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REMERCIEMENT
Avant de nous plonger dans ce mémoire, je tiens à écrire ces quelques lignes, qui témoignent de ma reconnaissance envers toutes les personnes qui m’ont soutenu durant ces mois de travail
Tout d’abord je remercie mon professeur encadrant Michel Watin, docteur en anthropologie, pour la pertinence de ses retours, de son engagement, et de toute l’aide qu’il a su m’apporter durant toutes les phases de cette étude.
Un grand merci également à tous les membres du CAUE de la Réunion pour l’accueil qu’ils m’ont réservé durant mon stage de master et de toute l’aide qu’ils ont pu m’apporter pour la documentation de mes recherches
Et enfin, merci à toutes les personnes sans qui cette aventure n’aurait pas été possible, tous les habitants du quartier Ariste Bolon, enfants comme adultes. À eux qui m’ont accepté chez eux, qui ont accepté de discuter avec moi et qui m’ont fait découvrir une petite part de leurs quotidiens.
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INTRODUCTION ET QUESTION DE DÉPART
Ce choix de sujet de mémoire a commencé par une observation du mode d’habiter créole sur les espaces publics et les délaissés urbains. L’appropriation de ces lieux par les usagers est partout autour de nous et reflète, à mon sens, une volonté des habitants à redessiner leurs espaces de vie. Qu’elle soit temporaire ou non, elle se trouve dans les jardins privés qui dépassent sur les zones communes, dans le mobilier posé sous l’ombre d’un arbre, dans les traces de pas qui dessinent des chemins informels, etc. Par ces actes, les usagers manifestent la relation qu’ils entretiennent avec l’espace, et témoignent de leur appartenance.
À l’occasion de mes périples urbains dans les villes de l’île, j’ai pu observer ces accumulations de petits riens, menés par des initiatives individuelles, qui parviennent à changer le paysage et reflète les modes de vie d’une culture.
Ces initiatives spontanées impactent l’espace dit public et le transforment Ce dernier a évolué au cours des dernières années et a été le sujet de nombreux questionnements dans l’aménagement du territoire. À la Réunion, par son contexte et son histoire, l’espace public est perçu différemment qu’en Métropole, et le territoire est confronté à de nombreux enjeux d’aménagement lié à des problématiques démographiques et urbaines. On remarque que la planification territoriale ne prend pas en compte le contexte socioculturel de l’île et un modèle métropolitain est souvent appliqué. Au regard de nombreux projet d’aménagements, on peut voir que ces modèles ne répondent pas aux problématiques liées au contexte et à la culture réunionnaise. Cependant, la culture est encore très forte et très imprégnée dans les mœurs de la population, et celle-ci résiste face à toutes les transformations du territoire
Dès lors, de nouveaux projets de rénovation urbaine (NPNRU) apparaissent sur toute l’île, et tentent de régler les disparités sociales et spatiales des quartiers depuis les années 80. Le sujet de la rénovation urbaine pose énormément de questions, et l’on compte aujourd’hui, 12 programmes répartis sur 6 villes de l’île. Ces projets de renouvellement urbain pourraient être un tremplin pour un aménagement plus en accord avec les volontés et les habitudes citoyennes, tout en respectant le contexte historico-social d’une population Mais, au risque de proposer des projets urbains uniformes, totalement déconnectés de leurs contextes, il semble nécessaire d’étudier plus en profondeur les enjeux sociaux et spatiaux de chaque site. Mais comment procéder ?
Tout d’abord, recontextualisons notre travail. Celui-ci vient interroger les rénovations urbaines, intervenant sur les espaces publics quartiers créoles Afin d’apporter des solutions les plus adéquates possibles, il serait intéressant d’étudier ce qu’est l’espace public dit occidental, en étudiant sa définition et son évolution.
Ce travail part d’observations sur des pratiques habitantes et prend comme postulat de départ que ces initiatives impactent les usages, le fonctionnement des espaces publics, et révèle des manques des aménagements en place. Ainsi, les individus, à leurs manières, peuvent devenir aussi acteurs de l’aménagement en produisant un urbanisme informel. Il serait alors intéressant d’étudier les fonctionnements de ce nouvel urbanisme, de voir de quelle manière il impact l’espace public, et s’il est pertinent de l’inclure dans de futurs aménagements.
Enfin, l’espace public ne constituant pas « un type universalisé ni une catégorie normative » (Watin, Wolff 1995), nous pourrions étudier les origines des quartiers réunionnais, afin d’opposer les définitions de l’espace public occidentales aux pratiques créoles.
Par la suite, mon travail prendra appui sur un quartier que j’ai connu lors de mon stage de Master au sein du CAUE. Un quartier datant des années 70, prochainement transformé par les NPNRU, situé dans la ville du Port. Portant le nom d’Ariste Bolon, on retrouve en se promenant dans ses rues, de nombreux phénomènes d’appropriation de l’espace public. Il serait intéressant d’y faire une étude de terrain qui permettra de déterminer le rapport qu’entretiennent les usagers à leurs environnements urbains, et de capter les perceptions qu’ils ont sur leurs espaces publics, dans le but de proposer de futures pistes d’aménagements, plus en accord avec les pratiques créoles. Finalement, cette enquête permettra de répondre à la question suivante : pourquoi et comment associer les usagers aux processus d’aménagements sur le quartier typé ANRU d’Ariste Bolon ?
Pour répondre à cette question, notre première partie servira à dresser le cadre théorique de notre recherche, en croisant des écrits sur les espaces publics, la place des usagers dans le dessin de la ville, et pour finir, une recontextualisation dans les kartié de l’île.
Dans un second temps, nous mènerons une enquête de terrain dans le quartier Ariste Bolon. Cette enquête nous permettra de voir quelles sont les formes d’appropriation de l’espace, comment elles influent sur le dessin de l’urbain, puis dans le cadre de l’ANRU, voir comment on peut s’en inspirer pour les futurs projets d’aménagements. Il s’agira de s’attarder sur les perceptions et sur les significations de l’appropriation des espaces publics.
PARTIE 1 : ÉTAT DE L’ART ET RECONTEXTUALISATION
CHAPITRE 1 : DÉFINITION ET ÉVOLUTION DE L’ ESPACE PUBLIC
Cette première partie sera consacrée à la partie théorique de notre travail L’étude portant sur les espaces publics, il est donc logique de leur donner une définition et d’en déterminer les enjeux. Pour ce faire, nous suivrons leur évolution depuis les années 60 à aujourd’hui, afin de critiquer leurs idées et tenter de comprendre les phénomènes d’appropriation des usagers sur ces espaces.
ESPACE(S) PUBLIC(S), UNE DÉFINITION PLURIDISCIPLINAIRE
La ville contemporaine est intrinsèquement liée à ses espaces publics. Ils peuvent être définis comme des « espaces physiques ouverts à tous » (Bélanger 2010), des lieux de libre circulation, composés de voiries, de parcs, de stationnements et d’espace vides. Pourtant, l’expression diffère en fonction du champ dans lequel on se trouve (urbanisme, sociologie, droit, science politique…). Dans le cadre de ce mémoire, nous nous tiendrons au cadre de l’urbanisme, où l’on découvrira au regard des définitions et des études menées sur le sujet depuis la fin du 19e siècle que cette notion est un concept en perpétuelle évolution (Lassave 1992).
o ESPACE PUBLIC ET ESPACE MÉDIATIQUE, LES THÉORIES D’HABERMAS
Le concept d’espace public apparaît dans les années 60 avec Jürgen Habermas (1978), théoricien et philosophe en sciences sociales allemand, dans son livre « L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise ». Avant lui, les espaces publics n’étaient que considérés comme des « espaces libres ». L’auteur les définit comme « la sphère intermédiaire entre la vie privée de chacun et l’État monarchique » (Habermas 1978) Cette notion est encore abstraite et se définit plus médiatiquement que spatialement On parle d’un lieu
symbolique, où se développent la vie sociale, l’opinion publique et la diffusion d’information, permettant à la classe bourgeoise et populaire de discuter et de débattre de la société. Finalement, il n’est pas l’auteur le plus important de la définition de l’espace public, mais sa théorie s’avère être intéressante au regard de notre étude de cas sur les espaces urbains réunionnais. En effet selon lui, la discussion, le débat politique et le partage d’information entre individus, peut être aussi défini comme de l’espace public (Ghorra-Gobin 2001). Ainsi pour lui, la télévision et les journaux généralistes peuvent être considérés comme des espaces publics, car ils sont des lieux ou des informations sont échangées. On a donc d’une part un espace public médiatique ou les informations se déplacent, et de l’autre un espace public urbain, ou ce sont les individus qui se déplacent.
Schéma tiré de la conférence : « L’espace public, de quoi parle-t-on ? » © Michel Watin
Dans les années 80, le terme espace public va être employé par tous les professionnels de l’aménagement, et sa définition va englober les voiries, les parkings, les espaces végétalisés, les équipements de sports et les cours d’école, en somme, « tout ce qui n’est pas clôturé, construit, privé » (Paquot 2009)
o ESPACE PUBLIC ET ESPACES PUBLICS
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Thierry Paquot reprendra les idées d’Habermas en 2005 dans son ouvrage « L’espace public », en distinguant l’espace public au singulier, et les espaces publics L’un suit la définition d’Habermas, et les autres sont des lieux physiques, supports de réseaux, accessibles à tous.
« En effet, l’espace public évoque non seulement le lieu du débat politique, de la confrontation des opinions privées que la publicité s’efforce de rendre publiques, mais aussi une pratique
démocratique, une forme de communication, de circulation des divers points de vue ; les espaces publics, quant à eux, désignent les endroits accessibles au(x) public(s), arpentés par les habitants, qu’ils résident ou non à proximité. Ce sont des rues et des places, des parvis et des boulevards, des jardins et des parcs, des plages et des sentiers forestiers, campagnards ou montagneux, bref, le réseau viaire et ses à-côtés qui permettent le libre mouvement de chacun, dans le double respect de l’accessibilité et de la gratuité. »
o ACCESSIBILITE ET DIVERSITE
Ces deux définitions renvoient à une idée de liberté, un espace où l’on est libre de penser, de débattre, de créer du lien social et de se déplacer La liberté de se mouvoir dans l’espace est décrite par J. Rémy et L. Voyé dans leur définition de l’espace public (1981) : l’espace public est un « espace accessible n’importe quand c’est-à-dire n’ayant ni heure d’ouverture ni heure de fermeture : rues, places publiques par n’importe qui, sans aucune discrimination, pour des activités qui ne sont pas explicitement déterminées, à condition que celles-ci se conforment à un règlement d’usage, établi par l’autorité publique. On se trouve donc dans un espace où l’homme, comme citoyen ou comme hôte, a une liberté totale de circulation et où est possible toute interaction libre et non contrôlée entre individus supposés autonomes ».
Espace de débat et de manifestation, ces espaces permettent la cohabitation de chaque usager : chacun peut les utiliser, mais ne peut les monopoliser. Ces lieux deviennent alors les médiateurs entre l’individu et la communauté. « La ville est un milieu humain dans lequel des inconnus se rencontrent » (Herpin 1980). L’individu dans son parcours dans l’espace public, traverse des lieux et interagis avec des modes de vie différents, ce qui lui permet de vivre de nouvelles expériences, nourrissant petit à petit son identité : il y crée des souvenirs, et s’y crée une histoire. Ces lieux nous apprennent à vivre ensemble et à découvrir d’autres modes de sociabilité. Chacun peut alors exprimer son individualité (Hossard et Magdalena 2005) et l’espace peut alors se transformer en espace familier, reconnaissable, car « la personnification de la ville n’est possible que parce qu’elle-même symbolise la multiplicité des êtres qui y vivent et la font vivre » (Augé 2008).
Ainsi, ces lieux seraient le décor de la vie quotidienne et mettent en scène la vie urbaine, ils sont caractérisés par l’identité du lieu, par les déplacements qui s’y produisent, par les usages qu’on y fait, et par les actions de sociabilités (Bassand et al. 2001). Les espaces publics peuvent prendre divers noms selon leurs gabarits (exemple : une ruelle, une route, une avenue ou encore une place). Les usages pratiqués se regroupent en 4 familles : la circulation, la communication, l’expression et la flânerie. (ibidem)
Les rues, les parcs, les bâtiments et autres composantes de l’espace sont utilisés et transformés par divers acteurs. Par définition, l’espace public est « un espace à l’usage de tous » (Hossard et Magdalena 2005) De ce fait, il serait intéressant de savoir par qui ces espaces sont occupés.
Michel Bassand, sociologue et professeur suisse, différencie quatre types d’acteurs de l’espace public. (Bassand et al. 2001) Ils sont intrinsèquement liés et ne peuvent fonctionner sans les autres. Il s’agit :
Des acteurs économiques : ce sont majoritairement des propriétaires fonciers et les entreprises qui donnent sur l’espace public.
Des acteurs politiques : ils amènent les décisions de transformation et d’agencement de ce qui est urbain
Des professionnels de l’espace : il s’agit des urbanistes, des paysagistes, des architectes… ils travaillent de pair avec les acteurs politiques et économiques
Des usagers et des habitants : ils s’approprient et dessinent l’espace à leur manière en l’utilisant. Tous ces acteurs participent à donner une identité spatiale au lieu par leur pratique de l’espace et montrent les pratiques appropriées et prohibées. (Margier 2020)
Les espaces publics apparaissent ainsi comme des lieux qui reflètent la diversité de population d’une ville, où les uns côtoient les autres, sans forcément se connaître. Selon la géographe Cynthia GhorraGobin, un autre facteur du bon fonctionnement de l’espace public est l’anonymat des usagers (Ghorra-Gobin 2001). En effet, l’espace public peut être caractérisé par sa « capacité à distancier l’individu de la communauté et à lui apprendre à reconnaître les différences, mais aussi les ressemblances avec les autres. Cette capacité d’apprentissage de l’autre et de ce qui n’est pas soi provient essentiellement de la puissance de l’anonymat que peuvent offrir les espaces publics ».
Cette sociabilité de l’anonymat est rendue possible par la proximité de lieux multi fonctionnelles et à l’accessibilité des espaces publics. Ils se transforment alors en espace attractif au plus grand nombre, pouvant être habités à différents moments de la journée.
o ESPACE PUBLIC ET ESPACE PRIVE
John Habrakens oppose espace public et privé. Les deux vont de pair, et la limite entre les deux peut dans quelques cas s’avérer ambiguë. Un espace peut être considéré comme privé selon une personne, et public par une autre, tout est question d’échelle (Habraken 1998).
Prenons par exemple un hall d’un immeuble. Pour les résidents, cet espace semblera public et accessible à tout moment, mais pour les gens extérieurs, il semblera privé. D’après Thierry Paquot, la perception de ce qui est public ou privé dépend du contexte, de la culture, et de l’usage de l’espace :
« La frontière entre privé et public varie d’une culture à une autre, d’un sexe à un autre, d’une génération à une autre » et c’est à chacun de prendre l’initiative de « tracer la frontière entre ce qui lui paraît (…) « privé » ou « public ». (Paquot 2015) Avec l’arrivée de la modernité à partir des années 1840, la séparation entre la sphère publique et privée est accentuée : le domaine privé ne se préoccupe désormais plus que de l’individu. “Le logement populaire s’améliore progressivement (le logement bourgeois, depuis longtemps, est privé, il ne montre rien de ce qui s’y passe, le secret règne…), le pavillon de banlieue s’isole sur sa parcelle, l’appartement de l’immeuble locatif est relativement étanche au regard des voisins ( ), tout habitant possède son lit, à défaut de sa chambre (ce qui ne tarde pas), et si l’on prolonge encore le dedans dans le dehors en plaçant une chaise sur le pas de la porte ou en ouvrant sa fenêtre du rez-de-chaussée, ce n’est que pour un instant. Chacun chez soi !” Le quartier devient un espace mixte ou le public rencontre le privé, quand on l’atteint ce lieu familier, on se sent rassuré. L’arrivée d’espace à usage déterminé comme les centres commerciaux où les lieux de divertissements ont posé problème sur le rapport public/privé de l’espace. Ces lieux sont dessinés pour avoir des objectifs précis et limitent donc les expériences et les possibilités d’actions. Prenons par exemple les galeries marchandes, « espaces juridiquement privées »(Bonerandi et HoussayHolzschuch 2013), elles apparaissent néanmoins dans l’imaginaire collectif comme des espaces publics Le champ d’action et limité à la consommation et au divertissement, et malgré le fait que ces lieux soient ouverts à tous, ils ne vont qu’être socialement accessible à un type de personne.
« Le terme d’espace public utilisé ici ne doit donc pas être simplement ramené à son usage juridique et urbanistique dans les sociétés occidentales. L’intérêt de l’expérience de décentrement est justement d’évaluer son contenu ailleurs : c’est ici l’usage, les pratiques des citadins, qui déterminent ici la publicité d’un espace, et non son statut foncier. »(ibid.)
ESPACE PUBLIC, VERS UNE REMISE EN QUESTION DE L’ÉPOQUE MODERNE
Avec l’arrivée des sciences sociales dans les années 60, la transformation des espaces publics par les principes modernes ont étés vivement critiqués.
o LA VILLE DIVERSE
L’une des premières critiques vient de la journaliste, auteure et militante canadienne Jane Jacobs, qui, dans son œuvre « Déclin et survie des grandes villes américaines » (1961), dénonce et questionne les modèles urbains dominants de l’époque. À cette période, les États-Unis connaissent une vague de rénovation urbaine : c’est l’époque du zoning urbain, où de nombreuses zones pavillonnaires apparaissent, on centralise les quartiers d’affaires et l’on construit d’énormes infrastructures routières.
Elle établit un constat sur les villes nouvelles : « Les secteurs urbains qui dépérissent sont précisément ceux que l’urbanisme officiel qualifie de sans problèmes ». À l’inverse, « les secteurs urbains qui résistent au dépérissement sont précisément ceux que l’urbanisme officiel a condamnés », c’est-à-dire les quartiers urbains populaires, où les gens se rencontrent et où les espaces ont plusieurs fonctions, des quartiers n’ayant pas été encore transformés par l’urbanisme moderne.
