Mémoire de recherche - Architecture

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La reconquête du patrimoine des cités ouvrières et des grands ensembles par la réhabilitation participative. Comment porter et accompagner la voix des habitants des quartiers d’habitat social au cœur d’une démarche participative adaptée ? Mémoire de recherche Louise Deshayes Novembre 2020 – INSA Strasbourg Département Architecture Sous la direction de Lazaros Mavromatidis

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Remerciements Je souhaite tout d’abord remercier Lazaros Mavromatidis, mon directeur de mémoire, pour toutes ces heures de discussions engagées pendant lesquelles il a su faire preuve de patience et d’écoute pour m’aiguiller dans ma réflexion. Je remercie ensuite toute l’équipe du département architecte de l’INSA de Strasbourg qui nous a accompagné ces dernières années et a su faire mûrir en nous toutes ces questions sur lesquelles nous écrivons aujourd’hui. Je remercie également toute ma famille, qui m’a soutenue et encouragée pendant cette longue aventure, j’ai une chance inégalable de vous avoir près de moi. Je pense aussi à mes amis, aux côtés desquels je me suis construite ces dernières années et qui ont su être présents à chaque moment, je les remercie pour cela. Merci à celui qui m’a accompagné cette dernière année, et me pousse à continuer à croire en mes rêves.

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Avant-propos L’exercice d’écriture du mémoire, fût pour moi l’un des travaux les plus riches que j’ai eu la chance de réaliser à l’école. Cet exercice, se chevauche sur les deux dernières années qui marqueront la fin de mes études. Il m’a permis d’un côté de prendre du recul sur ces dernières années en tant qu’étudiante en architecture, mais aussi de commencer à imaginer le sens que j’aimerais donner à ma pratique professionnelle. Il me semblait alors nécessaire d’orienter cette recherche sur un sujet qui m’est cher et qui parfois m’a manqué dans la pratique du projet d’architecture : la présence des habitants. J’ai alors eu l’envie d’essayer de comprendre la manière dont parfois l’architecture s’en est éloignée dans sa pratique et dans son histoire. Pourquoi souvent, l’Architecture peut paraître élitiste, incomprise, en dehors d’une « vérité sociale ». J’ai souvent été touchée par la manière dont mes amis d’enfance ou ma famille me parlent d’Architecture, ils pèsent leurs mots, ont parfois peur de se tromper, voient en moi une « future spécialiste » de l’architecture. Mais je ne suis pas à l’aise avec cette catégorisation, j’aimerais que l’architecture puisse être accessible à tous, comprise par tous. J’aimerais que chacun puisse projeter sa vision du monde sur l’habitat de manière légitime. J’aimerais que mon futur métier puisse être une aide sur laquelle se reposer, une source de connaissances à questionner, un avis qui puisse compter, mais aussi être remis en question. Je pense que l’architecte doit savoir écouter, être capable de ne pas tout contrôler. Si cette question m’est chère, je décide dans ce mémoire de la dédier aux populations dont la parole est éteinte depuis toujours. Mon but n’est pas ici de trouver une solution pour soigner le malaise de certains face à leur habitat. Mais d’entamer une première réflexion à travers un processus de recherche, qui m’a permis de voir l’étendue des choses qu’il me reste encore à apprendre. Ce mémoire est à l’image de tous les questionnements qui m’animent, de la volonté de comprendre des phénomènes et de les retourner dans tous les sens, de les retranscrire avec des mots, des sentiments, des idées. Il représente l’aboutissement de ma période de formation, mais n’est que le début d’une grande réflexion pleine d’espoir pour les années à venir.

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REMERCIEMENTS

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AVANT-PROPOS

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LEXIQUE

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INTRODUCTION

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1. L’HISTOIRE DE LA RELATION ENTRE L’HABITAT ET L’HABITANT EN FRANCE. QUEL HERITAGE POUR SE REAPPROPRIER L’HABITAT ?

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LA CRISE DE LA VILLE INDUSTRIELLE. QUELLE PLACE POUR LES HABITANTS DANS LE LOGEMENT OUVRIER ISSU 13 1.2 LE MOUVEMENT MODERNISTE ET LA RECONSTRUCTION D’APRES-GUERRE. QUELLE PLACE POUR L’HABITANT DANS LA MACHINE A HABITER ET LES GRANDS ENSEMBLES ? 23 1.3 LES CRISES SOCIALES ET ENVIRONNEMENTALES AUJOURD’HUI. REHABILITER LES QUARTIERS OUVRIERS ET LES GRANDS ENSEMBLES, REDONNER UNE PLACE A L’HABITANT. 36 DES POLITIQUES SOCIALES ?

