250 cartes couvrant 3 000 ans d’histoire et d’imaginaire.
NEWS
EN PREMIÈRE LIGNE
Auteure Séraphine Bittard / Photo DR
Cinq ans déjà que le Pekaboo, sac iconique de la maison Fendi, se balance aussi sur les podiums homme. Mais voilà, cette saison, il change de bras !
It-bag devenu un essentiel du vestiaire féminin, le Pekaboo fêtait l’an dernier ses dix ans, dont cinq à prendre également ses marques dans le dressing adverse. On en a vu défiler des versions, des maxi, des mini, des low profile, des électrons libres, et curieusement cette saison, pour la première fois en cinq ans, on le retrouve sur le podium porté côté gauche. Faut-il y voir là un signe de changement ? Toujours est-il que le modèle Essential en cuir imprimé Pequin ne risquait pas de passer inaperçu, avec ses larges rayures tranchées. Il faut savoir que le Peekaboo a toujours servi de support créatif à de nombreux artistes régulièrement invités par la marque italienne à venir en détourner l’ADN pour y raconter leur propre histoire. Cette saison, c’est le réalisateur italien Luca Guadagnino (Call Me By Your Name, Suspiria) qui s’y est collé, sollicité par la maîtresse de maison, Silvia Venturini Fendi, autour du thème Botanics for Fendi. 31
Création digitale signée The Fabricant.
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À FOND L’INNOVATION
D ossi e r ré a l is é p a r ANNE G AF F I É
Pas facile à suivre, l’époque. Alors que le changement de décennie donne à l’industrie de la mode une bonne raison de passer à la vitesse supérieure en matière d’innovation, les bonnes résolutions se bousculent. Plus d’ouverture d’esprit, plus d’engagement,
Photo The Fabricant 2019
plus de sens, plus d’éthique… De start-ups en multinationales, de créatifs en exécutifs, tous désirent accélérer le mouvement. Quatre stratégies illustrent partiulièrement bien cette frénésie : la création virtuelle, le fashion gaming, la responsabilité d’entreprise et l’expérience boutique. 33
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EN MODE VIRTUEL Comment contrer les ravages consuméristes de la mode ? En accélérant sa virtualisation, répondent de doux dingues aussi bien que des CEO très sérieux. Bienvenue dans cette nouvelle initiative écoresponsable… qui se traduit par la création de vêtements impalpables, nés grâce au digital, le nouveau Graal. Auteure ANNE GAFFIÉ
Dans la série “La tech sauvera-t-elle la mode ?”, tout le secteur de l’industrie textile réfléchit aujourd’hui à grands coups de bio-sourcing, circularité, recyclage, upcycling, intelligence artificielle, blockchain, et autres open-source… Voici quelques chiffres bien sentis qui devraient remettre l’église au centre du village : le secteur de la mode pollue depuis 150 ans. En à peine vingt ans, la production textile mondiale a doublé, et 40 % de sa fabrication n’atteint jamais le client et part à la benne. Il faut aujourd’hui 12 années pour recycler 48 heures de fabrication mondiale*. C’est là qu’entre en scène la création digitale, qu’une poignée d’illuminés visionnaires et pugnaces considèrent comme la prochaine alternative fondamentale à ce grand n’importe quoi. Alors que le business autour de cette technologie inédite prend forme et commence à sérieusement interpeller l’industrie du luxe, il est temps de vous faire découvrir tous ces vêtements qui n’en sont pas vraiment. Bref, ce tour de passe-passe paradoxal serait-il l’avenir de la mode, si ce n’est de la planète ? LE DÉCLENCHEUR ? UNE ROBE QUI N’EXISTE PAS VENDUE PRÈS DE 10 000 DOLL ARS
En mai dernier, une jeune start-up hollandaise, The Fabricant, faisait le buzz en mettant en vente aux enchères “Iridescence”, sa première création couture digitale numérotée, via une technologie blockchain sécurisée (rendant ainsi impossible toute tentative de copie pour en garantir la valeur). Cette robe virtuelle, qui n’existe pas physiquement, a atteint la valeur de 9 500 dollars, investis par l’homme d’affaires Richard Ma pour sa femme Mary. Selon le Evening Standard, ce CEO de la compagnie de sécurité Quantstamp basée à San Francisco considère cet achat comme un placement, non sans préciser que le couple ne dépense habituellement jamais des fortunes en habillement. “Dans dix ans, dit-il, tout le monde ‘portera’ de la mode digitale. C’est un mémento unique. 34
Un signe des temps.” (source www.bbc.com du 15/11/19). À l’époque, L’Officiel Hommes avait déjà consacré un long sujet aux fondateurs de The Fabricant, Kevin Murphy et Amber Slooten. Rares étaient alors ceux qui en avaient parlé, mais la presse spécialisée a depuis relayé leur existence. Le concept est si précurseur, “disruptif” selon l’expression consacrée, qu’il n’est pas facile à expliquer. Pour faire simple, The Fabricant est une maison de couture digitale nouvelle génération, dite Thought Couture, qui ouvre l’industrie de la mode au concept inédit de la création numérique. Spécialisée dans le design d’animation 3D, avec photos et vidéos hyperréalistes, l’entreprise contourne la fabrication de prototypes en physique, voire de collections entières, en créant ses propres modèles et en vendant ses services aux autres. Elle propose ainsi une alternative à la fast fashion, cette sur-production de l’industrie textile, avec une solution applicable aussi bien dans les studios de création qu’à la fabrication en usine, à la vente en boutiques et sur les e-commerces. Selon Kerry Murphy : “Il n’y a aucune raison que la création digitale ne prenne pas, et sans doute plus vite qu’on ne pense. Une chose est sûre : il n’y aura pas de retour en arrière.” L A CONFIRMATION ? LE BOOM CHEZ L A JEUNE GÉNÉRATION
“Combien seriez-vous prêt à payer un vêtement qui n’existe pas ?”. Telle est la question surprenante qui commence à circuler sur le web. Mais ce serait sans compter sur l’ouverture d’esprit de la jeune génération, presque plus à l’aise avec l’idée de vivre une expérience parallèle, un achat par procuration, dans le respect de l’environnement, déclare-t-elle sur les réseaux sociaux. Comme en réponse à la gabegie d’achats de ces dernières années (certains influenceurs n’hésitaient pas à acheter des produits sous prétexte d’un simple selfie, qu’ils retournaient illico presto contre remboursement), qui a sonné l’alerte générale chez les
Photo The Fabricant 2019
Création digitale signée The Fabricant.
Silhouettes Carlings.
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Photos Carlings 2018
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“Déjà testé cet hiver sur les chemises hommes, puis sur une capsule de différents looks pour la saison printemps-été 2020, le passage à la création digitale chez Tommy Hilfiger concernera 60 000 pièces à l’horizon 2022 et plus de 2 000 points de vente dans le monde.”
marque Tommy Hilfiger n’utilisera désormais plus que la technologie de design 3D pour créer, développer et vendre ses produits. En un mot comme en cent, les vêtements ne seront plus produits en physique qu’au stade de leur présentation au défilé et en showroom commercial. Les avantages ? Une réduction des déchets textiles et des coûts financiers (même si à long terme) ainsi qu’une accélération de la réactivité face à la demande du marché. Déjà testé cet hiver sur les chemises hommes, puis sur une capsule de différents looks pour la saison printemps-été 2020, le passage à la création digitale chez Tommy Hilfiger concernera 60 000 pièces à l’horizon 2022 et plus de 2 000 points de vente dans le monde. Designers, modélistes, techniciens, développeurs, merchandisers, vendeurs… C’est toute l’entreprise qu’il faut (re)former, sans parler des deux années déjà passées à adapter la haute technologie maison à ce nouveau cahier des charges. Une vaste librairie digitale a été créée, reproduisant numériquement toutes les couleurs, matières et patrons du catalogue Tommy Hilfiger. Une valeur ajoutée essentielle, que Daniel Grieder compte bien mettre à la disposition d’autres marques de la maison-mère PVH, comme Geoffrey Beene ou Calvin Klein. Un positionnement stratégique à suivre pour la concurrence. Si le monde de la mode n’est pas prêt, ni dans les faits ni dans les mœurs, à vivre exclusivement de création digitale, beaucoup d’experts en “fashion innovation” s’accordent à penser que cette dernière s’intégrera à moyen terme (comprenez dans les dix ans qui viennent) dans tous les business models des marques. De grands groupes travaillent déjà sur son intégration en bout de chaîne, au stade de la commercialisation, quand il s’agira de proposer au client en boutique un essayage uniquement virtuel sur son avatar, avant l’acte achat. Technologiquement complexe, financièrement exigeant, esthétiquement sensible, l’enjeu est capital. On ne devrait pas avoir fini d’en entendre parler.
marques et les revendeurs (le e-commerce en a eu des sueurs froides). Fin 2018 déjà, la marque multibrand Carlings avait bien senti le filon de l’achat virtuel en lançant une toute première collection exclusivement digitale. Ses 19 pièces, éditées en 12 exemplaires chacune (unisexe, taille unique), vendues entre 10 et 30 €, s’étaient arrachées en à peine une semaine. Y figurait la mention jusqu’alors jamais vue : “Ceci est un produit digital qui s’intègrera à votre photo, vous ne recevrez pas de version physique de cet article.” Depuis, Hot Second, un pop-up londonien, a pris le relais en novembre dernier pendant trois jours, s’annonçant comme “le premier magasin de mode digitale au monde”. Il fallait leur donner un vieux vêtement et, en échange, ils vous offraient une de leurs créations digitales, signées de The Fabricant, Carlings, ou du designer anglais Christopher Raeburn. Tailleur digital, miroir 3D et appareil-photo s’occupaient du reste. Fort de son succès, un deuxième pop-up store est annoncé à Berlin pour début 2020. LE SIGNE QUI NE TROMPE PAS ? LE PASSAGE AU MODE INDUSTRIEL
On entre ici au cœur de cette nouvelle stratégie du “digital clothing”, qui en l’espace de quelques mois a pénétré l’opaque réseau des grandes marques de mode. Ainsi, Canada Goose vient d’inaugurer fin 2019 à Toronto The Journey, son premier concept-store expérimental où aucun produit n’est physiquement exposé, uniquement visible et achetable sur écran digital. Autre signe des temps, le géant américain Tommy Hilfiger, dont le quartier général européen est basé à Amsterdam (et ce n’est pas un hasard quand on connaît l’avance des pays nordiques en matière d’éco-responsabilisation), annonçait en octobre dernier au Web Summit de Lisbonne son passage à un mode de création 100 % digital. L’engagement de son CEO Daniel Grieder, très investi dans la mode responsable, préfigure un tournant décisif pour l’industrie du luxe : la
*Source Waste In Fashion autumn 2019 sur www.sonofatailor.com 37
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JACKPOT AU BOUT DU JOYSTICK Déjà une dizaine d’années que l’industrie de la mode côtoie le monde virtuel… À présent, la voilà prête à pactiser avec l’univers des jeux vidéo, promus nouveaux vecteurs de la mode pour les millennials. Auteure ANNE GAFFIÉ
Les Anglo-Saxons appellent ça la “gamification”. Cette tendance a émergé en même temps que la folie des “custom skin”, ces panoplies que l’on achète en ligne pour personnaliser son avatar dans un jeu vidéo. En 2017, le montant des ventes de ces produits dérivés digitaux dépassait le million de dollars ! Des superproductions comme les jeux en ligne Fortnite ou League of Legends ont ainsi rapporté des fortunes à leurs créateurs. Puis sont venus les jeux spécialisés comme ceux de l’éditeur et développeur californien Glu Mobile : son appli (pour adultes aussi) d’apprenti styliste Covet Fashion a généré l’an dernier plus de 50 millions de dollars de recettes… Quant à l’appli Kim Kardashian : Hollywood, elle enregistre 240 millions de dollars de bénéfices depuis son lancement en 2014. Tous ces programmes interactifs personnalisables sont le prolongement logique du succès planétaire de Second Life qui, dès 2005, avait séduit les marques mode et beauté (la première à signer fut American Apparel) en proposant un concept-store virtuel et autres lancements de parfums en ligne. Mais le vrai coup de cœur de l’industrie du luxe a débuté avec les “CGI” (Computer Generated Imagery), ces super humanoïdes et autres héroïnes virtuelles aux millions de followers. Ils ont pour nom Lil Miquela (personnage fictif né en 2016), suivie de Shudu (mannequin digital) ou Hatsune Miku
(créature de type manga)… Balmain, Givenchy, Louis Vuitton ou Balenciaga les ont récemment invitées dans leurs campagnes publicitaires. L’histoire pourrait en rester là, mais voilà qu’elle s’accélère. Après les avatars, c’est maintenant le jeu vidéo lui-même qui captive les marques de mode. Le voilà promu nouveau Graal dans la course aux millennials, doté du pouvoir de savoir parler au jeune, ce client de demain. Bref, le fashion gaming serait aujourd’hui l’outil providentiel des stratégies digitales, commerciales comme marketing. Alors, dans le monde réel de la mode, nombreux sont ceux, petits et grands, à être passés fin 2019 du côté obscur de la force. À l’heure où l’industrie du luxe entre dans une période test cruciale concernant la possibilité d’une mode virtuelle durable, les plates-formes de jeux vidéo, particulièrement celles sur smartphone, semblent être l’outil le plus performant pour parler à la jeune génération. Et si ces nouvelles stratégies – inviter à l’expérience, fournir du contenu, augmenter l’engagement et générer des revenus – peuvent se faire via le divertissement, c’est encore mieux. Mais de là à transformer ces joueurs en future clientèle, la route est encore longue. Et si le grand gagnant dans tout cela ne restait finalement pas la création digitale, dopée par cette course au virtuel ? 38
Photo Samsung
L’actrice Millie Bobby Brown et la créature virtuelle Lil Miquela dans une campagne Samsung Galaxy 2019.
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LA MODE AUX MANETTES Estimé à 180 milliards de dollars d’ici à 2021, dont 45 % réalisés sur mobile, le marché des jeux en ligne explose. En Chine, le China Internet Network Information Center estimait fin décembre à 484 millions le nombre de joueurs, soit un tiers de la population! À l’Ouest, le site spécialisé Esports Observer a recensé 76 partenariats de marque dans l’e-sport au premier trimestre 2019, en hausse de 145 % par rapport au trimestre précédent. Avec un public jeune (sous la barre des 40 ans), en majorité féminin et à forte “réception émotionnelle”, le terrain de jeu s’annonce providentiel.
LOUIS VUIT TON X LEAGUE OF LEGENDS
GUCCI ARCADE
Juste avant les fêtes, la maison de luxe Louis Vuitton a dévoilé à grand renfort d’annonces sa collection capsule baptisée LVxLoL. Cinquante produits mode et accessoires (de 10 à 5 650 €) ainsi que l’habillage numérique des avatars des joueurs en ligne du célébrissime League of Legends (8 millions de joueurs/jour), développé par l’éditeur américain Riot Games. Ajoutez à cela l’édition d’une malle de voyage sur mesure pour la Summoner’s Cup, trophée de 32 kg qui récompense chaque année le gagnant du League of Legends World Championship (100 millions de spectateurs), et vous aurez le contrat le plus explosif du moment signé entre les univers e-sport et mode luxe. Pour la petite histoire, les derniers championnats ont eu lieu le 10 novembre 2019 à l’AccorHotel Arena de Bercy, où les 20 000 places se sont vendues en dix minutes. Vu sous cet angle, la Fashion Week peut aller se rhabiller.
Lancée en juillet dernier, la plate-forme Gucci de jeux en ligne de la maison italienne, téléchargeable dans l’App Store, commence à toucher sa bille en matière de jeux d’arcade. Millésime “8-bit”, esprit Alessandro Michele, esthétique vintage, deux jeux sont déjà disponibles et d’autres annoncés. Gucci Bee (la mascotte abeille) rappelle le Pacman d’antan, tandis que Gucci Ace (du nom des sneakers) relève plus d’un parcours virtuel dans l’histoire de la marque. Vous pouvez jouer à plusieurs, échanger, partager vos scores et exposer votre valise (Gucci) de trophées sur les réseaux sociaux. Non sans vous être préalablement inscrit, en laissant bien toutes vos coordonnées. C’est pour la data. COPERNI ARCADE
Disponible chaque lundi du mois depuis novembre en stories sur le compte Instagram de la marque, @coperni, le jeu consiste à habiller le modèle Lily Standefer avec les pièces de la dernière collection. Rendezvous dans la rubrique “highlights” du compte.
B BOUNCE DE BURBERRY
Où que vous vous trouviez dans le monde, vous pouviez dès octobre dernier viser la lune dans la peau d’un adorable bébé faon du genre Bambi (doudou artistique du créateur Riccardo Tisci) dont les doudounes monogrammées sont dotées de superpouvoirs lui permettant d’éviter une méchante météo d’éclairs et de nuages de pluie. Développé tout spécialement pour Burberry et exclusivement sur son site, ce jeu en ligne était certes un petit pas pour l’homme, mais un grand bond en avant pour la marque britannique. Plus vous collectiez de logos en or TB (pour Thomas Burberry), plus vous gagniez en agilité et en vitesse. Et plus vous aviez des chances d’aimer “Monogram Puffer”, la nouvelle vraie collection de doudounes unisexes imprimées des logos designés par Peter Saville. Et devinez quoi ? Il y a eu des prix à gagner, des “custom GIFS” personnalisés et même des doudounes (mais il fallait savoir sauter à plus de 1 500 mètres d’altitude). Il y a forcément eu quelque part chez Burberry une équipe de marketing digital qui a touché un belle prime de Noël. Ultime preuve du succès recontré : l’opération est reconduite avec un nouveau jeu baptisé Ratberry. Pas mieux pour galvaniser une communauté, matraquer un message et peaufiner son image. L’interactivité, ça rend accro, particulièrement chez les millennials asiatiques et anglo-saxons.
MOSCHINO X LES SIMS
En avril dernier, la marque de mode italienne s’est inspirée de l’esthétique du jeu de simulation de vie le plus populaire de tous les temps pour en faire une collection en physique. Depuis août, c’est Moschino qui entre chez Les Sims et propose une collection virtuelle pour habiller votre avatar, pour la modique somme de 9,99 € le kit complet. Et ça marche dans les deux sens ! D’ailleurs, Les Sims fêtent leurs 20 ans cette année. ADIDAS X NINJA
L’équipementier allemand a signé en août un partenariat inédit avec le streamer et gamer professionnel Ninja, alias Tyler Blevins. Il n’est pas un sportif de haut niveau, pas un Neymar ni un Ronaldo, et pourtant c’est une star. Jouer à Fortnite lui a rapporté en 2018 près de 10 millions de dollars. L’Américain de 28 ans signé chez Microsoft a plus de 22 millions d’abonnés sur YouTube et 14,8 millions d’adorateurs sur Instagram. De quoi assurer à Adidas de prendre une longueur d’avance dans le e-sport sur ses concurrents Puma, Nike et Champion. 40
Photo League of Legends x Louis Vuitton-Qiyana
Vuitton signe, entre autres, l’habillage numÊrique des avatars des joueurs de League of Legends.
Photo Drest
Pour l’instant féminin, le jeu de stylisme Drest pourrait bientôt s’adresser aux hommes.
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DEUX OUTSIDERS QUI EN VEULENT Alors que l’industrie du luxe commence à bien occuper la scène, deux petits concurrents indépendants se positionnent dans la course au fashion gaming et entendent bien faire chauffer la machine à carte en lançant leur start-up dédiée. Ils ont du cran.
L A MACHINE DE GUERRE DREST
DESSINE-MOI UN DRESSING AVEC ADA
Officieusement présentée dans sa version bêta en octobre dernier, la plate-forme Drest se revendique comme “la première du genre à démocratiser une expérience croisant mode, gaming et shopping dans l’univers du luxe.” Lancée par l’ancienne rédactrice en chef du Harper’s Bazaar anglais Lucy Yeomans, en partenariat avec l’investisseur Graham Edwards, Drest est un jeu de stylisme disponible sur l’App Store et Google Play, présenté comme le “Farmville de la mode”. Il propose à ses gamers de se challenger via des concours en ligne en jouant à l’apprenti styliste avec des avatars maison (dont de “vraies” top-modèles qui seront annoncées début mars). Sa conceptrice désire créer “une nouvelle expérience d’engagement mode pour la jeune génération, sans oublier des partenariats philanthropiques.” Si le téléchargement du jeu est gratuit, les transactions, elles, sont payantes : l’utilisateur commence avec un budget virtuel de 15 000 dollars Drest qu’il peut dépenser en vêtements, accessoires et maquillage. Chaque 5 000 dollars supplémentaires coûte 3,99 dollars. À la fin, l’objectif est non seulement de divertir le visiteur mais aussi de le renvoyer vers des actes d’achat produits en IRL (In Real Life), via la plate-forme de e-commerce Farfetch, partenaire du projet. La start-up a su convaincre 160 marques de luxe (dont Gucci, première des marques à avoir son avatar dédié) d’être partie prenante du jeu virtuel en exposant leurs dernières créations, pour gagner en image et en visibilité, idéalement pour vendre, mais surtout, et c’est sans doute le nerf de la guerre, pour étudier les comportements d'achats via la data communautaire de Drest. Réservé pour l’instant à la mode femme, l’application pourrait prochainement concerner l’homme.
Annoncé quasiment au même moment, Ada sera le concurrent direct de Drest. Vous habillez en ligne votre avatar 3D, ou ceux de célébrités invitées, avec des vêtements et accessoires d’une vingtaine de marques partenaires (dont Armani, Balmain, Dior, Gucci, Prada, Miu Miu, Christopher Kane, Mary Katrantzou…), quitte à les acheter pour de vrai en bout de clic renvoyant aux e-shops des maisons. Ici, un dollar investi équivaut à 1 000 dollars de la vie réelle. Concrètement, vous achetez 5 dollars une robe virtuelle qui en vaut 5 000 en boutique. Et, plus vous investissez de temps et d’argent dans le jeu, plus vous gagnez en prestige, avantages digitaux et physiques. De l’aveu de leurs créatrices, Elizabeth von Guttman et Alexia Niedzielski (bien connues de l’industrie mode), ce Fashion Hub veut révolutionner la façon dont la jeune génération consommera demain les produits de luxe, en faisant se connecter contenu digital de marque, réseaux sociaux et e-commerce. Leur raisonnement ? Il sera demain plus facile de trouver chez la jeune génération 1 000 personnes prêtes à dépenser 1 dollar pour une chemise virtuelle qu’une seule personne pour l’acheter en physique à 1 000 dollars. Sur ce modèle économique, chacun devient un client potentiel, ouvrant ds perspectives de revenus pour les marques. Avec leur associé Andy Ku, ingénieur coréen, les trois e-entrepreneurs mettent en avant la qualité technologique exceptionnelle de leur jeu, dans les mises en scène comme dans le rendu des produits, qui leur donnera, assurent-ils, une longueur d’avance. D’autant qu’ils visent le marché chinois, en partenariat avec l’influent groupe média Sina, entre autres propriétaire de Weibo, le Twitter local. Lancé là-bas le 18 octobre dernier, il devrait arriver début 2020 à l’Ouest. 43
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2020, ANNÉE RESPONSABLE ? En mettant sa toute-puissance, symbolique et effective, au service de la grande cause du développement durable, l’industrie du luxe entend non seulement se redonner un sens, mais aussi s’assurer une nouvelle dynamique de croissance. Cet engouement du secteur pour “l’économie à impact” est une petite révolution en soi qui, si elle semble commencer maintenant, demande encore à faire ses preuves. Auteure ANNE GAFFIÉ
Dans l’industrie du luxe, la responsabilité d’entreprise, sociale et environnementale, est devenue en quelques mois l’outil incontournable des stratégies de communication. Mais à quel prix et avec quel coût schizophrénique ? D’un côté, les marques continuent à déployer l’artillerie lourde quand il s’agit de faire voyager mille personnes à l’autre bout de la planète le temps d’un défilé ; de l’autre, chaque invité se verra bientôt remettre un certificat attestant de sa contribution à la taxe carbone à hauteur de deux/trois arbrisseaux par tête offerts par la maison de luxe, qui viendront reboiser tantôt l’Australie, tantôt l’Amazonie. Une même question plane sur toutes les lèvres : fallait-il vraiment partir si loin, avec le risque d'être accusé de pratiquer le “tree-washing” ? Cet exemple raconte bien la complexité d’une époque, et on sait combien l’enfer est pavé de bonnes intentions. Il n’empêche. Certaines annonces sonnent comme des coups marketing dont la bonne foi reste encore à prouver. Mais ne pas évoquer les chantiers écoloconcernés lancés cette année par les acteurs clés du secteur de la mode serait irresponsable. Ce dilemme, le Forum économique mondial de Davos vient d’en faire le thème de sa 50 e édition (non sans avoir émis en quatre jours et via 1 500 jets privés quelque 18 000 tonnes de CO2 !*). Bien-être au travail, inclusivité, diversité, développement durable, écoresponsabilité… Certains grands leaders occupent efficacement le terrain, avec la volonté de faire de cette année 2020 le coup d’envoi d’une décennie de métamorphoses. État des lieux non exhaustif, tant les choses vont vite.
tement ? Éliminer les émissions de gaz à effet de serre d’ici à 2050, réduire l’usage du plastique d’ici à 2030, et subventionner les innovations technologiques en ce sens. Un premier compte-rendu des travaux engagés sera publié en septembre 2020. Le rapport d’étape développement durable 2020 : rendu public le 30 janvier dernier, il fait le point sur l’avancement de la stratégie environnementale du groupe à l’horizon 2025. Avec, entre autres engagements, celui de réduire de 40 % son empreinte environnementale, et de 50 % son empreinte carbone. Dévoilement des progrès réalisés, des défis restants encore à relever, il prône la transparence et la collaboration. Le “CEO Carbon Neutral Challenge” chez Gucci : à l’automne dernier, Marco Bizzarri, président de Gucci, participait à Milan à la plantation des 200 premiers arbres sur les 2 000 dont la marque a fait don à la ville pour compenser les émissions de CO2 induites par le défilé de septembre, soit le déplacement de 1 000 invités, 900 techniciens, mannequins et collaborateurs. Une présence symbolique à la hauteur de son investissement sur le sujet, suivie quelques semaines plus tard de la création du “CEO Carbon Neutral Challenge”, un appel à tous ses homologues du secteur à se mobiliser pour la réduction de la production de gaz à effet de serre, d’abord dans l’urgence en en compensant financièrement l’effet négatif, et ensuite en les réduisant. Ainsi, Gucci aurait l’an dernier compensé l’émission d’1,4 million de dioxyde de carbone en versant 8,4 millions de dollars à des programmes de sauvegarde des écosystèmes au Pérou, au Kenya, en Indonésie et au Cambodge. La “Chaire Sustainability” à l’IFM : créé le 14 novembre dernier, ce pôle de recherches et d’enseignement supérieur soutenu par Kering met en place à l’Institut français de la mode des modules de formation dédiés à la mode responsable. Le classement Climate A-list du CDP : pour la troisième année consécutive, Kering est le seul représentant du secteur du luxe à figurer dans ce classement mondial référent en matière de transparence environnementale de 8 400 entreprises et dont seules 2% obtiennent un A.
* Estimation www.ccn.com du 20/01/20.