L’urbanisme moderne est marqué par des textes directionnels comme la charte d’Athènes. Celle-ci est rédigée en 1933 lors du Congrès international d’Architecture Moderne en réaction à des observations faites sur une trentaine de villes. Elle eut un impact significatif sur la planification urbaine d’après-guerre en proposant un nouveau modèle de ville. Elle part du principe que chaque fonction de la ville historique dysfonctionne et qu’il est nécessaire d’apposer un urbanisme de zoning aux villes nouvelles, c’est-à-dire séparer les fonctions (habiter, travailler, circuler et se distraire) Cette séparation distinctive empêche la mixité et impacte les espaces publics : ils en
deviennent à leur tour spécialisés, réduits à une seule et même forme, empêchant le mélange d’usage et la mixité des parcours au sein d’un espace Ils ne vont être qu’occupés par une certaine activité, à un certain moment, et en dehors de cette activité, cet espace ne servira à rien.
Jane Jacobs relève un processus d’autodestruction de la diversité dans les quartiers en se basant sur l’étude de cas de la voie commerçante de Greenwich Village à New York (Jacobs, Parin, et Paquot 2012).
Elle part du principe qu’un lieu connaît du succès si l’on y retrouve une diversité dans ses activités, ce succès attirera les convoitises d’activité étrangères à haut pouvoir d’achat. En général, ce sont les activités qui ont les moyens, les fonctions dominantes, qui pourront s’implanter dans la zone, ce qui entraînera une spécialisation fonctionnelle du lieu (c’est-à-dire, une perte de diversité). Les gens désertent alors, le centre-ville se déplace, laissant derrière lui des ensembles de fonctions répétitives.
La ville moderne se désolidarise de la ville ancienne sur la manière de dessiner l’espace public. Le Corbusier dans son dessin du « plan Voisin »1 pour la ville de Paris, rejette des éléments historiques comme la « rue-corridor » ou encore la place. “La rue, veut constater Le Corbusier, est une rigole, une fissure profonde, un couloir resserré. […] La rue est pleine de monde ; il faut surveiller sa route. […] C’est la rue du piéton millénaire ; c’est un résidu des siècles ; c’est un organe inopérant, déchu. La rue nous use. Elle nous dégoûte en fin de compte ! Car, pourquoi subsiste-t-elle encore ?” Ses espaces publics ne sont plus que définis par de grands espaces verts à ciel découvert et de grands axes linéaires de circulation. En effet, son projet est basé sur une prospection où la voiture serait maîtresse La mobilité prime, car la ville est un corps, ses rues sont ses artères, et les voitures en sont le sang : la trame viaire est hiérarchisée et permet de desservir tous les quartiers fonctionnels de la ville.
En contre-exemple, nous pourrions parler de ville de Venise, défini par l’architecte urbaniste danois Jan Gehl comme une ville à échelle humaine (« Concevoir la ville à échelle humaine en 5 conseils selon Jan Gehl » 2016). On y retrouve de multiples voies piétonnes qui sont interconnectées entre elles, une forte présence des activités humaines sur les espaces publics et les infrastructures
1 Projet dessiné par Le Corbusier pour la ville de Paris entre 1922 et 1925
adjacentes leur apporte de la vie de l’activité. Selon l’auteur, « Aujourd’hui, en vue de l’explosion démographique mondiale, près de 66 % de la population devrait vivre en ville en 2050. Cette notion de ville accueillante à échelle humaine devient plus importante que jamais. Pour un développement urbain efficient, économe et environnemental, il faut remettre l’être humain au cœur de la ville. Cela peut sembler simplet, mais considérant les 60 dernières années, la majorité des projets de développement des villes se sont faits en faveur de la voiture ».
o VERS UNE INDIVIDUALISATION DE L’URBAIN
Le premier droit à la ville est celui du droit au logement. La précarité des conditions de logements d’après-guerre a amené à des campagnes de construction dans toute la France. Jean Pierre Garnier cite le sociologue Henri Lefebvre en parlant du droit à la ville (Garnier 2011) Le droit au logement a prévalu sur celui à la ville et il déclare que tous les résidents et usagers d’une ville ont le droit “d’accéder à tout ce qui fait déjà la qualité de la vie urbaine, mais aussi (…) le droit de changer la ville selon les désirs et les besoins du plus grand nombre, et non selon les intérêts d’une minorité”
La fragilité de l’espace public
À l’échelle de la ville, la privatisation de l’espace se fait par quelques acteurs privés qui transforment l’espace public pour leur intérêt. On peut prendre pour exemple les hôtels en bords de mer qui privatisent un morceau de plage en venant y disposer du mobilier urbain2. Le domaine public n’est plus accessible que pour les résidents de l’hôtel, et même il n’existe aucune limite physique qui sépare l’espace « privé » du public, les usagers contournent naturellement le lieu pour se déplacer.
À l’échelle des quartiers, des stratégies de privatisation de l’espace public se développent. Nous pouvons prendre pour exemple l’exemple des gated-communities aux États-Unis (Hossard et Magdalena 2005), « des villes ou des quartiers fermés, entourés de murs et dont les portes d’entrée sont placées sous une étroite surveillance ». Les espaces publics sont délaissés aux profits de la propriété privée et des concepts comme l’« indoorpublic space » apparaissent : des espaces publics appartenant aux secteurs privés enfermés entre des murs, où les personnes y sont filtrées par souci de « sécurité ».
Cette tendance à l’individualisation du mode de vie urbain est aujourd’hui soutenue par les instances publiques et les collectivités locales, car « ils n’ont pas le choix face à un marché qui
2
(« Tourisme : quand hôtels et restaurants ont les pieds dans le sable » 2019)
apprécie ce type de biens, mais aussi parce que s’établit un partenariat public/privé devenu très avantageux dans le développement métropolitain » (Le Goix et Loudier-Malgouyres 2005)
Après cette première approche sur les espaces publics, on remarque que toutes ces définitions se rejoignent sur l’importance de l’individu au sein de l’espace. Habermas décrira l’espace public comme un lieu de débat et de discussion autour des sujets d’intérêt général L’espace public, ou dans ce cas-ci, la sphère publique permettrait de critiquer le pouvoir en place. Il serait alors intéressant d’étudier l’espace public comme une scène de négociation, où les individus auraient un pouvoir d’action sur leur environnement. Cette réflexion amène donc à notre deuxième partie, qui interrogera la place de l’usager dans les processus de conception.
Schéma tiré de la conférence : « L’espace public, de quoi parle-t-on ? » © Michel Watin
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CHAPITRE 2 : VERS UN URBANISME
INFORMEL
ET AUTO CONSTRUIT : L’APPROPRIATION DE L’ESPACE PUBLIC
Les initiatives citoyennes font part intégrante de nos paysages urbains. Les usagers ne sont plus utilisateurs, mais de véritables acteurs du dessin de la ville. Cette deuxième partie expliquera en quoi les résidents et les usagers ont un rôle important dans le dessin de l’urbain et la manière dont on peut les inclure dans le processus de fabrication de la ville.
L’USAGER, NOUVEAU TECHNICIEN DE LA VILLE
Dans la fabrique de la ville, l’aménagement urbain fait appel à de nombreux acteurs qui doivent travailleren synergie. D’un côté, nous avons les acteurs «expert», les urbanistes et les architectes. Et de l’autre, les riverains, souvent considérés comme inactifs, et peu pris en considération lors des processus d’aménagements. Cependant, leurs connaissances du terrain pourraient les décréter «experts du milieu».
Henri Lefebvre analyse cette hiérarchisation urbaine selon 3 niveaux : Dans un premier temps, « Le niveau global». Il représente l’État, c’est-à-dire le pouvoir institutionnel Il s’organise suivant deux stratégies qui coexistent : « le néo-libéralisme (maximum d’initiative à l’entreprise privée) et le néo-dirigisme (planification technocratique)». Ces deux stratégies interfèrent constamment, elles agissent sur tout ce qui compose le bâti : sur les grands édifices, sur les villes nouvelles, etc., mais aussi le non bâti (transports, sites, etc.)
Le deuxième niveau est celui du niveau mixte, il concerne tout ce qu’il y a à l’intérieur de la ville, tout ce qui touche au domaine public (exemple, les rues les places, les équipements…) Enfin, le dernier niveau, le niveau privé, définit l’espace d’habitation.
« La vie urbaine pourra-t-elle recouvrer et intensifier les capacités d’intégration et de participation de la ville, presque entièrement disparues, et que l’on ne peut stimuler ni par la voix autoritaire, ni par la prescription administrative, ni par intervention de spécialiste ? »(Lefebvre 1967)
Intégrer l’usager dans le processus de création de la ville vient requestionner le rôle de chacun et les impliquer de différentes manières dans le processus de projet. L’usager est le fer de lance de ce genre de projet. Par leurs connaissances et leurs pratiquesdu terrain, ils deviennent un outil précieux dans la fabrication de la ville.
Jodelle Zetlaoui-Léger, docteur en urbanisme et en aménagement de l’espace, identifie deux grandes familles d’actions incluant les usagers (2013) : les implications qui résultent d’initiatives habitantes (ou groupe d’habitants) : le bottom up, l’habitant agit de manière autonome par sa seule volonté. et les initiatives organisées par des autorités juridiquement compétentes : le top down. Quand bien même l’usager est en général très peu pris en considération dans les étapes de programmation, on peut voir qu’il résiste et qu’il redessine, à sa manière, l’espace public. À l’échelle de l’individu, on peut voir des jardins débordés sur le trottoir, des stands de fruits et légumes informels, des espaces de rencontres formés par du mobilier mis en extérieurs, des chemins de chèvres, des œuvres de street-art décorant les murs… Tous ces petits actes d’appropriation redessinent la ville.
Quand les usagers se rassemblent, ils forment des groupes, les collectifs ou des coopératives.Ils agissent en mettant en place des projets qui peuvent partir de l’échelle de l’habitat à l’échelledu quartier : Projet de jardin partagé, occupations de friches, etc.
Ces actes que l’on peut observer autour de nous se rapprochent de la théorie d’Henri Lefebvre (1967) L’usager commence à prendre possession de son espace à partir du niveau privé, celui de l’espace d’habitation. Lefebvre explique donc qu’il faut considérer l’espace public des autres niveaux en tant que continuité de l’espace privé.
En nous basant sur le mémoire de l’enseignante en géographie Elyane Montmarquet sur les dynamiques d’appropriation de l’espace public (Montmarquet 2016), nous pouvons catégoriser l’appropriation des espaces publics en 5 types :
- L’appropriation ludique : principalement des usages de loisirs et de détente
- L’appropriation fonctionnelle : des usages pratiques et utiles, l’usager « sait ce qu’il vient faire et se dirige directement où il veut se rendre »
- L’appropriation symbolique : Les actions sont minimales
- L’appropriation concrète : À l’inverse de l’appropriation symbolique, les actions sont observables et modifient l’environnement
- L’appropriation passive : Les usages sont divers, « le rôle de l’espace est la conséquence de l’usage »
Ainsi, l’appropriation d’un espace peut différer selon journée pour cause de plusieurs facteurs : sa fréquentation, pour raison événementielle, le temps qu’il fait, ou encore l’horaire de la journée. On peut voir ainsi que certains espaces ont une polyvalence fonctionnelle par rapport au moment de la journée.
ENJEUX DE L’APPROPRIATION
o IDENTIFICATION ET JEUX DE POUVOIR
Les enjeux de l’appropriation sont multiples et corrélés avec les définitions de l’espace public. D’après Jodelle Zetlaoui (2013), ce phénomène est associé à un phénomène d’identification sur un espace, il va être un indicateur des rapports sociaux et d’appartenances à une sphère sociale (Ghomari 2001) Il permet de créer une identité à l’espace, mais permet aussià l’usager delaisserune trace sur son environnement.
« L’identité est un ensemble de critères, de définitions d’un sujet et un sentiment interne. Ce sentiment d’identité est composé de différents sentiments : sentiment d’unité, de cohérence, d’appartenance, de valeur, d’autonomie et de confiance organisées autour d’une volonté d’existence » (Mucchielli 2013).
Selon Michel Bassand, les usagers ont un rôle fondamental dans la ville (Bassand et al. 2001) En utilisant ou en refusant les espaces publics, ils légitimiste les décisions les directions des professionnels de l’aménagement, ou encore, peuvent entraîner des rectifications. Il déclare que les espaces publics « sont incompréhensibles sans les acteurs qui les utilisent et les produisent ».
L’appropriation permet à l’habitant d’avoir un pouvoir de mise en œuvre sur son environnement, il détourne les usages de l’espace, unbanc peut devenir unlit, comme untrottoir peut devenir un jardin. Ces détournements d’usage permettent de percevoir les réels besoins des usagers sur cet espace, pouvant donner de futures pistes d’aménagements aux instances publiques.
Des formes de sociabilité s’organisent autour des espaces appropriés (Ghomari 2001), les gens se rejoignent, se croisent, s’arrêtent, discutent, et c’est dans ces moments d’interactions en groupe que l’appropriation spatiale est la plus forte et la plus visible.
Celaposealors laquestiondela privatisationde l’espace urbain, quis’oppose auxfondements de librecirculation et de libres accès qui définissent l’espace public. Un exemple flagrant est celui des rassemblements sur les aires de pique-niques, où le groupement de personnes appose des limites spatiales sur l’espace, contraignant la libre circulation des gens extérieurs au groupe. « Marquer l’espace, c’est montrer aux autres qui nous sommes et revendiquer son identité sociale par son occupation spatiale » (Gravereau et Varlet 2019)
LA PARTICIPATION, UNE MÉTHODE TOP DOWN D’APPROPRIATION
Joëlle Zask dans son essai sur les formes démocratiques de la participation, propose une approche théorique de la participation et décompose le concept en trois temps (Zask 2011) :
Prendre part : cette étape forme la vie sociale, c’est une forme de sociabilité, elle est libre, désintéressée et satisfaisante. Elle revêt souvent une allure informelle
Apporter une part : Étape plus rare et plus difficile à réaliser que le prendre part. Elle est définie par la contribution que l’individu apporte au groupe, faisant du groupe ce qu’il est.
Recevoir une part.
Elle explique que tout déséquilibre de ces phases peut entraîner le sentiment d’injustice. Par exemple, si l’on a participé à un projet (prendre part et apporter une part), mais que l’on n’en retire rien en contrepartie (recevoir une part), cela entraîne de l’injustice. Ces caractéristiques attestent le sens positif de la participation et expriment les conditions pour que la participation soit équilibrée.
Judith Le Maire, docteure en architecture, vient donner une définition académique de la participation en urbanisme, en revenant aux origines latines du terme : « Participatio » qui veut dire « prendre part à, avoir sa part du bénéfice, une voix… ». Ce terme était à l’origine utilisé en économie et dans le monde de l’entreprise. S’ajoute ensuite le sens politique, « puisque la
participation désigne les moyens qui permettent aux citoyens de contribuer aux décisions concernant la communauté. »(2014)
Jodelle Zetlaoui-Léger, quant à elle, donne deux sens au terme « Urbanisme participatif » (2013) :
– « Sens 1 : Démarche de fabrication ou d’aménagement d’espaces habités donnant lieu à un partage (coproduction, codécision) voire à un transfert de responsabilité (autopromotion, autogestion) vis-à-vis d’habitants spontanément mobilisés ou largement sollicités.
Sens 2 : générique, désigne toute pratique de fabrication ou d’aménagement d’espaces habités associant des habitants, quel que soit le niveau de cette implication »
Dans les définitions qu’on peut trouver aujourd’hui, urbanisme et participation semblent pouvoir s’accorder. Cependant, en étudiant les théories urbanistiques du XIXe siècle, on peut voir que cela n’a pas toujours été le cas.
L’importance de l’espace vécu (associé à l’espace de représentation) chez Lefebvre ou les tactiques évoquées par Michel de Certeau révèle l’importance des pratiques habitantes et ordinaire dans la production de l’espace public. Car, même si certains acteurs ont davantage de pouvoir pour remodeler l’espace, les habitants participent toujours à recréer le sens des espaces publics.
o INTENSITE DE LA PARTICIPATION
Afin de discerner les différentes démarches participatives, un vocabulaire technique s’est mis en place autour des typologies d’action auprès des habitants et se décline en quatre points :
- L’information : la concertation peut apparaître comme mise en œuvre la plupart du temps dans une visée informationnelle : faire savoir, expliquer, répondre aux questions,rassurer…
- La consultation : cette étape consiste à recueillir l’avis des usagers, quelle que soit l’étape d’avancement du projet. Leurs avis sont souvent non pris en compte.
- La concertation : ici, le dialogue est à double sens, les décisions sont prises de manière partagées.
- Et enfin, la coproduction : les usagers interviennent à toutes les étapes du projet. La participation peut se décliner à plusieurs échelles d’intensité en fonction de la volonté du commanditaire et s’appliquer à plusieurs étapes de projet. Cette échelle, basée sur les travauxde
Sherry Arnstein, fournit un principe clair de hiérarchisation. Il distingue 3 niveaux avec un total de 8 degrés (1969)
- Le premier niveau comporte 2 degrés, et correspond à une action de manipulation et de thérapie. On cherche plus à obtenir le soutien des habitants grâce à des techniques publicitaires et en jouant de relations sociales Ce premier niveau est considéré comme de la non participation.
- Le deuxième niveau comportant 3 degrés et correspond à une action d’information, de consultation et de rassurer. Ce niveau est celui de la coopération symbolique.
- Le troisième niveau comporte également 3 degrés, il correspond à un partenariat, une délégation de pouvoirs et un contrôle citoyen. Ce niveau est celui du pouvoir effectif des citoyens.
Aujourd’hui, on retrouve énormément de procédures participatives qu’on peut utiliser en urbanisme, la méthodologie et le taux d’implication des usagers différents selon de nombreux critères : la typologie de projets, le budget, le temps imparti, les organismes, etc. Toutes les caractéristiques que nous avons recensées se rapportent à l’usager qui pratique le lieu. Pourtanthistoriquement, le pouvoir d’aménagement et d’organisation de l’urbain est détenu par des instances publiques et l’usager a été écarté de la prise de décision : les uns conçoivent la ville, lesautres la subissent
![](https://assets.isu.pub/document-structure/230107130713-15484642f70f20f1a82357f3b358a393/v1/c03d6887506f18b039f15ed0f15114dd.jpeg)
(Zetlaoui-Leger 2013) Nous verrons ainsi que les termes d’urbanisme et de participation s’opposent.
o AUX ORIGINES DE LA PARTICIPATION
Dans les définitions qu’on peut trouver aujourd’hui, urbanisme et participation semblent pouvoir s’accorder. Cependant, en étudiant les théories urbanistiques du XIXe siècle, on peut voir que cela n’a pas toujours été le cas.