2. COMMENT INTÉGRER LES HABITANTS DANS LA RECONQUÊTE DE CE PATRIMOINE HÉRITÉ ? 49

2.1 ÉTUDE DE CAS 1 : LUCIEN KROLL, REHABILITATION DU GRAND ENSEMBLE DE PERSEIGNE DANS LA VILLE D’ALENÇON EN NORMANDIE 1978. 2.2 ÉTUDE DE CAS 2 : RECONQUERIR SON LOGEMENT, VIVRE AVEC L’ARCHITECTE. REHABILITATION DE 60 LOGEMENTS A BOULOGNE SUR MER PAR LE COLLECTIF CONSTRUIRE. 2.3. ÉTUDE DE CAS 3 : LA FABRIQUE DES QUARTIERS : PILE FERTILE, REHABILITATION « PARTICIPATIVE » DU QUARTIER « LE PLUS PAUVRE DE FRANCE » 2.4 BILAN COMPARATIF : QUELLES CONCLUSIONS TIRER DE CES TROIS SITUATIONS. 3. HABITANT IMPLIQUÉ, BATISSEUR MÉDIATEUR : QUELLES COMPÉTENCES POUR UN PROJET COMMUN.

3.1 3.2

LES LIMITES A L’IMPLICATION DES HABITANTS DANS LA REHABILITATION DES QUARTIERS POPULAIRES. QUELS LEVIERS POUR LES DEMARCHES DE PARTICIPATION : REFLEXIONS ET RETOURS D’EXPERIENCE

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CONCLUSION

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BIBLIOGRAPHIE

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Lui a-t-on jamais demandé combien il espérait voir d’enfant, si cela lui ferait plaisir que sa mère – ou sa sœur, ou son frère – n’habite pas trop loin de chez lui ? Lui a-t-on jamais demandé s’il avait des meubles de famille auxquels il tenait (malgré les dimensions), ou même seulement s’il avait le vertige ? Et pourtant, pendant combien d’années cet habitant va rire, pleurer, avoir peur, aimer, élever des enfants, fêter des anniversaires, réunir des amis dans cet immeuble qu’aura autorisé à construire la mairie, qu’aura financé le promoteur, qu’aura imaginé l’architecte et qu’auront réalisé ingénieurs, artisans, ouvriers, sans jamais à aucun moment, qu’on lui ait demandé son avis ?1

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BOUCHAIN Patrick, DOR Edouard, « La conception, un abri pour la démocratie », in Construire ensemble le grand ensemble, Éditions actes Sud, 2010.

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Lexique Les différentes formes d’implication des habitants dans le projet2. La consultation : ayant arrêté tout ou partie d’un projet, le maître d’ouvrage demande des avis aux habitants. Le décideur n’est toutefois pas obligé de suivre et avis. Ainsi, certaines consultations, sous la forme d’enquêtes publiques, ont été rendues obligatoires par la loi, mais elles interviennent généralement alors que le projet est déjà très avancé ; c’est pourquoi, le seul recours pour les citoyens de remettre en question un projet, devient le type juridique. Les élus peuvent utiliser d’autres formes de consultation s’ils le désirent (référendum d’initiative municipale par ex.). Une consultation peut aussi être organisée quand une proportion qualifiée de citoyens la réclame (référendum d’initiative populaire). Le référendum ne peut porter actuellement que sur des projets particuliers, définis par la loi. La pertinence de la consultation dépend de la qualité de l’information qui la précède. La concertation : est un processus de discussion organisé entre un ou plusieurs groupes de personnes, de représentants d’acteurs qui échangent, négocient et contribuent directement à l’élaboration d’un projet. Pendant longtemps, dans le cadre de la planification urbaine, la concertation restait limitée aux représentants d’institutions ou de grands organismes (élus, décideurs économiques, techniciens, experts) : il s’agissait donc d’une concertation politico administrative et technique. Un degré d’ouverture supplémentaire est aujourd’hui atteint lorsque des habitants sont associés à la réflexion. Cette implication peut leur donner la possibilité d’influer sur les caractéristiques du projet, en amont et tout au long du processus, avant que le projet ne soit défini et que des décisions ne soient prises par la maîtrise d’ouvrage. Lorsque les réflexions apportées par les groupes d’habitants et d’utilisateurs élaborent eux même le projet, on peut dire que la concertation s’apparente à une forme de « coproduction faible » La participation : souvent mal distinguée de la concertation, est le fait de permettre l’implication de tous les habitants ou usagers concernés et qui en expriment le souhait-quitte à ce qu’il y ait tirage au sort si le nombre de personnes concernées est important et si l’on veut s’assurer de la représentation d’une diversité de profils-, à tous les stades d’élaboration d’un projet, et de faire en sorte que leurs réflexions soient prises en compte par les décideurs dans la définition de celui-ci par un processus de coproduction et ou de codécision. La coproduction : les habitants participent à la réalisation des projets avec les techniciens : ils ne se contentent pas d’exposer des problèmes et de discuter des propositions qui leur sont faites, mais ils définissent les solutions en collaboration avec les professionnels.