KERING: UNE STRATÉGIE ENVIRONNEMENTALE PIONNIÈRE
Marie-Claire Daveu : ingénieure de formation, éminence verte du groupe depuis 2012, où elle occupe le poste de directrice du développement durable et des relations institutionnelles internationales, son engagement, son énergie (et sa médiatisation aussi) ont fait d’elle LE modèle du genre. Mise en place de stratégies, d’objectifs, de pratiques d’excellence forment son quotidien. S’il ne fallait retenir que deux de ses faits d’arme, ce serait la mise en place du Fashion Pact et de l’outil EP&L (Environmental Profit and Loss, qui mesure les impacts environnementaux du groupe, les suit et les rend publics dans un compte de résultat environnemental). Le Fashion Pact : signé en août dernier au G7 de Biarritz, il fédère aujourd’hui 56 entreprises mondiales (soit 250 marques) autour de la cause environnementale, avec l’objectif de freiner l’impact négatif de l’industrie mode sur le climat, la biodiversité et les océans. Concrè-
LVMH : DES TÊTES TOUJOURS PLUS VERTES
Trois femmes ont la main verte : Sylvie Bénard, “madame green” du groupe LVMH pour lequel elle a œuvré en coulisses pendant vingtsept ans et qui vient de laisser son siège de directrice de l’environnement à Hélène Valade, nommée début 2020, et Stella McCartney, nommée en juillet dernier au poste de Sustainability Special Advisor. Un homme : Antoine Arnault, à la tête du service Communication & Image du Groupe LVMH, auquel le département Environnement est désormais rattaché. 44
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Le programme LIFE : initié en 2012, intégré en 2015 dans les stratégies des 75 marques du groupe, et “réinitialisé” en septembre dernier lors d’une conférence de presse longue de trois heures, le programme global “LVMH Initiatives For the Environment” est une réponse claire de la part du groupe à l’enjeu de la responsabilité éthique de l’entreprise, à la place qu’elle doit occuper au sein de la société globale, mais aussi à ces détracteurs qui raillaient un retard du groupe dans l’engagement social et environnemental. Et de faire le point sur une stratégie à échéance 2020 visiblement en place depuis 2016, avec quatre objectifs précis : amélioration de la performance environnementale des produits, déploiement des meilleurs standards dans les filières d’approvisionnement, amélioration des indicateurs clés de l’efficacité environnementale pour tous les sites et réduction des émissions de CO2 . La charte relative au bien-être animal : elle contient trois engagements, la traçabilité totale des chaînes d’approvisionnement sécurisée en blockchain, avec un objectif à 100 % de traçabilité en 2025 ; les conditions d’élevage et de piégeage des animaux ; et le respect des populations locales, de l’environnement et de la biodiversité. Dans ce cadre, recherches et projets scientifiques seront pilotés et financés par LVMH. La prise de participation dans des marques éco-innovantes comme Stella McCartney et Gabriela Hearst (qui a présenté à New York en septembre 2019 son premier show “carbon neutral” en collaboration avec le consultant Eco Act). La collaboration avec la “Solar Impulse Foundation” pour le développement de nouvelles technologies en faveur de l’environnement.
port de marchandises du groupe par voie maritime Arctique fragilisant son écosystème. Matériaux : 100 % de sourcing responsable pour le coton et le viscose d’ici à 2025, et le polyester d’ici à 2030, dans toutes les marques PVH. PVH Denim Center : laboratoire de recherche-développement spécialisé dans l’optimisation des circuits de production, afin de les rendre plus courts, plus cohérents et plus écologiques. Création digitale : lire l’article “En mode virtuelle” dans ce dossier. ZEGNA : UN SIÈCLE D’ENGAGEMENT
Publication d’un manifeste, nouvelle campagne institutionnelle, programme de création responsable, signature du Fashion Pact… La maison italienne Ermenegildo Zegna a aussi réaffirmé l’an dernier son engagement en matière de développement durable. Un engagement qui, depuis plus d’un siècle, fait partie des valeurs fondatrices de l’entreprise, et ce bien au-delà de la mode, avec notamment le projet Oasi Zegna. Aujourd’hui, ses programmes #WhatMakesAMan et #UseTheExisting fédèrent à eux deux toute nouvelle dynamique à l’interne, autour de la responsabilité sociale et environnementale de la marque.
PRADA : L’IMPLICATION ULTRA INNOVANTE
Programme “Re-Nylon” : en juin 2019, la maison italienne a lancé une collection pérenne de vêtements et accessoires en nylon Econyl, un matériau recyclé et recyclable à l’infini sans jamais perdre en qualité, créé à partir de fibres textiles usagées et de déchets plastiques récupérés des océans, retraités grâce à un processus de dépolymérisation et de repolymérisation. Avec pour objectif que l’ensemble des produits de la marque actuellement fabriqués en nylon synthétique le soient en Econyl d’ici à fin 2021. Conférence “Shaping a Sustainable Future Society” : la 3e édition a eu lieu en novembre à New York. Cette conférence annuelle financée par Prada Group réunit une série de tables rondes autour des thèmes de l’innovation en matière de développement durable, d’inclusivité et de promotion de la responsabilité sociale et environnementale en entreprise. Prêt bancaire : Prada est la première marque de mode luxe à avoir contracté un prêt à terme durable auprès du groupe Crédit Agricole : 50 millions d’euros sur cinq ans à intérêts dégressifs. La banque s’engage à ajuster annuellement le taux d’intérêt en fonction de l’accomplissement d’objectifs écologiques. Formation du personnel, labellisation de magasins en LEED Gold ou Platinum et utilisation de Prada Re-Nylon seront ainsi comptabilisées chaque année. Le Fashion Pact : Prada fait partie des 32 premières marques à s’être engagée auprès du Groupe Kering, avec entre autres pour objectif “zéro émission à échéance 2050”. Éducation : Prada soutient avec l’Unesco un programme auprès des élèves du secondaire sur le thème du développement durable et de l’économie circulaire pour protéger les océans. Ce programme mené dans un réseau mondial de collèges et de lycées se déroule sur quatre mois, de février à mai 2020.
PVH : LES PAYS-BAS AVANCENT EN ÉCL AIREURS
“Campus of the Future” : le groupe américain, propriétaire entre autres des marques Tommy Hilfiger et Calvin Klein, a fait de ses headquarters européens d’Amsterdam un modèle de responsabilité sociale d’entreprise : température, qualité de l’air, lumière, espace, design… Tout y a été pensé pour le bien-être des employés. Programme “Forward Fashion” : annoncé au dernier Fashion Summit de Copenhague par Emanuel Chirico, CEO de PVH, il regroupe une série d’engagements du groupe autour de trois axes : la réduction à zéro de son impact environnemental, la hausse de 100 % de son impact positif, et l’assistance d’un million de personnes tout au long de la chaîne de production. D’ici à 2025 : objectif zéro produit chimique dangereux dans le processus de fabrication, réduction de 30 % des émissions de dioxyde de carbone dans la chaîne de production, production 100 % circulaire de trois produits best-sellers, avec traçabilité totale des matériaux, sourcing éco-responsable obligatoire pour tous les cotons et viscoses, élection démocratique de tous les représentants des employés du groupe dans le monde. D’ici à 2030 : équipement en énergie renouvelable et objectif zéro déchet pour tous ses bureaux, entrepôts et boutiques, mise en place de programmes de développement professionnel pour 500 000 femmes employées dans le monde, exhortation des fournisseurs à garantir et dépasser les objectifs environnementaux du groupe. Transports : signature, en partenariat avec l’ONG Ocean Conservancy, du “Arctic Shipping Corporate Pledge”, accord qui interdit tout trans-
OTB : DIESEL ENTRE EN SCÈNE
Dernier en date à prendre position, Renzo Rosso, fondateur de la marque Diesel (et président du groupe Only The Brave, également propriétaire de Maison Margiela, Marni, Amiri et Viktor&Rolf), qui lors d’une conférence de presse mi-janvier en marge de la Fashion Week milanaise a dévoilé sa stratégie d’entreprise en matière de développe-
ment durable, “respectueuse de l’homme et de l’environnement”, via un projet baptisé “For Responsible Living”, qu’il appliquera pour commencer à la marque Diesel, récente signataire du Fashion Pact. Une démarche fondée sur quatre engagements : “Be The Alternative”, “Stand For The Planet”, “Celebrate Individuality” et “Promote Integrity”. Partenaire à long terme du projet, l’agence conseil londonienne 45
Eco-Age, spécialisée en communication et développement durable, aidera la société à définir des objectifs mesurables, à les mener à terme, et à en rendre compte publiquement. Une mesure audacieuse qui, comme le souligne Livia Firth, cofondatrice et directrice de création d’Eco-Age, “marque le départ d’un long voyage, difficile, exigeant du courage dans l’engagement.” Affaire à suivre…
DÉCRYPTAGE
IL SE PASSE ENFIN QUELQUE CHOSE À LA SAMARITAINE Auteure ANNE GAFFIÉ
En avril prochain, La Samaritaine sera, et comme jamais, le centre du monde : elle proposera à ses visiteurs une nouvelle expérience boutique. Après quinze ans de flottement et dix ans de travaux, à quelques semaines de l’ouverture officielle du mythique bâtiment, Jean- Jacques Guiony, son président directeur général et père de cœur, lève le voile sur la belle endormie.
DÉCRYPTAGE
L’Officiel Hommes : Vous avez été nommé PDG de La Samaritaine en 2010, quasiment au début du projet et alors que vous étiez déjà directeur financier du groupe LVMH. Quelles raisons personnelles ont motivé cet engagement supplémentaire ?
Jean-Jacques Guiony : Travailler sur un projet de cette ampleur au cœur historique de Paris n’est pas une opportunité qui se présente tous les matins. Et puis, j’avoue que ce bâtiment et son histoire me passionnent, le choix était donc vite fait pour moi. Presque dix ans plus tard, dans la dernière ligne droite, et s’il vous est possible de prendre un peu de recul, quel regard portez-vous sur cette incroyable aventure ?
Si je devais nous décerner une médaille, ce serait celle de la ténacité. Les obstacles ont été permanents et considérables mais nos équipes les ont surmontés, les uns après les autres. Dès le départ, et de votre propre aveu, “l’ambition était élevée, avec un projet titanesque, s’inscrivant dans un contexte complexe”. Avezvous parfois douté de son achèvement, et si oui, à quel(s) moment(s) ?
Jamais. C’est peut-être de l’inconscience, mais j’ai toujours eu la conviction que nous arriverions au bout. Nous avons toujours été convaincus de la justesse du projet, notamment en matière d’architecture, et de notre volonté de faire cohabiter différentes activités dans un même lieu. De cette conviction, nous avons su tirer l’énergie pour mener à bien ce projet. Réalisation “patrimoniale et commerciale”, La Samaritaine a plus que jamais la double mission d’être à la fois ancrée dans l’affectif (la vie de quartier, le social, l’histoire du lieu…) et dans l’économique (le commerce, le tourisme, l’image…). Quelles sont selon vous les clés du succès pour une cohabitation dans la sérénité ?
Photo DR
Vous êtes au cœur du sujet, celui de la multiactivité. Si nous étions partis sur un grand magasin comme il existait précédemment, nous aurions certainement satisfait une vision strictement économique, probablement au détriment du patrimoine tant les contraintes étaient fortes. Et certainement aussi au détriment de l’insertion dans le tissu urbain. En faisant cohabiter bureau, hôtel, crèche, logement, commerce, nous élargissons notre vision à ce que vous appelez l’affectif. Nous ne sommes pas dans une simple relation marchande avec nos clients mais nous nous inscrivons dans un territoire, un quartier et nous participons à son organisation. Cette démonstration d’équilibre entre éthique et affaires tombe finalement à un moment crucial pour l’industrie du luxe, et semble à elle seule symboliser son époque. Cette dualité est-elle
une aspiration, une exigence, de plus en plus prégnante dans l’ADN LVMH ?
La notion d’engagement au sens large a toujours fait partie de l’ADN du Groupe. Encore plus cette année, Bernard Arnault ayant choisi d’ajouter cette valeur aux trois autres qui forgent l’identité du groupe : créativité, excellence, esprit d’entreprise. Porter un projet qui nous engage et qui contribue au rayonnement de Paris et du savoir-faire français est une exigence que nous nous fixons avec La Samaritaine, mais c’est aussi quelque chose que nous retrouvons dans la plupart de nos projets. Regardez par exemple ce qui a été fait avec la Fondation Louis Vuitton. Un sujet sensible attendu au tournant. Que répondrez-vous aux “haters” qui sortiront une nouvelle fois du bois ?
Qu’ils viennent voir et juger la réalité avant d’émettre un avis définitif ! Je note d’ailleurs que si nous avons reçu des critiques sur notre projet, elles tenaient davantage à ses orientations qu’à sa vocation même. Personne ne nous a jamais suggéré pour ce lieu une autre orientation un tant soit peu sérieuse. Le climat actuel français, et plus particulièrement parisien, peut-il mettre à mal des projets comme celui de La Samaritaine (difficultés pour les secteurs du commerce en physique, de l’hôtellerie, déficit d’image à l’international)?
La nature du commerce a changé entre la fermeture de la Samaritaine en 2005 et sa réouverture prochaine en 2020 mais nous sommes confiants dans nos forces et nos atouts. Paris reste une ville magique, fondamentalement désirable, bien au-delà d’événements qui peuvent temporairement en ternir l’attrait. Partez-vous du principe qu’il faille soutenir une politique de croissance et d’investissements dans des temps économiques incertains, voire difficiles, une stratégie qui a réussi au Groupe LVMH ces dernières années ?
C’est une question d’horizon. Notre obsession n’est pas le court terme mais le long terme. Notre groupe a toujours investi pour maintenir l’attractivité de ses marques que ce soit dans ses boutiques, dans ses sites de conception et de fabrication ou même dans ses bureaux. C’est notre philosophie et notre stratégie pour maintenir la “désirabilité” de nos Maisons et de nos produits à très long terme. La Samaritaine dit vouloir se donner deux-trois ans pour faire ses preuves, et atteindre son plein potentiel. Pragmatisme ou prudence ?
Nous avons bien entendu de belles ambitions pour elle. Cependant, il est évident qu’un concept nouveau de grand magasin doit trouver sa clientèle et monter en puissance. Dans ce contexte, toute prévision est incertaine et 47
nous préférons nous concentrer sur l’ouverture et l’expérience que nous allons proposer à nos clients, que ce soit dans le grand magasin ou dans l’hôtel. La Samaritaine serait “le plus petit des grands magasins” ou “le plus grand des concept stores”. Quelle définition lui va le mieux ?
Je dirai plutôt qu’on y retrouvera le meilleur des grands magasins avec une offre pointue que nous envieront les concept stores parisiens. Et puis avec 20 000m 2, La Samaritaine sera certes moins grande que certains concurrents mais les clients trouveront tout ce dont ils ont besoin, de la cosmétique à la mode en passant par la maroquinerie et sans oublier l’offre de restauration qui sera elle aussi exceptionnelle. La Samaritaine sera avant tout “un lieu de destination et de découverte”, et c’est ce qui devrait la différencier de ses concurrents sur un marché parisien plutôt compétitif. Cette obsession du secteur et du moment pour l’expérience client, avant même celle de l’acte d’achat, sera-t-elle votre stratégie numéro un ?
Ce n’est pas une stratégie, c’est une conviction profonde. Nous n’oublions jamais que nos clients ne sont distants que de quelques clics de la plupart des produits. Aujourd’hui, lorsque l’on entre dans un magasin du groupe LVMH, on vit une expérience grâce à l’excellence de l’accueil et des services proposés. Partout où nous sommes implantés, notre exigence est la même. Pour La Samaritaine, l’expérience est sublimée par cette dimension patrimoniale : qui pourra rester indifférent devant l’escalier central, l’imposante verrière ou encore la fresque paon du dernier étage ? La digitalisation du lieu dans son ensemble (commerces, services, bureaux, lieux de vie…), ce fameux “phygital”, aura-t-elle sa place à La Samaritaine ?
Oui bien sûr. Mais vous savez combien les cuisiniers sont réticents à dévoiler leurs recettes. Permettez-moi de rester discret sur ce point. Et quid de l’éco-responsabilisation du lieu, autre nerf de la guerre du moment ?
La préservation de l’environnement est au cœur de notre stratégie d’entreprise, nous ne prenons pas une décision sans intégrer cette dimension qui est fondamentale. Pour La Samaritaine, dès les premières études, c’était déjà une ambition qui nous animait. L’ensemble du bâtiment est certifié HQE, BREEAM, LEED et Qualitel, qui sont les labels français et internationaux certifiant la plus haute qualité environnementale. Il est climatisé par géothermie profonde et stockage de glace et il bénéficie d’une isolation qui limite les déperditions d’énergie. Quand nous parlons d’un projet qui s’intègre à la ville, c’est aussi sur cette dimension.
Photos collections printemps-ĂŠtĂŠ 2020 Valentino - Jacquemus - Prada - Gucci - sacai
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À FOND LES PODIUMS Dos s ie r c oordonné par ANNE GAFFI É
La saison masculine printemps-été 2020 s’annonce riche d’influences. On assiste à une mode principalement faite d’entre-deux : entre deux siècles, deux générations et deux sexes. Des vêtements terriblement hybrides, des millennials déjà vieux, des genres nouveaux, des maisons engagées… La grande majorité des collections affiche pour volonté commune de changer la donne et de marquer les esprits, avec un message fort. Une tendance podium confirmée par les réseaux et dans la rue. 49
Photogrammes Universal Pictures /Amblin Entertainment - Michael J. Fox et Lea Thompson dans Retour vers le futur, de Robert Zemeckis, 1985
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EN MODE REWIND C’est un secret de polichinelle : la mode est toujours en avance sur son temps, du moins dans l’organisation des défilés. Dictant un an à l’avance de quoi sera fait l’air du temps, visant la prochaine génération, elle ne fonctionne plus qu’au rythme des clics, au point d’épuiser ceux qui la font. Mais si les collections sont tournées vers le futur, l’inspiration, elle, a élu domicile dans le passé. De quoi tirailler un présent qui ne sait plus où donner de la tête. Aut e ure S ÉR APHI NE B I TTAR D
Duchamp crée sa célèbre Fontaine, un urinoir retourné signé R. Mutt. Aujourd’hui, on peut voir ce ready-made dans plusieurs musées du monde, et pour cause : les originaux ont été perdus et toutes les œuvres sont des reproductions. Ce qui, pour la première fois, n’a plus aucune espèce d’importance car l’art – par assemblage, retournement, signature – vient de quitter la technique pour devenir une idée. Le ready-made aurait-il inspiré le ready-to-wear, popularisé en France dans les années 50 sous le nom de prêt-à-porter ? So what ?, aurait-dit Andy Warhol qui, à l’instar de Duchamp, affichait un penchant marqué pour la reproduction (sérigraphique) ! La star du pop art, qui avait débuté par l’illustration de mode, ne disait-il pas que “gagner de l’argent est un art, et réussir une affaire est le plus grand des arts” ? Un constat raccord avec une époque prompte à transformer la pop culture en argument de vente… au point que la Peacock Revolution (associée à l’explosion des mods ) marqua les débuts commerciaux du menswear, estampillé du buzz word “rebelle ”. Dès les années 70, la contre-culture devient l’apanage du consumérisme. De quoi accélérer la machine capitaliste, surtout qu’à l’Est on est encore bien loin de ce genre de considérations. En 1988, quelques mois avant la chute du mur de Berlin, un certain Martin Margiela présente son premier défilé femme à Paris, probablement sans savoir qu’il est en train de faire entrer la mode dans l’ère post-moderne.
Génération X, Y, Z… Les sociologues semblent être arrivés au bout de l’alphabet. De moins en moins adaptées au monde, mais de plus en plus à même de le changer, les générations se succèdent, faisant chacune l’objet de débats, entre leurs multiples noms et revendications. Le marketing a pris le train en marche et il se passe rarement une journée sans tomber sur le mot millennials, dont on ne sait plus ce qu’il désigne, tant il a été digéré par la culture populaire. Éternellement vus comme des ados rebelles, nés avec internet, les plus vieux d’entre eux auront bientôt 40 ans, et les plus jeunes 24 ans. Au vingtième anniversaire d’un millénaire plus jeune qu’eux, ne serait-il pas temps de passer à autre chose ? Septembre 2019 : Demna Gvasalia quitte le collectif Vetements, dont il était l’un des membres fondateurs. Au même moment, Virgil Abloh se fait prescrire une mise au repos de trois mois, histoire de déconnecter du rythme effréné qu’impose la direction artistique de Louis Vuitton et Off-White. Ces deux designers de la nouvelle génération, un Géorgien et un Américain, qui partagent une passion pour le streetwear et des parcours atypiques, peuvent se vanter d’avoir changé la mode des années 2010. Bien qu’elle phagocyte la pop culture, conteste l’ordre établi et détourne le vêtement pour habiller le nouveau millénaire, leur vision reste malgré tout l’aboutissement d’un processus plus ancien… Au début du siècle dernier, en 1917, une œuvre déconcertante allait définitivement changer la définition de l’art contemporain : Marcel 51
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“Les jeunes mélangent luxe et fripe, pouvant arborer en un seul look un tailleur Teddy Boy, un T-shirt punk, un jean des années 60, des sneakers de skater, un maquillage glam, un sac Balenciaga… et balancer le tout en selfie, via un filtre imitation polaroid, sans se préoccuper de s’identifier aux subcultures qu’ils empruntent.”
Hoodie Star Wars chez Etro, T-shirt Bruce Lee chez Dsquared2, imprimés petits bolides et cassettes audio chez Prada et Versace, page de BD ou cahier de cours gribouillé chez MSGM... Le progrès serait-il dans la régression ? Le menswear cherche le réconfort dans un recyclage permanent. Et cette nostalgie fantasque se voit jusque dans les campagnes publicitaires des marques, avec celles de Gucci en acmé.
Et voilà qu’en 2014, la mode encense un collectif de créateurs fantasques nommé Vetements, dont le nom (sans accent) est un manifeste à lui tout seul. À sa tête, Demna Gvasalia, né en 1981 (date consensus du début de la génération millennials), passé par l’économie internationale avant de tomber dans l’Antwerp Academy of Fine Arts, responsable des collections femme chez Margiela après le départ du créateur en 2009, puis designer senior womenswear chez Louis Vuitton, et enfin intronisé chez Balenciaga, qui lui doit sa résurrection du moment. En plein boom streetwear, il fait preuve d’originalité avec ses références au consumérisme ambiant. Le designer a commencé Vetements “par ennui de la mode”. Son esthétique crue, son regard acerbe sur l’actualité, sa communication hors pair via les réseaux sociaux et ses collaborations au rythme soutenu en ont fait l’éclaireur de la génération Y et une machine commerciale de guerre (à se demander quel était le message derrière le T-shirt “Kapitalism”!). Son départ du collectif annoncerait-t-il la fin de ce coup de gueule contestataire ? Le designer, lui, considère avoir accompli sa mission et changé la mode. En 2013, soit un an avant lui, l’Américain Virgil Abloh lance sa marque Off-White, label streetwear haut de gamme, dont la signature aux diagonales noires et blanches, n’est pas sans rappeler La Trahison des images, d’un certain René Magritte. Originaire de Chicago, ce diplômé en architecture (et génie civil) estime que Duchamp est la “jurisprudence qui valide ce qu’il fait”. Son obsession de faire cohabiter l’art et la rue pour établir un nouveau luxe contemporain est sans nul doute ce qui lui a valu la place de directeur artistique des collections hommes de Louis Vuitton en 2018. Contre toute attente, il annonce (notamment dans une interview donnée au Journal du Luxe en début d’année) la fin prochaine de l’ère streetwear qu’il estime révolue, et dont il prédit qu’elle sera remplacée par celle du vintage. Peu après le départ de Demna Gvasalia, Vetements annonçait une collaboration avec Star Wars, à l’occasion d’un énième épisode de la saga. Ce n’est pas une nouveauté, la culture comics et “sci-fi” popularisée dans la seconde moitié du xxe siècle nourrit depuis longtemps les tendances, et les défilés printemps-été 2020 semblent jouir d’une jeunesse éternelle.
L’ÈRE DU “ST YLE POSTING”
Autre marqueur de cette nostalgie vintage, la musique. Plus encore que tous ces mods, beatniks, hippies ou glamrockers, voilà que les punks reprennent du service, réactivant l’hymne “No Future”. Ce serait donc la “next big thing” ? Les terminologies abondent : post-punk, post-modernisme, post-subculture, génération Z… Mais qu’y aura-t-il après le Z ? La mode s’endort sur les lauriers du xxe siècle, et rêve de post-postérité. Pendant ce temps-là, les jeunes mélangent luxe et fripe, pouvant arborer en un seul look un tailleur Teddy Boy, un T-shirt punk, un jean des années 60, des sneakers de skater, un maquillage glam, un sac Balenciaga… et balancer le tout en selfie, via un filtre imitation polaroid, sans se préoccuper de s’identifier aux subcultures qu’ils empruntent. La fameuse “youth culture” du troisième millénaire est devenue cannibale, dévorant la youth culture précédente sans autre velléité que de jouer avec. On assiste à un véritable “style surfing”, idée introduite par l’anthropologue Ted Polhemus à la fin du xxe siècle. La dernière subculture, selon lui, serait celle des clubbers, qui se permettent d’être un soir hippie et le lendemain grunge, quand ils ne sont pas les deux en une seule nuit. Une façon de consommer le style qui s’apparente à surfer sur le web. À l’heure des réseaux sociaux, on serait tenté d’aller plus loin dans la comparaison, en parlant de “style posting”. Un tour sur Instagram, et l’on comprend que le vêtement est plus que jamais une image, et que la marque s’est transformée en super hashtag : #balmainarmy, #guccigig… Autant d’ADN communautaires de marques mitonnés à la sauce du siècle, et calqués sur ces fameuses subcultures restées, elles, au siècle dernier. 52
Photo DR
Collaboration Vetement x Star Wars, en 2019.
Photo René Habermacher / sacai printemps-été 2020, backstage - Victor Demarchelier
Look sacai, printemps-été 2020.
MODORAMA
L’HYBRIDATION SPONTANÉE SELON SACAI sacai. Le simple fait que la marque s’écrive sans majuscule dit tout de l’état d’esprit de sa fondatrice, la Japonaise Chitose Abe. Discrète, intuitive, cette travailleuse obstinée mène sa barque depuis vingt ans contre vents et marées. Elle est aujourd’hui reconnue comme l’une des créatrices indépendantes les plus populaires du moment. P ropos re c u e illis p a r ANNE G AF F I É
L’Officiel Hommes : sacai a fêté ses vingt ans l’an dernier, et la marque ne fait vraiment pas son âge. Pensez-vous avoir bien mis à profit ces vingt années écoulées, ou regardez-vous cet enfant avec une certaine nostalgie, parce
mais il est clair que ce qu’attendait la clientèle, c’était qu’on lui propose une mode “construite”, “réfléchie”. sacai est la définition même de cette mode dite “hybride” qui court aujourd’hui les rues des grandes villes.
qu’il aurait grandi trop vite ?
Chitose Abe : J’ai pris le temps de grandir avec sacai. Je regarde rarement derrière moi, mais à chaque fois qu’on me rappelle son âge, j’ai ce temps de réflexion où je me dis que c’est long, vingt ans, et pourtant que ces années sont passées comme un claquement de doigt. C’est une marque que j’ai commencée seule, avec une poignée de modèles. Le simple fait qu’elle soit à présent connue dans le monde entier, soutenue par toute une équipe, me ramène vite à aujourd’hui.
On dit volontiers de sacai que l’on pourrait mixer sans problème les pièces de diverses saisons, tant son esprit visionnaire n’a pas changé depuis les débuts. Qu’en pensez-vous ?