Dans l’ouvrage «Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la participation» de Jodelle ZetlaouiLeger (2013), l’auteur met en contradiction le terme «urbanisme» et «participation». L’urbanisme est défini par l’organisation et l’aménagement de tout ce qui touche à l’urbain. Le pouvoir de décision appartient à des instances publiques, qui vont mettre en place des règles et des normes pour pouvoir planifier des villes. Ces instances publiques exercent un « pouvoir, politique, économique et technique, fondé sur des postures scientistes et autoritaires ». En somme, l’urbain est un domaine de l’État géré par des spécialistes.
Elle explique qu’en France lors de la première révolution industrielle, la planification urbaine est marquée par deux événements : la croissance de l’économie capitaliste et « la constitution d’unÉtatnation républicain mettant en avant la réalisation de services publics »
Au XIXe siècle, une idéologie inspirée de l’esprit des Lumières et du positivisme se répand dans l’urbanisme à « travers l’activité de programmation qui vise à exprimer une demande sociale interprétée et transformée en commande par un maître d’ouvrage». On souhaite que l’urbanisme incarne une idéologie «sociale». Cependant, les usagers sont toujours exclus du système de programmation, onpréférera avoirunsavoirscientifique et technique que l’habitant ne maîtrise pas, et « une culture du goût et du beau qui serait l’apanage des architectes et à laquelle il serait étranger ».
Cette pensée perdurera au XXe siècle, porté par le courant fonctionnaliste. Les individus serontdes êtres multipliables,interchangeables possédant des besoins debases comme travailler, sedivertir, se reposer et se déplacer (Le Corbusier, Chartes d’Athènes).
Ainsi, urbanisme et participation ont été vus comme des termes antinomiques, spécialistes d’uncôté, et usagers de l’autre : les uns conçoivent la ville, les autres la subissent. Cette oppositionse reflète
aussi dans l’évolution des termes urbanistiques. Ceux-ci ont toujours revêtu un caractère scientifique et technique, difficilement compréhensible pour les non-spécialistes. Cependant, les dimensions sociales de l’urbanisme posent question dès le début du XIXe siècle. Aux origines de la participation, certains pionniers de l’urbanisme manifestent un intérêt à la prise en considération de la population des villes, par exemple, en commençant à mettre en place des enquêtes avant l’étape de planification. L’un de ces précurseurs fut Patrick Geddes, sociologue et botaniste écossais. Connu comme l’inventeur des jardins partagés, il est «l’inventeur d’un urbanisme civique»3 et va notamment travailler sur le concept de la pédagogie active (Geddes 1994). Selon lui, «il faut que l’éducation soit avant tout une éducation par soi-même, réalisée par les contacts réels avec le milieu et les choses, le travail et l’expérience : ce n’est qu’en second lieu qu’elle se fait par les livres».
Il comprendra l’importance d’impliquer les habitants dans la fabrique de leur cadre de vie. Sa méthode d’apprentissage par l’action se décline en 3 étapes, « survey, analysis et plan », c’est-àdire l’enquête, le diagnostic, puis la proposition. Cette méthodologie est reprise par de nombreux acteurs de la participation aujourd’hui.
D’abord, faire une analyse de terrain poussée et sensible, identifier le Genius Loci4 du lieu afinde trouver une solution la plus adéquate au contexte, aux besoins et aux envies des usages.
Il ne plaide pas pour la disparition totale des politiques et des «experts de la ville», mais une étroite collaboration et coopération entre eux et les experts du terrain, les usagers.
Malgré ces mouvements regrettant le manque de reconnaissance de la diversité des acteurs, la pensée fonctionnaliste a continué à s’imposer dans les années 30.
L’État, les architectes et les promoteurs ne trouvent aucun intérêt à prendre en compte les spécificités des lieux, ils renient leur histoire, leur culture et les formes d’appropriations qui existaient.
« Le courant postmoderne met notamment en évidence les tendances technocratiques des pratiques urbanistiques et remet en cause l’utilité même de la planification pour améliorer la qualité de vie des citoyens » (Bacqué et Gauthier 2011)
3 Terme employé par Thierry Paquot dans « Les Faiseurs de villes »
4 Locution latine qui pourrait se traduire par « esprit du lieu ».
Un mouvement contestataire apparaît à la fin des années 60 appelées «luttes urbaines» par les sociologues de l’époque, il se mit en place par différents moyens. Elles apparurent à travers le monde, notamment en Europe et en Amérique du Nord, en réaction à la destruction massive d’anciens quartiers populaires qui déportèrent la population dans les quartiers périphériques. En réponse à cela, les architectes et les étudiants rejoignirent le mouvement et à partir des années 90, ils institutionnalisent une forme de planification appelée le «communityplanning». Cette démarche a pour but de « viser à la construction d’une vision partagée entre habitants, aménageurs professionnels et acteurs politiques et économiques, de l’avenir de leur quartier ou de leur ville » (Zetlaoui-Leger 2013)
Très marqués dans les années 70, les projets participatifs ont connu un déclin jusqu’aux années 2000. De nombreux facteurs ont permis le renouveau de ce mouvement, notamment lacrise économique de 2008. C’est à partir de cette période que beaucoup d’écrits et de théoriessont apparus, intégrant une dimension réflexive sur cette question de la fabrique collaborative de la ville, à travers des chercheurs comme Nicolas Soulier et Patrick Bouchain « En temps de crise, les gens cherchent à redevenir acteurs et actrices de leurs vies, et ça passe par le lieu d’habitat. C’est une manière d’être maître de soi, une façon de retrouver du sens »5
VERS UNE RECONQUÊTE URBAINE
« Quelle ville voulons-nous ? […] Le droit à la ville ne se réduit pas à un droit d’accès individuel aux ressources incarnées par la ville : c’est un droit à nous changer nous-mêmes en changeant la ville de façon à la rendre plus conforme à nos désirs les plus fondamentaux. C’est aussi un droit plus collectif qu’individuel, puisque, pour changer la ville, il faut nécessairement exercer un pouvoir collectif sur les processus d’urbanisation. »(Harvey et al. 2011)
Les crises que connaît notre société aujourd’hui rappellent celles d’hier, et face à elles, le sujet de la fabrique de la ville est devenu plus complexe. Le philosophe Henri Lefebvre, dans son livre «La révolution urbaine» (Lefebvre 1992), caractérise celle-ci par le passage de la société industrielle, une société séparée, ordonnée et rationnelle, à une société urbaine. Dans son ouvrage «Le Droit à laville»
(Lefebvre et al. 2009), il défend une manière alternative de vivre la ville, une manière ou l’habitant à un pouvoir de mise en œuvre sur son environnement, une ville fondée sur :
- Le droit à la liberté, à l’individualisation dans la société, à l’habiter et à l’habitat
- Le droit de l’appropriation (différent du droit à la propriété)
- Le droit à l’œuvre : permettre aux usagers de se réapproprier l’espace urbain et à participer àla vie de ville
« Le droit à la ville ne peut se concevoir comme un simple droit de visite ou de retour vers les villes traditionnelles. Il ne peut se formuler que comme droit à la vie urbaine, transformée, renouvelée. Que le tissu urbain enserre la campagne et ce qui survit de vie paysanne, peu importe, pourvu que “l’urbain”, lieu de rencontre, priorité de la valeur d’usage, inscription dansl’espace d’un temps promu au rang de bien suprême parmi les biens, trouve sa base morphologique, sa réalisation pratico-sensible. »(Lefebvre 1967)
o RENVERSER LE SYSTEME PYRAMIDAL
Il apparaît que de plus en plus de projets incluant les citoyens voient le jour en France, ainsi que la multiplication des écrits sur le sujet de l’urbanisme participatif. Ces nouvelles pratiques circulaires remettent en question la conception linéaire de la fabrique de la ville, où chacunestspécialisé dans un domaine et reste à sa place dans le plan de réalisation d’un projet.
L’organisation de la conception de la ville peut être représentée sous la forme d’une pyramide : nous retrouvons au sommet, des décisionnaires politiques, premiers acteurs de la constructionde la ville qui imposent un modèle d’habiter de la ville, et viennent confier une première ébauche de projet à l’étage d’en dessous, l’exécutif. Une fois le projet réalisé, tout en bas de la pyramideon retrouve les pratiquants de la ville qui feront vivre le projet.
Patrick Bouchain va d’ailleurs relever ce manque d’échange entre les différents corps de métier, en critiquant le fonctionnement pyramidal de la production urbaine et architecturale : « Il faut remplacer le dire par le faire et mettre le désir à l’épreuve, car ce sont les contrastes qui, liés entre eux par l’acte de faire, pourront coexister pacifiquement et créer l’ensemble nécessaire à la vie en commun » (Bouchain, Castany, et Weiner 2006)
En somme, le modèle de l’urbanisme participatif s’oppose au modèle de l’urbanisme classiqueoù, d’un côté, le pouvoir décisionnaire n’appartient qu’à une minorité et de l’autre côté, on a des
usagers « consommateurs » L’appropriation vient renverser cette hiérarchie : le but est de concevoir avec les habitants, à plus ou moins toutes les étapes. Cela permet une meilleure prise en compte de leurs besoins et de leurs envies. Les usagers ne sont plus cantonnés à leurs rôlesde consommateur, mais deviennent acteurs de leur environnement.
o REQUALIFIER LES ROLES ET RESPONSABILISER L’INDIVIDU
L’idée est de réfléchir à comment faire pour que les riverains prennent part à la fabrique de laville, qu’ils se rendent compte qu’ils peuvent et doivent en être acteurs. L’autre objectif est d’arriver à ce que les décideurs, les élus, puissent aussi accepter de donner plus de pouvoir aux habitants, de leur laisser cette casquette «d’expert du terrain». Cela met finalement en opposition laville conçue et la ville vécue, deux concepts qui sont complémentaires. D’un côté,il y a ceux qui conçoivent et dessinent des espaces, c’est-à-dire les architectes ou lesurbanistes, et de l’autre, il y a les habitants qui se les approprient. La concertation institutionnellepermet l’expression de la transversalité des points de vue et aussi la responsabilisation des individuscomme acteurs de la ville. Aujourd’hui, la définition de la participation est biaisée, car ce terme a tendance à être employé facilement pour légitimer des projets. Joëlle Zask dira : « Il arrive bien souvent que le résultat soit décevant, surtout lorsque participer se limite finalement à légitimer un dispositif existant, sans pouvoir ne se prononcer ni sur les motifs poursuivis ni même sur les décisions qui sont prises » (Laville 2014).
CHAPITRE 3 : L’ ÉMERGENCE DE L’ESPACE PUBLIC A LA R ÉUNION
Maintenant que nous avons défini les espaces publics de manières générales ainsi que leurs enjeux, il est temps de nous concentrer sur notre terrain d’étude qu’est le quartier Ariste Bolon. Notre questionnement portant sur les espaces publics de la ville du Port, il serait judicieux de définir de manière générale ce qu’est, ou ce que sont les espaces publics dans un contexte créole, et d’en déterminer les enjeux dans le cadre de la rénovation urbaine.
CONTEXTE
La société réunionnaise s’est rapidement transformée au cours de ces dernières décennies. Selon Michel Watin, elle est passée d’une société agricole, de plantation et coloniale à un modèle postindustriel, « moderne, complexe et segmenté » (Watin et Wolff 1995)
Le modèle réunionnais est la résultante d’une histoire marquée par la colonisation, possédant un type d’organisation spatiale centrée sur l’habitation implantée sur les terrains d’exploitation agricole. (Junot et Praene 2021) La départementalisation en 1946 a transformé le territoire réunionnais, on est venu implanter un modèle urbain à la française, ce qui a entraîné des bouleversements sur l’occupation du territoire. Ce mouvement d’urbanisation a d’abord débuté lentement, puis s’est soudainement accéléré par la volonté des politiques de rattraper la métropole. D’une société agricole, l’île se transforme en société tertiaire. La tache urbaine implantée sur les littoraux croit petit à petit et grignote les zones végétales des hauts, ce qui oblige à créer de nouveaux réseaux, amenant plus de pollution et l’imperméabilisation des sols. On assiste alors à une opposition entre la volonté de densifier les habitations dans les centres-ville et la continuité de certaines pratiques culturelles qui consomment de l’espace. L’organisation spatiale est caractéristique de cette transition. Par exemple, à l’échelle de l’aménagement de la ville, on peut voir que les centres historiques possèdent un maillage en damier orthogonal, à l’inverse, les quartiers périphériques construits dans la précipitation sont beaucoup plus désordonnés (« Atlas des paysages de La Réunion :Les paysages, l’urbanisation et les infrastructures » s. d.) : les infrastructures sont souvent hétérogènes et les voies de circulation ne sont pas organisées. Ce passage en force a eu notamment de grandes répercussions sur le logement et les modes d’habiter.
Dans les années 50, 80 % de la population réunionnaise habitait des logements insalubres. Entre 1960 et 1970, l’île connut un boom démographique. Pour pouvoir héberger toute cette population, des bidonvilles s’étalèrent autour des centres-villes. Ces quartiers spontanés non planifiés étaient alors régis par de fortes valeurs communautaires et de solidarité. La vie en communauté dessinait les espaces publics, qui étaient alors des espaces collectifs, ou l’étranger n’était pas le bienvenu. À l’échelle de l’habitat, la kaz en tôle était courante, mais était considérait comme insalubre au moment de la départementalisation. En 1948, le passage d’un cyclone tropical causa de nombreux mort et dégâts matériels, mettant en évidence les problématiques de l’habitat précaire et des bidonvilles.
«
En réponse à cela, le premier organisme social à la Réunion voit le jour en 1949 : la SIDR. Son objectif était de mettre en place de nouveaux programmes de logements pour toute cette population, et de lutter contre la prolifération des bidonvilles (voir loi Debré de 1964). Des modèles de maison construite en série sortirent au début des années 60 (les cases TOMI et SATEC), et le premier grand ensemble est construit dans la ville de Saint-Denis. D’autres bailleurs sociaux virent le jour plus tard, comme la SHLMR ou encore la SEMADER. En plus de traiter le sujet du logement, ces sociétés apposeront un nouveau modèle d’urbanisme jusqu’aux années 90, découlant de ces nouveaux modes d’habiter.
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Un pic de construction de grand ensemble apparaît dans les années 60 en réponse à une politique de résorption des bidonvilles. Toutefois, la société réunionnaise a du mal à s’adapter à ce nouveau modèle importé de la métropole, complètement en rupture avec les valeurs traditionnelles. On pense notamment à la crise dans le quartier du Chaudron en 1991, qui laissa derrière elle plusieurs morts et de nombreux dégâts matériels.
« Il y a 20 ans, le Chaudron en ébullition » © http://omalareunion.over-blog.com/
QUARTIER OU KARTIE ?
Le kartié6 tire donc ses origines de la société de plantation. Si nous remontons un peu plus loin, on apprend qu’il serait un dérivé de la paroisse. Par exemple, le kartié de Sainte-Clotilde à Saint-Denis était d’abord une paroisse avant de se rattacher à la ville.
Michel Watin reprend les travaux de J Benoist, qui définira les kartié comme « un ensemble formé de petit groupe de cases, où vivent en général des individus qui ont une filiation commune » et qui fonctionne comme « une communauté de voisinage parcourue d’un réseau de relation et de tension » (Benoist 2007) D’ailleurs plus généralement, on peut voir qu’à l’échelle de la ville réunionnaise, on retrouve une organisation de kartié localisé autour d’ un centre-ville historique.
6 (Quartier créole) : La graphie du créole n’étant pas encore stabilisé, je transcrirai à partir de maintenant avec la graphie proposée par Alain Armand datant de 1987.
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Et quand l’on regarde une plus petite échelle, celle du quartier lui-même, on remarque un découpage identique, de plus petites entités qui forment le quartier. Eliane Wolff prend pour exemple le kartié du Chaudron de la ville de Saint-Denis, qui est lui-même découpé en plus petit kartié, comme « le kartié Cow-boy ou le kartié Caltex » (Watin 2007) Les kartié que nous connaissons aujourd’hui ont été dessinés par l’époque moderne. On peut retrouver dans les typologies de logements, des héritages de cette époque, comme la case Satec, Tomi, ou des barres d’immeubles. Comme nous l’avons évoqué précédemment, les aménagements qu’ont connus les kartié durant l’époque de la départementalisation ont complètement fait l’impasse sur les traditions. Cependant, à l’échelle de l’action humaine, elle semble résister. Ainsi, l’un des objectifs de notre enquête de terrain sera de voir les manières dont les modes de vie traditionnels ont pu s’imbriquer dans la modernité.
o CARACTERISTIQUE KARTIE
Michel Watin définit le kartié comme un espace social, et constitue une unité de référence dans le monde créole (2007) Le kartié est caractérisé par trois facteurs :
• Tout d’abord, le facteur géographique donne un nom et une localisation à l’ espace Il permet de créer des points de repère spatiaux pour l’individu et créer des liens entre lui et son environnement, participant à son identité.
• Ensuite, le quartier se caractérise aussi comme un espace économique, dans lequel les habitants peuvent se vendre ou troquer des biens ou des services.
• Enfin, nous avons le facteur généalogique, reliant les individus entre eux par des liens de parenté qui ont été créés au fil du temps. Ces liens s’expriment généralement par la possession de parcelles, qui ont été léguées par un membre de la famille. On peut alors retrouver dans une rue, les membres d’ une même famille.