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ZETLAOUI-LEGER Jodelle, L’implication des habitants dans des micro-projets urbains : enjeux politiques et propositions pratiques. Les Cahiers de la Cambre. Architecture, La Lettre volée, 2005, pp99-110 hal-01884098

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Termes courants : Nous nous baserons sur les définitions que propose Marion Carrel dans son ouvrage Faire participer les habitants ? Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires3 qui semblent plus pertinentes dans le cadre de cette recherche que leur définition plus classique. Habitant : « On préférera pourtant ici l’appellation « habitants » à celle de « citoyens » (…) Cette notion d’habitant, outre qu’elle est couramment utilisée dans la politique de la ville, permet en effet d’inclure celles et ceux qui n’ont pas la nationalité française ou le droit de vote (étrangers, mineurs, majeurs protégés) ou qui n’ont pas un comportement considéré comme citoyen par les autorités (abstentionnistes, fraudeurs, fauteurs de troubles). » Institutions : « renvoient quant à elles aux collectivités territoriales, organismes d’habitat social, services publics ou entreprises chargées de mission de service public. » Quartiers d’habitat social : « désignent de manière moins technocrate les « quartiers prioritaires de la politique de la ville », et de manière moins stigmatisant les « quartiers difficiles ». »

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CARREL, Marion, Faire participer les habitants ? Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires. Nouvelle édition (en ligne). Lyon : ENS Éditions, 2013

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Introduction L’époque dans laquelle nous vivons aujourd’hui, se situe à la croisée de nombreuses crises et perturbations qui bouleversent notre milieu et impactent notre vie depuis plusieurs décennies. La crise environnementale, dont les signaux nous proviennent depuis les années 70, constitue un évènement majeur qui, en plus de brouiller notre perception du futur, alimente de nouvelles problématiques qui font du 21e siècle une époque complexe et vectrice de nombreux enjeux économiques, sociaux et politiques. Quel est l’ampleur de cette crise sur l’habitat, touché de plein fouet par l’impact du changement climatique ? Les conséquences sont déjà visibles aujourd’hui. L’habitat est durement touché par des évènements naturels de plus en plus fréquents ; inondations, tempêtes, canicules, chute des températures. Certaines habitations ne sont aujourd’hui plus en capacité d’offrir à leurs habitants un refuge pour se protéger. La vulnérabilité du logement en France face à ces dangers devient alors une réalité que les pouvoirs publics ne peuvent plus ignorer aujourd’hui. Mais qu’en est-t-il des populations les plus démunies qui seront les premières à souffrir des conséquences de la crise environnementale ? Les grands ensembles et les quartiers ouvriers post-industriels qui abritent ces habitants sont pour la plupart obsolètes face aux enjeux environnementaux. Leur avenir va alors devenir une problématique centrale. Ces quartiers, considérés comme prioritaires de la politique de la ville, sont aujourd’hui 1 296 en France.4 Les quartiers post industriels sont pour la plupart situés dans le Nord Est de la France et les grands ensembles principalement en banlieue Parisienne. La considération de leur avenir face aux enjeux environnementaux s’ajoute au malaise profond qui persiste entre la France et ces quartiers qui ont été longtemps marginalisés et isolés. En effet ils sont aussi le support des crises sociales et politiques qui touchent la France depuis le siècle dernier. Cependant, ce patrimoine représente un symbole, le symbole d’une crise du logement des XIXème et XXème siècle et d’une tentative de réponse face à la demande croissante en logements. Les cités ouvrières, construites pour accueillir la main d’œuvre lors de la révolution

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Source : Data Gouv (2016), Insee (2015), Institut Montaigne, 2020