Oui, c’est la perception que j’en ai depuis le départ. Je n’ai jamais aimé créer en fonction des saisons qui passent, et donc des tendances. Ça a toujours été comme ça, cet esprit sacai ne changera pas .
sions si singulières pour définir mes créations ! Je pense qu’il doit y avoir autant d’avis personnels que de consommateurs, mais il est certain que j’aime l’idée d’imaginer des vêtements dont les gens disent qu’ils n’ont “jamais vu ça”, comme je l’entends souvent. Quelqu’un a dit : “sacai, c’est une mode pas facile à plier !” Cette idée vous plaît-elle ?
En tout cas, elle n’est pas pour me déplaire ! Elle résume assez bien la marque, dont l’asymétrie des silhouettes et le jeu bimatière sont des signes très forts. Une identité que je travaille depuis le tout premier jour. Alors oui, c’est sûr, ça les rend vite difficile à plier ! Ils ne sont pas pour autant moins portables.
Avez-vous conscience d’avoir été rattrapée par l’époque qui ne jure plus que par le “streetwear couture” ? en êtes-vous fière ?
Certains définissent l’ADN sacai comme une “élégance ébouriffée”, un “joli chaos”. Êtesvous d’accord, et quelle serait votre définition personnelle ?
La collection sacai homme a dix ans seulement. L’appréhendez-vous de façon différente de la collection femme ?
Je ne sais pas si j’y suis pour grand-chose,
C’est toujours un honneur que l’on use d’expres-
Non, au contraire. L’homme sacai est vraiment
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MODORAMA
“J’aime l’idée d’imaginer des vêtements dont les gens disent qu’ils n’ont jamais vu ça.” CHITOSE ABE, CRÉATRICE DE SACAI
le prolongement de la femme. Je pars toujours de ce que j’aimerais porter pour moi, j’en fais une collection femme, qui à son tour inspire la collection homme. Tous deux font partie du même cercle. Quelle est votre perception de la tendance “genderless” du moment ?
Bien évidemment positive. Pour moi, le “genre” est un concept qui définit le style vestimentaire et le lifestyle de ceux qui le portent. J’ai toujours cherché à éviter que mon travail ne soit enfermé dans quelque catégorisation que ce soit, ou défini par telle ou telle règle établie par d’autres. D’où vous vient cette obsession pour l’hybridation des grands classiques, comme avec votre célèbre “caban x doudoune x bomber” ?
Elle date des tout débuts de sacai, c’est même là son ADN. À l’époque où ma fille est née, je me suis rendue compte que je ne portais plus que des pièces très classiques, un jean, un T-shirt, un pull. Certains jours, je finissais même par les empiler ! De là est née l’idée de créer des pièces spéciales, dont l’intérêt serait de réunir en un seul vêtement mes grands classiques préférés. Ma marque de fabrique vient de là. Comment expliquez-vous votre amour pour les collaborations, si nombreuses, et le fait que
vous soyez une des pionnières en la matière ?
J’ai toujours pensé que les collaborations étaient l’occasion de développer et de faire connaître la marque sacai. Mais pas n’importe lesquelles : je les fais toujours en partenariat avec une marque qui me parle, pour un produit avec lequel j’ai une affinité particulière. Quelque chose de familier et de référencé, que tout le monde connaît, a déjà vu, et que je porte moi-même, que j’utilise au quotidien. Cela m’amuse d’imaginer une pièce inédite en y ajoutant une petite touche de sacai qui corresponde aussi à l’univers de la marque avec laquelle je collabore. Vous nourrissez une passion pour les avancées technologiques. La mode responsable et le développement durable vous concernent-ils également ?
Faire des vêtements que l’on puisse porter de saison en saison a toujours été une priorité, et c’est déjà un premier pas vers une mode responsable. C’est une bonne chose qu’il y ait de plus en plus de marques et de créateurs sensibles au respect de l’environnement, alors que, jusqu’à présent, la culture mode était surtout synonyme d’abondance. Aujourd’hui, je m’intéresse de près aux nouvelles technologies, et nous venons pour l’été 2020 de signer une collaboration avec Spiber (une société japonaise de biotechnologie spécialisée dans le développement de matériaux en protéines de soie, ndlr). 56
sacai est une entreprise financièrement indépendante, chose de plus en plus rare dans l’industrie de la mode. Êtes-vous une femme d’affaires avisée, en plus d’être une créatrice-née ?
Disons que c’est 50-50, même si régulièrement l’un l’emporte sur l’autre. Le plus important, c’est d’arriver à préserver un certain équilibre entre ces deux pôles. N’avoir jamais cédé aux sirènes de la fast fashion et du star system, leur avoir toujours préféré une croissance discrète et organique, explique-t-il votre succès ?
Sincèrement, je ne pense pas détenir la recette miracle d’une marque à succès, mais une chose est sûre, c’est que je n’ai jamais cessé de créer uniquement les produits que j’aime et auxquels je crois, sans jamais trop regarder à côté. Le fait qu’il y ait de plus en plus de gens qui estiment mon travail m’honore et m’encourage au plus haut point. C’est certainement ce qui aujourd’hui me conforte dans mes décisions au quotidien. La collection printemps-été 2020 donne l’impression d’être un jeu pour vous, est-ce le cas ?
J’ai en effet aimé jouer avec les silhouettes et les produits. Croiser une veste oversize avec un blouson bomber taille enfant est probablement l’une des pièces de cette collection qui résume le mieux mon état d’esprit du moment.
Photo René Habermacher
Backstage sacai, printemps-été 2020.
MODORAMA
CRÉATION / RÉBELLION
Environnementaux, sociétaux, inclusifs, genrés… les sujets existentiels ne manquent pas pour parler d’autre chose que de création. La mode mérite-t-elle pour autant qu’on la délaisse ? Non, bien sûr. Surtout quand il s’agit d’encourager une jeune génération de marques émergentes, qui proposent une nouvelle approche, réfléchie et responsable. Partant du principe que poser des questions c’est bien, mais qu’y répondre c’est mieux, voici quatre designers (tous anglo-saxons) à suivre de près. Et à porter haut et fort. Aut e ure SÉRAPHI NE B I TTAR D 58
Photos Amber Dixon - Noah - Jennifer Johnson - Bode
La designer Emily Adams Bode, adepte de la slow life.
Bethany Williams, designer britannique militante.
Le designer Brendon Babenzien, adepte d’une consommation éclairée. .
Le designer/activiste/artiste Kerby Jean-Raymond.
MODORAMA
BODE : FAIRE DU PASSÉ L’AVENIR
BETHANY WILLIAMS : EN GUERRE CONTRE LE SYSTÈME
Pour l’Américaine Emily Adams Bode, qui ne souhaite pas être associée à la mouvance durable, le problème n’est pas tant une question d’écologie que de savoir-faire. Si ses collections sont le fruit d’un perpétuel recyclage valorisé, c’est plus par souci de liberté créative que par urgence environnementale. Passionnée de brocantes et de “quilting” (matelassage, ndlr), connue pour avoir un réseau de marchands de tapis conséquent, la jeune créatrice semble vivre dans un joyeux amoncellement de pensées nostalgiques. Diplômée de philosophie et de la Parsons School of Design, elle crée sa marque, Bode, en 2016, et peut se targuer d’avoir été la première femme inscrite au calendrier hommes de la Fashion Week new-yorkaise. Mais c’est à Paris, la saison dernière, qu’elle marque les esprits avec un défilé lent, très lent, où les mannequins marchent si doucement que l’on peut enfin comprendre détails et matières. Un pied de nez à la fast fashion ! Broderies, patchworks, motifs appliqués traditionnels, peintures sur tissu, matelassages, tissus vintage… autant de techniques historiquement féminines proposées aux hommes, avec l’idée de repenser les codes classiques américains. L’intérêt créatif mais aussi intellectuel de son travail lui a valu le titre de CFDA Emerging Designer of the Year en juin 2019. Elle vient d’ouvrir sa première boutique à New York.
Créer de l’emploi, agir pour la réinsertion, lutter contre la pollution… Vus de loin, les faits d’arme de Bethany Williams relèveraient presque d’un militantisme apocalyptique. Heureusement, les créations proposées par cette jeune designer britannique rendent vite les choses plus légères. Mais de quoi est faite cette mode aux matières inconnues ? C’est la première question qui vient à l’esprit devant ses collections. Car ce qui donne cette sensation de luxe frissonnant, presque féminin, ce sont les étoffes – issues de déchets, et pas seulement textiles. Et son engagement ne s’arrête pas là. Pour sa première collection, l’an dernier, Bethany Williams avait fait assembler les vêtements par des détenues de HMP Downview (prison pour femmes de Sutton au Royaume-Uni, ndlr), et les trois looks finaux étaient présentés sur des mannequins choisis auprès d’une agence qui travaille avec de jeunes sans-abris. Convaincue par la nécessité de changer le système, la créatrice entend bien le repenser : elle est à l’origine d’un circuit d’échanges entre la Vauxhall Food Bank et la chaîne de supermarchés Tesco, s’entoure uniquement de sociétés qui partagent son point de vue, et n’oublie pas de reverser 20 % de se gains à des organisations caritatives. Pas étonnant qu’une juste reconnaissance n’ait pas traîné pour elle : finaliste du prix LVMH, lauréate du prix Emerging British Designer Menswear aux derniers British Fashion Awards, elle vient d’être récompensée par la reine Élisabeth pour son impact en faveur du “Positive Change”.
NOAH : RALENTIR L A MACHINE À CONSOMMER
PYER MOSS : L’UCHRONIE AMÉRICAINE
Avec l’âge vient la sagesse. Pour l’Américain Brendon Babenzien, ancien directeur artistique de Supreme et fondateur de la marque Noah, il n’est pas question de chercher à contrer le système en place, ni de mettre le mot “écologie” à toutes les sauces. Créée en 2002 puis relancée en 2016, sa mode inspirée des mouvements skate, surf et rock lui permet de travailler ses domaines de prédilection, tout en proposant un produit de qualité, fabriqué dans une démarche respectueuse. Selon lui, le meilleur moyen de produire et d’acheter responsable, c’est de consommer juste et bien, en évitant les excès. Les coups marketing, très peu pour lui. Quand il lance une capsule (comme celle avec le groupe The Cure), c’est avant tout pour se faire plaisir, et il ne s’en cache pas. Et puis, “mieux vaut parfois braquer la lumière sur ce qui est dans la pénombre”. Les meilleures idées sont ici celles qui se recyclent.
On pourrait penser que l’Americano-Haïtien Kerby Jean-Raymond se cache derrière sa marque – Pyer Moss –, au nom presque aussi énigmatique que lui, mais pas du tout. Avec ce label créé en 2013, il a voulu faire entendre un message très personnel sur les enjeux sociétaux liés au racisme, et n’a pas hésité, en 2015, à diffuser en plein show une vidéo de douze minutes dénonçant les violences policières, d’inspiration “Black Lives Matter”, avec les familles des victimes au premier rang. La méthode de KJR pour faire entendre sa cause fut pour le moins radicale et son engagement sans filtre faillit bien tuer la marque dans l’œuf, l’obligeant paraît-il à vendre tous ses meubles pour se trouver un avenir. Mais une collaboration providentielle avec Reebok a sauvé ses affaires, confirmant (aussi) ses talents de designer. De la mode, oui, mais parce que c’est un médium. Pensée comme un projet artistique plutôt qu’une simple proposition de style, elle tente de réécrire l’histoire en proposant l’esthétique d’un monde (ou plutôt d’une Amérique) exempte de discrimination raciale. Un engagement jusque-là opéré en trois actes, ou “Leçons”, via des collections baptisées American, Also. La première revisitait l’imagerie Far-West, la deuxième s’inspirait du Negro Motorist Green Book (symbole sixties de la ségrégation raciale). Et la troisième détournait le vestiaire blues et gospel en hommage à Sister Rosetta Tharpe. Messages explicites sur ceintures et tee-shirts (“See Us Now ?”, “Stop Calling 911 On The Culture”), casting 100 % black power… À la fois célébration de l’héritage afro-américain et provocation politique acerbe, Pyer Moss fait du vêtement une question sociale. .
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Photos Cerruti & Draine - Jade Benny - Noah - Maria Valentino
Backstage Bode, printemps-ĂŠtĂŠ 2020.
Backstage Bethany Williams. .
Collection Noah, automne-hiver 2019. .
Pyer Moss, collection 3.
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Pull ajourĂŠ en coton, pantalon en coton et mocassins en cuir, le tout FENDI. Bonnet perso.
COVER-BOY
COOL KID
Adoubé par Skepta, grand ami de la maison Fendi, Bakar signe un rock mutant, façon chronique des rues de Londres. Il n’hésite pas à mêler hip-hop et guitares indie-rock, cocktail peu rencontré dans sa communauté. Photographe MAXWELL GRANGER
Stylis te T HOM AS L I AM DAV I S
“J’écoute de la musique non-stop, explique Bakar. Dans un sens, elle me sauve la vie : grâce à elle, je me bouge et je ne fais pas n’importe quoi. Si je me sens mal, j’écoute un morceau et ça me calme, ou ça me donne la réponse que j’attendais.” Ce Londonien originaire du quartier de Camden, auquel il reste très attaché, a très vite pris conscience du pouvoir que la musique peut exercer non seulement sur lui-même, mais aussi sur les autres. Pourtant, c’est en dilettante qu’il a démarré sa carrière en 2015, en postant anonymement sur soundcloud des morceaux qu’il avait élaborés à partir de samples de King Krule et de Bombay Bicycle Club. Se faire un nom n’a jamais été pour lui une question de vie ou de mort, contrairement à certains artistes de sa génération. D’ailleurs, Bakar n’est pas près de devenir accro aux réseaux sociaux : il ne possède même pas de téléphone portable. On parvient enfin à l’avoir au bout du fil, par l’intermédiaire de l’un de ses proches, pour lui poser toutes les questions qui nous sont venues à l’esprit en découvrant son univers singulier. Il y a deux ans, Bakar a sorti son premier album, intitulé Badkid. Véritable pavé dans la mare du rock anglais et de ses sonorités modernes un peu trop policées et conformistes.Badkid,
Aute ur e N O ÉMIE LECO Q
c’est d’abord l’affirmation de sa personnalité, loin des clichés vieillots qui voudraient réserver les guitares à des musiciens blancs. Mais c’est aussi l’abolition des notions de styles musicaux. Bakar prend un malin plaisir à flouter ces frontières en plaquant des rythmiques électrorap sur des mélodies chantées de sa voix soul, le tout enrobé dans des guitares indie-rock. La preuve qu’on peut être fan de hip-hop et de rock en même temps. “Quand j’étais ado, j’ai été très marqué par Kele Okereke, de Bloc Party, et par Dev Hynes, période Lightspeed Champion”, se souvient-il. Ces deux groupes, dominés par les guitares et menés par des chanteurs black, lui ont ouvert la voie en lui montrant que ce qu’il recherchait était possible. ABOLIR LES PRÉJUGÉS COMMUNAUTAIRES
“Les ados d’aujourd’hui ont beaucoup plus d’exemples sous la main. Mais les clichés existent des deux côtés : il y a des gens dans ma communauté qui me demandent encore pourquoi je joue ce genre de musique. Doucement mais sûrement, les préjugés disparaîtront, on finira par y arriver”, assure-t-il. 63
Combinaison en coton avec empiècements en peau et ceinture tressÊe en cuir, FENDI. Hoodie et bonnet perso.
MODE
“En me lançant à fond dans la musique, j’ai abandonné au passage ma capacité à me détendre. Je réfléchis en permanence à ce que je devrais faire, à la prochaine étape de ma carrière. La tranquillité, voilà ce que j’ai dû laisser derrière moi !” BAKAR
Dans cet état d’esprit optimiste, Bakar a pris de bonnes résolutions pour cette nouvelle année, qu’il dévoile lorsqu’on lui demande à quoi il a déjà renoncé pour la musique, depuis ses débuts : “C’est une bonne question… Il faut que j’apprenne à laisser tomber certains trucs, à lâcher prise. C’est exactement ce que j’ai prévu de faire en 2020. En me lançant à fond dans la musique, j’ai abandonné au passage ma capacité à me détendre. Je réfléchis en permanence à ce que je devrais faire, à la prochaine étape de ma carrière. La tranquillité, voilà ce que j’ai dû laisser derrière moi !” On le croit sur parole, mais ce n’est pas vraiment l’image qu’il donne dans ses clips. Au début de la vidéo de Hell N Back, il fait des grimaces, sifflote sur une plage, ou balance ses jambes au-dessus d’une rambarde. Libre comme l’air dans sa chemise balayée par le vent, il finit par esquisser quelques pas de danse nonchalants. Ce morceau radieux figurait sur l’EP qu’il a sorti l’an dernier, six chansons réunies sous le titre Will You Be My Yellow? Parmi elles, on note aussi Stop Selling Her Drugs, une collaboration avec le rappeur Dominic Fike, autre grand espoir 2020.
être sa seule préoccupation pour ces prochains mois. “Ensuite, je pense qu’on partira en tournée, peut-être pour participer à des festivals cet été”, précise-t-il. Sa griffe, éclectique et électrique, n’en finit par de séduire ses auditeurs. Parmi ses fans autoproclamés, on retrouve Skepta (que Bakar a côtoyé de près), SebastiAn (avec qui il a collaboré sur le morceau Sober), et, plus improbable, sir Elton John. Bakar a aussi commencé à conquérir le domaine de la mode, en particulier Virgil Abloh. Le styliste l’a recruté dès son premier défilé pour Louis Vuitton en juin 2018, puis à nouveau début 2019. Bakar a ainsi côtoyé sur le podium des artistes de choc comme Kid Cudi, Theophilus London, Dev Hynes, Steve Lacy, Playboi Carti et Octavian, entre autres. Le Londonien a également fait partie du projet F Is For… Fendi début 2019. Habillé par la maison italienne, il a donné une performance mémorable sur la terrasse du Palais de la civiliation italienne, à Rome. Dès 2017, il avait été repéré par Fred Perry et invité à jouer un concert spécial jeunes talents organisé par cette marque anglaise culte. “Chaque nouvelle expérience que je vis dans le monde de la mode est une vraie bénédiction, s’exclame Bakar. C’est vraiment cool ! La plus grande icône de mode que je connaisse, c’est ma mère (rires).” Si son look, à tendance baggy, est un autre moyen de dévoiler sa personnalité, Bakar s’exprime avant tout en musique. Il revient sur son mode de fonctionnement pour composer : “Ce que je recherche dans un morceau tient en deux mots : honnêteté et mélodie. J’ai du mal à décrypter mon processus d’écriture : ça me vient comme par magie ! Comme si ça ne dépendait pas du tout de moi. Je dois simplement me mettre en condition, dans un état d’esprit propice pour que les idées viennent à moi, par exemple en passant du temps en studio. Mais ça peut aussi m’arriver quand je marche dans la rue, ou dans un train, ou quand un copain dit une phrase qui me plaît et me reste en tête. La créativité peut arriver dans plein de circonstances différentes.” Que fait cet esprit bouillonnant quand il ne prépare pas son grand retour ? “Je dois reconnaître que mon passe-temps préféré, quand je ne fais pas de musique, c’est la Playstation”, glisse-t-il dans un éclat de rire. On lui fait confiance pour rester concentré encore quelques mois sur la préparation de son nouvel album, l’une des plus belles promesses de 2020.
SUR LE PODIUM FENDI
Tout en conservant le charmant esprit lo-fi qui l’habite depuis toujours, ce maxi offre un virage vers la lumière et la douceur. Peut-être une transition vers le deuxième album qu’il prépare en ce moment ? Bakar n’en est pas si sûr. Il nous parle de ce sur quoi il travaille avec acharnement ces jours-ci, pour nous donner une idée globale. “J’aimerais vraiment pouvoir te dire que j’ai terminé ce nouvel album, mais j’en suis loin, avoue-t-il en soupirant. J’ai bien l’intention de le sortir avant la fin de l’année, même si je ne sais pas exactement quand. Je travaille très dur pour faire le meilleur album possible. Mon objectif, c’est d’en sortir épuisé après avoir tout donné. J’ai envie de transmettre les mêmes messages que sur Badkid, mais en mieux ! Je me sens le même, mais il y a quand même quelques différences : je me suis amélioré, mon groupe aussi, mon producteur aussi, ma façon de chanter et de jouer aussi, j’arrive mieux à raconter des histoires. Donc je pense qu’on restera dans la même veine mais avec une énorme progression, une plus grande intensité : on ira encore plus loin dans la sincérité, notre côté pop sera accentué, notre atmosphère relax le sera encore plus… bref, tout sera plus démesuré qu’avant.” On trépigne d’impatience en attendant de découvrir le résultat. D'ici là, Bakar nous promet qu’enregistrer la suite de Badkid va
Album Badkid et EP Will You Be My Yellow?, disponibles. Nouvel album à venir cette année. 65
Pull sans manches en maille de coton et pantalon en coton, FENDI. Bonnet et bijoux perso. Page de droite : pantalon en coton, mocassins et sac en cuir, ceinture en cuir tressĂŠ, le tout FENDI. Bonnet et bijoux perso.
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Costume en toile de coton, pull en maille rayĂŠ ajourĂŠ et mocassins en cuir, le tout FENDI. Bonnet et chaussettes perso. 68
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Chemise longue, pantalon et bob en coton, mocassins et sac en cuir, le tout FENDI. Chaussettes et bijoux perso. Page de gauche : polo en coton ĂŠponge rayĂŠ, pantalon en lin et mocassins en cuir, le tout FENDI. Bonnet perso. Grooming Petra Sellge 71
Veste en coton, chemise en soie et jean en denim, le tout CELINE.
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PRÉFACE DE LAWTHER À l’affiche du deuxième long-métrage de Régis Roinsard Les Traducteurs, un “whodunit” francophone au casting international, Alex Lawther livre ses impressions en français sur le Brexit, la langue de Molière, le jeu et la littérature. Portrait d’un acteur sans frontières, pour qui poser les questions est plus important que d’y répondre. Photographe MAXWELL GRANGER
Stylis te T HOM AS L I AM DAV I S
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Aute ur e SÉRA PH IN E BITTA RD
Costume en cachemire à rayures tennis, chemise en soie rayée et ceinture en cuir de veau, le tout CELINE. Chaîne en or vintage.
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“Il fallait chercher une fluidité dans la langue française, mais aussi un esprit, une façon de jouer, qui corresponde à chaque nationalité. Sur le tournage, on parlait tous français, chacun avec notre propre niveau, et pour moi c’est ça, l’esprit européen.” ALEX LAWTHER
Pas de réponses mécaniques, beaucoup d’hésitations, et les mains sur les yeux pour réfléchir. Alex Lawther se définit comme quelqu’un qui pense trop. On the dot, comme disent les British, et muni d’une tasse de café, Alex, sans avoir boudé les formules de politesse en français, s’assoit dans un fauteuil face à la fenêtre du Jacques’ Bar de l’hôtel Hoxton, en plein sur les Grands Boulevards. S’il préfère le quartier de Belleville, il ne détonne pourtant pas dans un décor plus classique, confortable, tamisé. L’acteur est loin de ses personas torturées des séries Black Mirror et The End Of The F***ing World, pour lesquelles il avait avec brio joué un jeune pédophile confronté à sa perversité, puis un adolescent tueur de chatons, autoproclamé psychopathe. La seule chose qui le lie à ses alter ego d’écran, outre une certaine propension au comique, c’est sa présence parfaitement éthérée, sans insistance, qui attire immédiatement la confiance et l’envie, plus que de le faire parler, de se livrer à lui. Ce qu’il, probablement inconsciemment, provoque en retournant les questions qu’on lui pose. Car ce qui l’intéresse, ce n’est pas tellement lui-même, mais tout le reste.
Lawther est Alex Goodman, le plus jeune de l’équipe internationale engagée pour traduire le troisième opus d’un best-seller. Enfermés dans un manoir pendant deux mois, sous la coupe de l’éditeur Éric Angstrom (Lambert Wilson), sans accès à internet ou autre moyen de communication, les neuf traducteurs voient leurs relations se dégrader lorsque les premières pages du roman fuitent sur le web, sans explication, une rançon à la clé. C’est dans un français presque impeccable, si ce n’est pour quelques charmantes bizarreries de vocabulaire que personne ne lui conseillerait de perdre, que Lawther raconte son personnage. “Il se présente comme un jeune glandeur. Mais il est beaucoup plus et beaucoup moins que cela – c’est vraiment mystérieux comme façon de le dire. La question est toujours de savoir ce que je dois dévoiler ou cacher.” Mais Alex Lawther, lui, n’est clairement pas un glandeur, et il suffit pour s’en convaincre de l’écouter parler la langue qu’il a apprise pour le film. “Mon français était vraiment merdique. Mais Régis s’est battu pour me prendre dans l’équipe. Il a vu en moi quelque chose qui était intéressant pour lui, même si je ne parlais pas très bien. Il fallait chercher une fluidité dans la langue française, mais aussi un esprit, une façon de jouer, qui corresponde à chaque nationalité. Sur le tournage, on parlait tous français, chacun avec notre propre niveau, et pour moi c’est ça, l’esprit européen.” C’est à s’y tromper, et à la tentante question de sa nationalité britannique, Alex évoque immédiatement le Brexit. “Je ne sais pas du tout ce qu’est le RoyaumeUni sans nos amis européens”, déplore-t-il. Car ce qu’Alex voit dans Les Traducteurs, dont le casting a eu lieu à peu près au moment du vote pour le Brexit, c’est un message politique, métaphoriquement lié à la question. Une équipe multinationalités, une réflexion sur la place de l’art (non, il n’appartient à personne) et la langue française qui – “enfin !”, dit-il – remplace l’anglais comme langue internationale. L’engagement politique dans l’art, Alex le voit comme une obligation, même si, pour lui, l’art ne changera pas les choses mais “posera des questions”. Mais son avis n’est pas gravé dans le marbre, et l’acteur est prêt à discuter les interprétations possibles du film, s’intéressant franchement à la parole de l’autre, ce qui lui permet momentanément de libérer son visage de ses mains et de poser son
LE FRANÇAIS DEVENU LANGUE INTERNATIONALE
“J’aurais été un intello, toujours le nez dans un bouquin”, plaisantet-il, évoquant sa brève ambition de s’inscrire à la fac pour étudier la littérature anglaise, avant de devenir comédien presque par hasard, en auditionnant pour la pièce South Downs, de David Hare, qui le révèlera. “Ce n’était pas prévu ! Et je me suis dit – enfin, ce n’est toujours pas sûr – que je pouvais continuer en tant qu’acteur.” À 19 ans, il pouvait déjà se targuer d’avoir joué le jeune Alan Turing dans Imitation Game, aux côtés de Benedict Cumberbatch et Keira Knightley. À 24 ans, c’est trois films prévus en salle pour 2020 : un Wes Anderson (The French Dispatch), un film britannique (Old Boys) et une production hollywoodienne (Freak Show). Devenu en quelques années une star du silver screen, c’est en France qu’il offre la magie de son jeu, en français, et incarne un rôle qui, contrairement à l’acteur, n’a rien d’un honey pie. Dans Les Traducteurs, de Régis Roinsard (connu pour son film Populaire, 2012), Alex 75
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Costume en laine, chemise et T-shirt en coton, le tout GIVENCHY. Chaussettes perso. Page de droite : Veste en matĂŠriau technique prince-de-galles, chemise en coton, pantalon en cachemire et bottines en peau imprimĂŠe, le tout VERSACE. 76
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“J’ai tout de suite compris quelqu’un qui trouve refuge dans la littérature. Quand on est jeune – enfin pas seulement –, si l’écriture est bonne, on est transporté, et l’on s’imagine être dans la peau du personnage. Jouer, c’est se rapprocher au plus près de ce sentiment.” ALEX LAWTHER
regard sur la conversation. Et la question devient à ce moment-là inévitable : est-ce qu’Alex Lawther est, à l’instar de ses personnages, du genre à enfreindre les règles ? L’hésitation passée, il se déride, n’ayant jamais pensé que ses protagonistes pouvaient partager cette tendance. “J’adore ! Je suis un Rebel Without a Cause (film de 1955, La Fureur de vivre, ndlr) ! C’est intéressant.” Son sourire enjoué à cette idée se transforme en rire à la mention du mot “inadapté”. “On est tous inadaptés ! Tous en train d’essayer. L’autre soir, j’étais avec un ami, qui est très timide, à une fête où il ne connaissait personne. Il est quand même allé vers les gens, il s’est mêlé à eux. Je trouve ça très beau. J’aime les gens qui essaient… d’essayer, quoi !” Peut-être qu’après tout, être acteur, c’est, au risque de se répéter, essayer – c’est en tout cas une idée qui le séduit.
siaste, il se réjouit de parler un peu de livres, sa passion première, qui a sûrement motivé son désir de jouer, et après tout, le sujet du film. “J’ai tout de suite compris quelqu’un qui trouve refuge dans la littérature. Quand on est jeune – enfin pas seulement –, si l’écriture est bonne, on est transporté, et l’on s’imagine être dans la peau du personnage. Jouer, c’est se rapprocher au plus près de ce sentiment.” Il évoque Proust, qu’il a tenté de lire à 16 ans, et tourne en ridicule un souvenir qu’il voit comme bien prétentieux, “lire Proust, avec un verre de vin”. Il compte pourtant bien s’y essayer à nouveau. Pour patienter, il accepte avec excitation de se soumettre à quelques entrées du questionnaire rendu célèbre par l’auteur. Quelques-unes de ses réponses, sans les questions : Joni Mitchell, la gentillesse, un gros petit déjeuner, se sentir seul, ma meilleure amie (dont on ne citera pas le nom), trop penser, dans une petite maison près de la mer – n’importe quelle mer agréable. Un portrait évoquant plus de douceur que l’état caféiné que son temps, soudainement devenu très précieux, lui impose. L’acteur n’a d’ailleurs qu’une hâte, avoir dix minutes pour continuer son livre préféré du moment (What belongs to you, Garth Greenwell). Il n’en oublie pas d’échanger des conseils de lecture, et à la mention d’un auteur inconnu (Stefan Zweig), l’ivresse d’une découverte s’empare de lui. “J’ai toujours adoré le personnage Matilda, de Roald Dahl. Quand j’étais petit, j’étais sûr d’avoir des super pouvoirs, comme elle.” Si l’acteur n’a jamais eu le don de télékinésie (reste encore à prouver), il n’est pas loin de faire bouger certaines choses par la pensée. Revenant sur son parcours, il ne tente pas d’en définir une courbe logique, gêné par l’idée de se complaire dans un but. “Peut-être que, quand j’aurai 90 ans, je regarderai ce que j’ai fait, et j’arriverai à comprendre quel était l’objectif derrière tout ça. Pour l’instant, mon chemin me paraît agréablement assez vague.”