Le kartié apparaît alors comme un espace d’interconnaissance structurant la vie sociale créole, régi par des liens familiaux et des valeurs de solidarités et de sociabilités. Il répond aux besoins de bases des résidents qui sont liés entre eux par un fort sentiment communautaire et les ancre dans ce lieu. La proximité de toutes ces activités favorise une autonomie dans le site. Plus besoin de quitter son lieu d’habitation pour accéder à des services ou pour rencontrer l’autre, ce qui contribue à une dynamique de l’entre-soi. D’ailleurs, ils n’y habitent pas par hasard, « on y est né
ou on s’y installe “par cooptation”, suite à un héritage ou à un mariage » (Watin 1992) Ces définitions s’approchent un peu de celle de Georges Perec, qui définit le quartier comme « la portion de ville dans laquelle on se déplace facilement a pied ou, pour dire la même chose (....) la partie de la ville dans laquelle on n’a pas besoin de se rendre puisque précisément on y est (…) pour la plupart des habitants cela a pour corollaire que le quartier est aussi la portion de la ville dans laquelle on ne travaille pas : on appelle son quartier le coin ou l’on réside et pas le coin où l’on travaille.... » (1974). Ainsi, de par cette filiation à l’autre, l’habitant ne pense donc plus de façon individuelle, mais par un « nous » collectif. Ce nous est fortifié par une certaine homogénéité culturelle que l’on retrouve dans le kartié En effet, les différents habitants partagent une même langue, des valeurs quasi identiques et la même vision du monde. Cependant, ces liens entre individus amènent à un contrôle social constant, freinant ainsi la liberté de chacun. En effet, l’on s’exprimera de manière plus mesurée dans un lieu où l’on est reconnu et identifié que dans un espace où l’on est un individu anonyme Ainsi, chacun des kartié de l’île possède une identité propre, résultant de son histoire et des membres qui le composent
LES ESPACES PUBLICS AU SEIN DU MODÈLE CRÉOLE
Au sein du monde créole, la naissance de l’espace public n’est arrivée que tardivement et est corrélée au contexte socio-historique spécifique de l’île (Watin et Wolff 1995). Nous sommes passés d’une société de plantation rurale à une société moderne dans les années 60, basée sur modèle de la Métropole. On assiste alors à cette époque à une densification des villes, où les interventions concernent principalement les logements et plus généralement l’aménagement du territoire. Toutes ces transformations ont changé drastiquement le paysage réunionnais ainsi que les rapports que les habitants entretenaient entre eux (Watin 1992). En effet, la modernité a développé une « sociabilité de l’anonymat », où les échanges et la connaissance de l’autre sont limités. Les questionnements sur les espaces publics, qui n’étaient alors considérés que comme des espaces vides, ont alors émergé Ils ont été catégorisés en 3 familles et diffèrent par leur mode de sociabilités (Watin 1992) :
• Les micro-espaces de kartié, caractérisés par leur petite taille, sont des lieux intimes et généralement en retrait des axes de circulation. Ils peuvent être perçus comme la continuité de l’espace privé, car on s’y sent chez soi. Suivant cela, ils sont plus identifiés comme des
espaces collectifs que publics. Le plus souvent appropriés, ils n’ont de sens que pour les gens qui les fréquentent. Ils « participent à une sociabilité quotidienne et d’interconnaissance ».
• Les espaces des « centre-villes » quant à eux sont plus identifiables physiquement, la sociabilité qui s’y passe y est généralement impersonnelle. On se rend dans ces lieux avec un but précis et la majorité des gens qui les fréquentent habite un kartié éloigné. Ce sont avant tout des lieux de passage et de service avant d’être des espaces de sociabilité. Cependant, le caractère public de ces espaces est à questionner, car ces endroits peuvent être occupés par une catégorie sociale précise.
• Enfin, les espaces intermédiaires, implantés en bordure d’une voie de circulation, sont « des lieux accessibles au plus grand nombre, où l’on doit voir et où l’on doit être vu ». Ce sont des terrains hybrides, où l’on peut rencontrer des gens du kartié connu, comme des gens de l’extérieur, anonymes. Les groupes sont d’ailleurs plus hétérogènes, et l’on retrouve une plus grande mixité sexuelle. Les équipements permettent de créer une « activité-alibi » qui peut justifier la présence des usagers.
o RELATION DU PRIVE AU PUBLIC
Une limite parfois floue du privé
au public
Les frontières entre le public et le privé dans les modes d’habiter créoles sont imprécises. Le passage de la propriété rurale à la propriété publique solidement enracinée dans les traditions s’est déroulé très rapidement. On ressent ainsi un mal-être dans beaucoup de kartié urbains, dû au passage brusque et sans transition dans une urbanité7 . Malgré ce passage de force, les Réunionnais ont continué à entretenir une relation très forte avec le dehors, et cette relation se lit encore aujourd’hui dans les paysages urbains. Par exemple, l’organisation spatiale de la kaz a ter traditionnelle en témoigne. On retrouve une séparation du privé et du public dans l’enceinte même de la parcelle. L’avant de la maison constitue un premier espace social en continuité avec la rue. On retrouve une kour avant faisant office de jardin d’apparat, généralement bien entretenu, qui mène à des espaces de réception où l’on reçoit « l’étranger ». À l’inverse, les arrières constituent un domaine plus privé, ouvert aux connaissances proches et à la famille, on y retrouve les espaces domestiques ainsi que des espaces de proximité semi-publics,
Voir les émeutes du Chaudron en 1991
comme des espaces de circulation (chemin, venelles) L’arrière kour possède généralement de la place pour autoriser des extensions lorsqu’on accueille un autre membre de la famille, en effet, il est commun qu’une parcelle accueille plusieurs membres comme les grands-parents, les tantes et oncles, les enfants…
« UNE KOUR CRÉOLE D’AVANT 1950 »
Certaines caractéristiques de ce modèle d’habitation sont encore présentes dans les anciens kartié, mais la plupart se sont transformés pour des formes d’habitations plus modernes, beaucoup plus fermées à l’espace public.
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Mais les limites entre le privé et le public ne se situent pas seulement au baro À l’intérieur des kartié, on peut retrouver ponctuellement des espaces appropriés par des groupes de populations qui requestionnent la limite du public au privé.
Michel Watin dans ses travaux (1992), nous explique que dans les kartié créoles, le terme d’espace public est à redéfinir, puisque le caractère « public » de ces espaces doit être questionné. On peut retrouver des zones investies par des groupes récurrents, donnant le sentiment que la zone est privatisée, ce qui empêche la libre circulation des étrangers. Cette privatisation informelle peut ainsi produire un sentiment de rejet, faisant de l’espace public le théâtre d’enjeux sociaux. Les chercheurs
associent le terme mixité à quelque chose de positif, mais il faut faire attention, car selon Michel Bassand (Bassand et al. 2001) « la confrontation avec l’autre peut aussi conduire à une situation d’exacerbation des préjugés, des tensions conflictuelles et de violence ». Le quartier de Bras Fusil dans la ville de Saint-Benoît, souvent confrontés à des violences urbaines, en est un bon exemple : les actes d’incivilités sont souvent dus à la non-acceptation de la présence de l’autre sur leur territoire.
o DE L’ANONYMAT A L’INTERCONNAISSANCE
Les définitions que nous avons vues précédemment démontrent que l’anonymat des usagers est l’une des caractéristiques principales des espaces publics. Les espaces publics prodigueraient donc des lieux d’une taille et d’une accessibilité suffisante, pour permettre à tout un chacun d’utiliser ces espaces. Ils supposent que les gens qui les utilisent soient avant tout des individus et que les liens qui les unis entre eux s’effacent devant la citoyenneté. Cet anonymat permettrait à l’usager d’avoir certaines libertés de parole et d’actions, car elle ne serait pas reconnue comme un individu, mais comme un quelconque citoyen.
Or la donne n’est pas la même dans un kartié créole. Des liens de type communautaire associent les individus entre eux. La personne au bout de ma rue n’est pas anonyme, car elle peut être mon oncle, ma tante, un parent ou encore un ami d’enfance. Ainsi, quand elle prend la parole ou agit, elle le fait à la fois en tant que personne, mais aussi comme membre connu de la communauté. Cette connaissance totale d’autrui impose certains comportements et limite la liberté de parole et d’actions.
Cette liberté est possible au sein des centres urbains. Par exemple, je vais plus naturellement limiter mon appropriation sur un espace fréquenté par des inconnus plutôt que chez moi, dans mon quartier. Là-bas, je peux traverser la place, mais je ne pourrais pas occuper les lieux trop longtemps, au risque de freiner les champs d’action des autres. Ma liberté commence où s’arrête celle des autres. À l’inverse, dans mon quartier, je suis chez moi, je peux me permettre d’asseoir ma présence, car les potentielles personnes que je dérangerais me sont connues.
Finalement, de cette interconnaissance qui régit les kartié, des habitudes sociales, familiales et spatiales participent aussi à l’identité du lieu
LES KARTIE PORTOIS DANS LA RÉNOVATION
URBAINE, QUELS ENJEUX?
Aujourd’hui, les kartié que nous avons décrits précédemment sont menacés de disparaître au profit des quartiers nouveaux, dont « la structure et l’organisation sont en rupture avec les espaces produits dans l’histoire par la société créole » (Watin 2007). Cette disparition progressive est due à une importante demande de logements, causée par : un fort accroissement démographique, la volonté de réhabiliter d’anciens kartié et de résorber les habitations insalubres, mais constitue aussi une réponse aux « légitime revendication des populations à accéder à la modernité ».
Aujourd’hui, ce sujet pose énormément de questions. En effet, la croissance des villes du territoire est un phénomène qui ne cesse de s’accentuer depuis 80 ans (Didier 1992) Face à cela, les nouveaux programmes de rénovations urbaines (NPNRU) proposent la réhabilitation de quartier en restructurant l’espace public, en requalifiant le logement locatif social, et en mettant à niveau les équipements publics (Renouvellement Le Mag 2019). On compte aujourd’hui 12 programmes de rénovation urbaine sur l’île, dont 2 sur la ville du Port. Ils ont pour objectifs la résorption de l’habitat insalubre en proposant des logements plus décents, et traitent le repli sur soi des quartiers en rééquilibrant le parc de logement. Pour se faire, certains logements jugés trop insalubres sont démolis ou partiellement démolis, afin d’y construire à la place de nouvelles habitations : les habitants historiques peuvent être alors relogés dans d’autres quartiers, et une nouvelle population apparaît. Les projets de rénovations touchent majoritairement les quartiers dits « sensibles », construits dans les années 60 Ce sont généralement des quartiers stigmatisés, ayant mauvaise réputation, où les aménagements, souvent pauvres, ne sont que peu utilisés. L’on retrouve majoritairement une population à faibles revenus, qui, dès qu’elle peut se le permettre, cherche à s’en aller.
Une évaluation sur des projets de rénovation urbaine dans trois sites de métropole à démontrer que les projets réalisés « ont généré une amélioration notable de la perception que les habitants avaient de leur quartier, de sa place dans la ville, en même temps qu’un sentiment de valorisation, une amélioration importante du sentiment de sécurité et une confiance plus grande dans l’avenir » (Bonetti, Bailly, et Allen, s. d. 2015) Cependant, l’étude démontre aussi que les habitants craignent pour la pérennisation de ces nouveaux aménagements, et ont souvent le sentiment d’avoir été mis à l’écart lors de la conception. En effet, les quelques ateliers d’échange avec eux ne concernent pas
le plan guide, mais uniquement quelques espaces publics ponctuels qui en découlent. La projection sur un espace vide est alors difficile et les propositions d’aménagements limitées.
De plus, les concertations habitantes convoquent des personnes qui pourraient potentiellement ne plus être là par la suite, et qui n’ont aucune idée des manières de vivres des futurs locataires.
SYNTHÈSE DE LA PREMIÈRE PARTIE
Nous avons commencé cette première partie sur les définitions normatives de l’espace public. Pour rappel, c’est un espace caractérisé par deux axes : c’est une scène publique, c’est-à-dire « une scène d’apparition où accèdent à la visibilité publique aussi bien des acteurs et des actions que des événements et des problèmes sociaux », mais aussi une sphère publique, « une sphère de libre expression, de communication et de discussion » (Quéré 1992). C’est un espace partagé entre plusieurs acteurs, un espace de libre circulation et de libre discussion À sa tête, les commanditaires et les faiseurs, qui définissent les usages et les aménagements, de l’autre ceux qui les subissent et les font vivre, les usagers. On peut voir qu’il peut être utilisé de différentes manières à travers le temps, c’est un espace mouvant et partagé entre différents groupes. Un espace partagé, et négocié. Cette négociation entre différents acteurs est un fondement de l’espace public. Les usagers par leurs usages, redessinent l’espace et la manière dont ils se l’approprient, témoignent de la représentation qu’ils se font du lieu où il se trouve.
Ces appropriations sont très présentes au sein des espaces publics de kartié (Watin 2007) de l’île. On peut supposer que les individus se permettent plus aisément de s’approprier l’espace, car l’environnement dans lequel ils se trouvent est régi par des liens d’interconnaissance, et ne permet pas l’anonymat. Je peux me permettre de m’approprier l’espace, car je connais mes voisins, et je sais que ça ne les dérangera pas.
Mais alors, si ces espaces sont définis par le fait qu’il n’y ait pas d’anonymat, peut-on continuer à dire qu’il est public ? Car dans ces espaces, tout le monde se connaît et l’étranger n’y vient pas. Si l’étranger n’y vient pas, alors cela contredit l’idée que ce soit un espace de libre circulation. Si tout le monde me connaît et me reconnaît, je ne suis plus libre de dire ce que je veux, et donc ce n’est plus un espace de libre discussion. Mais si les espaces de kartié ne sont plus des espaces publics, qu’est-ce qu’ils sont ? Peut-être devrions-nous les renommer afin de clarifier leurs identités et leurs fonctionnements Dans le cadre de mon étude, puisqu’ils n’existent pas encore de terme pour les définir, nous parlerons à partir de maintenant d’espaces partagés.
Finalement, dans cette première partie nous avons décrit comment devrait théoriquement fonctionner un espace public en termes de fréquentations et de sociabilités. Mais nos premières observations flottantes et l’état de l’art sur les kartié réunionnais semblent montrer que le type de fréquentation et de sociabilité ne correspond pas aux formes attendues d’un espace dit public. On
pourrait partir de l’hypothèse que le fonctionnement de ces espaces obéisse à des règles différentes, qu’il s’agira maintenant de décrire. Ainsi, l’analyse de notre cas d’étude dans cette deuxième partie nous permettra de décrire les fonctionnements de ces nouveaux espaces dits partagés, pour qu’à la fin, nous soyons plus à même de faire des propositions d’aménagements.
Plusieurs hypothèses subsidiaires me viennent après cette première partie concernant la définition de l’espace partagé :
- L’usager commence à prendre possession de son espace à partir du niveau privé, celui de l’espace d’habitation. Lefebvre explique donc qu’il faut considérer l’espace public des autres niveaux en tant que continuité de l’espace privé (1967).
Hypothèse 1 : L’appropriation sur ces espaces est la continuité de l’espace domestique, et est donc faite par les gens qui habitent à proximité
- Ces espaces partagés seraient caractérisés par « l’identité du lieu, par les déplacements qu’ils s’y produisent, par les usages qu’on y fait, et par les actions de sociabilités (Bassand et al. 2001)
- Des formes de sociabilité s’organisent autour des espaces appropriés (Ghomari 2001)
Hypothèse 2 : L’appropriation des espaces partagés au sein du kartié Ariste Bolon est représentative du lien social qu’il existe entre les habitants.
Hypothèse 3 : L’appropriation des espaces partagés est représentative d’un manque et d’un besoin des usagers.
MÉTHODOLOGIE
Les chapitres précédents nous ont permis d’acquérir une meilleure compréhension de ce qu’étaient les espaces partagés au sein des kartié. Cette seconde partie présentera les terrains d’études sur lesquels nous travaillerons afin de valider nos hypothèses.
TERRAIN D’ENQUÊTE
Durant la coupure du master 1 au master 2, un stage au sein du CAUE de la Réunion m’a donné l’occasion de travailler sur la « revitalisation des espaces publics » au sein du kartié Ariste Bolon/SIDR Haute de la ville du Port, dans le cadre du programme de Renouvellement Urbain (NPNRU). Sous la direction de Emmanuelle Bernat Payet, j’ai pu participer à des analyses sensibles de ces espaces et aller à la rencontre des habitants pour des ateliers de concertation. Le travail effectué m’a permis d’acquérir un grand nombre de connaissances sur la manière dont le site fonctionnait, et il m’a donc paru évident de poursuivre l’analyse de terrain à travers le mémoire. Ainsi, afin d’avoir une meilleure compréhension des enjeux et du fonctionnement du site, nous suivrons ce plan d’enquête :
- Dans un premier temps, nous recontextualiserons la zone Ariste Bolon dans la ville du Port. Une analyse à grande échelle nous permettra de comprendre l’identité urbaine du périmètre et de voir comment historiquement, le kartié s’est développé. Cette première approche à l’échelle macro aura pour but de justifier la pertinence de notre terrain d’enquête.
- Dans un second temps, nous recentrerons notre étude sur un périmètre précis du kartié. À la suite d’une balade sensible et d’observation flottante, une cartographie dressant les différents usages du périmètre nous permettra d’identifier avec précision plusieurs terrains d’observation.
- Enfin, nous établirons une grille d’observation sur les terrains sélectionnés afin de dresser une liste de profils des personnes qui les fréquentent. Cette grille déterminera les modes d’occupation sur le site, et sera couplée avec un questionnaire qui caractérisera les relations qu’entretiennent les usagers au site.
Objectifs :
Finalement, cette enquête aura pour but de comprendre les relations qu’entretiennent les usagers entre eux dans ces espaces, et si elles influencent leur relation au domaine public. Nous pourrons aussi déterminer qui occupe ces espaces, de quelles manières et enfin, voir si les aménagements qui sont présents impactent les modes d’occupation.
o UN KARTIE PRIORITAIRE DANS UNE VILLE EN PLEINE MUTATION
Plus jeune commune du territoire, la ville du Port a connu une mutation urbaine très rapide durant ces dernières décennies. Aujourd’hui, elle est digne représentante d’un territoire à bout de souffle, où un Réunionnais sur cinq vit dans un kartié prioritaire. En effet, c’est l’une des villes qui regroupe le plus de quartiers connaissant des difficultés socio-économiques de l’île : près de la moitié de la population est au chômage (INSEE). L’image du Port est associée à celle d’une ville dégradée, d’une ville dangereuse et depuis 2009, elle connaît une perte démographique. Malgré une évolution rapide, la ville reste encore attachée aux traditions.
Née de son port, elle est à l’origine une infrastructure permettant à l’île de s’ouvrir au reste du monde. Avant les travaux de 1879, il n’y avait rien, juste la plaine alluviale de la rivière des galets. Puis, arrivèrent les travailleurs du chantier du port de commerce et du chemin de fer. Près de 8000 personnes, originaires de l’île, d’Inde, de Madagascar, d’Égypte constituèrent les premiers habitants de la ville. Puis, des premiers tracés urbains orthogonaux définir le centre-ville (Plan Filloz), faisant apparaître de nouvelles typologies d’habitat plus moderne : Le modèle de kaz béton rompe alors avec celle de la kaz traditionnelle.