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industrielle et les grands ensembles de la reconstruction d’après-guerre, inspirés de l’architecture moderne, représentaient un habitat révolutionnaire à cette époque. Ce nouvel habitat offre à l’habitant un cadre de vie fonctionnel et hygiéniste pour lutter contre la pauvreté, la misère et la maladie. Le fonctionnalisme a entrainé la création des grands ensembles d’après-guerre, fardeau souvent considéré comme un « patrimoine honteux ». Ces grands ensembles existe encore aujourd’hui dans le paysage français, stigmatisés, ils sont souvent associés à l’image de la banlieue et de la délinquance. D’un autre côté, les quartiers ouvriers abandonnés par les classes moyennes après la fermeture des usines, continuent jour après jour de s’appauvrir et tendent vers un abandon quasi total. Aujourd’hui, ce patrimoine architectural souvent meurtri, mais chargé de souvenir, est malmené. On le qualifie de « quartier difficile », « quartier pauvre », « quartier prioritaire ». On colle des étiquettes aux habitants : « pauvreté », « chômage », « délinquance ». Quel est l’avenir de ces quartiers d’habitat social qui peinent à s’en sortir ? Si le gouvernement commence à s’intéresser à leur sort dans les années 70, c’est bien souvent par la démolition intégrale de ce patrimoine qu’il estiment nécessaire de remplacer. Cependant, l’arrivée des enjeux environnementaux re questionne le principe de la « tabula rasa » et oriente les mutations de ces quartiers vers des processus de réhabilitation. Cela s’intègre dans une logique plus respectueuse de l’environnement mais permet aussi la préservation d’un patrimoine architectural et de ses marqueurs d’histoire. Aujourd’hui, l’enjeu est double. Il s’agit de rénover ces quartiers pour offrir aux habitants un meilleur cadre de vie mais aussi de trouver des solutions pour pallier aux problématiques sociales. Quelle solution pourrait alors permettre d’intégrer ces deux enjeux au sein d’un même projet ? Nous essayerons de répondre à cette question en nous penchant sur la possibilité d’inviter les habitants à participer directement aux projets de réhabilitation qui concernent leurs quartiers. L’implication des habitants dans la fabrique de leur habitat est un sujet d’actualité. Souvent initié chez les classes moyennes en quête d’une nouvelle autonomie, ces processus participatifs ne tardent pas à venir s’intégrer aux processus de réhabilitation des quartiers d’habitat social. A travers la revitalisation de ces quartiers, il s’agit alors de tenter de redonner une voix à ces habitants marginalisés. Il est d’un devoir commun de leur permettre de s’intégrer à la

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réhabilitation de leur quartier, de leur offrir un pouvoir d’action et de donner une vraie valeur à leur savoir d’usage dans un projet commun. Ce mémoire s’intéresse donc à la parole des plus démunis qui subissent encore aujourd’hui les mutations de l’habitat. Il aura pour mission de mettre en lumière les processus de réhabilitation des quartiers d’habitat social en s’intéressant à la manière dont les habitants des grands ensembles ou des cité ouvrières post industrielles peuvent renouer avec ce patrimoine à travers des projets de réhabilitation participatifs.

La reconquête du patrimoine des cités ouvrières et des grands ensembles par la réhabilitation participative : Comment porter et accompagner la voix des habitants des quartiers d’habitat social au cœur d’une démarche participative adaptée ?

Dans un premier temps il s’agira de dresser le contexte historique sur lequel se base la réflexion de ce mémoire. Il s’agira de revenir sur la création et l’évolution des quartiers d’habitat social pour comprendre les différentes situations qu’ils ont traversé. Nous verrons ensuite de quelle manière les institutions publiques ou privées se sont emparées du problème de ces quartiers dans des logiques de rénovation urbaine et comment l’arrivée du participatif re questionne ces pratiques. Dans un second temps, nous nous pencherons sur l’étude de trois projets de réhabilitation participatif de quartiers d’habitat social. Nous analyserons les enjeux et les dispositifs mis en place et propres à chaque projet. Il s’agira de comprendre les enjeux et les limites de cette pratique en développement, sur la base d’opérations existantes. Finalement, il s’agira de proposer une réflexion plus globale sur la pratique participative en se basant sur les enseignements précédemment acquis. Nous définirons les limites que rencontrent aujourd’hui les projets participatifs dans le cadre de réhabilitation de quartier d’habitat social. Nous essayerons de développer des pistes d’action et de réflexion pour proposer des leviers et faire avancer les démarches participatives.