PENSER, ESSAYER, (SE) CHERCHER
“Sur scène, c’est plutôt rassurant car je sais que je peux réessayer le lendemain, mais en tournage, il faut apprendre à laisser tomber et passer à autre chose, parce qu’à la fin de la journée, tout ce que tu as proposé n’est plus entre tes mains.” Ce qui ne l’empêche pas d’adorer rêver au fait d’un jour réaliser un film, précisant qu’il aurait besoin d’une équipe beaucoup plus expérimentée que lui ; car s’il parle la langue des images et semble fasciné par les monteurs qui “tricotent” les choix d’interprétation pour assembler le film, il se sent plus proche des acteurs, et parfaitement à l’aise pour leur donner des “indices”. Un jour, sûrement. En attendant, Alex ne peut s’empêcher de railler un peu une ambition trop sérieuse. “Je me dis toujours : quand est-ce que je vais devenir adulte ? Peut-être demain.” Alors qu’Alex dit se chercher encore, on ne peut s’empêcher de se demander si sa plaisanterie n’est pas plus pertinente qu’il ne le pense. Curieux, enthou78
Veste en coton, chemise en soie et jean en denim, le tout CELINE. Bottines en peau imprimĂŠe VERSACE.
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Veste en cuir de veau, chemise en coton, T-shirt en jersey et pantalon en laine, le tout ERMENEGILDO ZEGNA. Chaîne en or vintage. Page de gauche : Blouson à manches courtes en laine et mohair et sur-chemise en maille de coton, COLLECTION HOMME, DIOR. Grooming Petra Sellge 81
Collective conscience (2014 - …), installation d’Oscar Murillo, un des quatre artistes à partager le Turner Prize 2019.
ART
LE RETOUR DU COLLECTIF Auteure HÉLÈNE MURON
Photo David Levene
De CoBrA à Fluxus et des kibboutzim sionistes aux kommounalki soviétiques, les systèmes collectifs de création et de production ont été nombreux dans l’histoire de l’humanité. Aujourd’hui, conséquence des politiques d’austérité, ils connaissent une recrudescence. Tous ensemble ? 83
ART
“C’est deux semaines avant le vote du Brexit, en décembre dernier, que la décision a été annoncée : le Turner Prize, plus grande récompense offerte chaque année à un.e artiste britannique ou résidant au Royaume-Uni, a été décerné à un collectif.” sculpteur, cofondateur et président du Wonder, ce qui s’est imposé comme un moyen de survie dans une ville au foncier saturé est devenu “un projet artistique à part entière”. Jérôme Clément-Wilz, auteur de documentaires de création et fondateur du pôle vidéo du collectif, reconnaît lui aussi que sa pratique s’est transformée grâce à cette “famille” dans laquelle il vit. La convivialité, selon Illich, se définit comme “l’inverse de la production industrielle” : le collectif est un modèle relationnel plus que productif. Au Wonder, les artistes créent ensemble des “opéras”, soirées expérimentales mêlant la performance et le bal, la fête et le cérémonial. Dans la cuisine du Wonder/Zénith, sur l’ardoise où sont réparties les tâches ménagères hebdomadaires, une phrase est inscrite dans un anglais approximatif : Thanks to be great people and such good artists. “C’est un choix, cette vie en collectivité”, conclut celui qui, à 35 ans, est le doyen des résidents. “Je n’ai ni appartement, ni voiture, ni enfant, mais je ne pourrais pas vivre autrement.”
No man is an island, entire of itself / Every man is a part of the continent (Aucun homme n’est une île, entière en elle-même; tout homme est une fraction du continent, une partie du tout), écrivait le poète anglais John Donne en 1624 dans une de ses Méditations. Presque quatre siècles plus tard, à un moment où l’isolationnisme se joue autant dans les urnes que devant les écrans petits et grands, l’incipit du poème est un rappel important. Dans un archipel bien réel, celui de Venise, la Biennale d’architecture – qui se tiendra au printemps puis tout l’été – invite artistes et architectes à s’interroger sur ce thème : How will we live together ? (Comment vivre ensemble ?). Face à un monde en plein effondrement social, économique et climatique, il n’est plus question de rester isolés : la convivialité, voilà la clé. C’est deux semaines avant le vote du Brexit, en décembre dernier, que la décision a été annoncée : le Turner Prize, plus grande récompense offerte chaque année à un . e artiste britannique ou résidant au Royaume-Uni, a été décerné à un collectif. Ce n’est pas une première – en 2015, le prix avait été remporté par Assemble, un collectif d’architectes et de designers – mais les circonstances sont particulières. Les quatre finalistes 2019 ont en effet fait la demande expresse de s’instituer en collectif afin que la récompense de 40 000 £ soit répartie en quatre lots égaux. Le geste était ouvertement politique et même contestataire. Les jurés ont accepté à l’unanimité. “La décision pose la question de la nécessité de la récompense”, souligne Tristan Bera, curateur, artiste et auteur, lui-même membre du collectif interdisciplinaire Coyote. Il semblerait que de tels prix soient les vestiges d’un système inégalitaire obsolète. Sur la fiction de l’artiste isolé derrière la porte close de son atelier, la réalité du collectif l’emporte. “Ce n’est pas tant la pratique qui est plus collective, ajoute Bera. Mais les liens de création qui sont reconnus et rendus visibles.” Oscar Murillo, l’un des lauréats du prix Turner, a un mode de production familial et collaboratif, et ne s’en cache pas. Son travail est une ode aux liens sociaux.
Nanterre situé outre-Atlantique ? Pas vraiment. À Bushwick, quartier post-industriel de Brooklyn désormais si branché que les graffiti s’y visitent, c’est dans un ex-hangar que s’est installée la House of Yes. Derrière ce nom à la positivité typiquement américaine, se cache un collectif fondé en 2007 par deux artistes, Kae Burke et Anya Sapozhnikova, soucieuses d’investir un lieu assez grand pour y vivre, travailler et organiser soirées dansantes et cours de cirque. Signant sans hésiter le bail d’un ancien squat au deuxième étage d’un immeuble plein d’ordures et de flaques, les deux amies rénovent l’espace pour y accueillir d’autres artistes. Les ateliers de cirque du mercredi ne sont qu’une partie des festivités inscrites au calendrier du loft bientôt baptisé House of Yes : dîners communautaires, soirées cinéma, cours de yoga et fêtes accueillent résidents du collectif et habitants du quartier. Devenue une institution de l’underground, la House of Yes est un temple autoproclamé de l’expression personnelle, où tous les genres et styles sont accueillis à bras ouverts, surtout les plus roses et les plus glitter. Le collectif, loin de noyer l’individu dans une fusion qui nivellerait les différences, autorise une prolifération de voix marginalisées à se faire entendre. Shelton Pritchard Lindsay est un performer, auteur, metteur en scène et scénographe qui contribue aux spectacles de la House of Yes depuis quatre ans. Son travail se développe au sein des collectifs auxquels il participe : les Amateur Burlesque, qui se produisent à la House of Yes, et les New York Neo-Futurists. Pour lui, le collectif est un réseau professionnel mais aussi une plate-forme d’échanges et de découverte d’une rare richesse. Depuis Athènes où il vit, Tristan Bera renchérit : selon lui, le collectif peut être un moyen d’éviter “le plus bas dénominateur commun” du fonctionnement démocratique et de “jouir du dissensus”. Au-delà de la jouissance, la fête libre et ouverte telle qu’elle se pratique à la House of Yes est un moyen de vivre ensemble sous-estimé par les démocraties participatives actuelles. Pour s’en convaincre, il suffit de rejoindre sur internet un collectif de fête. “On dit que nous sommes des geeks et que nous passons trop de temps devant nos écrans… mais internet a aussi permis aux gens de redécouvrir le collectif”, remarque Louis-Marie de Certaines, community manager et mine d’informations sur la scène alternative parisienne, qui renaît de ses cendres. Bruits De La Passion, Microclimat, Otto10, Pas-Sage ou Soukmachine : l’émulation créative des collectifs d’artistes paraît essaimer sans fin.
LE PHAL ANSTÈRE WONDER
À Nanterre, au pied des tours Nuages construites dans les années 1970 comme une réponse poétique aux grands ensembles de l’époque, une autre utopie réaliste est installée dans un petit bâtiment circulaire dénommé le Wonder/Zénith. Ateliers d’artistes organisés en dix pôles équipés tels que bois, métal, peinture, vidéo, musique ou céramique ; cuisine associative ; bibliothèque de recherche et chambres individuelles pour les 13 résidents formant le noyau dur du collectif ; sans oublier un espace de stockage à la cave et une terrasse à ciel ouvert : le Wonder/Zénith est un lieu hybride, entre le phalanstère et l’espace de coworking pour artistes précaires. À l’origine du Wonder, au début des années 2010, un collectif à l’effectif plus réduit d’artistes qui, face au manque d’espace pour vivre et travailler à Paris, se tournent vers les squats. Les bâtiments désaffectés en banlieue parisienne sont nombreux ; celui qu’ils occupent en premier est l’ancienne usine de piles Wonder. Apprenant par le bouche à oreille l’existence d’un terrain de plus de 20 000 m² à Saint-Ouen, le groupe de vingtenaires négocie avec le propriétaire afin d’obtenir une convention d’occupation temporaire. À la clé, un vaste Angkor Vat industriel où prolifèrent des plantes invasives au milieu des machines – métaphore de la résistance qui s’opère. La mutualisation des outils – qu’il s’agisse d’une paneauteuse au Wonder ou d’un lexique pour le collectif Coyote – est au cœur de la société conviviale post-industrielle décrite par le penseur viennois Ivan Illich. La mise en commun conduit à un enrichissement de chacun. Pour Nelson Pernisco, 84
Photo House of Yes, Brooklyn, 2019
DIS-MOI OUI
House of Yes, Brooklyn, 2019.
Unseen Potential (Psilocybe Atlantis – Sclerotia), de Jeremy Shaw, 2012.
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MÉTAPHYSIQUE DU TRIP
Courtesy Jeremy Shaw and König Galerie, Berlin - Alex Debrabent/Courtesy of the artist and König Galerie, Berlin, Tokyo, London
Auteure AUDREY LEVY
L’artiste Jeremy Shaw.
Depuis les années 2000, Jeremy Shaw poursuit une œuvre qui fusionne croyances spirituelles et neurosciences, et dit sa fascination pour le progrès, le cerveau et les mécanismes de perception. Il présente sa première grande exposition* en France, au Centre Pompidou, converti pour l’occasion en un laboratoire d’expérimentations, à la frontière des arts et de l’ingénierie. 87
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“J’ai toujours été intéressé par les états de conscience modifiés et par la façon dont les gens parvenaient à avoir une expérience transcendantale, que ce soit par la prise de drogues, la prière ou la méditation.” JEREMY SHAW
le dire plasticien ou vidéaste, il préfère le terme de “visual artist”: “Je réalise des films, mais également des sculptures, je ne privilégie pas un médium particulier. Si j’ai choisi de les associer, c’est parce que du mélange, surgissent des choses inédites.”
Comme beaucoup d’artistes émergents, Jeremy Shaw, né en 1977, a vécu à New York puis à Londres, avant de choisir d’installer son atelier à Berlin, voilà plus de dix ans. Parce que cette ville-là plus que tout autre inspire ce Canadien d’origine. Elle est surtout “plus abordable” et lui “offre le temps et l’espace dont [il a] besoin pour expérimenter”, confie-t-il. Artiste – il le dit sans prétention –, il l’a toujours été, il a ça dans le sang. Moins dans sa lignée : son père était professeur et sa mère, journaliste. Mais “ils m’ont toujours encouragé”, reconnaît-il. “Enfant, sans savoir ce que je ferai plus tard, j’étais passionné par les arts et la musique.” Il était un peu touche-à-tout, le petit Jeremy. Son parcours artistique, il l’a commencé dans les rues de Vancouver qu’il s’amusait à recouvrir de graffitis. Et puis, comme tous les ados des années 90, il s’est pris de passion pour la vidéo. “Je n’aimais pas une forme d’art plus qu’une autre, je les aimais toutes”, se souvient-il. Sur les bancs de l’Emily Carr University, prestigieuse école d’art et de design de Vancouver, il s’initie à la peinture, à la sculpture, aux films. Mais son truc, c’est la musique électro. Si bien qu’il deviendra un temps DJ, se produisant du Berghain en boîtes de nuit parisiennes avec son groupe Circlesquare. “Dans mon travail, l’art et la musique sont indissociables. Et dans mes films, la musique joue un rôle central”, reconnaît-il. Difficile pour lui de se définir. On pourrait
Un artiste à part, Jeremy Shaw ? Assurément. “Lorsque j’ai visité son atelier, il y a une dizaine d’années, j’ai été frappée par l’intensité de son travail, l’ambiguïté de ses images, liées à des états apparents de transe, et par sa virtuosité dans l’utilisation de la musique. Ses références – qui vont de la culture rave aux neurosciences et à la science-fiction – tranchaient avec ce que je voyais ailleurs”, se remémore Christine Macel, conservatrice en chef du Centre Pompidou et commissaire de l’exposition “Jeremy Shaw, Phase Shifting Index”. Ses influences sont nombreuses. Il les a puisées dans les films, les clips musicaux et l’art conceptuel. Ado, il était fan de Bowie et de Cronenberg. Et puis, il y a cette fascination pour le progrès scientifique et le cerveau qui irrigue toute son œuvre. D’où vient-elle ? “J’ai toujours été intéressé par les états de conscience modifiés et par la façon dont les gens parve88
Photo Courtesy Jeremy Shaw and König Galerie, Berlin
ÉTATS DE CONSCIENCE MODIFIÉS
Key Portrait, de Jeremy Shaw, 2020.
ART
de conscience et à une spiritualité qui leur permettrait d’empêcher l’extinction de l’espèce humaine... “C’est une narration dystopique sur la religion, les neurosciences et la science-fiction, qui prend place dans les années 60-70, mais dont l’action se déroule en 2120. Elle traite de transcendance et de l’avenir de l’humanité”, détaille-t-il. Pour le spectateur, c’est à chaque fois une expérience. Voilà la force du travail de Jeremy Shaw. “Il transporte le spectateur, au sens littéral : ses œuvres le portent dans un ailleurs où les limites temporelles, psychiques et physiques sont poreuses, voire abolies. On peut parler d’extase, au sens d’une sortie hors de soi”, témoigne Christine Macel. À vous de voir, avec Cathartic Technology, sa nouvelle installation immersive présentée au Centre Pompidou. Composée de sept écrans vidéos, elle montre sept groupes de personnes qui, évoluant dans des époques différentes de 1950 à 1990, exécutent des mouvements de types rituels et cathartiques, jusqu’à se synchroniser dans un moment d’extase collective. Soulevant cette interrogation : “Les croyances et la foi sont-elles suffisantes pour changer notre réalité ?” À méditer...
naient à avoir une expérience transcendantale, que ce soit par la prise de drogues, la prière ou la méditation.” En a-t-il fait l’expérience ? “Ça oui !”, lance-t-il, dans un éclat de rire. À travers une œuvre, d’abord : “DMT”, réalisée en 2004, qui superpose quinze minutes d’expériences psychédéliques de jeunes gens, après une prise de diméthyltryptamine et le récit confus de leur expérience, retranscrit en sous-titres. “J’ai expérimenté les drogues quand j’étais jeune, tout en étant élevé dans le catholicisme”, précise-t-il. S’il s’est intéressé à la science, c’est “parce qu’elle tente – à commencer par les neurosciences – d’expliquer ces états et ce qui se passe dans le cerveau, où sont localisées ces expériences.” Certaines restent inexpliquées, car “on ignore encore beaucoup de choses”. L’art peut-il alors venir au secours de la science, l’expliquer à sa manière ? “Mes œuvres sont toujours des propositions sur l’art et la science. Je tente d’y créer des mondes où la science et la religion sont au même niveau et à égalité.” Pour comprendre, il suffit de voir son film Liminals, qui l’a révélé à la Biennale de Venise, en 2017. Dans cette science-fiction, ses personnages, après avoir découvert que nos expériences spirituelles étaient identiques, décident d’abandonner la religion et la spiritualité. Ils ont cessé de croire et sont en danger. Alors, ils dansent et réalisent des rituels, tentant d’accéder à un niveau
* Exposition “Jeremy Shaw, Phase Shifting Index”, dans le cadre du programme “Mutations / Créations #4”. Au Centre Pompidou, jusqu’au 20 avril 2020. 90
Photos Courtesy Jeremy Shaw and König Galerie, Berlin
Towards Universal Pattern Regognition (MM Pastors 2.1.01), de Jeremy Shaw, photo d’archives couleur, chrome, acrylique, 2016.
Phase Shifting Index 2020, de Jeremy Shaw.
Chaque détail du personnage – col usé, vêtements froissés, coupe hirsute – a été savamment étudié par Peter Falk.
COLUMBOMANIA
IMPER ET PASSE
Une peu plus de trente ans de carrière à la télévision et l’intervention de pointures comme Steven Spielberg, John Cassavetes, Ben Gazzara ou Patrick McGoohan à la mise en scène. Derrière l’énigme du succès ininterrompu de la série Columbo se cache une machine extrêmement bien huilée. Auteur JEAN-PASCAL GROSSO
Photo NBC/NBC 2012. NBC Universl Inc.
Comment expliquer qu’une série dont le comédien principal est décédé depuis neuf ans fonctionne encore aussi bien à chacune de ses rediffusions ? Qu’un personnage sans autre extravagance qu’une Peugeot décatie et un basset Hound atterré, sans cascades ni recours aux armes à feu ou aux arts martiaux, ait su trouver si distinctement sa place au sein d’un bestiaire télévisuel héroïque ? Et que 18 saisons d’enquêtes où l’identité du coupable est dévoilée d’office n’ont de cesse de captiver le public ? Outre son charme quelque peu compassé – particulièrement sur l’exceptionnelle période courant de 1971 à 1978 – et sa plongée dans la Californie des nantis de l’époque, Columbo brille avant tout par la performance de son interprète principal, Peter Falk, comédien fétiche de John Cassavetes (Husbands, Une Femme sous influence, Big Trouble...). Il ne faudrait pas non plus éluder la longue liste de metteurs en scène de grand talent qui se sont succédé, l’intervention d’acteurs et d’actrices parmi les meilleurs de leur génération pour camper des assassins plus roués les uns que les autres ainsi qu’une machinerie narrative particulièrement bien pensée. “J’ai moi-même du mal à expliquer qu’un personnage et une série puissent tenir aussi longtemps, s’étonnait encore Falk à la fin des années 90. Je me dis que cela tient à sa nature. Columbo est très à l’aise avec son image : il n’y a pas un soupçon de prétention en lui.”
D’abord personnage de théâtre imaginé par le tandem Richard Levinson et William Link (son premier interprète, l’oscarisé Thomas Mitchell, décédera lors d’une ultime tournée à travers les États-Unis), apparu une première fois en second rôle à la télévision en 1960 (sous les traits bonhommes de Bert Freed, acteur vu chez Minelli, Wyler, Kubrick…) avant que Peter Falk, séduit par le personnage, ne le transcende dans deux premiers pilotes : Inculpé de meurtre (1967) et, plus tard, Rançon pour un homme mort (1971). Ne désirant pas se ruiner à acquérir des longs-métrages de cinéma, la chaîne NBC s’allie à la puissante major Universal pour produire des téléfilms de qualité (et, au final, assez onéreux) dans le cadre du NBC Mystery Movie. Deux soirs par semaine, l’émission diffusait ainsi les exploits de différents héros, dont Richard Widmark en Madigan et Dennis Weaver dans Un shérif à New York. Steven Bochco, un des scénaristes attitrés de Columbo (et futur architecte de succès comme Capitaine Furillo ou New York Police Blues), se rappellera que Peter Falk “tenait à participer activement au processus de création. Il était très possessif, c’était son personnage...” Un personnage constamment à la frontière du politique. L’éternel “lieutenant” à première vue sans aspérités, au permanent laisser-aller, un cigare pauvre au bec, aura en effet constamment maille à partir avec le gratin, hédoniste et fat de la côte Ouest américaine (voire jusqu’au Mexique et en Angleterre pour deux épisodes), incarné au choix par un auteur à succès, un entrepreneur richissime, une star de la télévision, une reine de la cosmétique, un chirurgien réputé…
LE FLIC ANTI-HÉROS
Contrairement à un Hercule Poirot, une Miss Marple, voire un Stefan Derrick, enquêteur teuton au hiératisme aussi sec qu’une lager de Bavière, le temps semble avoir peu de prise sur Columbo – ce “Sherlock Holmes habillé comme un jardinier”, ironisait Peter Falk. Encore diffusées tardivement sur les chaînes de la TNT, ses enquêtes trouvent toujours preneur chez les téléspectateurs. Certaines d’entre elles sont même devenues des classiques du petit écran.
DES GÉNÉRIQUES DE RÊVE
La série innove par sa construction en énigme inversée, annonçant dès le premières minutes l’identité du meurtrier ou de la meurtrière. L’homme de loi n’intervient qu’après, lancé dans un incessant jeu du 93
COLUMBOMANIA
“Parmi les jeunes recrues de la saga columbienne : Jonathan Demme, futur créateur au cinéma du Silence des agneaux (1991) et de Philadelphia (1994) et, plus prometteur encore, un dénommé Steven Spielberg qui, à 24 ans, avec Le Livre témoin (1971), ouvre brillamment la toute première saison.”
chat et de la souris, jusqu’à flirter parfois avec ce qu’on nommerait aujourd’hui le harcèlement policier. “Vous comme moi, tout le monde, nous sommes obsédés par l’impression que nous faisons sur les autres. Nous voulons avoir l’air sensationnels. Lui se fiche que vous le trouviez lent ou insipide. C’est pour ça que la mayonnaise a pris”, soulignait son interprète principal, comédien pointilleux, pour lequel chaque détail du personnage – col usé, vêtements froissés, coupe hirsute –, comme perpétuellement recroquevillé sur lui-même, fut savamment étudié. Autre coup de génie de l’accord passé entre NBC et les studios Universal, il permet à la chaîne de puiser dans tout un vivier de metteurs en scène d’un professionnalisme remarquable. Mais également de tester des “bleus”, des débutants. Une mise à l’épreuve sous l’œil exigeant (et parfois intraitable) de Falk. Deux noms resteront célèbres parmi les jeunes recrues de la saga columbienne : Jonathan Demme, futur créateur au cinéma du Silence des agneaux (1991) et de Philadelphia (1994) et, plus prometteur encore, un dénommé Steven Spielberg qui, à 24 ans, avec Le Livre témoin (1971), ouvre brillamment la toute première saison. “Je suis sorti du lot parce que j’ai tourné l’épisode comme un long-métrage, avec des plans larges”, se souvient celui qui explosera quatre ans plus tard avec Les Dents de la mer, toujours pour Universal. “Jusque-là, à la télévision, les metteurs en scène avaient pour habitude de ne faire que des gros plans. Il fallait voir les personnage clairement s’exprimer.” L’immense John Cassavates campe le chef d’orchestre du dramatique Étude en Black (1972) qu’il réalise sous le pseudonyme de Nicholas Colasanto. Parmi la bande de Husbands (1970), le racé Ben Gazzara signera, lui aussi, deux épisodes : En toute amitié (1973) et Eaux troubles (1974). Patrick McGoohan, impassible interprète de la série Le Prisonnier, y apparaît également à maintes reprises devant et derrière la caméra, de Jeu d’identité (1975) à Meurtre en musique (1999). Quant
aux acteurs invités à subir les incessants interrogatoires de l’opiniâtre lieutenant de police, le générique confine au rêve de producteur : le rockeur Johnny Cash, Faye Dunaway, l’hitchcockien Martin Landau, Jamie Lee Curtis, la fascinante Gena Rowlands, Donald Pleasence de Cul-de-sac, Rod Steiger, Jeff Goldblum…
Les dernières saisons (1995, 1997, 1998, 1999 et 2003) de Columbo ne comportent qu’un unique épisode. Peter Falk tire sa révérence en 2006 après une ultime apparition sous son mythique imperméable dans la série Alias, avec Jennifer Garner sur ABC. L’acteur, souffrant d’Alzheimer, décède cinq ans plus tard à Beverly Hills, un des terrains de chasse de son enquêteur de prédilection. Mais, tels les anges protecteurs qu’il croisait dans l’élégiaque Les Ailes du désir (1987) de Wim Wenders, Falk semble avoir depuis obtenu une forme d’immortalité, hantant les écrans du monde entier, sorti inlassablement de sa poussiéreuse Peugeot 403, drapé de son intrusive désinvolture. En 1995, dans le Val-d’Oise, un couple d’amants se débarrassaient d’un époux gênant en l’abandonnant sur la scène de crime (son banc d’entraînement personnel), la pomme d’Adam écrasée par une barre d’haltères lourdement chargée. La police pensa naturellement à un accident malheureux arrivé en plein effort. C’était sans compter sur une enquêtrice férue des aventures de Columbo. Elle aussi est tombée sur une rediffusion d’Exercice fatal (saison 4, épisode 1), dans lequel Robert Conrad (le héros des Têtes brûlées, autre série culte), fan de fitness, pensait liquider un employé trop bavard exactement de la même manière. La mise en scène fut finalement révélée et le couple criminel arrêté et jugé cinq ans plus tard. C’est ce qui restera probablement le plus étrange hommage jamais rendu à un personnage de série policière. 94
Photo NBC/NBC 2012. NBC Universl Inc.