DÉVELOPPEMENT DU KARTIE DANS LA VILLE
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Le périmètre du kartié Ariste Bolon/SIDR Haute se situe au sud-est du centre-ville. En 1961 apparaissent les premières opérations au nord-est du kartié, autour des allées Béranger et Jean Robinson. L’habitat spontané s’accentue sur la pointe nord.
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Dans les années 70, le développement démographique de la ville entraîna l’augmentation d’habitat insalubre autour du centre-ville et la construction de grands ensembles. Les premières constructions de logements collectifs de la SIDR se développèrent au nord-ouest du périmètre.
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Dans les années 70-80, les opérations de la SIDR apparaissent dans le périmètre du kartié. L’urbanisme y est intensif sur la période de 1971 à 1981.
Les opérations de logements Cotur 2 et Cotur 3 se forment respectivement en 1978 et 1981 à l’extrémité gauche et droite du périmètre. Par la suite, d’autres opérations de logements apparaissent. Une voie de desserte traverse tout le kartié (Avenue du 19 mars 1946) et le connecte aux grands axes en périphérie. Finalement, la forme du kartié et sa trame organique résultent du patchwork de toutes ces opérations et de l’apparition de logements auto construits depuis les années 70.
Aujourd’hui, le kartié Ariste Bolon/SIDR Haute fête ses 50 ans d’existence. En 50 ans, l’état de ses logements s’est considérablement dégradé, obligeant dans certains cas le recours à la démolition. De plus, le kartié est isolé du reste de la ville par la présence de grands axes routiers et du manque d’entrée sur le site. Les espaces dits publics ont été dessinés par et dans les vides des opérations de logements au fur et à mesure du temps, et l’on recense un manque d’équipement et de commerce.
Les questions secondaires permettront de répondre à la question de départ grâce aux outils que nous allons présenter.
o CHOIX DU PERIMETRE D’ETUDE
Le périmètre d’Ariste Bolon étant très étendu (27 hectares), je cantonnerai mon étude sur une plus petite zone. L’idée était de trouver un terrain avec le plus de types d’appropriations pour pouvoir les analyser. Lors de mon stage au sein du CAUE, notre mission sur les espaces partagés s’est positionnée sur un périmètre défini. Cette première approche m’a permis de me familiariser avec les lieux, et d’identifier des espaces stratégiques à étudier. La surface retenue mesure près de 62 000 m², et est composée exclusivement de logements n’excédant pas le R+1, ainsi que d’un mail planté où l’on retrouve un air de jeux et un terrain de football.
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MÉTHODE D’ENQUÊTE
Cette analyse repose principalement sur les grilles d’observation et les questionnaires effectués durant la semaine de fin août : à cette période, l’école a déjà recommencé et l’échantillon observé peut représenter environ 70 % du temps de l’année.
On peut faire la supposition que hors temps de période scolaire, il y a plus de fréquentations d’enfants dans les espaces publics et qu’ils participent à la vie de kartié. Finalement, on pourrait déduire qu’à cette période les espaces publics se comportent comme en week-end ou les mercredis après-midi.
o BALADE PHOTOGRAPHIQUE ET CARTOGRAPHIE
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Une fois le cadre de notre étude posé, la première procédure sera de dessiner une cartographie des espaces partagés qui indiqueraient la matérialité des sols et un relevé des arbres existants afin de voir l’ambiance végétale du kartié, les usages faits de ces espaces, et la porosité des limites entre
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l’espace privé et partagé. Cette cartographie sera à faire pendant la durée des mois de juillet et d’août, en parallèle de nos autres enquêtes. Elle sera illustrée d’un relevé photographique qui pourra donner un aperçu de l’ambiance engendré par les phénomènes d’appropriations. Ce temps de réalisation permettra aussi de comprendre les logiques de fonctionnement du kartié et de voir s’il existe un sentiment d’attache et un sentiment identitaire qui relient tous les habitants entre eux.
o IDENTIFICATION DES MICROS ESPACES
Dans un second temps, nous étudierons de manières plus approfondies les logiques de fonctionnements de micros espaces, constituante majoritaire du kartié. Notre choix s’est porté sur trois lieux.
Localisation des espaces étudiés © Louana
- Le premier, que nous appellerons la place du kiosque, se situe sur un parking accolé à l’avenue du 19 mars 1946 et est caractérisé par la présence d’une structure autoconstruite par les gens du kartié. Le terrain est complètement minéralisé à l’exception d’un parterre planté devant la structure.
- Le second, la place de la fresque, est caractérisé par la présence d’aménagements autour d’une place circulaire, éloignée des axes majeurs de circulation. Située au centre d’une opération de logement, elle est encadrée par des voies de desserte. Une fresque a été peinte
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sur le mur arrière, quelques arbres entourent cette place, mais ne prodiguent que peu d’ombre.
- Enfin la dernière, la place du jeu, est caractérisée par une voie de circulation voiture au centre de logements individuels. Elle est aussi éloignée des axes de passages, et malgré la forte emprise d’un sol minéral, elle possède en son centre une allée d’arbre. Des assises en béton sont accolées à cette allée, et l’on retrouve souvent des chaises disposées en cercles, vestiges d’ancienne occupation.
o LA GRILLE D’OBSERVATIONS
Une fois ces lieux identifiés, notre premier objectif sera de voir comment et par qui ces espaces ont étés conquis, et de voir la relation qu’entretiennent les usagers à cet endroit. Deux familles se distinguent dans nos trois cas d’étude : nous avons tout d’abord des lieux dits délaissés avec la place du kiosque et du jeu, qui possédaient une fonction avant d’être occupé (stationnement ou circulation voiture) et un lieu aménagé pour accueillir des usages (présence d’assises), avec la place de la fresque.
Sur une durée d’une semaine, nous nous rendrons tous les jours sur les trois lieux identifiés pour remplir une grille d’observation. Nous nous placerons à un endroit fixe, à distance, pour interférer le moins possible avec ce qu’il s’y passera. Pour pouvoir avoir un champ d’observation le plus large possible, nous ferons un roulement de 10 min à chaque endroit. Cette grille nous permettra de dresser un profil type des usagers de l’espace, de déterminer ce qu’ils y font, combien de temps, et si leurs actions ont une influence sur l’espace et les autres.
o LE QUESTIONNAIRE
Un questionnaire sera posé à un échantillon de personnes présentes sur les trois sites. Les questions concerneront les raisons de leur présence, mais aussi la fréquence à laquelle ils utilisent le lieu. Dans un second temps, nous les interrogerons sur le rapport affectif qu’ils entretiennent avec l’endroit, et si les aménagements présents leur conviennent.
Nous n’aurons pas de profil cible, le but sera de dresser une liste de toutes les raisons possibles qui poussent l’usager à fréquenter le lieu afin de déterminer les caractéristiques qui poussent à l’appropriation de l’espace.
o LES DISCUSSIONS LIBRES, NON ORIENTEES
Enfin, le dernier outil utilisé sera celui de la discussion libre. Au départ, ce type de discussions n’était pas prévu dans ma méthodologie. Mais finalement, de nombreux renseignements me sont parvenus au hasard de discussion durant mon stage. De plus, il y a sûrement des modes de fonctionnement qui m’échappent, et guider ma recherche qu’en fonction des sujets que j’aurais déterminés me feront forcément rater pleins d’information.
Le questionnaire sera utilisé pour amorcer l’échange avec les habitants. Puis, je les laisserai évoquer les sujets qu’ils souhaitent partager avec moi. Si certains thèmes réapparaissent au fur et à mesure des discussions, je les rajouterai dans la liste des thématiques à aborder pour les futurs entretiens
PARTIE 2 : ÉTUDES DES DONNÉES
Afin de se repérer au mieux dans notre terrain d’étude, ici est présentée une cartographie sensible des espaces partagés, où ont été recensés tous les phénomènes récurrents d’appropriation observer durant mon stage au CAUE ainsi que pendant ma semaine d’enquête.
Cartographie des espaces publics dans le périmètre d’étude. © Louana
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CHAPITRE 4 : HISTOIRE DE KARTIE
Nous avons dans un premier temps effectué une analyse historique du kartié dans notre méthodologie, où nous avons établi sa chronologie. Ce premier chapitre nous permettra de plonger un peu plus dans Ariste Bolon, afin de comprendre son rapport à la ville et son fonctionnement interne.
o UN KARTIE ENCLAVE
Le kartié Ariste Bolon/SIDR Haute est ceinturé par quatre grands axes. Au Nord, on retrouve un axe inter-kartis, l’avenue Monseigneur Romero, à l’est et à l’ouest, deux grands axes urbains permettant l’accès au centre-ville, respectivement l’avenue Rico Carpaye et l’avenue Politzer, et enfin au Sud, un axe majeur intercommunal, l’avenue Amiral Bouvet. Paradoxalement, malgré la présence de tous ces axes structurants, le kartié est complètement enclavé du reste de la ville. Cela peut s’expliquer par le manque d’entrée sur le site (trois accès voitures pour environs 2,663 habitants en 20158) et la présence d’un mur haut de trois mètres sur toute la limite sud, qui participe au sentiment d’enfermement.
En raison de sa disposition spatiale, le kartié semble tourner le dos au reste de la ville. Il y a certes l’avenue du 19 mars 1946 qui le traverse de part en part, mais, lorsqu’on se balade plus profondément, on découvre des espaces en friche, on se perd dans des impasses, et avons du mal à nous orienter dans toutes ses routes tortueuses. L’organisation spatiale du kartié accroît cette impression d’enfermement. De plus, il est composé majoritairement d’habitants ancrés ici depuis des décennies, ce qui a pu participer à une culture de l’entre-soi. Le manque d’équipements et de commerces rend le site peu attractif pour le non-résident, accentuant encore plus cette culture. Sylvie Tissot désigne ce phénomène comme « le regroupement de personnes aux caractéristiques communes, que ce soit dans un quartier, une assemblée politique ou encore un lieu culturel. Elle sous-entend l’exclusion, plus ou moins active et consciente, des autres » (Tissot 2014). Cela semble s’appliquer à Ariste Bolon, où 86 % des personnes sur l’espace partagé interrogées ont décrété venir du kartié, tandis que les autres ont justifié leur présence en disant vouloir rendre visite à un ami ou à un membre de la famille. On voit ainsi que très peu d’étrangers entrent dans le site, ce qui permet de créer des relations d’interconnaissances entre les habitants, favorisant les actions de sociabilités.
o DESERT DE BETON ET OCEAN DE VOITURES
L’une des choses qui m’a le plus marqué lors de la découverte du site Ariste Bolon fut la prédominance de la voiture sur les espaces partagés de kartié et de la place qui lui était consacrée dans l’aménagement. En effet, le stationnement dispersé encombre les voiries normalement destinées aux piétons, et certains véhicules sont laissés à l’abandon dans les rues ou sur les parkings.
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Emprise des voitures sur l’espace partagé © Louana
Cela peut s’expliquer par le manque de lisibilité des voiries automobiles dans le kartié, qui sont souvent informelles et complètement minéralisées. Les véhicules se garent alors sur les trottoirs, à contre sens ou encore sur la route. Pourtant, quelques parkings collectifs existent, mais ils sont le plus souvent déserts, et deviennent des zones de dépôts sauvages. Il semblerait que les habitants préfèrent avoir vu sur leurs véhicules depuis chez eux plutôt que de les rassembler aux entrées de lotissements. Finalement, l’emprise routière étouffe le kartié qui se retrouve être extrêmement minérale. Il existe quelques arbres plantés aux abords du parc et autour de l’avenue, mais l’ambiance paysagère est surtout créée par les débords des kour sur l’extérieur, et les espaces plantés par les usagers à proximité de leurs logements. On remarque que la présence du végétal est recherchée par les habitants. À l’échelle du kartié, la seule poche de respiration se trouve au parc, composée de grands bacs en béton où y sont plantés arbres et arbustes. À y regarder de plus près, certaines plantations n’ont pas qu’une fonction ornementale, mais servent de potager aux maisons
avoisinantes. En effet, certains foyers se sont approprié quelques bacs pour y planter bananiers, grenadier et épices en tout genre. Une grande partie des gens installés à l’extérieur étaient soit sous l’ombre d’un arbre ou à défaut, sous l’ombre d’une installation (bâche, parasol) soit à proximité d’espaces plantés. Les quelques échanges que j’ai pu avoir m’ont permis de découvrir que les gens s’installaient à proximité de végétation pour se rafraîchir et, car il leur y était plus agréable de flâner et de contempler. Cette recherche de fraîcheur s’est lue aussi dans certaines pratiques, où les gens arrosaient le bitume devant leurs maisons pour rafraîchir l’air. En fin de compte, l’arbre et son ombre sont utilisés comme complément du mobilier extérieur, sa présence rend l’espace plus « agréable », plus « confortable »9 comme un mobilier extérieur, qui sert aussi de lieu de socialisation. La présence de la végétation est aussi un soutien à la construction de la vie sociale. Le jardinage est une activité qui peut se partager et pousser à la rencontre de l’autre. Par exemple, j’ai pu engager la conversation avec certaines dames, en discutant dans un premier temps du jardin qu’elles avaient fait pousser sur la place publique. Cela a permis de briser la glace et il a été plus facile d’aborder certains sujets.
o UN KARTIE DECOUPE
Les interventions que j’ai pu faire avec le CAUE m’ont permis d’explorer tout le kartié et d’en comprendre ses rouages. Il y a effectivement une attache identitaire qui existe chez les usagers. À la question, « vous sentez vous appartenir à Ariste Bolon », 89 % ont eu une réponse favorable. Pour les 11 % restants, la plupart n’habitaient pas le kartié et n’étaient que de passage pour voir quelqu’un. On voit alors que la part d’individus se sentant d’Ariste Bolon est supérieure au pourcentage qui y réside. Cela peut s’expliquer par le fait que de nombreuses personnes ont grandi ici, mais qu’ils ont déménagé à un moment pour continuer leurs chemins de vie. De ce fait, il leur reste une attache familiale ou des amis qui continuent à vivre dans le kartié. Cependant, on a pu constater que ce sentiment d’appartenance ne se limite pas aux frontières du site, il est plus complexe que ça. En effet, il semblerait que le kartié soit fragmenté par des limites invisibles, qui créent un sentiment d’appartenance à l’échelle de l’îlot urbain. Nous dénommerons ce système par le terme « d’îlet urbain ». Cette appellation vient de l’agence LEU Réunion, qui le définit comme l’ensemble des micros espaces (groupe d’habitations, pieds 9 Discussion avec une dame assise devant son baro, à l’ombre d’un arbre
d’immeubles, etc.) où vivent une population qui partage les mêmes caractéristiques socioculturelles (liens familiaux, communautaires, amicaux, etc.).
- « D’où est-ce que vous venez ? »
– « Mi habite Cotur » (Lotissement géré par la SHLMR)
À la Réunion, le terme « d’îlet » correspond à un espace social restreint et isolé par la topographie naturelle du terrain, le plus souvent situé dans les hauts.
Ainsi, à l’intérieur du kartié, nous allons retrouver une multitude de petites identités indépendante où les codes sociaux seront partagés. Ces « îlets » peuvent être de dimensions variables, les limites peuvent être évidentes (par exemple les limites d’un groupe d’immeubles) ou pas (une rue peut abriter des habitants possédant les mêmes codes sociaux, et celle d’après peut fonctionner totalement différemment).
Ainsi, j’ai pu recenser les différents « îlets » au sein du kartié en me basant sur :
- les liens familiaux et amicaux que j’ai découverts à travers mes échanges
- Le propriétaire des parcelles (SIDR, SHLMR ou la ville)
- le changement de morphologies urbaines
- et les changements d’ambiance des ruelles (par exemple, une rue sera composée de maisons complètement fermées sur l’extérieur, tandis que la suivante sera plus poreuse sur l’espace partagé)
Cependant, cette organisation n’est sans doute pas aussi figée, et la perception des limites des « îlets » peut varier d’un individu à l’autre.
Grâce aux balades sensibles à travers le kartié, son identité s’est petit à petit clarifiée. Tout d’abord, les habitants ont un rapport à leur environnement très fort. Leurs activités en journées sont adaptées à la température extérieure. Par exemple, on remarque que les moments où l’on compte le plus de gens à l’extérieur sont, soit, tôt le matin, soit, vers la fin d’après-midi, aux moments où le soleil est le moins haut, et donc où il fait le moins chaud. D’ailleurs, comme nous l’avons vu précédemment, la recherche de l’ombre et constante dans les activités extérieures, les mobiliers non protégés du soleil sont souvent délaissés au profit d’une place sous l’ombre d’un arbre. Quand
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l’heure de midi s’approche, les rues et places se vident, les activités cessent et l’atmosphère du kartié se lit avec le nez. Des odeurs de cari émanent de partout et embaument les rues. À certains moments de la journée, on peut entendre de la musique chez le voisin ou chez un groupe occupant un espace partagé. Cela ne semble jamais déranger les autres, qui disent « n’y plus prêter attention ».
La culture du jardin planté est présente partout où que l’on soit : qu’elle soit cachée derrière les baro opaques de sa parcelle, ou qu’elle déborde sur la place publique, lorsque la place à la maison est restreinte. Au demeurant, on retrouve la même palette végétale un peu partout, des grenadiers, manguiers, bilimbi, citronnelles, caloupilé, frangipanier rouge… autant d’espèces qui se retrouvent dans tout le site, adapté au climat et aux usages des habitants. Quelques fois, des portions de l’espace partagé ont été grillagées pour pouvoir accueillir un potager pour la maison d’à côté. Dans les kour, la taille de certains arbres rappelle l’ancienneté du kartié.