UN ULTIME HOMMAGE
Bruce Lee dans OpĂŠration Dragon, 1973.
CINÉMA
LE ELVIS DU KUNG-FU
Disparu en juillet 1973, Bruce Lee aurait eu 80 ans cette année. L’occasion de revenir sur le destin d’un fils de comédien viré petite frappe hongkongaise et qui, après maintes vicissitudes, se sera imposé comme une des figures les plus iconiques du cinéma mondial. Extrait du livre Bruce Lee, “Si tu cognes, je cogne !” signé par un des collaborateurs historiques de L’Officiel Hommes .
Photo Opération Dragon © 1973
Auteur JEAN-PASCAL GROSSO
Bruce Lee était un philosophe (lecteur avide et lève-tôt, il passait réellement plusieurs heures par jour dans sa bibliothèque). Un combattant jugé hors-pair. Un instructeur exigeant. Un réalisateur plein d’avenir. Un penseur, un poète, un élaborateur de préceptes plus ou moins inspirés (le préféré de l’auteur du livre : “Si vous courbez l’échine, vous trouverez toujours quelqu’un pour monter dessus.”) Bruce Lee appartient définitivement à son public – c’est-à-dire à tous ceux qui le modèlent à leur image, leurs désirs, leurs rêves.
“Les histoires les plus invraisemblables circulaient sur son compte. Au fil des semaines, on le disait vaincu à Londres, blessé à New York ou tué à Hong Kong. Bruce Lee était parvenu au sommet...” Même racoleur, le court documentaire La Légende du petit dragon (disponible sur YouTube), dont le principal mérite reste d’avoir été réalisé “dans son jus”, au beau milieu des années 70, ne se trompe guère lorsqu’il rappelle l’ampleur du phénomène engendré par l’acteur. À l’instar du camionneur de Memphis, de l’autre côté du Pacifique, l’ex-petite frappe de la bande des Huit Tigres de Junction Street s’est soudain transformé en un “dieu vivant” – un “Messie chinois” pour qui souhaite verser dans la provocation à la John Lennon. Lorsqu’il débute le tournage d’Opération Dragon, comme le rappelle la biographie Bruce Lee. L’homme derrière la légende (éd. Européenne de magazines), “sa photo est partout”. “C’était le Elvis (Presley) des arts martiaux”, lance – rendons à César ce qui lui appartient – Mickey Rourke dans le documentaire I Am Bruce Lee (2012). Dès le début de sa seconde carrière hongkongaise, celle du “cinéma kung-fu”, Bruce Lee ne devient plus seulement l’Acteur mais une entité qui, à elle seule, exulte un genre cinématographique tout comme un sentiment de fierté nationale retrouvée au retentissement globalisé. Les expatriés de la colonie anglaise, à Rome, à Londres, à San Francisco, ont eux aussi eu vent de ce miracle né des studios Golden Harvest et voilà Bruce Lee propulsé paradoxale icône de style (“Il possédait de très beaux costumes taillés sur mesure, se rappelle sa femme Linda Lee, mais comme il aimait aussi souvent être à l’aise, la presse a fini par le sacrer “Personnalité la moins bien habillée d’Asie” !”), d’une beauté comme infrangible, et de virilité. “Le plus beau après le déhanchement de Marilyn Monroe, c’est le sourire de Bruce Lee”, écrivait, dans les années 70, un lecteur de Gladstone, Michigan, au magazine américain d’arts martiaux Black Belt.
LE GOÛT DU STAR-SYSTEM
“Je sais qu’on parle beaucoup de sa spiritualité. Mais je l’ai toujours imaginé mieux installé dans une Bentley que dans un monastère”, ironisait pour sa part John Saxon dans le documentaire Bruce Lee. Martial Arts Superstar (2004). Car Bruce Lee était aussi sensible aux feux de la rampe. Et à la reconnaissance. Même s’il s’en plaindra plus tard (“Aujourd’hui, quand je sors dîner, je suis obligé de m’asseoir face au mur et de garder le nez dans mon assiette. Je ne peux pas me nourrir et signer des autographes en même temps !”), il découvre les plaisirs du star-system. Par exemple, lorsqu’il décide d’acheter la résidence de Bel Air, dans les hauteurs de Los Angeles, que le manager de Steve McQueen lui a trouvée, la star de La Grande Évasion annonce vouloir lui offrir le premier versement. Soit 10 000 $. “J’ai dû refuser parce que sinon je me serais toujours senti redevable”, confiera le Petit Dragon à son ami et biographe Mitoshi Uyehara. Fin des années 60, Roman Polanski, un des talents les plus en vue de Hollywood, l’invite à le rejoindre en Suisse – à Gstaad – pour lui donner des cours particuliers de défense personnelle. Les deux hommes ont été présentés l’un à l’autre par Sharon Tate dont Bruce a dirigé les combats mollassons de Matt Helm règle son comte en1969 (à la mort 97
CINÉMA
“Bruce et moi étions sortis dîner avec un ami. À la fin du repas, nous découvrons que les pneus de la voiture ont été crevés. À quelques pas de là, un inconnu nous fixe d’un air narquois. Délibérément, Bruce se plante devant lui et se met à hurler : Quelle est l’ordure qui a fait ça ?” GRACE, MÈRE DE BRUCE LEE
d’un homme inébranlable. “Il n’y a plus de but, plus de fin en vue”, se plaint-il à Linda deux mois avant sa mort. Il est pourtant riche, puissant, envié. Il dîne désormais entouré de personnalités dont, en Amérique, le sénateur John V. Tunney, fils du boxeur “Gene” Tunney, légende poids lourd des rings. De retour d’une soirée chez Ted Ashley, l’éclatant patron de la Warner, le Chinois, dont les mêmes studios n’avaient pas voulu pour la série Kung-fu, s’exclame, triomphal : “J’en connais qui donneraient un bras pour être à ma place !” Pour lui, les sirènes de Hollywood se sont enfin déclenchées. On parle d’un futur cachet d’un million de dollars. Impressionnant pour l’époque. Monumental pour Hong Kong. Dans une ville aussi sensible aux signes extérieurs de richesse, Bruce Lee, le “Midas des arts martiaux” comme le baptise le China Mail, commande une Rolls Silver Shadow dorée ; apanage parvenu et kitsch d’une des icônes les plus définitivement “pop” des années 70. Il n’aura jamais la chance de la conduire.
ignoble de cette dernière, le réalisateur, sombrant dans la paranoïa, ira même jusqu’à suspecter une vengeance de l’acteur par pure jalousie !). À sa femme, Lee écrit : “C’est fantastique lorsque tout est organisé par des gens comme Polanski. À l’aéroport, un chauffeur m’attendait avec une limousine (…) Se saouler et skier sont les occupations des super-riches. Ainsi que d’essayer de mettre quelqu’un dans leur lit.” Plus amèrement, et pour l’anecdote d’une désolante actualité, il note également la présence de “filles de 14 ou 15 ans à faire des avances à de vieux types d’au moins 50”. “J’ai appris que la morale n’existe pas ici. Ces gamines n’étaient pas leurs filles. Probablement des putains”, ajoute-t-il sèchement. RAYMOND CHOW MORT DE TROUILLE
Bruce Lee n’était pas un ange non plus. “Dès son plus jeune âge, il avait toujours aimé être le premier”, confiera son frère Peter. Un homme bouillonnant, ambitieux jusqu’à l’écrasement, impatient jusqu’à l’explosion : “Un jour que nous nous entraînions aux bâtons, il faisait très humide, se souvient Dan Inosanto, son adversaire du Jeu de la mort. Ils n’arrêtaient pas de glisser de ses mains. De rage, je l’ai vu en briser deux devant moi.” Loin de l’image zen que certain(e)s aiment encore aujourd’hui cultiver de lui. Sa mère, Grace, se souvenait également d’une anecdote arrivée fin 1970 : “Bruce et moi étions sortis dîner avec un ami. À la fin du repas, nous découvrons que les pneus de la voiture ont été crevés. À quelques pas de là, un inconnu nous fixe d’un air narquois. Délibérément, Bruce se plante devant lui et se met à hurler : ‘Quelle est l’ordure qui a fait ça ?’ J’ai cru à un coup de tonnerre. Il le défiait. En un rien de temps, nous nous retrouvons entourés d’un groupe de badauds. Quelqu’un s’exclame : ‘Mais c’est Bruce Lee du Frelon vert !’ Soudain, l’homme se met à trembler légèrement et tend les mains en signe de repentance. C’était fini. Mais j’ai bien cru que j’allais faire une crise cardiaque.” Trois ans plus tard, début juillet 1973, le présentateur d’une émission de télévision de Hong Kong s’aventure à revenir sur sa supposée quoique très médiatisée altercation avec Lo Wei, le réalisateur de Big Boss et La Fureur de vaincre, ses deux premiers succès. Goguenarde, la star l’attrape par le revers de la veste et le fait tomber de sa chaise d’une simple pichenette. Bruce Lee n’a besoin de personne pour désarçonner un adversaire ; encore moins si c’est un vieux metteur en scène gagné par l’embonpoint ! Avec un tel client, les tabloïds de Hong Kong jubilent. Un paparazzi chinois en sera pour ses frais, bousculé dans la rue pour une photo non consentie. “À Hong Kong, il ne donnait pas le meilleur de lui-même”, le défendra son épouse. Il est désormais l’homme le plus adulé et le plus craint du protectorat britannique. “Même son producteur Raymond Chow était mort de trouille. C’est pour cela qu’il n’a osé le déranger que tardivement au téléphone, le jour de sa mort”, souligne l’acteur australien George Lazenby (le James Bond de 1969 dans Au Service secret de sa Majesté). En 1973, désormais courtisé par les plus grands studios en Asie comme à l’étranger, Bruce Lee donne, à tort, l’image
25 000 FANS DANS L A RUE
Son enterrement sera également de ceux réservés aux plus grands. Le 25 juillet 1973, ils sont près de 25 000 anonymes éplorés à s’agglutiner derrières les barrières qui entourent le Kowloon Funeral Parlour (1A Maple St, Tai Kok Tsui, Kowloon West, Hong Kong). Des larmes, des bousculades, des étourdissements, une fanfare même. La police qui emporte les admiratrices évanouies. Certaines images sont restées gravées dans le marbre. Raymond Chow a dépêché une équipe pour filmer l’opéra tragique aux endeuillés tous vêtus du blanc traditionnel. Les images seront utilisées pour le documentaire La Légende de Bruce Lee sorti en 1976. Malin. Et reprises ad nauseam en introduction aux “faux Bruce Lee” accompagnées de musiques plus sirupeuses les unes que les autres. Il faut voir aussi le désespoir, à travers le regard perdu, la mine hagarde, d’un Unicorn Chan ou d’une Nora Miao, comédiens et amis sincères, interviewés au lendemain du drame par la chaîne locale TVB. Linda, elle, plie sous l’hystérie de l’instant, la pression démentielle de la presse, de la masse et des connaissances, tous présents aux funérailles. Courageusement, elle ne rompt pas. Le 31 juillet, à Seattle, l’atmosphère sera plus apaisée. La cérémonie se déroule sur invitation. Les curieux sont priés de rester derrière les grilles du cimetière de Lakeview. Parmi les hommes qui portent le cercueil de Bruce, son frère Robert, Dan Inosanto, un Steve McQueen tout vêtu de jeans. “Que la paix soit avec toi”, souffle James Coburn, autre star présente, les yeux cachés derrière de larges lunettes fumées, avant de déposer ses gants blancs sur la couronne de fleurs représentant le symbole du Jeet kune do, l’art martial fondé par Bruce Lee. Un mythe meurt et renaît à la fois. Ce jour-là, le dragon s’est fait Phénix. Bruce Lee, “Si tu cognes, je cogne !”, par Jean-Pascal Grosso, éd. See-Mag, 100 pages, env. 17 €. Disponible sur le site see-mag.fr Opération Dragon, de Robert Clouse en DVD et Blue-ray chez Warner. 98
Photo Opération Dragon © 1973
CINÉMA
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SHOW BUSINESS
LE LIVE OU L’ULTIME MACHINE À CASH Auteur LAURENT-DAVID SAMAMA
Tournées des stades, envolées des festivals, concerts sold-out… Jadis artisanal, le business du live s’est professionnalisé jusqu’à devenir une terrible machine lucrative au fonctionnement proche du duopole. Alors quoi, pas de salut hors la musique sur scène ? 100
Photo Keenan Hairston
Polo G au Lollapalooza Chicago, ĂŠdition 2019.
SHOW BUSINESS
PROSPÉRER SUR LES RUINES DU DISQUE
Comment expliquer la situation actuelle ? Jean-Daniel Beauvallet, plume légendaire des Inrockuptibles, inlassable défricheur et observateur d’un milieu en constante mutation, livre une première explication : “L’effondrement d’un système labels/managers a permis l’avènement de nouveaux acteurs. Ils ont compris que l'œuvre enregistrée, ce qui coûte cher aux maisons de disques, ne tenait plus le premier rôle. Avant, on tournait pour vendre des disques. Aujourd'hui, on sort des disques pour vendre des tickets de concerts…” Comme un jeu de vases communicants, l’effondrement de l’industrie du disque aurait permis, quasi mécaniquement, l’essor économique des mastodontes du secteur. L’universitaire Emmanuel Négrier, directeur de recherches au CNRS, confirme. Il va même plus loin : “Auparavant, on organisait une tournée pour vendre un disque. Désormais, on a tendance à sortir un album, un extended play, ou à diffuser un morceau sur YouTube pour multiplier les dates. L’appel d’air en direction des festivals en est la conséquence. Mais ce bouleversement de la chaîne des revenus de la musique a aussi engendré des tentatives de rationalisation des risques. Et c’est là que les majors (Live Nation, AEG, Vivendi, Fimalac pour les plus cités) entrent en scène avec des stratégies dites à 360° : pour gagner sur tous les tableaux ou compenser les pertes d’un côté par des profits de l’autre, ces majors investissent toutes les activités.” Historiquement, l’écosystème de la production de concerts fonctionnait avec une infinité d’acteurs, chacun cantonné à son rôle. Tandis que le manager s’évertuait à faire émerger un artiste, le producteur imaginait, lui, les spectacles, les décors et la partie musicale, quand le tourneur se chargeait de la vente du produit final aux festivals et aux salles. Profitant du nouveau contexte hérité de l’effondrement du marché du disque, les géants américains Live Nation et AEG – respectivement numéro 1 et numéro 2 mondiaux – ont bouleversé le système en prônant un changement radical de modèle économique. Exit les corps de métier fonctionnant chacun de leur côté ! Désormais, c’est une seule et même entité qui prend tout en charge de A à Z, en exploitant toutes ses potentialités, des produits dérivés aux places de parking via les stands de nourritures et boissons. “D’un point de vue marketing, c’est le coup parfait, explique Emmanuel Négrier. Et l’universitaire de poursuivre : “Aujourd’hui, la profession qui monte dans les entourages artistiques, c’est celle de juriste, prêt à négocier les meilleurs contrats. Au-delà de l’anecdote, c’est moins la professionnalisation des producteurs qui est en jeu que leur dépendance accrue aux groupes, via une ‘concentration diagonale’ : on absorbe un concurrent (un autre producteur), un fournisseur (un festival), ou on laisse tout le monde en place mais on mutualise les services : billetterie, marketing, gestion médias… On a donc à la fois une concentration verticale, horizontale et financière qui remet frontalement en question la pratique artisanale du métier.”
La recette, aussi contestable soit-elle d’un point de vue moral, n’a jamais été aussi profitable. En Amérique du Nord, pour la première fois de l’histoire, plus de billets de concerts que de tickets de cinéma ont été vendus. “Il y a vingt-cinq ans, seul Pink Floyd pouvait rapporter 27 millions de dollars en tournée. En 2017, 47 tournées ont atteint ce niveau”, assure Tim Leiweke, ex-numéro 2 d’AEG et désormais PDG d’Oak View, groupe qui compte un réseau de 29 salles de concert et des dizaines de stades aux États-Unis. De même que les concerts ont le vent en poupe, les festivals ne cessent d’étendre leur influence, accueillant désormais plus d’un Français sur dix. Une croissance rare largement due aux Goliath du secteur. “C’est assez amusant comme référence car, pendant des années, Gérard Drouot Productions (GDP) faisait figure de Goliath dans la profession et était stigmatisé pour cela”, se remémore Matthieu Drouot. Le contexte a, depuis, bien changé. “La réalité est que Live Nation & AEG font un métier différent de GDP. Ce sont des multinationales qui produisent des tournées mondiales et ont des activités annexes à l’échelle globale. LN est spécialisée dans la billetterie depuis sa fusion avec Ticketmaster, AEG est spécialisé dans la gestion de salles et de festivals. À l’inverse, Gérard Drouot Productions est une entreprise française, indépendante, qui monte des tournées de spectacles vivants en France et sur les territoires francophones.” Se dessinerait-il, en France, une autre manière de faire, plus vertueuse ? Il faut peut-être aller voir du côté d’Alain Lahana, dans son antre parisien du xe arrondissement. Patron du Rat des Villes, il incarne une forme de résistance aux géants du milieu. Contre toute attente, il a réussi à tirer son épingle du jeu. Organisateur des premiers festivals punks à la fin des années 70, Lahana s’est, depuis, lié d’amitié avec des artistes qu’il a représentés sur la durée. De David Bowie à Phil Collins en passant par Depeche Mode, le CV de ce producteur “qui fonctionne à l’instinct” a fière allure : “Je fais de l’artisanat, précise-t-il. Du sur-mesure plutôt que du prêt-à-porter ! Je ne reproduis jamais les mêmes schémas d’un artiste à l’autre. Je n’ai pas le même fonctionnement avec Patti (Smith, ndlr), Tryo ou Carla Bruni. À chaque fois, le scénario s’écrit en fonction de la situation.” MIRAGES DE L A MODERNITÉ
Si Lahana n’a rien d’un nostalgique, il l’avoue pourtant : “Ça devient de plus en plus dur… Les indépendants forment le dernier village gaulois. Avant, nous étions des gens dégueulasses qui venaient saloper les moquettes, aujourd’hui nous représentons un medium très intéressant qui donne envie aux gens de consommer. Quand je vois Vivendi reprendre en main des festivals pour y inviter leurs clients Havas, je me dis qu’on est entré dans une autre ère ! Lorsque je me suis lancé, au milieu des années 1970, l’argent ne constituait pas un centre d’intérêt majeur. Organiser des concerts, c’était, à la limite, des actes politiques ! À chaque fois qu’on faisait une date, on entendait des militants crier ‘culture gratuite !’” Les temps ont changé. Tandis que Lahana prépare la nouvelle tournée d’Iggy Pop, Michael Rapino, le big boss de Live Nation, jubile : “Rihanna a 86 millions de followers sur Twitter. Moi, j’ai 500 millions de gens qui ont acheté un billet sur Ticketmaster.com, et plus de 80 millions qui sont allés à un concert Live Nation. J’ai un océan de données à explorer.” Dernièrement, c’est une nouvelle angoisse qui taraude les artistes, Coldplay, Radiohead et Massive Attack en tête : la protection de l’environnement. Une tendance se dessine ? Matthieu Drouot, y voyant une communication “cynique et égocentrique”, semble perplexe… “À défaut de la rendre nulle, Coldplay réduirait drastiquement son empreinte carbone en partageant la scène avec d’autres artistes dans des festivals ou en se produisant dans des salles où du son et de l’éclairage sont déjà en place. Passer les jours de sa semaine à la Cigale et le weekend aux Vieilles Charrues en prenant l’Eurostar et le TGV, c’est moins rentable que d’installer sa propre équipe pendant une semaine au Stade de France…” Et puisque “le cours de Live Nation en Bourse n’a pas chuté suite aux diverses annonces”, la machine à cash peut continuer à prospérer. Les world tours ont encore de beaux jours devant eux !
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Photo Mai Ellis
À son tableau de chasse figurent parmi les plus prestigieuses signatures du milieu : Air, Daft Punk, Keziah Jones, Matthieu Chedid, IAM et Manu Chao. Tous lui doivent une partie de leurs formidables carrières. Pourtant, Emmanuel de Buretel, ex-tête pensante de Virgin Music, fait grise mine. À l’entendre, le monde de la musique ne serait plus ce qu’il était. Il marcherait même sur la tête. Lorsque le désormais président de la Société des producteurs de phonogrammes en France (SPPF) donne son sentiment sur l’évolution du marché, il n’y va pas de main morte : “La diversité est abîmée. Live Nation et AEG ont tout raflé”, expliquet-il dans les colonnes du Monde. Il est vrai que la situation ressemble à une domination sans partage du business du live. Tandis que Live Nation organise 30 000 concerts chaque année dans 40 pays tout en détenant Jay-Z, Beyoncé et U2 dans son catalogue, Anschutz Entertainment Group (AEG), son principal concurrent, possède 50 salles de spectacle à travers le monde, gère 40 festivals parmi lesquels le célébrissime Coachella et serait évalué à 8 milliards de dollars, selon le magazine Forbes. Des géants ! Presque des monstres.
RL Grime au Lollapalooza Chicago, ĂŠdition 2019.9
Veste en tulle Monogram, LOUISÂ VUITTON. Bijoux perso.
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RILÈS : LE RAP EN CHAMBRE
Si vous ne connaissez pas encore Rilès, ce n’est qu’une question de mois. Du haut de ses 23 ans, le jeune rappeur, originaire de Rouen, a monté quatre à quatre les marches du succès – grâce à l’ami internet en guise d’escalator. Photographe JULES FAURE
Stylis te SÉ R AP HI NE B I T TAR D
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Aute ur e JU LIETTE G O U R
Veste en gabardine de nylon, PRADA.
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“Tout le monde a un passeport musical, nous avons grandi avec un catalogue qui nous est propre, qui nous a créé des références musicales au fil du temps. Pour moi, c’est passé par la capoeira, les concerts de mon père, les longs trajets en voiture animés par des chansons…” RILÈS
700 000 followers sur Instagram, 1,52 million sur YouTube et 370 millions de vues : la fidèle communauté du rappeur Rilès est loin d’être négligeable pour cet autodidacte boulimique de travail. “Je ne me destinais pas à la musique, c’est quelque chose qui est venu par étapes dans ma vie, au fur et à mesure de mes expériences et de mes expérimentations’’, raconte-t-il – le comble, pour ce Rouennais inconnu qui ne se destinait pas à une carrière artistique. C’est en se laissant guider par l’art que le jeune homme – un bac S avec mention très bien en poche (médecine était pour ses parents la voie royale) – a trouvé ce qui le fait réellement vibrer. Adepte du self-made, cet artiste complet vit toujours dans la maison de son enfance et compose encore dans sa chambre d’ado, devenue laboratoire de création. CAS D’ÉCOLE
Ce qui frappe en premier chez lui, c’est sa simplicité et une certaine humilité. Ses textes, toujours en anglais par pudeur, sont ponctués de références à la pop culture et de clins d’œil plus personnels. Ils ont construit au fil du temps son identité mélodique : “Tout le monde a un passeport musical, nous avons grandi avec un catalogue qui nous est propre, qui nous a créé des références musicales au fil du temps. Pour moi, c’est passé par la capoeira, les concerts de mon père (chanteur du bled, ndlr), les longs trajets en voiture animés par des chansons dont je ne comprenais pas toujours les paroles, le travail de certains artistes comme Kanye West… Cet ensemble de références m’a permis de créer quelque chose de protéiforme, avec des références qui me sont chères.’’ Richesse dans la composition donc, mais aussi dans l’esthétique qu’il insuffle dans ses créations. Jusqu’au-boutiste et perfectionniste autoproclamé, il s’évertue à créer un résultat hétéroclite, réunissant danse, musique, peinture, références à l’histoire de l’art, aux dessins animés
de son enfance… Jusqu’à son look, ultraléché mais non prémédité. “J’ai construit mon identité en fonction de mes expérimentations… Cheveux, barbe, je ne réfléchis jamais rien, j’essaye et si ça fonctionne, c’est merveilleux, mais ce n’est pas toujours le cas.’’ L’ouragan Rilès semble avoir trouvé sa place et ne peut que gagner en puissance. C’est un véritable cas d’école, une success story made in 2000s, que cette histoire d’un jeune homme avec une volonté de fer qui a laissé internet guider son destin. Il a tout appris sur le web. Grâce à des tutoriels, il expérimentait et passait ses nuits à composer dans un silence religieux – créer oui, mais loin des oreilles parentales. Le coup de pouce miraculeux, c’est encore une fois internet qui le lui a donné : un YouTubeur bienveillant, Seb la Frite, lui consacre une vidéo et lance la machine. Les gens prennent alors conscience du talent du jeune homme et découvrent sa bibliothèque musicale déjà bien remplie – notamment grâce aux “Rilès undayz”, un challenge durant lequel l’artiste a composé et diffusé pendant un an une création par semaine. C’est à partir de là que la magie a opéré et que le public est tombé sous le charme du talentueux petit gars de Rouen. Dans la foulée, il signe avec Republic Records à Los Angeles, un label d’Universal. Son premier album, Welcome to the Jungle (Capitol/Universal), sort l’été 2019. Alors qu’il vient à peine de finir une tournée internationale, Rilès travaille toujours dans sa chambre à Rouen, et pose déjà les bases d’un nouvel album qui devrait sortir cet été. Par ailleurs, il prépare une émission taillée sur mesure pour le net autour du beatmaking – c'est-à-dire composer des boucles rythmiques grâce à un ordinateur – diffusée en streaming depuis le 8 février sur de nombreuses plates-formes “Maintenant, je veux surtout partager ce que j’ai appris, échanger avec d’autres beatmakers pour apprendre de leurs expériences et de leur travail. C’est aussi une façon de valoriser les acquis et de les perfectionner aux côtés d’autres artistes.”
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Manteau en laine, PRADA. DĂŠbardeur et bijoux perso. Page de droite, veste en gabardine de nylon, PRADA, pantalon perso. 108
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GRAINES DE STARS
Photographe OLIVER TRUELOVE
Stylis te B RY DI E P E R KI NS
Aute ur A D RIA N FO RLA N
Brexit ou pas, la créativité musicale anglaise reste une magnifique toupie qui ne cesse de tourner sur elle-même, creusant vieux sillons rock ou partant en vrille du côté des aventures électroniques. Les artistes que nous avons réunis ici ont des voix éminemment singulières, des identités fermement revendiquées, et reflètent ce passionnant bouillonnement britannique. 111
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SEDA BODEGA, L’APPRENTI SORCIER DU SON
L’Officiel Hommes : Quels sont vos premiers souvenirs musicaux ?