On sent une homogénéité dans les modes de vies des gens. En discutant avec ceux arrêtés dans l’espace partagé, leur présence ne semble jamais être planifiée, pourtant, en les observant, il y a
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toujours au moins une personne qui s’arrête et qui discute avec elle. Ces « rencontres imprévues » ne sont peut-être finalement pas si hasardeuses. Les déambulations semblent se faire toujours dans un rayon proche de sa maison (selon les questionnaires) et les liens d’interconnaissances font que les gens connaissent leurs voisins, il est donc logique qu’ils tombent souvent sur une personne qu’ils connaissent.
o AMENAGEMENTS FEDERATEURS (AUTO GESTION ET CREATEUR D’IDENTITE)
Les histoires contées par les personnes âgées ont permis de révéler le fonctionnement du kartié quand il n’était encore qu’un bidonville. À l’époque, des règles de solidarité et de voisinages ont lié les habitants les uns aux autres. À l’échelle de la maison, la kour avant faisait office de vitrine sociale. Les aménagements publics n’existaient pas encore et les habitations étaient organisées autour d’espaces semi-collectifs, permettant la sociabilité et l’interconnaissance. «Chaque fois navé nouvel an, nou té sa pa fete à la mer chacun dans nout coin comme maintenant, nou té fete là, nou té pass ensemb »
Par la suite, petit à petit le kartié s’est structuré, et des changements sont apparus. Le parc actuel a été aménagé avec du mobilier et des jeux pour enfants, les routes ont été goudronnées, les trottoirs dessinés, des parkings définis… Sauf qu’un sentiment commun de délaissement des bailleurs et de la ville s’est exprimé chez les personnes interrogées. Pour eux, les aménagements qui ont été créés n’étaient que superflus, dysfonctionnels et leurs gestions étaient négligées. On peut citer comme exemple les quelques parterres plantés par la mairie, qui dépérissaient vite, car ils n’étaient pas suffisamment arrosés, ou encore la mise en place de kiosque dans le parc sans mobilier d’assise dessous. Finalement, la qualité des espaces extérieurs a été la résultante de ce qu’avaient fait les habitants. Par manque de place pour planter chez eux, certains se sont mis à casser le béton de la route pour faire des parterres végétalisés, d’autres ont créé des extensions sur l’espace partagé pour agrandir leurs surfaces de réceptions ou encore pour créer de nouvelles places de garages. Tous ces micros transformations font acte de résistance aux aménagements proposés, et leur accumulation redessinent le paysage extérieur
Le professeur en psychologie Gustave Nicolas Fischer définit l’appropriation de l’espace selon deux aspects. Tout d’abord, l’appropriation « est un processus psychologique fondamental d’action et d’intervention sur un espace pour le transformer et le personnaliser ; ce système d’emprise sur les
lieux englobe les formes et types d’intervention sur l’espace qui se traduisent en relations de possession et d’attachement », mais elle est également caractérisé par une tension entre deux dimensions : « d’un côté, l’exercice d’un contrôle sur l’espace […], de l’autre, la marge de manœuvre offerte par le cadre et l’organisation d’un espace» (2011). En d’autres termes, c’est par les contraintes spatiales de l’aménagement qu’un endroit peut être appropriable par une personne. Alors, certes, l’organisation spatiale a un impact sur les potentialités de l’appropriation, mais l’inverse fonctionne aussi, car en fin de compte, les appropriations observées ont donné une autre organisation aux lieux. L’exemple le plus flagrant concerne l’espace de jeux. Le mercredi et quelques après-midis de la semaine, un groupe de femmes, majoritairement âgées, se retrouvait en plein milieu de la voie de circulation voiture pour jouer au bingo et bavarder. Lorsqu’elles occupaient la route, elles empêchaient les voitures de faire demi-tour en bloquant une voie, les obligeant à se garer plus loin ou à faire marche arrière pour sortir du lotissement. Ainsi, les actions d’appropriations de ces dames ont transformé l’organisation de l’espace de circulation voiture. Tous ces actes ponctuels sont souvent ceux d’un individu ou d’un foyer, mais dans certains cas, les gens se regroupent et agissent en synergie. Par exemple, à la fin des années 90, un groupe d’habitants s’est regroupé et a formé une association de kartié. Par la mise en place d’événements, d’actions d’accompagnements pour les jeunes, ou encore par la création d’une équipe de football, ils ont fédéré le kartié, permettant aux gens de se connaître, de sociabiliser, de fêter ensemble… Les agissements du groupe en plus de renforcer le sentiment d’appartenance au kartié, ont transformé le paysage urbain. Par exemple, le collectif a profité de la présence d’assises de l’espace de la pour y proposer des spectacles de marionnettes pour les enfants. En fin de compte, leurs agissements ont donné un usage à cette place, qui se trouve aujourd’hui déserte. Actuellement, la couverture des arbres aux abords des assises n’apporte plus d’ombre, et peu de personnes occupent cette place. La majorité des gens observés assis là, étaient des adolescents avec leurs sacs à dos, tôt le matin ou vers midi, qui semblaient attendre des amis avant d’aller au lycée ou au collège. Cela peut s’expliquer par la position de la place par rapport aux logements alentour. En effet, ils donnent tous vue sur l’espace qui est encadré par leurs voies de desserte, ce qui rend le lieu peu intime. Ce manque d’attractivité se voit dans les pratiques des usagers, la plupart des gens préféraient s’arrêter et discuter dans le parc 50 mètres plus loin, ou au-devant de leur baro, en installant des chaises. On pourrait alors comparer les espaces de la fresque et du jeu. L’espace du jeu présente un espace plus intime, éloigné des voies de circulations. Les femmes qui s’y rejoignent habitent toutes à proximité et la plupart n’ont qu’à franchir le seuil de leur portail pour se retrouver dans leur place
de jeu improvisé. Ici, on peut supposer que la proximité de leur entrée fait paraître la place comme une extension de leur maison, la rue devient un espace de réception, suffisamment éloigné des autres pour ne pas se faire déranger par une présence extérieure.
À l’inverse, la place du kiosque se trouve en retrait des habitations, mais à proximité des voies passantes. Ici, l’effet inverse semble être recherché : les usagers fréquentent le lieu, car c’est un endroit positionné sur le passage des gens, c’est une place qui force la rencontre de l’autre. La structure est née d’une initiative collective de plusieurs membres de son « îlet », principalement des hommes. Ils souhaitaient se créer un « QG » pour avoir un endroit où se réunir, jouer aux cartes et pique-niquer le week-end. Le kiosque est devenu un signal pour que les gens viennent à leur rencontre quand ils veulent sociabiliser.
CHAPITRE 5 : PORTRAIT DES USAGERS DU KARTIE
Cette partie sera consacrée à l’étude des relations qui existent entre les usagers du kartié, à savoir, qui les fréquente et l’impact de ces espaces sur les relations que les usagers entretiennent avec autrui.
o DES ESPACES GENRES ET HIERARCHISES
Les observations que nous avons effectuées sur l’ensemble des sites démontrent que les espaces partagés sont plus occupés par les hommes que par les femmes. En effets, sur les 179 personnes observées, 40 % étaient des femmes (diagramme 1). Peu d’entre elles ont agi sur le site, la plupart n’ont fait que des actions de déambulations, excepté sur la place du jeu.
Diagramme 1 : Présence sur le site en fonction du sexe © Louana
Mais finalement, ce total ne reflète pas la réalité de tout le kartié, car sur les trois sites étudiés, la place du jeu et la place du kiosque étaient respectivement occupées par un groupe de femmes et un groupe d’hommes. Alors quand on observe seulement la place de la fresque, où il ne semble pas y avoir de groupes récurrents, la différence est encore plus flagrante (diagramme 2).
Diagramme 2 : Présence sur l’espace de la fresque en fonction du sexe © Louana
Cela démontre que les espaces partagés sont genrés, les éloignant encore plus de la définition normative de l’espace public. On pourrait alors se demander pourquoi aussi peu de femmes occupent ces espaces ? J’ai pu échanger avec le groupe de femmes sur l’espace du jeu un mercredi après-midi quant aux raisons de leurs présences. Elles affectionnaient cette place, car elles aimaient passer du temps à l’extérieur et se retrouver, et la proximité de leur maison leur permettait d’y retourner rapidement si elles avaient des tâches domestiques à finir. Le peu de personnes que j’ai interrogées sur les autres places du kartié m’ont expliqué qu’elles préféraient se retrouver chez elles plutôt que dehors, que « c’était plus confortable ». Et quand je les ai interrogées sur l’espace du kiosque et du fait qu’il n’y avait généralement que des hommes, elles m’ont dit « c’est comme ça, les hommes restent avec les hommes, les femmes avec les femmes »
Il semble alors que le système de groupe aux caractéristiques homogènes soit récurrent dans le kartié. Par exemple du côté du parc, un groupe de jeunes gens, probablement des lycéens, se retrouvent et occupent des bancs pour discuter et écouter de la musique. Mais parfois, des individus d’âges différents peuvent se côtoyer. Par exemple, du côté du groupe du kiosque, les jeunes se mêlent aux anciens, qui côtoient aussi des adultes. Du côté du groupe du jeu, c’est pareil. Les femmes âgées jouent et discutent avec des femmes plus jeunes. D’ailleurs, il ne semble pas avoir de distinction entre les filles et les garçons du côté des enfants. Eux sont accueillis dans tous les groupes, car ils semblent avoir des liens de parenté avec certains, un oncle, une grandmère, un parent.
Les groupes ne semblent pas totalement figés, ils peuvent se scinder en plus petites unités, ou accueillir une nouvelle personne quand celle-ci accompagne un membre. J’ai senti qu’il existait une hiérarchisation au sein de ces cercles. Par exemple, j’ai voulu me renseigner sur le fonctionnement de partage de la structure auto construite, en parlant à deux hommes âgés qui étaient en train de
l’occuper. Cette structure est en effet constamment ouverte, et se revendique accessible à tous. Cependant à la question : « Il n’y a jamais de conflit d’intérêts pour l’occupation du QG ? », ils m’ont simplement répondu en riant : « t’façon kan nou débark na toujour la place ». Sous-entendant sans doute que quand les gens les voyaient arriver, ils savaient qu’ils devaient leur laisser la place, comme s’ils étaient plus légitimes que tout le monde de s’installer ici. Mais certaines fois pendant mes périodes d’observations, d’autres personnes étaient déjà installées quand les deux hommes sont arrivés, cependant ils ne sont pas partis, ils leur ont juste laissé la place et ont commencé à discuter. Finalement, l’espace ne semble pas être régi par la règle implicite du « premier arrivé, premier servi » (Watin et Wolff 2008). Il semblerait plutôt qu’il existe une hiérarchie dans les groupes. Même si personne ne se décrète « chef » de la place, il existe des légitimités à occuper l’espace (Watin 2007). Celles que j’ai pu apercevoir se basent sur l’ancienneté d’installation des personnes. Sur la place du kiosque, les deux hommes sont ancrés dans le kartié depuis sa création et ont participé à la construction de la structure. Chez le groupe des femmes, la hiérarchie est plus subtile, les rapports de forces sont moins évidents, mais on retrouve à chaque réunion le même noyau composé de trois dames âgées, elles aussi habitantes depuis le début.
o ESPACE DE SOCIABILITE PARTAGE
Il semblerait donc que des groupes ont la main mise sur certains espaces. Ils possèdent une légitimité à les investir, connue par tous les gens qui habitent à proximité. Cependant, ces espaces ne sont pas occupés exclusivement par ces groupes, à certains moments de la journée, d’autres individus en prennent possession. Par exemple, la structure sur le parking, bien que majoritairement occupé par le groupe d’hommes en semaine, est parfois partagée avec les autres résidents de « l’îlet urbain », quand ceux-ci veulent faire des repas de famille à l’extérieur. Finalement, ce lieu a été construit pour le commun, mais avec des accès prioritaires pour certains. Quant à la légitimité d’avoir accès à cet espace, elle semble hiérarchisée. On a ainsi une pyramide sociale avec à sa tête, le groupe d’hommes autour duquel gravitent leurs cercles proches.
Le kiosque est d’abord un espace de partage et d’échange, où les gens se rejoignent pour fêter ensemble ou simplement discuter. D’ailleurs, certains s’y rendent juste dans le but de croiser des gens et d’entamer une discussion. Pendant l’observation, il est arrivé plusieurs fois qu’un homme arrive de derrière (probablement de chez lui), s’assoie seul sous le kiosque et attende. Parfois, cela peut durer une dizaine de minutes, d’autre fois toute une demi-journée. Étant à proximité d’une
voie piétonne, l’homme assis capte les passants qui les abordent. Certains discutent quelques instants avant de reprendre leur chemin, d’autres s’assoient et restent plus avec eux. Quand je les questionne sur la raison de leur venue, la plupart me répondent qu’ils viennent juste « trainer » ou discuter avec des gens. Ainsi, le kiosque sert d’espace de sociabilité pour les habitants.
L’espace a été aménagé par le petit groupe, avec les affaires qu’ils avaient en trop. On retrouve un réfrigérateur non fonctionnel qui fait office de rangement, un barbecue, une grande table et des bancs, posés dans cette structure complètement ouverte. Quand je suis venue discuter avec deux hommes attablés, ils m’ont montré que le kiosque pouvait être aussi occupé par un autre groupe de jeunes quand ils n’étaient pas là. Ils me l’ont prouvé en montrant une bouteille de whisky posé à vue entre deux bancs, en me disant que ce groupe s’était retrouvé il y a quelques jours. Ce qui était surprenant, ce n’était pas tant la présence de la bouteille, mais plutôt qu’elle soit encore là après tout ce temps. Personne ne l’avait volé, alors qu’elle était visible pour toute personne passant devant. Finalement, cela démontre qu’il y a un respect mutuel des affaires des autres au sein du kartié, illustré aussi par la présence de pots de fleur ou de mobilier sur la voie publique.
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Le partage des espaces peut se lire aussi à l’échelle de la rue, qui est souvent utilisée comme continuité de l’espace privé. Les phénomènes d’appropriations empiètent sur l’espace public, forçant les autres à contourner les obstacles. Par exemple, le jeudi après-midi, un homme a stationné sa voiture sur une place de parking à proximité du kiosque pour la réparer. Il a étalé sa boîte à outils et a sorti une multiprise sur le trottoir pour pouvoir la réparer. Les gens contournaient naturellement ses affaires, et ils pouvaient les laisser à l’extérieur sans surveillance pendant un long moment avant de ressortir. À un moment, un autre homme est venu à sa rencontre, et les deux ont continué à réparer la voiture ensemble. Ce geste amical reflète l’un des piliers des relations sociales à la Réunion, l’entraide. Cet exemple illustre l’un des trois composantes des kartié selon Michel Watin (2007), l’aspect économique, dans lequel les habitants peuvent se vendre ou troquer des biens ou des services.
Un autre cas intéressant a été observé sur la place du jeu. Un matin, avant que le groupe de femmes ne s’installe, un homme âgé est sorti de chez lui, et a commencé à balayer le sol devant sa maison jusqu’à l’espace de rencontre. Il a ensuite remis les chaises en ordres, et est rentré chez lui. Par ce geste symbolique, l’homme a montré qu’il était investi dans la tenue en ordre de cet espace partagé
On peut imaginer que le fait qu’il ait nettoyé l’espace en continuité du nettoyage de sa kour, renvoie l’espace à une continuité de son « chez-soi ».
o AUTO GESTION ET CONFLITS D’USAGE
La rue peut être un espace partagé où les habitants en prennent soin ensemble, ou alors, elle peut devenir un objet de convoitise et de conflit. À première vue, lorsqu’on n’y fait que passer, le kartié ne semble pas être l’objet de quelconque dispute entre ses habitants. Les rues sont plantées, les devants de maisons sont décorés par des pots, les gens sont assis et discutent ensemble… Cependant, lorsqu’on pénètre un peu plus dans le kartié, on peut voir que les ambiances spatiales ne sont plus les mêmes. Les maisons des rues suivantes peuvent être totalement fermées sur l’extérieur, en donnant à la rue juste sa fonction de voie de circulation voiture. Ne trouvant personne dans la rue à interroger, j’ai essayé à un moment de faire du porte-à-porte pour essayer de comprendre pourquoi cette ambiance de rue était si différente de sa voisine. Une dame m’a accueilli chez elle, et m’a expliqué qu’autrefois elle plantait la rue, mais qu’elle avait subi trop de vol qui l’avait découragé à continuer. Elle était grand-mère et ne laissait ses enfants que jouer à la maison
ou dans le parc quand elle pouvait les accompagner, mais ne voulait pas qu’ils déambulent sans surveillance à l’extérieur. Finalement, ces deux problèmes avaient une racine commune, le manque de surveillance que pouvaient prodiguer ses voisins. En effet, elle ne les connaissait que très peu, et étant donné que leur maison était éloignée de l’avenue principale, il n’y avait pas beaucoup de passage devant chez elle, ce qui ne favorisait pas la sociabilité et la rencontre avec l’autre. D’autres conflits d’usage ont été recensés, notamment à cause de la gestion des poubelles de certains voisins et du bruit que certains pouvaient faire le week-end ou en soirée. En général, la musique était tolérée, elle faisait partie du paysage du kartié et des mœurs de ses habitants, qui ne semblaient plus y prêter attention en journée. « Y dérange pas tant que lé pas trop fort ».
Ces conflits opposent différents modes de vie, qui le plus souvent opposent deux groupes générationnels.
L’appropriation aussi peut être sujette à conflit. Étant donné qu’elle résulte souvent d’une initiative individuelle, les voisins ne sont pas toujours concertés. Par exemple, au niveau du parc, un arbre était utilisé comme place assise pour les gens du kartié. Pourtant, un homme dont la maison était à côté de l’arbre s’est mis à le couper, car ses branches tombaient sur sa toiture. Il n’eut pas de concertation préalable avec ses voisins, qui lui en voulurent, car l’arbre n’apporta plus de place ombragée.
Laissez-moi vous raconter une autre histoire, toujours au niveau du parc. Des assises en béton formaient un bac de terre dans lequel était planté un arbre à proximité d’un cheminement. Le voisin s’est mis à s’approprier ce bac, en étendant la limite de sa maison. Le bac n’appartenait désormais plus au commun, mais à cet homme, ce qui mit en colère ses voisins. Ici, on peut voir que l’appropriation de l’espace partagé a servi un seul individu, desservant au passage la communauté, qui a perdu un peu d’espace commun. Les autres exemples que nous avons vus fonctionnent à l’opposé : des espaces qui n’avaient pas de fonctions au début ont servi les individus qui se les ont appropriés, mais ont aussi servi la communauté. Ces deux études de cas ont ainsi relevé un manque de discussion sur la gestion des espaces partagés, entraînant des conflits entre le voisinage autour d’enjeu d’appropriation.
Ainsi, cohabiter dans l’espace n’est pas chose aisée et demande une réflexion commune pour répondre à des enjeux communs. Lorsqu’un problème est individuel, la discussion n’apparaît pas nécessaire, mais parfois sa résolution engendre d’autres problèmes.