Seda Bodega : Avec Napalm Death, j’avais 9 ou 10 ans. La brutalité et l’énergie du chant m’ont complètement secoué. Je n’avais aucune idée qu’un être humain pouvait émettre de tels sons. Et je pouvais danser dessus ! Ma vie en a été changée.
ordinaire… Et quand j’essaie de la retranscrire, elle m’a échappé. C’est complètement rageant.
ambulances londoniennes. Elles vont finir par me rendre sourd ! Quelles autres formes d’art vous inspirent ?
Quelles chansons auriez-vous aimé avoir écrites ?
D’où viennent vos chansons ?
Con te Partirò, de Francesco Sartori, chantée par Andrea Bocelli. Le thème Love, de Spartacus, composé par Alex North.
En passant des heures sur un portable, en attendant que quelque chose sonne bien.
Qui sont vos auteurs préférés ?
Le cinéma. J’aime composer avec un film en arrière-plan. Cela m’aide à lui donner une forme. Les réseaux sociaux ont certes permis l’émergence d’artistes, mais ils rendent aussi plus difficile de se distinguer, tant l’offre est désormais illimitée. Est-ce que ce contexte rend plus excitante la création ?
Cela change tous les jours.
Max Martin, surtout par sa longévité (Martin est le compositeur et producteur de tubes depuis une trentaine d’années pour Backstreet Boys, Britney Spears, Katy Perry…).
Préférez-vous que les gens rêvassent ou dansent en vous écoutant ?
Quel adjectif aimez-vous voir associé à votre musique ?
Je ne peux pas me prononcer. J’espère que mes chansons ne produisent pas qu’un seul effet. Idéalement, j’aimerais qu’après avoir écouté ma musique, on se mette à en faire également.
Je suis mesquin, je n’aime pas être associé à des artistes que je n’aime pas. Et vice versa.
Il y aura toujours un espace pour ceux dont le travail ne présente pas de véritable intérêt… mais seuls ceux qui sortent du lot, parce qu’ils sont plus radicaux, passeront l’épreuve du temps. J’aime bien la culture du moodboard qu’a permis Instagram, mais ce réseau n’est pas infaillible.
Quel est votre son préféré et celui que vous détestez ?
https://soundcloud.com/segabodega
Rêvez-vous de musique ?
Ceux que je préfère sont les sons que je découvre. Et j’ai horreur du bruit que font les
Quel élément déclenche l’écriture ? Un beat, une mélodie, une pure projection mentale ?
Quand cela m’arrive, elle est toujours extra-
L’album de Seda Bodega Salvador est sorti en février (Nuxxe).
Blouson en cachemire et mohair, LOUIS VUITTON. Pull en cachemire, COLLECTION HOMME, DIOR. Pantalon en lurex, EMPORIO ARMANI. Chaîne et bague en argent, AMY RODRIGUEZ. 113
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GIANT SWAN, DUO TECHNO-HALLUCINÉ
L’Officiel Hommes : Quels sont vos premiers souvenirs musicaux ?
Robin : Easy Money, par Billy Joel. Harry : Le premier disque de la compilation Ibiza Hits 98 ou le thème du générique de James Bond. D’où viennent les chansons ?
Robin : d’internet. Harry : elles naissent sous les doigts d’une légende, qui joue de la guitare dans une fête, juste après avoir gratté le dernier accord de Wonderwall – mais juste avant qu’il n’y ait plus rien à fumer dans le bong. Quel élément déclenche l’écriture ? Un beat, une mélodie, une pure projection mentale ?
Robin : J’aime l’idée de pure projection. La musique fait appel à l’imagination – elle en est le produit. Elle fusionne différentes impulsions créatives dans l’espoir fragile d’être original. Harry : Le moment où notre guitar hero décide de ranger son médiator. Qui sont vos modèles ?
Robin : Probablement Harry. J’apprends beaucoup de lui. Harry : Kanye West et mes parents.
Rêvez-vous de musique ?
Robin : Quand j’en rêve, il m’arrive des trucs terribles, par exemple je joue avec Biffy Clyro, ou un type de ce genre, et nous sommes sur scène dans un grand festival, sur une scène en forme de L, et j’ai oublié comment jouer Jusboy, c’est terriblement gênant. Mes rêves de musique, c’est de la pop mal jouée ! Harry : Je rêve surtout de phrases rythmiques, de ponctuations, mais les sons ne sont pas vraiment formés. De la même façon, je peux imaginer des gens, et ce qu’ils font, mais sans identifier leurs visages. Quelles chansons auriez-vous aimé avoir écrites ?
Robin : Atlas, de Battles. Harry : Soft Channel 001, de Giant Claw; Wonderwall, d’Oasis; Not A Crossing, de Giant Swan. Qu’écoutez-vous ces jours-ci ?
Robin : Sleeparchive, Sunun. Harry : Giant Claw, Swan Meat. Quel adjectif aimez-vous voir associé à votre musique ?
Robin : Inclusive. Techno industrielle. Harry : Amusante. Techno.
Préférez-vous que les gens rêvassent ou dansent en vous écoutant ?
Quel est votre son préféré et celui que vous détestez ?
Robin : Cela m’est égal. Harry : Les deux options permettent d’établir un dialogue, et aucune n’est supérieure à l’autre.
Robin : Celui d’une voix très grave racontant des histoires. Et celui que je déteste le plus : des gens mâchant la bouche ouverte. 114
Harry : Pour le premier, “Tay Keith F* these N* up!” et j’ai horreur du son “cloche” des claviers 808. Quelles autres formes d’art vous inspirent ?
Robin : La faisanderie (lieu d’élevage du faisan pour la chasse à tir, ndlr). Harry : Warhammer (jeu de stratégie, ndlr). Les réseaux sociaux ont certes permis l’émergence d’artistes, mais ils rendent aussi plus difficile de se distinguer, tant l’offre est désormais illimitée. Ce contexte rend-il plus excitante la création ?
Robin : Ce contexte stimule la créativité. Les façons dont les réseaux sociaux ont établi des connexions entre les communautés et les besoins d’auto-promotion sont intéressantes. Twitter ou Instagram ont des vies autonomes : tout en légitimant le capital culturel, ils changent nos manières de partager les informations, et restreignent nos mouvements dans le cadre d’un paysage en mutation permanente, où nous sommes confinés de peur de rater le zeitgeist. Harry : Qu’un artiste puisse obtenir ainsi plus de pouvoir peut lui permettre de développer des idées qu’il n’aurait pas pu mener à bien s’il était dépendant d’un grand label. Mais cela dépend vraiment de votre projet, s’il peut s’épanouir en toute liberté. https://giantswan.bandcamp.com/
Veste en polyester, MARCIANO. Écharpe perso. 115
Parka en cuir et costume en laine, BERLUTI. Hoodie en coton et soie, LORO PIANA. Chaussures en cuir, RAF SIMONS. Chapeau et bagues perso. 116
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MASTER PEACE, RAPPEUR À LA SAUCE POP
L’Officiel Hommes : Quels sont vos premiers souvenirs musicaux ?
Préférez-vous que les gens rêvassent ou dansent en vous écoutant ?
Quel adjectif aimez-vous voir associé à votre musique ?
Master Peace : No Doubt, Nirvana, Oasis… ces groupes trouvaient en moi une résonance. C’était ainsi que je voulais que ma musique sonne.
Je préfère que les gens en fassent ce qu’ils veulent. Ma musique est joyeuse, triste, et exprime toutes les émotions entre ces deux pôles.
J’aime “pop”. Et aucun ne me déprime.
D’où viennent vos chansons ?
Rêvez-vous de musique ?
Elle viennent de l’artiste, de l’expérience, des choix de vie, de l’imagination, de la vérité.
Incroyable. Inexplicable…
Quelles sont les autres formes d’art qui vous inspirent ?
Quel est votre son préféré ?
Celui du crissement d’une guitare.
Le théâtre. Les acteurs. Quelles chansons auriez-vous aimé avoir écrites ?
En ce qui me concerne, de la mélodie. Mais il n’y a pas de règle.
Come as You Are, de Nirvana ; The Universal, de Blur ; Don’t Speak, de No Doubt ; Paris, de The 1975 ; Light My Fire, des Doors ; The Scientist, de Coldplay.
Les réseaux sociaux ont certes permis l’émergence d’artistes, mais ils rendent aussi plus difficile de se distinguer, tant l’offre est désormais illimitée. Est-ce que ce contexte rend plus excitante la création ?
Qui sont vos modèles ?
Qui sont vos auteurs préférés ?
Les Doors, Nirvana, The Weeknd, les Beach Boys, The 1975 et Christine and the Queens.
Chris Martin (Coldplay), Kurt Cobain, Matt Healy (The 1975).
Pas vraiment. Je sais que les gens qui me suivent aiment ce que je fais, je ne me sens pas en compétition.
Quel élément déclenche l’écriture ? Un beat, une mélodie, une pure projection mentale ?
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MT HADLEY, ENTRE ÉLECTRONICA, INDIE ET SOUL
L’Officiel Hommes : Quels sont vos premiers souvenirs musicaux ?
Préférez-vous que les gens rêvassent ou dansent en vous écoutant ?
Quel est votre son préféré et celui que vous détestez ?
MT Hadley : Il y avait un piano dans notre maison, lorsque j’étais enfant. Je ne me suis mis à apprendre à en jouer que récemment, mais à 7 ou 8 ans, j’ai écrit une chanson avec mon père. Elle était assez rudimentaire… notamment ses paroles : “I am, you are, I am, you are…” Une assertion métaphysique d’enfant ! Nous la jouions de temps à autre. C’est ainsi, je suppose, que j’ai découvert la magie de la musique.
Si ma musique provoque une émotion, alors ce que les gens font en l’écoutant m’indiffère. J’espère, dans une certaine mesure, qu’elle évoque des sensations et des idées qui me traversaient lorsque je l’écrivais. Il y a une dimension intangible que je ne peux pas contrôler.
J’adorais celui de la pluie sur mon toit. Mais depuis qu’il fuit, il ne m’apporte que des désagréments ! Je l’aime toujours chez les autres. Je devrais demander à mes amis si je peux venir chez eux pour en profiter.
D’où viennent vos chansons ?
C’est à chaque fois différent, mais il me semble que les meilleures chansons naissent de pensées qui ne peuvent pas trouver une autre forme, ou que je n’ai pas le courage de verbaliser. Parfois les paroles me viennent dans le bus, et j’essaie de construire quelque chose autour d’elles, même si le résultat n’est pas toujours convaincant. Parfois, je laisse mes mains courir sur le clavier, et mon cœur chanter librement. Si j’en crois une interview qu’il a donnée, c’est ainsi que Phil Collins a écrit In the Air Tonight. Qui sont vos modèles ?
Des compositeurs tels que Todd Rundgren, Joan Armatrading, Stevie Wonder et Jackson Browne. Leur talent m’horrifie presque. Je ne sais absolument pas comment Joni Mitchell a pu écrire un album comme Blue. C’est tellement au-delà de ce que j’imagine être une pop song que j’ai envie de tout plaquer.
Quelles autres formes d’art vous inspirent ? Rêvez-vous de musique ?
Je ne rêve jamais de musique. Mais je connais la sensation d’avoir l’impression d’avoir une chanson parfaitement écrite à l’esprit… et de la voir m’échapper totalement. Quelles chansons auriez-vous aimé avoir écrites ?
C’est un concept étrange, puisqu’il nous confronte à la démarche même d’écrire une chanson, plutôt qu’à la chanson elle-même, qui est le seul critère dont nous disposons. Je ne sais pas ce que vouloir avoir écrit telle ou telle chanson veut dire : avoir eu ces idées, ces pensées, à ce moment précis ? C’est impossible, surtout si c’est au détriment de son auteur ! The Highway Man, de Jimmy Webb, est sublime par son ampleur narrative. Disons que j’aurais bien aimé l’avoir écrite. Quel adjectif aimez-vous voir associé à votre musique ?
Si quelqu’un me dit que ma musique l’a aidé, je suis satisfait. Je n’aime pas que l’on compare ma musique à une autre, cela me semble une façon hypocrite d’établir une connexion avec elle, simplement en lui offrant un équivalent. Je m’en rends parfois coupable, mais j’ai horreur de ça. 118
Les compositeurs, dans leurs œuvres, présentent la somme des expériences qu’ils ont vécues. Ma plus grande peur est d’être perçu comme ennuyeux. Je ne sais pas si les poèmes que j’ai lus se sont fait un chemin dans la musique. J’adore Larkin, mais il peut parfois m’ennuyer à mourir. J’aime aussi Don Paterson. Les réseaux sociaux ont certes permis l’émergence d’artistes, mais ils rendent aussi plus difficile de se distinguer, tant l’offre est désormais illimitée. Est-ce que ce contexte rend plus excitante la création ?
Quelqu’un m’a dit que presque 20 000 nouvelles chansons étaient mises en ligne quotidiennement. Cela me semble beaucoup… beaucoup trop. Hélas, cela conduit la presse spécialisée à renoncer à rendre compte de seulement un petit pourcentage de ces propositions, au profit d’artistes qui n’en ont plus besoin. Je veux croire que chacun d’entre nous a le droit à la musique et que chacune de ces 20 000 chansons a été écrite pas un cœur pur. https://mthadley.bandcamp.com/
Chemise en soie, CELINE. Pantalon en peau retournée, ERMENEGILDO ZEGNA. Baskets, HI-TEC. Bague en argent, AMY RODRIGUEZ. 119
Pull en laine et lin et sac à dos en cuir, EMPORIO ARMANI. Pantalon en cuir, ACNE STUDIOS. Chaussures en cuir, J.M. WESTON. Chaîne en argent, AMY RODRIGUEZ. 120
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IGLOOGHOST, L’ABUS DE MUSIQUE EST BON POUR LA SANTÉ
L’Officiel Hommes : Quels sont vos premiers souvenirs musicaux ?
Iglooghost : Des bips et des sons à peine discernables, dans des chansons entendues à la dérobée quand j’étais tout petit. J’en garde un souvenir ému, et je discerne aujourd’hui des analogies tonales avec ce que je fais – même si c’est des trucs un peu foireux que j’aimais alors, comme Linkin Park. D’où viennent vos chansons ?
Je pense davantage en termes d’album. Tout ce que je finis doit trouver sa place dans un certain univers. Je travaille en suivant une ligne directrice, qui réunit les chansons. J’aime construire un genre d’arc narratif, en modulant les couleurs, comme s’il s’agissait de briques de Lego. Quel élément déclenche l’écriture ? Un beat, une mélodie, une pure projection mentale ?
Je m’assois sur une chaise guidé par un mélange déroutant d’inspiration et de panique. Faire de la musique est magique, mais je ne serais pas honnête si je n’ajoutais pas que 50 % de l’inspiration vient du désir de ne pas me sentir comme un loser absolu. C’est ce sentiment un peu écœurant qui m’a fait découvrir des sources secrètes et des puits fantastiques… Qui sont vos modèles ?
Plus jeune, je rêvais de prendre leur place. Je me demandais quelle sensation cela me procurerait.
Cela me paraît aujourd’hui moins essentiel. J’espère plutôt que lorsque j’aurai 50 ans, je serai toujours en mesure de me surprendre. Je trouve incroyable que certains vieux maîtres de leur art aient toujours les yeux pétillants et enfantins. Si vous arrivez, ne serait-ce qu’après dix ans de carrière, à conserver une production décente et ne pas être blasé, chapeau ! Préférez-vous que les gens rêvassent ou dansent en vous écoutant ?
Quel adjectif aimez-vous voir associé à votre musique ?
Puissante. Accrocheuse. J’espère que pour chaque séance de “binging” nocturne sur YouTube que je rends émotionnellement significative, je donne aussi envie aux auditeurs de prendre un marteau et de défoncer leur ordinateur. Quel est votre son préféré et celui que vous détestez ?
Les deux approches donnent à mon cerveau un grand sourire plein de dents !
J’adore celui des choses rayées, ou écrasées, qui n’existeraient pas dans la réalité. Et je déteste tous ceux dont je me suis trop servi.
Rêvez-vous de musique ?
Quelles autres formes d’art vous inspirent ?
Plein de chansons me viennent dans les aéroports, les trains, dans un état de demiconscience… Je n’ai jamais été foutu de les retranscrire fidèlement sur un ordinateur. C’est arrivé une seule fois, pour la chanson Amu’s Hoop.
Certaines peintures murales préhistoriques. Des silhouettes en bâtons s’attaquant à des bisons… C’est fou.
Quelles chansons auriez-vous aimé avoir écrites ?
Celles produites par mon cerveau que mes mains refusent de reproduire. J’espère y arriver un jour. Qu’écoutez-vous ces jours-ci ?
Je n’écoute plus de musique électronique depuis deux ans, de peur de plagier des producteurs super talentueux. De la musique chorale, primitive. L’écrivaine Ursula Le Guin a publié un album très étrange, Music & Poetry of the Kesh, du folk spéculatif… 121
Les réseaux sociaux ont certes permis l’émergence d’artistes, mais ils rendent aussi plus difficile de se distinguer, tant l’offre est désormais illimitée. Est-ce que ce contexte rend plus excitante la création ?
Je n’en sais rien. C’est tout ce que j’ai connu. Je ne peux que me baser sur les anecdotes invérifiables racontées par des vieux cons – mais qui veut se fier à un boomer qui avait assez d’argent pour se payer un clavier Fairlight CMI ? Je veux juste faire de la musique pour ne pas faner. Cette histoire de contexte est tout en bas de la liste de ce qui me préoccupe. https://iglooghost.bandcamp.com/
VEGYN, LE HIP-HOP LO FI
L’Officiel Hommes : Quels sont vos premiers souvenirs musicaux ?
Vegyn : Mes grands-parents passaient toujours le même album de Herb Alpert & the Tijuana Brass, lorsqu’avec ma sœur nous leur rendions visite. Quand je réécoute ces chansons, je pense immédiatement à l’été et au sable dans l’herbe.
assis au fond de la salle, qui se contentent de hocher la tête. Rêvez-vous de musique ?
Je ne crois avoir jamais entendu de sons ou de bruits dans mes rêves. Ils sont toujours silencieux et traumatisants.
Quelles autres formes d’art vous inspirent ?
D’où viennent vos chansons ?
Quelles chansons auriez-vous aimé avoir écrites ?
Du cœur et du bourbier de la solitude.
Love is Overtaking Me, d’Arthur Russell.
Quel élément déclenche l’écriture ? Un beat, une
Qu’écoutez-vous ces jours-ci ?
mélodie, une pure projection mentale ?
(Sandy) Alex G, Benny Revival, Koji Kondo.
C’est différent à chaque fois. Je n’ai pas une méthode de travail établie, j’essaie même de changer mes habitudes. D’ordinaire, j’essaie de retranscrire un sentiment ou d’en imaginer un autre, et je laisse l’idée prendre forme. Qui sont vos modèles ?
Tous ceux qui proposent quelque chose de différent et d’intéressant. Préférez-vous que les gens rêvassent ou dansent en vous écoutant ?
J’aimerais tout de même que ma musique envoie quelques personnes sur la piste de danse… Mais je serai toujours là pour les gens
signalant que quelqu’un a acheté un de mes morceaux ! Et j’ai horreur d’entendre des mots qui me demandent si je suis vraiment végétarien… Une question fantastique dont je ne me lasserai jamais, mais je ne peux m’en prendre qu’à moi-même.
Quel adjectif aimez-vous voir associé à votre musique ?
Être associé à d’autres artistes, même excellents, peut être frustrant, quel que soit leur talent. Il y a un élément de singularité qui me tient à cœur, et lire qu’un article commence en citant telle ou telle référence peut être assez déprimant. Je suis aussi très narcissique, donc dès que je lis ou entends quelque chose de flatteur à mon propos, je suis séduit ! Quel est votre son préféré et celui que vous détestez ?
Le son que fait l’alerte de mon ordinateur 122
J’essaie de voir le plus de films possible. En ce moment, je suis plongé dans Fellini. Je visite beaucoup d’expositions, j’ai adoré la rétrospective William Blake à la Tate Britain. Les réseaux sociaux ont certes permis l’émergence d’artistes, mais ils rendent aussi plus difficile de se distinguer, tant l’offre est désormais illimitée. Est-ce que ce contexte rend plus excitante la création ?
Je ne sais pas trop… Je ne crois pas qu’Instagram apporte quoi que ce soit aux musiciens. Et je ne crois pas qu’une seule des plates-formes majeures soit conçue pour les soutenir, si ce n’est pour accueillir de la publicité. MySpace jouait ce rôle. L’internet a démocratisé l’accès au succès. Dans le passé, les maisons de disques détenaient les clés, dorénavant elles sont entre les mains des auditeurs. https://soundcloud.com/vegyn
Chemise en nylon, GIVENCHY. Débardeur en soie, CELINE. Pantalon en lin rayé, JIL SANDER. Chapeau en polaire, HURTENCE, et chaîne en argent, AMY RODRIGUEZ. 123
MASTER PEACE
Parka en cuir et costume en laine, BERLUTI. Hoodie en coton et soie, LORO PIANA. Chaussures en cuir, RAF SIMONS. Collier en coquillages, KENZO. Chapeau et bagues perso.
VEGYN
Pull sans manches en cachemire et mohair, RAF SIMONS. Anorak en nylon, HOGAN. Lunettes de soleil en acétate, TOM FORD EYEWEAR. Boucles d’oreilles perso.
MT HADLEY
Polo en coton, DSQUARED2. Pull en laine mérinos, MASSIMO DUTTI. Collier en bois et métal, SAINT LAURENT BY ANTHONY VACCARELLO. Bague en argent, AMY RODRIGUEZ.
IGLOOGHOST
Pull en laine et lin et sac à dos en cuir, EMPORIO ARMANI. Chaîne en argent, AMY RODRIGUEZ.
SEDA BODEGA
Pull en cachemire et mohair, MASSIMO DUTTI. Jean en coton, ANDREA CREWS. Chaussettes en soie et laine mérinos, COLLECTION HOMME, DIOR. Mules en daim, UGG.
MASTER PEACE
Chemise en popeline de coton, MARNI. ChaĂŽne en argent, LOUIS VUITTON. Chapeau et bagues perso.
GIANT SWAN
Veste en polyester, MARCIANO. Pantalon en coton, RENE SCHEIBENBAUER. Sandales en cuir verni, ACNE STUDIO. Bague en argent, AMY RODRIGUEZ. Écharpe perso.
Chemise en laine mérinos, LOUIS VUITTON. Pull en laine mohair, MARNI. Pantalon en cuir, GIVENCHY. Chaussures en cuir, J.M. WESTON. Chapeau en velours, HURTENCE, et bague en argent, AMY RODRIGUEZ.
VEGYN
Chemise en nylon, GIVENCHY. Veste en laine, STUSSY. Chaîne en argent, AMY RODRIGUEZ.
SEDA BODEGA
Polo en coton, PRADA.
MT HADLEY
Polo en coton, DSQUARED2. Pull en laine mérinos, MASSIMO DUTTI. Collier en bois et métal, SAINT LAURENT BY ANTHONY VACCARELLO. 134
SEDA BODEGA
Blouson en cachemire et mohair, LOUIS VUITTON. Pull en cachemire, COLLECTION HOMME, DIOR. Pantalon en lurex, EMPORIO ARMANI. Chaîne et bague en argent, AMY RODRIGUEZ. Baskets en denim, HOGAN. 135
GIANT SWAN
Veste en polyester, MARCIANO. Pantalon en coton, RENE SCHEIBENBAUER. Écharpe perso. 136
IGLOOGHOST
Blouse en toile, RAF SIMONS. Hoodie en peau, LOUIS VUITTON. Pantalon en laine, MARNI. Sandales en nylon et caoutchouc, KENZO. Bague en argent, AMY RODRIGUEZ. Chaussettes perso. 137
VEGYN
Pull sans manches en coton, HUGO BOSS. Chemise en soie et chaussures en cuir, BERLUTI. Jean en coton brut, ULLAC. Boucles d’oreilles perso. 138
MASTER PEACE
Chemise en popeline de coton, MARNI. Manchette en cuir et mĂŠtal, LOUIS VUITTON. Chapeau perso. Grooming Eliot McQueen Assistante styliste Tara Hakin 139
Jorja Smith : veste en soie et pantalon en soie et laine, LANVIN. Bague Quatre Radiant Edition Openwork en or jaune et diamants. Bague Quatre Radiant Edition en or jaune, BOUCHERON. Emma Mackey : veste et short en mohair et blouse en soie, VALENTINO. Créoles Quatre Classique en or jaune, blanc et rose, PVD marron et diamants. Main droite : bague Quatre Radiant Openwork en or jaune. Bague Quatre White Edition en or jaune, blanc et jaune, céramique et diamants ronds. Main gauche : bague Quatre Classique Petit Modèle en or jaune, blanc et rose, PVD marron. Bague Quatre Classique en or jaune, blanc et rose, PVD marron et diamants. Bracelet Quatre Classique en or jaune, blanc et rose, PVD marron et diamants, BOUCHERON. Alexa Chung : robe en coton mélangé, ALEXA CHUNG. Clip d’oreille Quatre en or blanc et diamants. Bracelet Quatre Radiant Edition Bangle en or blanc et jaune et diamants. Bracelet Quatre Classique en or jaune, blanc et rose, PVD marron et diamants. Bracelet Quatre Clou de Paris en or blanc et diamants. Bracelet Quatre Radiant Edition Bangle en or blanc et diamants, BOUCHERON.
MODE
JORJA EMMA ALEXA L’une chante, l’autre joue… et donne au passage quelques leçons d’éducation sexuelle sur Netflix dans une série qui cartonne. Quant à la troisième, par ordre d’apparition, elle crée… sa première collection, parfaite pour se rendre à un tea time sous acide. Rencontre avec trois drôles de dames.
TROIS ANGLAISES ET LE CONTINENT 141
Veste matelassée en coton, FENDI. Bague Quatre White Edition Large pavée de diamants ronds, sur or jaune, or blanc, or rose et céramique. Bague Quatre Radiant Edition pavée de diamants sur or jaune et or blanc, BOUCHERON. Page de droite : robe en soie brodée de cristaux et sequins, GIORGIO ARMANI. Collant en soie, FENDI. Sandales en cuir, AQUAZZURRA.
MODEMODE
JORJA SMITH Aut e ure N O É M I E L E C O Q
P hotogr aphe E L L I OT KE NNE DY
Stylist e LEA H A BBOTT
Deux ans après un premier album monumental qui a mis la planète R’n’B à ses pieds, Jorja Smith prépare la suite. Portrait d’une working girl à la voix d’or. 143
Veste en soie et pantalon en soie et laine, LANVIN. Bague Quatre Radiant Edition Openwork en or jaune et diamants. Bague Quatre Red Edition en or jaune, blanc, rose, cĂŠramique rouge et diamants, BOUCHERON.
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MODE
“C’est vrai que le monde peut apparaître sombre et déprimant, c’est d’ailleurs ce qu’on entend à longueur de journée dans les médias, comme tous ces incendies terrifiants en Australie. Mais je reste remplie d’espoir. J’ai l’impression que ma génération se rassemble de plus en plus et prend position. Voilà l’aspect positif qu’on peut tirer de tout ce qui se passe en ce moment.” JORJA SMITH
Quand une jeune artiste fait ses premiers pas, on a tendance à la situer par rapport à ses influences revendiquées, ou aux stars qui croient en elle. Ainsi, à ses débuts, Jorja Smith a parfois été décrite comme l’héritière d’Alicia Keys et de Lauryn Hill, ou encore comme la protégée de Drake. Aujourd’hui, alors que son premier album vient d’être certifié disque d’or en France, cette Anglaise n’est plus une étoile montante ni la disciple de ses héroïnes, et elle n’a besoin d’aucun parrainage, aussi prestigieux soit-il. Elle est simplement Jorja Smith, l’une des reines du R’n’B contemporain. La dernière fois qu’on lui a parlé – en 2018 – cette chanteuse envoûtante s’apprêtait à sortir Lost & Found. Ce premier album s’est propulsé à la troisième place des charts britanniques et Jorja a reçu plus d’une récompense : le Brit award du “choix de la critique” 2018 (décerné par les professionnels de la musique à l’artiste le plus prometteur), puis l’année suivante, à la même cérémonie, elle a décroché le prix de la “meilleure artiste féminine britannique”. En à peine un an, son statut a radicalement changé, de jeune pousse à diva du R’n’B. Elle a concouru pour le grammy du “meilleur nouvel artiste” l’an dernier – cette simple nomination était déjà une vraie reconnaissance et un honneur. En la retrouvant, on a envie de lui demander, d’emblée, comment
elle a vécu de l’intérieur le tourbillon du succès. “J’ai eu une année tellement remplie… J’ai voyagé à travers le monde avec ma musique : le rêve. Je n’avais jamais sorti d’album, alors je ne savais pas du tout à quoi m’attendre.” Se retrouver sous les projecteurs aussi rapidement apporte forcément des hauts et des bas : “Ma vie privée n’existe plus vraiment. On me reconnaît davantage et parfois c’est difficile. Devoir me produire sur scène quand je ne me sens pas en forme, c’est compliqué aussi, mais j’essaye de garder un état d’esprit qui va de l’avant. Les côtés positifs, c’est, par exemple, pouvoir m’acheter ma première maison, une sorte de ferme dont je viens de faire l’acquisition, et rendre la vie de mes parents plus confortable.” En 2018 et 2019, Jorja a passé beaucoup de temps en tournée – en août dernier, on a pu la croiser au festival Rock en Seine, dont elle était l’une des têtes d’affiche, ou fin 2018 à l’Olympia. “Sur scène, chaque chanson est comme un numéro faisant partie d’une performance, explique-telle. La plupart du temps, je m’immerge dans la musique. Jouer en concert, c’est parfois revivre le passé, mais ça ne me dérange pas d’être nostalgique.” L’été dernier, Jorja a dévoilé un nouveau morceau, Be Honest, en collaboration avec Burna Boy, dans un style plus débridé, plus sensuel
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Veste matelassĂŠe en coton et collant en soie, FENDI. Bague Quatre White Edition Large en or jaune, blanc et rose, cĂŠramique et diamants ronds. Bague Quatre Radiant Edition en or jaune, or blanc et diamants, BOUCHERON. 147
Blouse en mousseline de soie plissée et chemisier sans manches en coton, GUCCI. Bague Quatre Red Edition Grand Modèle en or jaune, blanc et rose, céramique rouge et diamants, BOUCHERON. 148
MODE
“Cette année, j’ai juste envie d’écrire encore et encore. […] Ma façon de composer n’a pas changé je me mets à chanter par dessus une rythmique ou un instrument et je laisse les paroles sortir. Je fais un peu de freestyle, ensuite je réécoute le tout et j’essaie que cela tienne debout. J’ai envie de me remettre au piano, je vais m’acheter un ‘baby grand’.” JORJA SMITH
aussi. Elle préfère garder le secret sur son deuxième album, sur lequel elle travaille en ce moment. Pas de date prévue, pas de révélation sur d’éventuels guests ni sur l’ambiance qu’elle privilégiera. Au détour d’un autre sujet, elle nous révèle quand même quelques indices. “Je ne me fixe jamais de bonnes résolutions. D’un point de vue professionnel, j’essaie simplement, depuis des lustres, de ne pas être trop dure avec moi-même. Cette année, j’ai juste envie d’écrire encore et encore. […] Ma façon de composer n’a pas changé : je me mets à chanter par dessus une rythmique ou un instrument et je laisse les paroles sortir. Je fais un peu de freestyle, ensuite je réécoute le tout et j’essaie que cela tienne debout. J’ai envie de me remettre au piano, je vais m’acheter un ‘baby grand’.” Cette jeune femme de 22 ans semble à l’aise dans son époque, capable de s’inspirer des sons de ses idoles et de signer des morceaux bien d’aujourd’hui. Quand on lui demande son avis sur l’état actuel du monde, elle hésite un peu à se lancer : “Je n’aime pas trop parler politique. Je préfère me concentrer sur le positif.” Et puis, elle se ravise : “C’est vrai que le monde peut apparaître sombre et déprimant, c’est d’ailleurs ce qu’on entend à longueur de journée dans les médias, comme tous ces
incendies terrifiants en Australie. Mais je reste remplie d’espoir. J’ai l’impression que ma génération se rassemble de plus en plus et prend position. Voilà l’aspect positif qu’on peut tirer de tout ce qui se passe en ce moment.” Côté musique, elle garde la même attitude confiante et dynamique quand elle pense à l’esprit solidaire qui existe entre toutes les artistes féminines qui l’entourent : “Il y a une notion de sororité. On se soutient mutuellement, on se remixe les unes les autres et on se montre l’amour qu’on se porte.” En se remémorant avec plaisir la session photo qu’elle vient de faire avec L’Officiel, Jorja nous donne sa vision de la mode : “Mon rapport à la mode change constamment, et j’adore ça. J’aime vraiment exprimer mon humeur et ma personnalité à travers les vêtements que je porte, qui sont soit confortables, soit sexy, avec souvent un accessoire fort.” On la laisse retourner à son travail, afin qu’elle termine le plus vite possible ce deuxième album très attendu, qui devrait à nouveau nous faire tomber à la renverse. Album Lost & Found, de Jorja Smith (FAMM/Because Music), disponible. Nouvel album à venir.
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MODE
Veste matelassée en coton, FENDI. Bague Quatre White Edition Large en or jaune, blanc et rose, céramique et diamants ronds. Bague Quatre Radiant Edition en jaune, or blanc et diamants, BOUCHERON. 150
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Veste en soie et pantalon en soie et laine, LANVIN. Bague Quatre Radiant Edition pavĂŠe de diamants sur or jaune et or blanc. Bague Quatre Radiant Edition sur or jaune, BOUCHERON. Doudoune, perso. Assistant photo Mike Hani Assistante stylisme Gabriela Cambero Coiffure Zateesha Barbour Maquillage Carol Ann Reid 151
Manteau en veau brillant, BOTTEGA VENETA. Créole Quatre Classique en or jaune blanc et rose, PVD marron et diamants. Pendentif Quatre Red Edition en or jaune, blanc et rose, céramique rouge et diamants. Page de droite : veste et short en mohair et blouse en soie, VALENTINO. Créoles Quatre Classique en or jaune, blanc et rose, PVD marron et diamants. Main droite : Bague Quatre Radiant Openwork en or jaune. Bague Quatre White Edition en or jaune, blanc et jaune, céramique et diamants ronds. Main gauche : Bague Quatre Classique Petit Modèle en or jaune, blanc et rose, PVD marron. Bague Quatre Classique en or jaune, blanc et rose, PVD marron et diamants. Bracelet Quatre Classique en or jaune, blanc et rose, PVD marron et diamants, BOUCHERON. 152
MODE
EMMA MACKEY Aut e ure VIR GI NI E B E AUL I E U
P hotogr aphe GUE N FI OR E
Stylis te VAN ESSA BELLU G EO N
Révélée par la série Sex Education et à l’affiche de la prochaine adaptation de Mort sur le Nil par Kenneth Branagh, l’actrice Emma Mackey passe les étapes du star system à grande vitesse. 153
Manteau en veau brillant, BOTTEGA VENETA. Créole Quatre Classique en or jaune blanc et rose, PVD marron et diamants. Pendentif Quatre Red Edition en or jaune, blanc et rose, céramique rouge et diamants. Main droite : bague Quatre Red Edition Petit Modèle en or jaune, blanc et rose et céramique rouge. Bague Quatre Red Edition Petit Modèle en or jaune, blanc et rose et céramique rouge et diamants. Main gauche : bague Quatre Red Edition en or rose et céramique rouge. Bague Quatre Red Edition en or jaune, blanc et rose, et céramique rouge. Bague Quatre White Edition en or jaune, blanc et rose et céramique. Bague Quatre White Edition en or jaune, blanc et rose, céramique et diamants ronds. Bague Quatre Classique en or jaune, blanc et rose, PVD marron et diamants, BOUCHERON.
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“Petite, je jouais des personnages, je me déguisais. Cela a toujours fait par tie de moi, de mon éducation. Mon rêve d’adolescente, c’était la Royal Shakespeare Company. J’y suis allée à 16 ans pour la première fois voir une production de Beaucoup de bruit pour rien avec mes parents, et cela m’a bouleversée. Je me suis dit, c’est ça que je veux.” EMMA MACKEY
Les cheveux roses décolorés, portant minijupe, Dr. Martens et bomber noir, bref une fille un peu goth, un peu punk mais surtout féroce, Emma Mackey a fait une entrée fracassante il y a un an à peine simultanément dans la cour du lycée de la série anglaise de Netflix Sex Education et dans la cour des grands. Elle y joue Maeve Wiley, un des rôles principaux, complexe, celui d’une adolescente rebelle, brillante et solitaire, qui rejette tout lien affectif et toute autorité, cachant au fond d’elle une grande empathie et pas mal de blessures. Aujourd’hui, alors que la saison 2 de vient de sortir, Emma Mackey est devenue plus qu’un espoir : une météorite qui est passée en à peine deux ans de l’école de théâtre à l’un des premiers rôles dans une série acclamée par le public et les critiques. Elle a tout de suite enchaîné avec un tournage avec le réalisateur et acteur britannique Kenneth Branagh qui lui a confié un des plus beaux rôles, celui de Jacqueline de Bellefort, dans sa nouvelle adaptation de Mort sur le Nil, d’Agatha Christie, aux côtés de Gal Gadot et d’Armie Hammer – le film sortira à l’automne prochain sur grand écran. Pour l’heure, Emma défend à nouveau Maeve, une fille qui ne pourrait pas être plus différente d’elle quand on la voit arriver détendue mais concentrée, ouverte et souriante sur le plateau du shooting, avec un petit look sixties et ses yeux de biche plus qu’immenses, de grandes fenêtres dans lesquelles défilent si bien ses émotions à l’écran.
Premier décalage, contrairement à ce qu’on pourrait croire en l’entendant dans Sex Education, Emma Mackey est née et a grandi en France, dans la Sarthe, entre un père français et une mère anglaise, un univers parfaitement bilingue et biculturel : “Ma famille britannique est très mélomane, très branchée théâtre. Petite, je jouais des personnages, je me déguisais. Cela a toujours fait partie de moi, de mon éducation. Mon rêve d’adolescente, c’était la Royal Shakespeare Company. J’y suis allée à 16 ans pour la première fois voir une production de Beaucoup de bruit pour rien avec mes parents, et cela m’a bouleversée. Je me suis dit, c’est ça que je veux. Mais il a fallu que j’arrive à l’Université de Leeds – pour suivre des études de littérature – pour que je comprenne qu’il était possible d’en faire un métier. Au premier semestre, j’ai mis en scène une pièce de théâtre, et puis j’ai rencontré des gens qui avaient la même passion, et j’ai commencé à passer des auditions.” Sur Sex Education, elle retrouve ce même esprit de troupe, dans un cadre différent, très champêtre de la vallée de la Wye entre le pays de Galles et l’Angleterre : “On a vécu ces tournages comme dans une bulle : on se voyait tous les jours, on travaillait de façon très intense, sur un campus, et cela a duré quatre mois. L’alchimie qu’on voit à l’écran vient de là. Une troupe où tout le monde s’adore, se soutient ; c’est une grande chance.” Successeur de la série Skins et concurrent d’Euphoria, Sex Education égrène une galerie de personnages très attachants : Jean Milburn jouée
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Polo en cachemire et jupe en cuir rebrodÊe de sequins, PRADA. Collier Quatre Classique en or jaune, blanc et rose, PVD marron et diamants. Main droite : Bague Quatre Radiant en or rose et diamants. Bague Quatre Classique Petit Modèle en or jaune, blanc et rose, PVD marron et diamants. Bracelet Quatre Classique en or jaune, blanc et rose, PVD marron et diamants. Bracelet Quatre Grosgrain en en or jaune. Main gauche : Bague Quatre Classique en or jaune, blanc et rose, PVD marron et diamants. Bracelet Quatre Radiant Edition Bangle en or blanc et jaune et diamants, BOUCHERON.
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“On a créé des personnages singuliers mais c’est quand même un outil : on n’est pas là pour assener des vérités mais donner un point d’appui pour ouvrir des discussions sur la sexualité.” EMMA MACKEY
par Gillian Anderson (la Scully d’X-Files), une sexologue sexy, se dispute malgré elle avec son fils Otis (Asa Butterfield, vu chez Scorsese et Tim Burton), un ado mal dans sa peau mais thérapeute dans l’âme. Au lycée, Otis va ouvrir avec Maeve (qu’il aime en secret) une sorte de cabinet de thérapie sexuelle. Autres personnages importants qui vont s’épanouir dans la saison 2 : Eric (Ncuti Gatwa), gay extraverti et meilleur ami d’Otis, et Adam (l’extraordinaire Connor Swindells), une brute pas si brute que ça. Maeve, elle, est la seule “petite adulte” du groupe vivant seule dans la caravane dont elle paie le loyer. Un très beau rôle pour Emma qui aime l’ambivalence de son personnage : “Cette saison est un peu plus sombre, plus approfondie, on voit tout le monde grandir, s’émanciper et je trouve ça beau, très juste dans l’écriture, parfois même déchirant. Ça m’a brisé le cœur de tourner certaines scènes entre Maeve et sa mère (une ex-junkie, ndlr), mais c’est un défi que j’adore, je vis pour ça.” Finalement, Sex Education parle de tout le monde, à tout le monde, sans drame, avec humour et honnêteté. Paraphrasant le légendaire “Nobody’s perfect” qui clôt Certains l’aiment chaud, on pourrait dire que Sex Education démontre que la sexualité parfaite n’existe pas. Série fun mais surtout bienveillante, elle parle à la Gen Z mais aussi aux autres. Emma le confirme : “On a créé des personnages
singuliers mais c’est quand même un outil : on n’est pas là pour assener des vérités mais donner un point d’appui pour ouvrir des discussions sur la sexualité.” Changement de décor radical : quelques mois après avoir terminé la saison 2 de la série et s’être ressourcée à Londres, où elle vit, Emma Mackey s’est retrouvée dans le monde luxueux mais létal imaginé par Dame Agatha Christie aux côtés d’un casting prestigieux, en Égypte. Cette bosseuse est encore sidérée par cette expérience : “Pendant ces deux mois surréalistes, je me levais le matin comme sur un ressort : c’était un bonheur du début à la fin.” Kenneth Branagh, cinéaste et acteur mais homme de théâtre avant tout, repère toujours les acteurs avec un flair hors pair. Un excellent signe pour Emma qui a été bluffée par “Monsieur Shakespeare” : “Être guidée et instruite par lui, pour créer mon personnage et le peaufiner de façon très technique, assez ‘conservatoire’, ça a été extraordinaire. Pour Jacqueline, j’ai pris des cours de voix et de chorégraphie. Il y avait une ambiance fantastique, très sensuelle, avec des costumes et une lumière magnifiques. Même si j’étais un peu le ‘bébé’ du groupe, je me suis sentie femme pour la première fois dans ce film adulte.” Emma n’a que 24 ans et un an de carrière fulgurante derrière elle, mais il nous tarde de voir où son étoile va la mener.
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Manteau en veau brillant, BOTTEGA VENETA. Créoles Quatre Classique en or jaune blanc et rose, PVD marron et diamants. Pendentif Quatre Red Edition en or jaune, blanc et rose, céramique rouge et diamants. Main droite : Bague Quatre Red Edition Petit Modèle en or jaune, blanc et rose et céramique rouge. Bague Quatre Red Edition Petit Modèle en or jaune, blanc et rose et céramique rouge et diamants. Main gauche : Bague Quatre Red Edition en or rose et céramique rouge. Bague Quatre Red Edition en or jaune, blanc et rose, et céramique rouge. Bague Quatre White Edition en or jaune, blanc et rose et céramique. Bague Quatre White Edition en or jaune, blanc et rose, céramique et diamants ronds. Bague Quatre Classique en or jaune, blanc et rose, PVD marron et diamants, BOUCHERON.
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Robe en coton irisé, CHANEL. Créoles Quatre White Edition en or jaune, blanc et rose, PVD marron et diamants. Collier Quatre Classique Petit Modèle en or jaune, blanc, rose, PVD marron et diamants. Main droite : bague Quatre Radiant en or blanc et diamants. Bague Quatre Classique en or jaune, blanc et rose, PVD marron et diamants. Alliance Quatre Grosgrain en or rose. Main gauche : bague Quatre Classique en or jaune, blanc et rose et PVD marron. Alliance Quatre White Edition en or blanc et rose, céramique et diamants. Bague Quatre White Edition en or jaune, blanc et rose, céramique et diamants ronds, BOUCHERON. 160
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Assistant photo Francesco Zinno Assistante stylisme Gabriela Cambero Coiffure Walter Armano Maquillage Megumi Itano 161
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ALEXA CHUNG Propos recueillis par LAURE AMBROISE
P hotogr aphe GUE N FI OR E
Stylis te M AR IA N TH I H ATZIK ID I
Entre sa dernière collection Alexachung et sa nouvelle émission “Next in Fashion” sur Netflix, la jeune créatrice est partout, et n’a pas fini de nous épater.
Chemise en viscose et babies à talons en cuir, ALEXACHUNG. Jean en denim, BOTTEGA VENETA. Collier White Edition en or jaune, blanc et rose, céramique et diamants rouds, BOUCHERON. Page de droite : chemise en popeline de coton, DIOR. Pendentif Quatre Red Edition Mini en or jaune, rose et blanc, céramique rouge et diamant. Collier Quatre Classique en or jaune, rose et blanc, PVD marron et diamants. Clip d’oreille Quatre en or blanc et diamants. Main droite : bague Quatre White Edition Large en or jaune, blanc et rose, céramique et diamants ronds. Bracelet Quatre Clou de Paris Petit Modèle en or blanc. Main gauche : bague Quatre Red Edition en or jaune, rose et blanc, céramique rouge et diamants. Bague Grosgrain en or blanc. Bague Quatre Black Edition Small en or blanc, PVD noir et diamants. Bracelet Quatre Radiant Edition Bangle en or blanc et jaune et diamants. Bracelet Quatre Classique en or jaune, blanc et rose, PVD marron et diamants. Bracelet Quatre Clou de Paris en or blanc et diamants. Bracelet Quatre Radiant Edition Bangle en or blanc et diamants, BOUCHERON. 162
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Robe en coton mĂŠlangĂŠ, ALEXACHUNG. Bague Quatre Classique en or jaune, blanc et rose, PVD marron et diamants, Bracelet Quatre Clou de Paris en or blanc et diamants. Bracelet Quatre Radiant Edition Bangle en or blanc et jaune et diamants. Bracelet Quatre Radiant Edition Bangle en or blanc et diamants, BOUCHERON.
Manteau en cuir de veau et broche en laiton, LOUIS VUITTON. Top en nylon transparent, ALEXACHUNG. Main droite : bracelet Quatre Classique en or jaune, blanc et rose, PVD marron et diamants. Bracelet Quatre Radiant Edition Bangle en or blanc et jaune et diamants. Bracelet Quatre Clou de Paris Petit Modèle en or blanc. Main gauche : bracelet Quatre Radiant Edition Bangle en or blanc et diamants, BOUCHERON.
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“Je ne conçois pas ma mode avec une muse à l’esprit. D’ailleurs, ce que je dessine est de plus en plus personnel, alors peut-être que la femme Alexachung, c’est… Alexa Chung.” ALEXA CHUNG
L’Officiel : À quand remonte votre première rencontre avec la mode ? Alexa Chung : J’ai été repérée à l’âge de 15 ans par une agence de mannequins, ce fut mon premier contact avec l’industrie de la mode. Avant cela, je faisais des magazines et des émissions de télévision sur la mode mais dans ma chambre, avec mon voisin. Depuis votre premier front row jusqu’à maintenant, avez-vous vu la mode changer ? Tout à fait. La mode s’est diversifiée et a pris en compte les questions sociétales. La notion de durabilité a vraiment été portée par les consommateurs. Et je pense que l’arrivée des médias sociaux, il y a une décennie, a vraiment changé l’expérience du show pour toujours. Pourriez-vous résumer votre collection Alexachung printemps-été 2020 en quelques mots ? C’est une sorte de goûter de Pâques sous acide. Je ne sais pas d’où me vient cette idée. Je pense que c’est à force de trop regarder Mad Men et les couleurs pastel que porte Betty. Votre approche du style est-elle instinctive ? Assurément, je m’habille comme je le sens, et j’exprime ma personnalité à travers des vêtements.
Qui est la femme Alexachung ? Elle pourrait être n’importe qui. Je ne conçois pas ma mode avec une muse à l’esprit. D’ailleurs, ce que je dessine est de plus en plus personnel, alors peut-être que la femme Alexachung, c’est… Alexa Chung. Vous présentez une nouvelle émission sur Netflix intitulée “Next in Fashion” dans laquelle vous rechercher LE nouveau designer de demain. Comment avez-vous départagé les candidats ? Chaque semaine, il y avait un défi conçu pour tester leur polyvalence ainsi que leur capacité à collaborer car, selon mon expérience, une grande partie de la réalisation d’une vision créative consiste à être en mesure de communiquer clairement une idée, mais également à prendre en compte l’avis des autres. On leur a donc demandé de concevoir un ou deux looks selon différents thèmes comme “la montée des marches”, “l’active wear”, etc. Ce sont de jeunes créateurs (18 ans) qui ont participé à cette émission, avez-vous été impressionnée par leur talent ? Absolument. Je pense que la production de la série a fait un excellent travail pour trouver des personnes talentueuses dans des écoles de mode de qualité. Il y a donc une réelle légitimité dans cette compétition.
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“C’est toujours agréable de se retrouver dans un pays étranger et d’être saluée dans la rue. Avec un peu de chance, les gens m’aimeront, et si ce n’est pas le cas, je mettrai un grand chapeau et je me cacherai dessous.” ALEXA CHUNG
Est-il difficile de choisir un seul gagnant (qui remporte 250 000 dollars et a l’opportunité de proposer sa collection sur Net-a-porter) ? Oui, c’était vraiment difficile car les deux finalistes étaient tous deux des designers avec lesquels nous avions établi des liens, et tous deux méritaient de remporter cet argent pour développer leur travail. Mais ils étaient aussi totalement différents sur le plan stylistique. En fin de compte, la décision a été fondée sur la force de leur dernière collection dans un esprit commercial. Êtes-vous impatiente de toucher un public mondial via Netflix avec la diffusion de “Next in Fashion” ? Je pense que oui… C’est toujours agréable de se retrouver dans un pays étranger et d’être saluée dans la rue. Avec un peu de chance, les gens m’aimeront, et si ce n’est pas le cas, je mettrai un grand chapeau et je me cacherai dessous. Comment était la coprésentation avec Tan France, l’expert de la mode dans Queer Eye ? Aviez-vous déjà regardé son émission auparavant ? Oui, je suis fan de Queer Eye. Un jour, Tan France est arrivé à une fête à laquelle j’étais et j’ai poussé un cri en le voyant car pour moi il est si célèbre ! Je pense qu’il a apprécié ma compagnie parce ça ne le dérangeait pas d’être en compagnie d’une fan aussi bizarre que moi. C’est ainsi que nous nous sommes rencontrés.
Directrice créative d’Alexachung, star de YouTube, mannequin, écrivain… vous avez de nombreux talents. Aimeriez-vous ajouter une autre corde à votre arc ? Déesse ? Wow. Non, merci. Je pense que je donne le meilleur de moi-même et je suis très heureuse du travail que je réalise au sein de mon entreprise, car il me permet de vivre toutes les choses que j’aime faire. Quelles sont les rencontres qui ont changé votre vie ? Celle avec Karl Lagerfeld, qui m’a apporté une certaine légitimité dans le monde de la mode quand j’étais présentatrice télé. Et avec mon premier investisseur qui m’a encouragée à créer ma propre marque. Quelle musique pourrait être la bande originale de votre vie ? De la musique classique. J’essaie d’être calme et élégante. À quand remonte la dernière fois que vous avez été bluffée ? Lors de ma rencontre avec Tan France à Londres. Avant cela, c’était avec Bruce Willis à New York. Quel est votre prochain rêve ? Je suis très heureuse en ce moment, alors je souhaiterais maintenir cet équilibre entre mon travail et ma vie personnelle. À part ça, je veux vraiment un pull ennuyeux, un cachemire noir à col roulé. C’est tout ce qui me vient à l’esprit (rires).
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Chemise en popeline de coton, DIOR. Jupe en jacquard de laine, PRADA. Mocassins en cuir, ALEXACHUNG. Collier Quatre Classique en or jaune, blanc et rose, PVD marron et diamants ronds. Main droite : Bracelet Quatre Grosgrain en or rose. Main gauche : bracelet Quatre Clou de Paris en or rose. Bracelet Quatre Classique en or jaune, blanc et rose, PVD marron et diamants. Bracelet Quatre Radiant Edition Bangle en or blanc et jaune et diamants, BOUCHERON.
MODE
Robe en voile de coton, MIU MIU. Clip d’oreille Quatre en or blanc et diamants. Main droite : bague Quatre White Edition Large en or jaune, blanc et rose, céramique et diamants ronds. Bracelet Quatre Clou de Paris Petit Modèle en or blanc. Main gauche : bague Quatre Red Edition en or jaune, rose et blanc, céramique rouge et diamants. Bague Grosgrain en or blanc. Bague Quatre Black Edition Small en or blanc, PVD noir et diamants. Bracelet Quatre Radiant Edition Bangle en or blanc et jaune et diamants. Bracelet Quatre Classique en or jaune, blanc et rose, PVD marron et diamants. Bracelet Quatre Clou de Paris en or blanc et diamants. Bracelet Quatre Radiant Edition Bangle en or blanc et diamants, BOUCHERON. 170
MODE
Robe Adeline en viscose, ALEXACHUNG. Mocassins Swift en cuir de veau verni, LOUIS VUITTON. Au sol : Babies en cuir, ALEXACHUNG. Boucle d’oreilles Quatre White Edition en or blanc et rose, céramique et diamants ronds. Bracelet Quatre Radiant Edition Bangle en or blanc et jaune et diamants, BOUCHERON. Assistant photo Francesco Zinno Assistante stylisme Gabriela Cambero
Coiffure George Northwood Maquillage Florrie White 171
MONTRES
AU CŒUR DU TOURBILLON
Aut e ur BERT R AND WAL D B I L L I G
Inventé il y a deux siècles pour contrer les effets de la gravité sur la précision des
manufactures rivalisent de créativité pour le mettre en scène, comme en témoignent ces cinq montres d’exception. 172
Photo DR
mouvements, le tourbillon reste la plus convoitée des complications horlogères. Les
MONTRES
Breguet . Classique Tourbillon Extra-Plat Squelette Avec ses 3 mm d’épaisseur, le calibre 581 extra-plat de Breguet est l’un des plus fins mouvements tourbillon à remontage automatique au monde. Le voici dans sa version squelettée, allégée de près de 50 % de sa matière par les horlogers de la marque et sublimée par des finitions
et décorations hors normes. Abraham-Louis Breguet, l’inventeur du tourbillon, peut en être fier. Boîtier en platine. Diamètre 41 mm. Mouvement tourbillon à remontage automatique avec heures, minutes et petite seconde. Bracelet en alligator brun avec boucle ardillon en platine.