À l’inverse, quand un problème est collectif, soit on reste passif, soit on s’organise collectivement pour le résoudre. Ça a été notamment le cas pour la création du kiosque. Le parking sur lequel il est implanté appartient à la SEMADER et plusieurs habitants ont fait la demande à la mairie d’y créer un espace ombragé et des assises, car peu de voitures se garaient là. Sauf qu’ils n’ont jamais eu de retour, et jamais aucun travaux n’a été fait. Un groupe s’est alors organisé pour monter une structure. Tous se sont autogérés. Certains ont cotisé pour rapporter des graviers pour le sol, d’autres ont entrepris de faire un jardin au-devant, d’autres petits groupes se sont greffés pour réaliser du mobilier en palette… Finalement, la SEMADER a laissé la structure en place, et la mairie fait arroser leur parterre de temps en temps. Pas suffisamment d’après les habitants, qui se sont chargés de trouver un cubitainer pour gérer l’arrosage eux-mêmes. Ainsi, en s’unissant, ils ont répondu à un problème de manière collective, faisant du kiosque un élément fédérateur du kartié, qui dépasse même les limites d’Ariste Bolon, car d’anciens résidents qui ont participé à sa construction reviennent de temps en temps s’y installer.
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SOCIAL
Lors des premiers ateliers de concertations avec le CAUE pendant la période des vacances scolaires, nous avions rapporté une grande bâche ainsi que des photos du kartié comme support de discussions. Nous sommes arrivés en tant qu’étranger dans le kartié, et les habitants ont pris du temps avant de nous adresser la parole. Ou du moins, pas tous. En effet, les premiers à avoir pris contact avec nous étaient les enfants qui jouaient dans les rues. Notre présence les a d’abord interrogés, puis ils se sont approchés de nous pour chercher leurs maisons sur les photos. Ils sont restés toute la matinée, et leur présence a commencé à faire venir du monde. Ces enfants, les gens les connaissaient, ils les savaient du kartié ou bien avaient avec eux des liens familiaux, ou des liens de voisinages. Par leurs présences, ils ont participé à la mise en place d’un rapport de confiance entre les habitants et nous. La même chose s’est produite lors de mes enquêtes de terrains. Quelques-uns d’entre eux m’ont reconnue, et le fait que je m’arrête et que je prenne en photo des endroits a attiré leur curiosité. Dès lors, un petit groupe m’a suivi dans tous mon parcours à travers les trois sites, et m’a aidé à remplir les grilles d’observation en me donnant des informations sur la zone où habitent les personnes observées, lorsqu’ils les reconnaissaient. En fin de compte, notre rencontre s’est apparentée à un jeu. Étant par nature plus curieux que les adultes, c’est d’abord par eux que j’ai pu me faire connaître dans Ariste Bolon. Si les gens me voyaient avec un enfant du kartié à mes côtés, ils étaient plus disposés à parler plus longtemps avec moi. Dès lors, il est apparu que la présence d’enfants pouvait être un moyen de socialisation. Au sein du kartié, ils créent des attaches entre les habitants par leur filiation ou par leur lien de camaraderie avec les enfants des autres. Un autre point remarquable avec les enfants, c’est la liberté qu’ils ont à se mouvoir dans l’espace sans avoir besoin de la présence d’un parent pour les surveiller. Cela peut s’expliquer par le fait que le kartié est régi par des liens familiaux, qui font que des membres d’une même famille peuvent se trouver un peu partout dans le kartié. Ainsi, certains enfants qui m’ont suivi et ont traversé plusieurs « îlets urbains », sans que cela semble poser problème. À chaque arrêt que je faisais, certains rentraient dans des maisons pour aller boire ou manger quelque chose, en m’expliquant que leurs oncle, tante ou grands-parents habitaient là. L’interconnaissance permet donc une autosurveillance constante et permet de transformer le kartié en énorme terrain de jeu : les rues sont devenues des terrains de football improvisés ou des pistes de décollages pour des avions en papiers.
Nous avons vu quelles répercussions l’appropriation de l’espace pouvait avoir sur les relations qu’entretiennent les habitants entre eux. Maintenant, il pourrait être intéressant de voir comment un étranger est perçu sur ces espaces. Tout d’abord, qui appelons-nous étranger ? Est-ce simplement celui qui n’habite pas le kartié ? Ou celui qui n’a pas l’habitude de fréquenter le lieu ? Quel qu’il soit, je pense répondre à cette appellation. Ici, je parlerai de mon ressenti durant cette expérience, et comment j’ai perçu les espaces partagés en tant qu’inconnu du kartié De manière générale, les enquêtes se sont toujours déroulées dans de bonnes conditions. Lors de mes premières visites, j’ai senti que les gens m’observaient avec plus d’attention. D’abord parce que j’avais un visage qui leur était inconnu, ensuite parce que j’agissais de manière peu commune. Je suis venue les premières fois pour faire des relevés pour la cartographie sensible, je dessinais des plans et prenais des photos. Il y avait beaucoup de méfiance dans le regard des gens et quelques courageux sont venus me demander ce que je faisais ici. La grande majorité m’a posé des questions sur les démolitions qu’il y allait avoir dans le kartié, en pensant que je travaillais avec la mairie. Quand j’ai expliqué les raisons de ma présence, en me présentant comme simple étudiante, les visages se sont radoucis, et j’ai compris qu’il y avait une sorte d’appréhension vis-à-vis des pouvoirs publics, qui était aussi perceptible lors des ateliers avec le CAUE. Lorsque j’ai découvert les espaces où il y avait de l’appropriation, sur lesquels j’allais faire mes enquêtes, je ne me suis pas sentie légitime de les occuper, quand bien même ils soient « public ». Puis, petit à petit, ma présence est devenue une habitude. Les enfants ont contribué à me faire reconnaître dans le kartié, puis les plus vieux ont commencé à me saluer et à discuter avec moi lorsque j’arrivais le matin. J’ai senti un changement de comportement dans les lieux où je me rendais. Au début, j’ai senti que les actions des personnes étaient plus contrôlées, plus contraintes, qui suivaient les principes de l’anonymat (Watin 1992). Puis vers la fin de mon enquête, les gens se sentaient plus à l’aise vis-à-vis de ma présence, et ils ont retrouvé leur liberté qu’ils avaient en ne fréquentant que leurs pairs : la musique a commencé à sonner plus fort, les gens, eux aussi, parlaient plus fort à côté de moi, certains ont commencé à rouler du zamal… Plus j’étais reconnue, plus je me sentais légitime d’être là, sans pour autant sentir que j’étais autorisée à occuper les espaces appropriés. Je me sentais libre de les traverser, mais pas d’y rester. Sauf une fois, quand un homme avec qui je discutais m’a invité à m’asseoir. Finalement, le sentiment de non-légitimité à occuper un espace est balayé lorsque l’on y est invité.
CHAPITRE 6 : ESPACES INVESTIS, VARIATION DES TYPOLOGIES
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D ’ APPROPRIATION
Maintenant que nous avons étudié la question du « où » du qui et du pourquoi, cette dernière partie sera consacrée à la question du comment. Pour ce faire, nous dresserons une gradation en trois étapes expliquant les différentes manières d’appropriation dans le kartié.
o LE BARO, PREMIER PASLes balades sensibles ainsi que l’étude cartographique ont montré que le baro est le premier point d’étape de l’appropriation sur l’espace partagé. Il marque une limite parfois poreuse, parfois totalement opaque entre l’espace privé et public10. La gestion de cette limite est le premier indicateur de la qualité d’un habitat, mais elle permet aussi de montrer le rapport qu’entretient le propriétaire avec le reste du kartié. Par exemple, certains baro seront totalement fermés sur l’extérieur, comme s’ils faisaient office de murs de protection entre la maison et le dehors. Ils jouent le rôle de seuil d’entrée sur la parcelle. Parfois, ce seuil est visible, parfois, les extensions en limite de parcelle enlèvent ce seuil, de la rue on entre directement dans la maison.
Limite entre espace privé et espace partagé © Louana
Le plus souvent, ces barrières sont là pour des raisons sécuritaires, mais aussi pour empêcher d’avoir vue sur l’intérieur de la parcelle. Elles permettent donc de créer une intimité sur la parcelle, en la mettant à distance de l’espace partagé.
À l’inverse, des limites plus poreuses peuvent indiquer des rapports de confiance entre l’habitant et le reste du kartié. On remarque qu’avec une limite poreuse, il est plus facile pour les jardins intérieurs de déborder sur le dehors et ces débordements participent à l’ambiance végétale du kartié. Ils peuvent s’illustrer par la disposition de pots de fleurs ou d’autres éléments décoratifs, ou encore la mise en place de mobilier extérieur. Ces petits actes d’appropriations permettent d’habiller l’entrée et de la personnifier. Ils se rapprochent de la théorie d’Henri Lefebvre (1967) qui dit que l’usager commence à prendre possession de son espace à partir du niveau privé (l’habitation) et qu’il faut ainsi considérer les autres espaces comme une continuité de l’espace privé. Ici, l’individu cherche à marquer son territoire et exprime sa légitimité à déborder sur l’espace, car il habite le kartié.
Cet espace limitrophe entre le privé et le public devient en plus d’un support d’expression, un support de sociabilité. Le baro devient un point d’étape dans la rencontre avec l’autre. Par exemple, quand j’interpellais des gens chez eux pour qu’ils répondent à mes questions, les premiers échanges se faisaient depuis le baro. Quand un certain degré de confiance était passé, ils me faisaient rentrer, sinon, la discussion se poursuivait à l’extérieur. Parfois, on pouvait observer des gens seuls ou accompagnés, installé devant chez eux. Ils pouvaient « prendre l’air », attendre, discuter. Une dame m’a dit que quand elle accueillait son amie, elle préférait papoter à l’extérieur, car « il fait meilleur dehors ». Finalement, le dehors devient un espace de réception informel, continuité de l’espace intérieur.
o LA BACHE BLEUE ET LES EXTENSIONS
La bâche bleue est un phénomène que l’on retrouve dans le monde créole. Elle peut être aperçue sur les sites de loisirs et permet « d’accueillir des pratiques de réception devenues impossibles à gérer dans l’espace domestique » (Watin et Wolff 2008). Sur le site d’Ariste Bolon, de nombreux cas de bâches bleues ont été aperçus. Elles ont toutes été observées aux abords des maisons, et servaient d’extensions, grignotant au passage l’espace partagé. Mais ces extensions pouvaient aussi se matérialiser de manière plus pérenne, par des exemples par des constructions en dur non réglementées.
À l’inverse du phénomène de bâche que décrivaient Michel Watin et Éliane Wolff, ces appropriations « concrète » (Montmarquet 2016) de kartié ne sont pas temporaires et s’implantent sur les lieux publics de manière fixe. A priori, ces nouvelles limites semblent être acceptées par tout le monde (ou du moins, dans la plupart des cas11) : les lieux couverts par une bâche ou par une feuille de tôle sont contournés, même si l’espace couvert est vide, même s’ils se trouvent sur le chemin. Pour ma part, étrangère aux pratiques du kartié, je n’ai pas osé traverser ces nouvelles pièces extérieures. Certaines avaient pour usage la création de pièces de réception à l’extérieur, d’autres accueillaient un atelier. De par la proximité aux logements, ces espaces sont rattachés à l’espace privé et semblent posséder les mêmes restrictions spatiales : je n’ai pas le droit d’y entrer si je ne suis pas invité.
On peut remarquer aussi que certains meubles restent à l’extérieur la nuit, attestant de la confiance que portent leurs propriétaires aux autres membres du kartié. «kissa i sa volé un chaise ? t’façon voleur y retrouve vite terla ». Les rapports de confiance entre les uns et les autres sont permis par l’autosurveillance constante du kartié.
Ces extensions sont construites de manière très sommaire, avec généralement, des matériaux de récupérations et sont souvent faites rapidement, dans l’illégalité. Le fait que les espaces partagés à proximité des logements ne soient généralement pas pris en charge par les pouvoirs publics donne la possibilité aux usagers de s’approprier ces espaces comme ils le souhaitent, souvent à des fins privées. Finalement, l’existence de ces espaces fait acte de résistance à la non-prise en compte de la culture et des modes vie créoles dans les aménagements publics de kartié, et reflète un besoin des usagers auquel ils ont répondu à leur échelle.
o LIEUX TRANSFORMES, LIEU DE RENCONTRE, LIEUX D’ECHANGE
Enfin, le dernier pas observé est celui déjà évoqué du lieu transformé. Il représente les formes d’appropriation par un individu ou un groupe d’individus, un peu plus éloigné de l’espace privé, et usité comme le plus souvent comme espace de sociabilité. On peut citer en exemple les lieux précédemment évoqués comme la place du jeu, ou le kiosque sur le parking. Ici, ces lieux autrefois déserts ont une nouvelle identité par les activités qui s’y passent. À l’inverse des extensions et des phénomènes de bâche bleue, dans ces lieux de rencontres, les actions de sociabilités se font de 11 Voir partie sur les conflits d’usage
manière spontanée et majoritairement sans prise de rendez-vous préalable. Ils sont appropriés par des groupes plus ou moins homogènes, formés d’individus qui s’associent en fonction de leur relation amicale ou familiale.
Ces lieux deviennent activateurs du vivre-ensemble, ils sont caractérisés par les activités qui s’y passent, les aménagements qui sont utilisés ou qui ont été rajoutés, par la typologie d’usagers qui les fréquentent, et en dernier lieu, la temporalité dans laquelle s’inscrivent ces actes de sociabilité. On a pu voir ainsi que certains espaces étaient partagés par plusieurs groupes qui pouvaient s’alterner au sein d’une même journée. Les extensions des espaces privés quant à eux ne sont utilisées que par un groupe (le propriétaire) et un cercle restreint invité.
En fin de compte, ces nouveaux lieux de sociabilité démontrent un attachement des usagers à l’endroit où ils habitent. Ces types d’appropriations permettent de donner une identité, un repère spatial aux autres habitants : « mi habite la maison coté le kiosque ». Cette volonté de qualifier ces espaces auto gérés démontre le souhait des habitants de vouloir donner une belle image à leur kartié : un jardin ornemental a été planté devant le kiosque, l’espace du jeu est régulièrement nettoyé par d’autres habitants. Et finalement, même les initiatives à but plus privées apportent de la qualité à l’environnement de proximité des habitants.
Certains lieux peuvent fédérer des gens, même au-delà des limites du kartié, à condition qu’ils aient participé à la mise en place de l’espace. Par exemple, la construction du kiosque a rassemblé plusieurs personnes en dehors d’Ariste Bolon. Ils étaient la famille, les amis, des collègues de travail, qui ont tous pu apporter une petite pierre à l’édifice, en contribuant aux chantiers ou en fournissant des matériaux. Et depuis, ces gens reviennent de temps en temps, voir comment a grandi la structure et voir comment se portent les gens.
Ces nouvelles sociabilités transcendent un peu plus les échelles lors d’événement plus structuré Par exemple, les gens qui habitent en dehors du kartié venaient sur l’espace du kiosque quand un rendez-vous était donné : n’habitant pas tous à proximité, ces événements demandaient de l’organisation. Malgré ces rencontres ponctuelles, la plupart du temps ces espaces étaient des lieux d’improvisation. Très peu d’entre elles étaient planifiées, excepté les événements hebdomadaires comme sur la place du jeu. Cette improvisation est permise par la proximité des lieux de résidence, et de l’interconnaissance qui fait fonctionner le kartié. Par exemple, j’ai pu discuter quelques instants avec un des jeunes du groupe qui fréquente régulièrement le parc. Il était assis là, car il attendait qu’un de ses amis arrive. Je lui ai alors demandé si les gens qu’il attendait savaient qu’il
était là, mais il m’a répondu que non. En réalité, il savait qu’un de ses amis finissait son travail à cette heure-ci, et qu’il passait par là pour rentrer, ou alors que d’autres ne travaillaient pas, mais avait l’habitude de traîner dans le coin.
Ces espaces fonctionnent de manière différente en fonction de là où ils se trouvent dans le kartié.
Certains espaces seront en retrait des voies passantes et organisés à proximité des habitations. Cela permet d’avoir plus d’intimité dans les interactions, tout en gardant un lien avec sa maison. À l’inverse, d’autres espaces vont servir de lieux de sociabilité, car ils vont être positionnés sur le passage des gens, le but étant cette fois de capter du monde, pour permettre l’interaction. En fin de compte, la taille de tous ces micros espaces permettait d’accueillir un petit groupe, composé en moyenne de 5 personnes, et n’excédant jamais une dizaine d’individus. On peut relater une deuxième catégorie de lieux de rencontre, possédant des fins de sociabilité, mais également des fins commerciales. Selon Michel Watin, les espaces économiques sont l’un des facteurs de ces kartié (2007). Ces lieux peuvent avoir plusieurs tailles, degrés d’ouverture à l’autre, et peuvent tantôt être fixes, tantôt être mouvants. On a pu en repérer plusieurs types dans le périmètre d’étude. Tout d’abord, le plus remarquable a été un snack « maron », situé dans une extension d’une maison. Celle-ci était accolée à un espace délaissé, où l’on retrouvait un accès piéton pour sortir du kartié et rejoindre le stade Cotur. Cet agrandissement fait de manière très sommaire n’était pas du tout déclaré, tout comme l’activité de restauration. Un usager du snack qui habitait à proximité m’a expliqué que ce lieu était principalement utilisé par les habitants du kartié, mais pouvait accueillir quelques fois des gens du dehors. Les propriétaires ont occupé le délaissé jouxtant le snack, pour y disposer des assises et des aires de détente.
La fonction de snack n’est pas du tout cachée, et les propriétaires ne semblaient pas avoir peur des répercussions qu’entraîneraient la non-déclaration de leur activité. Cela peut peut-être s’expliquer par une confiance mutuelle entre les propriétaires et les consommateurs du kartié : les gens n’auraient aucun intérêt à dénoncer cette activité, car elle leur est utile, et il serait facile de retrouver la personne qui a parlé.
Le snack fonctionne un peu de la même manière qu’un espace intermédiaire (Watin 1992), elle prodigue une activité-alibi pouvant justifier la présence des usagers. Néanmoins, j’ai senti que ma présence dérangeait quand je me suis approchée, sûrement à cause de l’illégalité de la situation, ou alors que les présences étrangères sont moins tolérées dans des bars de kartié Autre espace servant l’économie du kartié, celui de la rue. Terrain plus propice aux activités d’économies de survie, elle accueille des micros services, proposés par des habitants à d’autres habitants du kartié. Exemple le plus fréquent, des ateliers de coiffure sur la rue, aménagés par des chaises rapportées, une rallonge raccordée à la maison, et parfois même, des miroirs et des tables. En général, ces services sont proposés entre connaissances sur rendez-vous, et fonctionneraient par le bouche-à-oreille. Malheureusement, je n’ai pas pu discuter avec ces gens pour leur demander comment ils étaient rémunérés. S’agirait-il d’un simple service proposé ? D’un échange donnant donnant ou y aurait-il paiement à la clé ? Si l’on s’appuie sur les travaux de Michel Watin, cette
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économie de kartié serait basée « sur le troc, l’échange, le prêt » (Watin 2007). L’autre type d’économie que j’ai pu observer est celui des marchands ambulants. Ces derniers, à pied en vélo ou en scooter, proposent des confiseries, boissons ou autres en se faisant remarquer dans le kartié par des bruits de klaxons que les gens repèrent, ou en faisant du porte-à-porte.