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MONTRES
Le premier tourbillon Overseas est venu couronner l’an passé la collection dédiée au voyage de Vacheron Constantin. En acier, ce qui est assez peu courant pour un tourbillon, la montre conserve son système de bracelets interchangeables permettant de changer de style en un seul geste. La cage de tourbillon ajourée en forme de croix de Malte, l’emblème de la Manufac-
ture, ajoute une touche de sophistication à cette montre d’une grande polyvalence. Boîtier en acier. Diamètre 42,5 mm. Mouvement tourbillon à remontage automatique avec heures, minutes et petite seconde. Livrée avec trois bracelets en acier, caoutchouc bleu et alligator bleu. Boucle déployante en acier.
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Photos DR
Vacheron Constantin . Overseas Tourbillon
MONTRES
Hublot . Classic Fusion Tourbillon Power Reserve 5 Days Orlinski King Gold Depuis trois ans, le plasticien Richard Orlinski déploie son art disponible en King Gold, verre saphir poli ou céramique noire. dans l’univers ultra-technique de la haute horlogerie avec le Boîtier King Gold 18 carats, 45 mm de diamètre. Mouvement concours d’Hublot. La Classic Fusion gagne une dimension tourbillon à remontage automatique avec heures, minutes architecturale grâce au style tout en angles et arêtes vives et indicateur de réserve de marche. Bracelet en caoutchouc cher à l’artiste, qui s’est aussi attaqué au mouvement tourbillon noir avec boucle déployante en King Gold. Série limitée à afin de créer une œuvre d’art “totale” dans cette série limitée 30 exemplaires. 175
MONTRES
En 2016, Lo Scienziato fut la première montre dont le boîtier en titane grade 5 était réalisé avec la technique Direct Metal Laser Sintering. En résumé, il s’agit d’ajouter de la matière et non d’en retirer, ce qui permet de réaliser une carrure dont l’intérieur est creux, et d’ainsi réduire son poids au poids record de 18 grammes. Le mouvement tourbillon de Manufacture, aussi en titane, ne pèse
que 23 grammes. Présentée en 2019, son ultime version adopte un look d’avion furtif, tout juste ponctué de quelques touches de vert. Boîtier en titane 47 mm. Mouvement tourbillon à remontage automatique avec heures, minutes, petite seconde, GMT, indicateur des 24 heures et indicateur de la réserve de marche au recto. Bracelet en alligator gris avec boucle déployante en titane.
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Photos DR
Panerai . Luminor Tourbillon GMT
MONTRES
Richard Mille . RM 52-05 Pharell Williams Grand amateur de montres en général, et de Richard Mille en particulier, Pharell Williams a noué une solide amitié avec le créateur de la marque éponyme. Cette amitié a donné naissance à une montre… cosmique, ne proposant rien moins qu’un voyage sur Mars. Sur son cadran figurent en effet le sol de la planète rouge avec au loin la Terre, le tout dans un casque d’astronaute.
Pharell souhaitait “briser les codes” avec cette montre, Richard Mille est rompu à l’exercice. Perfect match. Boîtier en Cermet brun et carrure en carbone TPT®. Dimensions 49,94 x 42,35 mm. Mouvement tourbillon à remontage manuel avec heures et minutes. Bracelet en caoutchouc avec boucle déployante en titane. Série limitée à 30 exemplaires.
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DANS LES COULISSES DU HARVARD DE LA CUISINE Auteure NORA BOUAZZOUNI
Photographe JULES FAURE
Très loin des institutions centenaires muséifiées, l’école Ferrandi, qui souffle sa 100 e bougie cette année, ne se repose pas sur ses lauriers. Dans cette ruche parisienne, 3 700 élèves s’affairent chaque année pour pénétrer les arcanes de la cuisine française. Mais pas que. 179
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Au 28 de la rue de l’Abbé-Grégoire, dans le vie arrondissement de Paris, se trouve l’une des plus prestigieuses écoles de cuisine et d’hôtellerie du monde, l’école Ferrandi. Chaque année, 3 700 étudiants, de 15 à 55 ans, venus des quatre coins de France et du globe, se croisent dans les 25 000 m2 de cuisines, labos, frigos et restos pour y apprendre le savoir-faire et le savoir-être à la française, maîtriser la découpe des légumes ou développer un concept de restaurant. Fondée en 1920 par la Chambre de commerce et d’industrie française (CCIF), à laquelle elle est toujours affiliée, Ferrandi s’appelait au départ l’École de l’alimentation et formait essentiellement des jeunes aux métiers de bouche : poissonnier, boulanger, boucher, pâtissier – et même vendeur en épicerie. L’établissement s’est ensuite spécialisé en gastronomie, devenant la seule école à offrir des formations de CAP à bac + 6, dispensées par une centaine d’enseignants, chefs reconnus et autres MOF. Parce qu’étudier à Ferrandi, c’est l’assurance de trouver rapidement du boulot grâce au réseau de la CCIF présente dans 85 pays ainsi que des profs et des anciens élèves (Ferrandi Alumni) – grâce aussi aux partenariats noués avec des marques, groupes et instituts internationaux. En moyenne, toutes formations pré-bac confondues, presque 90 % des élèves trouvent un contrat en sortant de l’école, et 30 % des diplômés du supérieur créent leur propre établissement dans les cinq ans. CAROT TES ET MARKETING
Et pour permettre aux 1 700 jeunes et 2 000 adultes du campus parisien de se faire la main, on ne lésine pas sur les matières premières : chaque jour, c’est l’équivalent d’un magasin alimentaire de 4 000 m2 qui est livré. À l’année, les chiffres donnent le tournis : 207 000 œufs (la production annuelle de 755 poules), 14 tonnes de beurre, 13 000 litres de lait (le rendement, à l’année, de deux vaches laitières), 38 tonnes de viande, 105 tonnes de fruits et légumes ou encore 7,5 tonnes de chocolat. C’est que la pratique est au cœur des formations : 65 % des élèves au niveau pré-bac y sont en alternance, avec apprentissage en entreprise, et bénéficient donc d’une scolarité gratuite, voire rémunérée. Post-bac, les adultes qui viennent s’y former doivent sortir le carnet de chèques : comptez 8 976 euros pour un CAP pâtisserie, 1 260 euros pour maîtriser la cuisson sous vide ou 945 euros pour structurer son business plan. Eh oui, à Ferrandi on n’apprend pas que la julienne de carottes ou le glaçage miroir. Car l’école a depuis longtemps un leitmotiv : l’innovation. Le tournant majeur a eu lieu il y a quarante ans, avec la création d’une offre inédite de formations supérieures. “Ferrandi a été la première école à mettre en œuvre les prémices de ce qui allait devenir le bachelor en arts culinaires. Ça n’existait pas du tout ! Avant, la cuisine était surtout une solution de réorientation après la 5e ou la 3e, rappelle Bruno de Monte, qui dirige l’établissement depuis 2009. Mais le directeur de l’époque a eu une vision : pour être chef d’entreprise dans le milieu de la gastronomie, il faut aussi avoir de très bonnes notions de gestion, de marketing, etc.” Depuis, l’école s’enrichit régulièrement de nouvelles offres : programmes et semaines de formation en anglais, MOOC gratuits sur le stylisme, le design et les tendances culinaires… À la rentrée 2018, Ferrandi a même inauguré son programme d’incubation, Ferrandi Entrepreneurs, une formation certifiante pour lancer son projet. Pour Bruno de Monte, “c’est cette volonté d’être précurseure qui lui donne sa réputation d’école de référence”. Et les élèves ont aussi leur mot à dire : “Les jeunes veulent plus de collaboratif, donc on a fait évoluer nos cursus pour leur donner un temps
de créativité qu’ils n’avaient pas nécessairement avec un enseignement pyramidal. Si on ne prend pas en compte leurs demandes, on les frustre !” Aujourd’hui, Ferrandi veut se concentrer sur le développement de ses formations supérieures en hospitality management, afin de “rééquilibrer les deux piliers de l’industrie hôtelière : la nourriture et l’hébergement”. + 30 % DE CANDIDATURES
Car les formations culinaires, elles, ne désemplissent pas : + 30 % de candidatures depuis quatre ans, et une explosion de la demande en pâtisserie : 11 candidats pour une place, contre quatre ou cinq auparavant. C’est que l’image de la cuisine a bien changé auprès du grand public. La médiatisation des chefs et l’apparition des émissions de concours culinaires ont contribué à valoriser (voire glamouriser) un métier qui reste pénible et assez mal rémunéré en début de carrière. Résultat : parmi les adultes inscrits à Ferrandi, plus de la moitié est déjà diplômée. Les étudiants internationaux sont eux aussi plus nombreux : 300, soit deux fois plus qu’en 2009. Pour moitié des Asiatiques (Chine, Corée du Sud, Hong Kong, Taïwan…) – qui ont devancé les Nords-Américains. Un basculement survenu il y a quelques années, que Bruno de Monte explique par “l’engouement, en Asie, pour l’art de vivre à la française au sens large”. Partout dans le monde, la gastronomie française – et plus particulièrement la pâtisserie – continue de fasciner, mais pas question pour Ferrandi d’ignorer les autres cuisines du monde. L’école invite régulièrement des chefs étrangers pour des travaux pratiques, présenter des produits du Moyen-Orient, des techniques asiatiques… et fait aussi entrer les sciences et les nouvelles technologies en cuisine, grâce à des enseignants-chercheurs comme Raphaël Haumont, expert en physicochimie, qui travaille notamment avec Thierry Marx sur l’innovation culinaire. “On ne peut pas être hermétique à tout ça, insiste Bruno de Monte. On n’est pas un temple fermé qui ne regarde que le nombril de la gastronomie française.”
98 % DE TAUX DE RÉUSSITE
90 % de taux d’insertion professionnelle, six mois après la formation et 30 % des diplômés du supérieur créent leur propre établissement dans les cinq ans. Six campus : après Paris, Jouy-enJosas, Saint-Gratien et Bordeaux, direction Rennes et la Cité internationale de la gastronomie et du vin à Dijon (en 2021). Six livres : Le Chocolat , Le Lexique culinaire, Le Grand Cours de cuisine, Le Grand Livre du marketing culinaire, Le Dictionnaire des chefs, Pâtisserie.
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Ses anciens élèves étoilés : Adeline Grattard (Yam’Tcha), Rémy Escale Benedeyt (Zoko Moko), Mathieu Viannay (Mère Brazier), Hugo Roellinger (Coquillage), Amélie Darvas (Äponem), Joël Césari (La Chaumière), William Ledeuil (Ze Kitchen Gallery)… Deux restaurants d’application : Le Premier et Le 28, ouverts au public sur réservation https://www.ferrandi-paris.fr/
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MÉCANIQUE
LES MOTOS FONT ENFIN LEUR RÉVOLUTION
Auteur XAVIER HAERTELMEYER
Cette année, dans la Vieille Europe, les bolides mécaniques seront sublimes. Un Japonais, lui, mise sur la sur-alimentation pour monter en puissance. Côté Nouveau Monde, l’électrique pointe le bout de son nez, à croire qu’ils ne sont pas tous climatosceptiques au pays de monsieur Trump. Parmi toutes ces merveilles, L’Officiel Hommes a retenu six modèles qui lui ont fait de l’effet. La nouvelle année s’annonce riche en belles mécaniques. Sportives avec la Superleggera V4 de Ducati ou la CBR 1000 RR-R de Honda aux puissances dépassant les 220 chevaux. Mais aussi classes avec la nouvelle Rocket III de Triumph et son moteur bestial de 2 500 cm 3 ou la splendide BMW R18-2 au style intemporel. La démesure s’impose toujours plus chez les roadsters, à l’exemple de la version compressée du roadster Z de Kawasaki fort de 200 chevaux. De l’autre côté de l’Atlantique, les constructeurs rivalisent d’imagination, notamment chez Harley-Davidson, qui lance son premier
trail grosse cylindrée, la Pan America, mais aussi la déjà mythique Livewire, première moto électrique de la marque. Sans oublier la SR/F de Zero Motorcycles, sortie l’an passé, qui a placé la barre très haut dans ce segment de l’électrique pour le moment encore déserté par les autres grandes marques de la planète. À ces modèles, s’ajoute une nouvelle génération de concepts bikes. Les Européens se distinguent avec des machines ouvertes à l’aventure comme les superbes Norden 901 signées Husqvarna ou le Desert X des rouges de Bologne.
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MÉCANIQUE
Photos DR
Arc Vector Futuriste, ce prototype électrique (138 chevaux, 220 kilos, 436 km d’autonomie) se pare des équipements les plus pointus côté freinage (Brembo Stylema), suspensions (Öhlins), jantes (BST), matériaux (carbone) pour non seulement en mettre plein la vue, mais aussi envoyer très fort. Et côté technicité, admirez le train avant à bras oscillant de belle facture. Sans oublier le casque, la moto et la veste qui communiquent entre eux avec pilotage des informations par la voix.
Suzuki Katana R Spéculation de Youngmachine, un site japonais à l’affût des probabilités mécaniques du côté du pays du Soleil-Levant, cette version 1135 R pourrait rendre un bel hommage à sa sœur des années 90. Si le modèle de base, le Katana, est sorti l’an passé, à la grande joie des youngtimers, cette version racing (200 chevaux, environ 220 kilos) pourrait utiliser les éléments de la GSXR pour pousser les chevaux et les performances. Wait and see… 187
MÉCANIQUE
Regent n°1 La plus petite du lot, mais sûrement pas la moins aboutie. Le style vintage de cette Suédoise (11 chevaux, 20 chevaux en crête) ne passe pas inaperçu et risque de piquer au vif bon nombre d’automobilistes. Car cette électrique qui annonce 150 km d’autonomie, se conduit avec un permis auto agrémenté de l’équivalence 125. Elle n’oublie pas la modernité avec son grand écran tactile avec antivol intégré et GPS. 188
Photos DR
Royal Enfield Concept Ce prototype fait rêver et devrait servir de base pour les productions à venir de la marque. Célébrant la KX, lancée il y a quatre-vingts ans, elle claque les mirettes avec sa ligne allongée, sa fourche design et sa motorisation en V, non existante encore chez Royal Enfield. Tout est léché sur ce proto… jusqu’à la selle flottante en cuir et la peinture faite main.
MÉCANIQUE
Curtis Hades Esthétique hallucinante, puissance et couple démentiels, cette Hades (217 chevaux) affiche sur le papier des chiffres impressionnants. Sa batterie positionnée à l’horizontale tranche avec les standards, surtout électriques. La marque vise à “créer les meilleures motos du monde”, rien de moins… Un crédo au moins crédible sur le plan technique et esthétique. À voir prochainement sur route.
Harley 1250 Dans le nouveau programme Harley-Davidson pour 2021, cette 1250 tape méchamment dans l’œil. Difficile de faire plus agressif pour ce Sporster (1 250 cm3, 145 chevaux estimés) presque power cruiser avec son style épuré et sa musculature virile. L’Américain promet de pures performances avec ce nouveau moteur en V à refroidissement liquide, mais secondé par un disque de frein unique à l’avant. 189
CINÉMA
Paul Schrader sur le tournage de Hardcore, en 1979..
Paul Schrader, Michael J. Fox et Joan Jett
Trio de choc : Paul Schrader, alors scénariste, le réalisateur Martin Scorsese, et leur diamant noir Robert De Niro, lors de Taxi Driver, en 1976.
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Photos Columbia Pictures – Taft Entertainment Pictures/Tristar Pictures - Columbia Pictures/Warner-Columbia Film
sur le tournage d’Electric Blue, en 1987.
CINÉMA
“JE FAIS MES FILMS COMME JE L’ENTENDS”
On lui doit les scénarios de Taxi Driver (1976) et de Raging Bull (1980), mis en scène par Martin Scorsese, ainsi que la réalisation de films aussi âpres que Hardcore (1979),
American Gigolo (1980) ou encore Affliction (1997). Paul Schrader, 73 ans, était à Paris en janvier pour recevoir un hommage au Forum des images. L’occasion de revenir sur une carrière marquée du sceau de l’obstination et du rejet des compromis. Propos recueillis par JEAN-PASCAL GROSSO
L’Officiel Hommes : Vous auriez presque une réputation de mal-aimé. Pensez-vous avoir cultivé dès vos débuts cette relation d’amour/ haine avec l’industrie du cinéma américain ?
Paul Schrader : Je me suis toujours débrouillé pour travailler à la lisière du système. Et puis, c’est une industrie qui n’a eu de cesse d’évoluer. J’ai débuté quand la politique des studios existait encore. Ensuite, je suis passé au cinéma indépendant. Maintenant, j’essaie de trouver ma place à l’ère du streaming. J’écris, je réalise. Je fais mes films comme je l’entends. Cette liberté, personne ne peut me la retirer. Mais quelle que soit la situation dans laquelle vous vous trouvez, la question reste toujours la même : où trouver le financement ? Vous aviez déjà eu droit à une rétrospective au Festival de Belfort il y a quinze ans. Plus récemment au Forum des images, à Paris. Pensez-vous avoir noué une relation spéciale avec la France ?
Bien sûr. J’ai eu, si je me rappelle bien, quatre films présentés à Cannes. Je n’ai plus jamais été réinvité depuis l’arrivée de Thierry Frémaux.
Heureusement, les Festivals de Venise et Berlin me restent toujours fidèles. Quel fut pour vous le plus heureux moment cinématographique de votre vie ?
Je dirais la standing ovation qui a suivi la projection de Sur le chemin de la rédemption, à Venise, en 2017. À mes yeux, ce film représente la synthèse de presque cinquante années de travail. J’ai compris à ce moment précis que j’avais réussi à toucher le public. Martin Scorsese a longtemps affirmé que le scénario de Taxi Driver, écrit par vous, était “le plus beau qu’il ait jamais lu”. N’avez-vous pas le sentiment qu’avec les années la popularité du réalisateur a quelque peu évincé l’importance de votre travail sur le film ?
À l’époque de sa sortie, Martin déclarait que Taxi Driver était plus mon œuvre que la sienne. Comme il a dit que Raging Bull devait plus à Robert De Niro qu’à lui-même. Il n’y a finalement que La Dernière Tentation du Christ (que Schrader a également écrit, ndlr) qu’il reven191
dique pleinement. Évidemment, c’est lui qui les a réalisés tous les trois. Ce sont, pour tout le monde, pour vous comme pour moi, des films de Martin Scorsese. Était-ce vrai, finalement, cette histoire de dérive ? Vous vivant dans votre voiture, soliloquant comme Travis Bickle, le personnage de chauffeur de taxi solitaire joué par De Niro…
Cette période aura duré quelque chose comme six semaines. Je conduisais ainsi, sans but. Mais je n’étais pas sans toit. J’avais, dirons-nous, toujours un endroit où atterrir. J’étais gagné par la dépression, peut-être aussi parce que je n’avais pas mon propre logement. Cela a duré quelques semaines. Six, voire quatre plus probablement. Mais cette situation me rendait fou. Quel regard portez-vous aujourd'hui sur Taxi Driver ?
Vous savez, le Travis Bickle de Taxi Driver et le pasteur Ernst Toller de Sur le chemin de la rédemption sont juste une variation d’un seul et même personnage. Ce sont deux hommes,
CINÉMA
“Lorsque le public traite le cinéma avec sérieux, alors des films sérieux lui sont proposés. Aujourd’hui, il prend beaucoup trop sérieusement des films totalement merdiques.” PAUL SCHRADER
Dans Hardcore (1979), vous montriez déjà la mainmise de La Guerre des étoiles sur la culture américaine, aussi bien à travers les affiches placardées dans Los Angeles que via un combat au sabre laser dans un club de strip-tease...
Mishima – Une vie en quatre chapitres (film de 1985) reste comme un moment unique dans l’histoire finissante du “Hollywood des auteurs”. Des producteurs, Francis Ford Coppola et George Lucas, et un metteur en scène américains qui s’acharnent à porter à l’écran la biographie du plus sulfureux des auteurs japonais...
C’était très drôle. Je tournais donc Hardcore et arrive cette scène de club. Je connaissais George et je lui demande : “J’aurais besoin de sabres laser pour une scène dans mon film. Je peux t’en emprunter ?” Très gentiment, il me répond que oui. C’était avant qu’il ne réalise qu’il venait d’engendrer un véritable empire du merchandising. Ensuite, il m’a dit : “Si j’avais su, je te les aurais fait payer un peu !”
La seule manière dont le fi lm a été monté pourrait donner lieu à un roman. C’était un projet invraisemblable : une équipe japonaise, Coppola, Lucas, l’image de Mishima ellemême… Trente-cinq ans après, je m’étonne encore que nous y soyons parvenus. Mais c’est un des fi lms dont je reste le plus fier. Depuis, je n’ai jamais rien vu de la sorte qui ait été produit aux États-Unis. Qui des deux a tué le Nouvel Hollywood : l’arrogance ou l’appât du gain ?
Non, c’est le public qui a fait le succès de ces cinéastes à la fi n des années 60 et au début des années 70. Je veux dire que c’est l’intérêt des spectateurs qui a poussé Hollywood à faire des fi lms plus intéressants. L’époque était très mouvementée d’un point de vue politique et social. Il y avait la révolution sexuelle, les revendication des Noirs, des homosexuels, le féminisme, l’anti-militarisme… Alors, les gens allaient au cinéma pour essayer de comprendre : qu’est-ce que l’amour libre ? qu’est-ce qu’être une femme insatisfaite ? un homme qui revient de la guerre ? Lorsque le public traite le cinéma avec sérieux, alors des fi lms sérieux lui sont proposés. Aujourd’hui, il prend beaucoup trop sérieusement des fi lms totalement merdiques. C’est la grande différence.
En 2002, avec Auto Focus, biopic sur Bob Crane, star de la série Papa Schultz et obsédé sexuel, vous dévoilez la part sombre et décadente d’Hollywood. À l’aune des nombreux scandales qui ont émaillé le cinéma américain depuis ces deux dernières années, le film prend une épaisseur étonnante...
Qui sont les acteurs avec lesquels vous aimez le plus travailler et pourquoi ?
Tout est question de casting. Si vous faites une erreur, même si l’acteur est un ami, vous ne lui faites pas une faveur. C’est pourquoi, très souvent, j’ai auditionné des acteurs que je ne connaissais pas mais dont je savais, par ce que j’avais déjà vu d’eux, qu’ils “collaient” parfaitement au personnage. Plus précisément, j’ai travaillé à plusieurs reprises avec Willem Dafoe. Il est devenu un ami. Mais la plupart du temps, metteurs en scène et comédiens ne se lient pas d’amitié. Ces derniers demandent beaucoup trop d’attention et possèdent un ego bien trop surdimensionné. Cela devient vite épuisant de se fréquenter au jour le jour. Votre expérience la plus pénible ?
Défi nitivement avec Richard Pryor sur Blue Collar (1978). Du fait de ses addictions ?
C’est parce que c’est une profession en permanence sous l’œil du public. De tels comportements se produisent quelle que soit la branche ou la corporation. Tous ces gens ne sont simplement pas exposés dans les médias comme ceux du monde du cinéma. Mais vous allez voir, je suis certain que ce genre d’histoire va sortir de plus en plus souvent dans ces milieux que le public ne soupçonne probablement même pas.
Exactement.
Hollywood n’est donc pas l’un des endroits les plus corrompus de la planète...
Quelle est votre ambition avec The Card Counter, votre prochain film avec Oscar Isaac ?
Non, non ! Il y a des endroits pourris partout dans le monde. Il suffit d’y faire de l’argent. Dès qu’il y a de l’argent quelque part, fi nissent toujours par arriver les histoires les plus scabreuses qui soient. Si vous voulez faire des affaires dans le pétrole, vous n’allez pas à Hollywood. Vous allez en Arkansas, au Texas ou dans le Dakota.
Montrer qu’il y a une possibilité de rédemption par-delà le péché.
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La plupart des Américains sont pessimistes quant à l’avenir du cinéma. Pourtant, vous tournez et continuez à écrire. Seriez-vous devenu optimiste sur vos vieux jours ?
À mon âge, l’avenir du cinéma ne me concerne plus vraiment. Disons plutôt qu’il me préoccupe moins que celui du climat.
Comment souhaiteriez-vous qu’on se souvienne de vous ?
Oh ! Ça ne me dérange pas trop d’être oublié. De toute façon, je ne serai plus là. Clairement, je n’en ai rien à faire.
Photos Courtesy Everett Collection/Paramiunt Pictures/Cinema International Corporation (CIC) - The Saul Zaentz Company/AMLF - Columbia Pictures/Marceau-Cocinor
enfermés dans une même pièce, qui portent un masque, celui de leur fonction, et qui attendent que quelque chose se passe. Simplement, le premier est jeune et en colère; le second, vieux et en colère.
Dans le sens des aiguilles d’une montre, les personnages imaginés par Paul Schrader : Richard Gere dans American Gigolo (1980), Geneviève Bujold dans Obsession (réalisateur Brian de Palma) en 1976, Harrison Ford dans Mosquito Coast (réalisateur Peter Weir) en 1986.
ADRESSES
ACNE STUDIOS ACNESTUDIOS.COm
ARmANI.COm
mARNI mARNI.COm
ALEXACHUNG ALEXACHUNG.COm
GIVENCHY GIVENCHY.COm
mASSImO DUTTI mASSImODUTTI.COm
AmY RODRIGUEZ AmYRODRIGUEZ.ART
GLASSHÜTTE ORIGINAL GLASSHUETTE- ORIGINAL.COm
mIU mIU mIUmIU.COm
ANDREA CREWS ANDREACREWS.COm
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PANERAI PANERAI.COm
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HI-TEC HI-TEC.COm
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BERLUTI BERLUTI.COm
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RAf SImONS RAfSImONS.COm
BOTTEGA VENETA BOTTEGAVENETA.COm
HUBLOT HUBLOT.COm
RENÉ SCHEIBENBAUER RENESCHEIBENBAUER.NET
BOUCHERON BOUCHERON.COm
HUGO BOSS HUGOBOSS.COm
RICHARD mILLE RICHARDmILLE.COm
BREGUET BREGUET.COm
HURTENCE HURTENCE.COm
SAINT LAURENT YSL.COm
CELINE CELINE.COm
JIL SANDER JILSANDER.COm
STÜSSY STUSSY.CO.UK
CHANEL CHANEL.COm
J.m. WESTON JmWESTON.COm
TOm fORD TOmfORD.COm
DIOR DIOR.COm
KENZO KENZO.COm
UGG UGG.COm
DSQUARED2 DSQUARED2.COm
LANVIN LANVIN.COm
ULLAC ULLAC.COm
ERmENEGILDO ZEGNA
LORO PIANA LOROPIANA.COm
WACHEREN CONSTANTIN VACHERON- CONSTANTIN.COm
ARmANI.COm
LOUIS VUITTON LOUISVUITTON.COm
VALENTINO VALENTINO.COm
fENDI fENDI.COm
mARCIANO mARCIANO.GUESS.EU
VERSACE VERSACE.COm
ZEGNA.fR
EmPORIO ARmANI
GIORGIO ARmANI
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