Finalement, ce phénomène est en phase avec le contexte économique du kartié. En effet, l’économie de survie est liée à son histoire : dans les années 70, il s’est développé loin du reste de la ville et il était difficile de trouver un emploi. De plus, les opérations Ariste Bolon et SIDR Haute ont permis de résorber l’un des plus gros bidonvilles de la ville, regroupant dans un espace clos, une population pauvre. En réponse à cela, les habitants ont dû trouver des alternatives pour subsister. L’économie s’est donc basée sur le troc et l’échange de bien et de compétence et est encore observable aujourd’hui.
Trace d’économie de survie : coiffeur extérieur © Louana
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CONCLUSION
Ce travail questionnait à la base les phénomènes d’appropriation de l’espace dit « public » au sein des quartiers créoles. Depuis, les termes du sujet ont évolué : les espaces publics se sont transformés en espaces partagés, et les quartiers en kartié.
Au commencement, ce choix de sujet est né d’une observation des phénomènes d’appropriation dans la ville du Port, qui transformaient des espaces urbains. Ces transformations pouvaient prendre la forme d’un agrandissement de jardin sur la voie publique, ou alors simplement d’une chaise installée sous un arbre.
En partant de cette observation, cette étude visait à comprendre la raison de ces phénomènes et à chercher comment les inclure dans de nouveaux processus d’aménagements. Pour ce faire, nous avons décortiqué les termes du sujet pour partir d’un premier point : la définition de l’espace public physique. Le premier chapitre nous renseigne alors sur son évolution dans un contexte occidental et ses caractéristiques. On apprend que ceux-ci sont des espaces communs à tous, et renvoient à une idée de liberté : une liberté de circulation et une liberté d’action (Rémy et Voyé 1981), qui est possible grâce à l’anonymat qu’ils produisent (Ghorra-Gobin 2001). Ce sont des espaces de médiation entre l’individu et la communauté, où les usagers cohabitent et où chacun peut utiliser l’espace, mais pas le monopoliser (Herpin 1980) Des espaces de sociabilités, et créateur d’identité, où chacun peut y exprimer son individualité (Hossard et Magdalena 2005) Suivant ces définitions, nous avons fait face à un non-sens. Les espaces que l’on retrouvait dans les quartiers créoles, autrement dit les kartié, n’étaient, par définition, pas des espaces publics. En effets, l’anonymat, les libertés de circulation et les libertés d’action ne pouvaient pas exister à cause de l’interconnaissance et des phénomènes d’appropriations qui régissaient ces espaces. Le passage forcé dans la modernité et l’apposition de normes de la Métropole ont profondément changé les manières de vivre des Réunionnais, en imposant des nouveaux modèles d’habiter qui mettaient de côté les traditions locales. Cependant, la tradition a su résister à travers le temps, notamment par ces actes d’appropriation de la part des usagers (bottom up) sur le domaine public, jusqu’alors dessiné par les vides des opérations de logements.
Alors, nous nous sommes intéressés à ces actes durant nos enquêtes de terrains, et nous avons pu apercevoir que toutes ces actions participaient à la sociabilité et à la création d’une identité de kartié. Ces observations ont aussi démontré l’importance de la relation qu’entretiennent les
habitants avec l’extérieur, et l’on a pu relater trois échelles d’appropriation, en partant du baro aux lieux transformés. Est-ce que cette organisation est spécifique à Ariste Bolon ou au contraire est duplicable sur d’autres kartié ? Pour le savoir, il faudrait multiplier l’étude ailleurs. En tout cas, cette étude aura permis de poser la question de la pertinence de produire des espaces publics aux normes occidentales dans un lieu où la tradition est aussi marquée. Finalement, de poser la question d’un espace public créole.
Ce travail aura aussi permis de révéler l’importance de la prise en compte de l’usager dans la fabrique de la ville, et surtout dans le cadre des renouvellements de kartié. L’idée ne serait plus de créer des projets décontextualisés en calquant d’autres programmes, mais plutôt de faire un travail de discussion.
Au sein des kartié, pour qu’un projet soit le plus ancré possible dans son contexte social, il faut qu’il permette l’appropriation des espaces partagés, afin de recréer un sentiment de communauté entre les individus. Ivan Ilitch dira « les communaux sont la trace de la communauté (…) il ne peut y avoir d’art d’habiter en l’absence de communaux ». Ces espaces s’approchant de notre définition des espaces partagés, ils sont « limités, concentriques, genrés et régis par la coutume » et « rendu visibles par des rituels distinctifs ». (Grunig Iribarren 2013)
De par leur histoire et les liens si particulier qui existent entre les individus, on a pu voir que même les micros espaces possédaient une grande complexité et pouvaient être sujet à de l’aménagement. Et qui de mieux que ceux qui pratiquent l’espace tous les jours pour dire ce qui fonctionnerait ou non ? Car, dans tous les cas même si cela n’est pas formalisé, les individus dessineront leurs espaces en fonction de leurs besoins en se les appropriant, alors autant accompagner ces démarches. Mais alors, comment les intégrer ?
Peut-être que nous avons eu un début de réponse en chapitre 2, concernant les méthodes de la participation citoyenne. De plus, dans un contexte de réhabilitation qui s’étend sur autant d’années, l’intégration des usagers au processus à une valeur sociale, permettant de fédérer les individus et permet une meilleure acceptation du projet. Bien sûr, l’idée serait d’aller au-delà des deux premiers points, à savoir l’information et la consultation (Sherry Arnstein 1969), mais de les faire participer pleinement au processus d’aménagement. Pour qu’au final, l’idée ne soit plus de créer entre gens dits « experts », qui tentent de comprendre le fonctionnement d’un lieu par la lecture de cartes, mais en incluant maintenant les experts du terrain, c’est-à-dire, ceux qui le vivent.
CHAPITRE 7 : VERS UNE RESTRUCTURATION DE KARTIE : ÉBAUCHE
Maintenant que nous avons conclu notre travail sur les aspects théoriques des espaces partagés créoles, il est temps de troquer notre casquette de chercheur pour celle de concepteur.
À partir des informations acquises sur le fonctionnement du kartié Ariste Bolon, il pourrait être intéressant de traduire toutes ces données en potentielle forme spatiale. Ainsi, pour conclure ce travail, ce chapitre viendrait faire une liste de préconisations pour de futurs enjeux d’aménagements de ce kartié. Il est important de rappeler que l’on s’ancre dans un projet de renouvellement Urbain, et même si notre étude s’est cantonnée aux espaces partagés, il serait intéressant d’avoir une réflexion sur les espaces d’habitations privés. Car rappelons-le, l’un des objectifs de l’ANRU est de favoriser la mixité sociale en diversifiant les offres de logements12. Pour ce faire, ils souhaitent créer des logements de plus haut standing que le parc existant, à la place de logements insalubres qui tendent à être démolis. Posons-nous alors la question de la pertinence de la mixité, qu’est ce qu’elle est et est-elle vraiment nécessaire dans un contexte comme celui-ci ? Dans le cas d’Ariste Bolon, les liens de sociabilités entre habitants ont été forgés par le temps, que se passerait-il alors si nous intégrons de nouveaux individus à un environnement déjà formé ? Cela a été le cas avec l’opération Bilimbi en 2000.
Afin de diversifier le parc de logements, 10 maisons privées ont été construites au centre d’opérations de logements sociaux de la SEMADER et de la SHLMR. Sur le papier, cela a bien diversifié l’offre de logement et promet un kartié divers, accessible à tous. Cependant, quand on se balade entre les différentes opérations, on remarque que celle-ci semble tourner le dos au reste du kartié. Un homme m’a alors expliqué qu’auparavant, la rue qui desservait ces nouvelles maisons servait d’accès à l’école, mais celle-ci faisant trop de bruit à cause de la circulation des scooters, ces nouveaux voisins ont condamné un accès pour transformer la rue en cul-de-sac. Depuis, les gens doivent contourner le lieu pour pouvoir rentrer chez eux. La rue s’est fermée au reste du kartié, et l’on assiste alors à une sorte de micro gated-community où chacun reste chez soi, et l’espace partagé
n’a que l’usage de parking Au regard des études de Christine Lelévrier, cela ne semble pas être un problème uniquement localisé à la Réunion :
« Le programme national de rénovation urbaine (NPNRU) lancé en 2003 s’inscrit bien dans cette veine utopique affichant pour objectif la transformation urbaine et sociale des grands ensembles populaires des années 1960. Qu’en est-il dix ans après ? Plusieurs rapports officiels récents rendent compte d’effets plutôt mitigés, en particulier du côté de la mixité… » (2013)
Cela pose alors la question sur notre position vis-à-vis de la mixité en tant que futur concepteur. D’un côté, l’imposer témoigne d’un refus de laisser les gens vivre avec leurs pairs et de l’autre, la nier accentuerait les inégalités et la méconnaissance de l’autre. Peut-être que juste diversifier le parc pour diversifier le parc n’est pas suffisant et nécessite une étude plus contextualisée. Acceptons la mixité, mais mettons là en place de manière plus réfléchie, pour qu’elle puisse être acceptée par les autres. Nous pourrions utiliser les aménagements des espaces partager pour pousser la rencontre avec l’autre, et mutualiser certains usages.
Cela nous repositionne à nos propositions aux espaces partagés. Mais avant de continuer, il est important de préciser que je me positionnerai par rapport aux éléments que j’ai découverts sur le périmètre de l’étude. Bien sûr, ces idées seraient à compléter en poursuivant le travail et les discussions sur le reste du kartié. Afin d’avoir une idée de projet qui s’encrerait dans tout Ariste Bolon, il fallait d’abord que je découvre comment fonctionne le reste du site. Je me suis donc appuyé sur les anciennes analyses que j’avais faites au sein de mon stage au CAUE sur les autres « îlets ». Ces analyses ont ensuite été couplées par des balades sensibles sur les terrains que je n’avais pas encore explorés.
L’idée serait d’avoir un projet qui s’appuierait sur l’existant et sur ce qui fonctionne déjà, en faisant des propositions qui partiraient de la micro échelle à la macro. L’intégration des usagers dans le processus, de l’analyse à la restitution semble donc primordiale. En effet, cette étude de terrain a révélé que malgré nos yeux « d’expert », il y a des clés de compréhension que nous ne pouvons avoir que par la discussion. La discussion permettra de donner un pouvoir d’action aux usagers sur leurs espaces, les faisant se sentir plus concerner par leur gestion. Le but serait de les responsabiliser et qu’ils se sentent investis dans leur kartié, pour pouvoir in fine, penser Ariste Bolon comme une entité autonome.
Une première cartographie a recensé tous les lieux où il existait déjà des actions de sociabilité dans le kartié par les phénomènes d’appropriations. Certains de ces lieux ont déjà été présentés, comme
par exemple, les jardins sur l’espace public, des espaces d’économie de survie, des extensions du domaine privé, ou encore des lieux de rencontre. Il semblerait que les autres espaces découverts sur le reste du kartié fonctionnent de la même façon, mais nous pouvons supposer qu’une étude plus approfondie pourrait nous donner d’autres manières de s’approprier l’espace. En addition à ces lieux, on recense des délaissés qui font partie du paysage, qui pourraient être des emplacements stratégiques dans « l’îlet », mais qui ne sont pas utilisés. (Voir cartographie 1)
Cartographie 1 : Les espaces à questionner © Louana
Maintenant que tous ces lieux ont été révélés, il faudrait réfléchir à comment les utiliser. Les projets de rénovation urbain tendent à créer de la mixité en apportant une nouvelle population dans un endroit où les liens sociaux sont présents depuis longtemps. Ces liens permettent aux habitants de s’approprier leur lieu de vie et de se sentir chez eux. La question que l’on pourrait se poser est comment créer ce sentiment de chez soi chez de nouveaux résidents ?
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Il pourrait être intéressant de reprendre le fonctionnement de « l’îlet » dans le kartié et de l’utiliser comme outil identitaire. Les gens seraient rattachés à « l’îlet » dans lequel il vivrait, et il y aurait une micro polarité au sein de chacun qui servirait d’espace de sociabilité. Cette sociabilité pourrait se faire en mutualisant certaines fonctions de l’espace privé, ainsi la mise en commun de certains usages pourrait aider à recréer un sentiment de communauté entre les voisins. On créerait ainsi un espace que les gens pourraient chérir, qui aurait sa propre identité en fonction de ce qu’ils voudront en faire. L’usage de ces espaces serait à discuter avec eux en fonction de leurs besoins. On peut citer quelques idées évoquées lors des échanges comme des petits ateliers de réparation, des lieux de pique-nique ou encore des espaces de plantations. Ces micros polarités pourrait être des entités autonomes qui fonctionnerait dans une entité encore plus grande, celle du kartié. (Voir cartographie 2) L’idée serait de donner des outils aux usagers pour construire une sociabilité « d’îlet », pour qu’ils puissent ensuite avoir envie de prendre soin de ces endroits. Pour les questions de gestion, pourquoi ne pas créer des micros emplois pour responsabiliser les habitants, ou alors créer des conseils citoyens à échelles de « l’îlet urbain » où les décisions seraient partagées.
Cartographie 2 : Un réseau d’îlet © Louana
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Maintenant, pour créer une cohérence à l’échelle de tout le kartié, on pourrait mettre en réseau toutes ces micros polarités en nous basant sur les cheminements existants. En effet, le kartié est formé de rue tortueuse, de dédales et d’impasse qui nuisent à la clarté du repérage spatial. Aujourd’hui, l’ANRU souhaite pour Ariste Bolon, une clarification des voies et une ouverture sur le reste de la ville. En revanche, on peut se poser la question d’à qui profiterait cette clarification. Finalement, ceux qui utilisent ces routes sont ceux qui résident à proximité, et donc connaissent tous ses coins et recoins. Il pourrait y avoir dans un premier temps, ce réseau piéton, qui prendrait la forme d’un cordon vert (Cartographie 3). Ces cheminements existants pourraient être clarifiés, et pensés exclusivement pour les piétons. Ils serviraient de flux d’échange et de connexions entre les « îlets ». De plus, ce nouveau réseau pourrait connecter tous les jardins débordants sur les voies, afin de créer un réseau vert. La végétation participe à l’embellissement, répond à des besoins et apporte de la fraîcheur dans le kartié. Ces nouveaux cordons corréleraient avec l’idée du kartié comme terrain de jeu géant pour les enfants, qui pourraient participer eux aussi à ces nouvelles socialisations.
Cartographie 3 : Une mise en réseau par un cordon vert © Louana Enfin, le dernier aspect est de traiter l’ouverture du kartié sur le reste de la ville. Finalement, peut être que la solution ne serait pas de l’ouvrir pleinement. En effet, nous avons vu que le fait qu’il ait été aussi longtemps enclavé a favorisé la création de liens de solidarité et de sociabilité entre les individus. Peut être qu’il faudrait, afin de conserver l’intimité des « îlets » et éviter d’apporter de nouveaux flux voiture à un kartié qui suffoque déjà, conserver uniquement les deux grands axes voitures existants. L’ouverture du kartié pourrait se faire par la création de nouveaux espaces
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intermédiaires (Watin 1992) à proximité de ces axes (Cartographie 4). Ces nouveaux petits équipements serviraient les habitants et les gens de l’extérieur, tout en conservant leur intimité, car ils ne seraient présents que sur les axes majeurs. Cette solution permettrait d’éviter la construction de nouvelles voies, car finalement, ce n’est pas le réseau automobile le problème, c’est le manque d’activités qui rend le kartié peut attractif. Le cordon vert participerait aussi à l’ouverture du kartié en créant de nouvelles entrées piétonnes.
Cartographie 4 : Ouvrir le kartié sur le reste de la ville © Louana
En conclusion, ce travail de synthèse opératoire s’est servi de l’analyse de site pour identifier les fonctionnements et les points forts du kartié, pour permettre un travail certes moins monumental que la plupart des travaux de renouvellement urbain, mais avec une meilleure prise en compte de l’identité du kartié. Un travail qui s’inscrirait dans une temporalité plus acceptable pour les habitants, chez qui l’on sent une perte de confiance vis-à-vis des pouvoirs publics. En effet, l’idée serait de commencer à faire des micros interventions sur les polarités des « îlets », par le biais de petites interventions, puis de faire les travaux de mise en réseau et de connexion au reste du kartié et de la ville. Finalement, l’idée serait de redonner de la valeur au travail d’analyse de terrain, pour pouvoir certes faire moins, mais faire mieux à l’aide de la participation habitante.
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ANNEXES
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RESUME
Les appropriations habitantes dessinent le paysage urbain des kartié réunionnais depuis bien longtemps. Ils peuvent prendre la forme d’un bout de trottoir démoli afin d’agrandir un jardin, d’un salon informel sous l’ombre d’un arbre, ou du stand de mangue du voisin, installé sur les voies passantes. Ces initiatives peuvent avoir différentes formes, et font vivre des espaces qui semblent avoir été abandonnés par les collectivités. À l’heure des nouveaux projets d’aménagements urbains, que faire de ces lieux ? Ne pourrait-on pas s’en inspirer pour produire des espaces publics plus en phase avec des réalités locales ? Entre tradition et modernité, ce travail tente de comprendre le fonctionnement de ces espaces partagés, afin d’inclure les usagers aux futurs aménagements de kartié.
Inhabitants' appropriations have been shaping the urban landscape of Reunion's neighborhoods for a long time. They can take the form of a piece of sidewalk demolished to enlarge a garden, an informal living room under the shade of a tree, or the neighbor's mango stand set up on busy streets. These initiatives can take many forms, and bring to life spaces that seem to have been abandoned by communities. At a time of new urban development projects, what should we do with these places? Couldn't we draw inspiration from them to produce public spaces that are more in tune with local realities? Between tradition and modernity, this work attempts to understand the functioning of these shared spaces, in order to include users in future neighborhood developments.