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1. L’histoire de la relation entre l’habitat et l’habitant en France. Quel héritage pour se réapproprier l’habitat ? Si l’objectif de ce mémoire est d’étudier les processus de participation habitante dans le cadre de la réhabilitation des quartiers d’habitat social aujourd’hui en France, il est avant tout nécessaire de revenir sur l’histoire. L’histoire, dans un premier temps, qui relate la création de ces quartiers, mais aussi l’histoire des relations entre l’habitant, son habitat et le bâtisseur qui se sont constituées, abimées, organisées, ont disparu ou n’ont même jamais existé. Il s’agit aussi de comprendre en quoi les bases historiques sur lesquels nous projetons notre vision du monde actuel ont influencé notre manière de vivre et de construire aujourd’hui. Il n’est pas ici question de relater toute l’histoire de l’implication habitante en France, mais de comprendre le lien qui existe entre un contexte social, politique, économique de l’époque étudiée et le degré d’implication des habitants dans sa ville, son quartier, son logement. Pour cela, il s’agira d’étudier des époques charnières dans l’évolution de l’habitat en France : la révolution industrielle et l’époque moderniste ainsi que la reconstruction d’après-guerre. Cette première étude nous permettra de mieux comprendre le contexte actuel de l’habitat en France, et en particulier celui des quartiers d’habitat social chargés d’histoire. Nous verrons ensuite de quelle manière ce contexte a engendré des changements de comportement avec l’apparition de la question participative. Dans un premier temps, nous nous concentrerons donc sur deux principales époques qui ont marqué un tournant dans la fabrique de l’habitat en France. En premier lieu nous étudierons la période de la révolution industrielle qui représente le passage de la production artisanale à la production industrielle. Ce double processus d’industrialisation et d’urbanisation, de croissance et de développement, de production économique et sociale a engendré une implosion de la ville avec des répercussions sociales importantes. C’est à cette époque qu’apparait pour la première fois une considération et une prise en compte de la population à travers les grandes utopies, sujet dont s’accaparent la bourgeoisies et l’état à défaut des habitants eux même. Ce patrimoine bâti existe encore aujourd’hui et fait partie intégrante de problématiques de réhabilitation actuelles. Ensuite, nous reviendrons sur l’époque moderniste qui prône le fonctionnalisme dans l’habitat. Nous étudierons la charte d’Athènes et les idées de Le Corbusier dans un contexte qui était

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différent mais dont les idéologies perdurent aujourd’hui. Ici, c’est alors l’architecte qui dans la création de son œuvre, s’empare de la problématique de l’habitat. Il s’agira de voir de quelle manière le 20e siècle a été marqué par la reconstruction d’après-guerre avec une réinterprétation du modernisme à travers les grands ensembles. Finalement, il s’agira de comprendre comment les crises sociales et environnementales de la fin du XXe siècle ont engendré une nouvelle complexité dans la question de l’habitat et la nécessité de prendre en compte l’avenir des quartiers d’habitat social issu des grands ensembles et du patrimoine post industriel. Pour cela, nous reviendrons sur le lien entre la prise de conscience environnementale et les problématiques sociales qui font émerger des politiques sociales de rénovation des quartiers. Ensuite, il s’agira d’étudier la manière dont les habitants face à ce contexte complexe, commencent à alimenter une réelle prise de conscience sur leur situation. Nous verrons comment cette remise en question sociale a été alimentée par la crise des banlieues et le sentiment d’abandon par les institutions. Finalement, nous verrons que cette prise de conscience va faire émerger des processus de participation habitante dans la société, engendrée par un désir d’autonomie et une perte de confiance globale ; puis de quelle manière les politiques publiques ont commencé à intégrer la participation habitante à leurs politiques de rénovations urbaine et pourquoi il est nécessaire d’intégrer ces habitants dans une démarche de réhabilitation sociale.

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1.1 La crise de la ville industrielle. Quelle place pour les habitants dans le logement ouvrier issu des politiques sociales ? La révolution industrielle en France a engendré une profonde crise de la ville et de la société. C’est un tournant de l’histoire qui a fait naître de nouvelles problématiques sociales, économiques et politiques qui ont considérablement modifié l’image de la ville pré industrielle. La question du logement ouvrier devient alors une préoccupation sociale et politique avec la création des quartiers ouvriers qui participent encore aujourd’hui au paysage de la ville contemporaine. 1.1.1

Un contexte de changement devenu contexte de crise

D’un point de vue humain, on assiste au remplacement des gestes authentiques de l’artisan, par les mouvements incessants d’une machine auteure d’une production effrénée. L’artisan devient ouvrier, chargé de faire fonctionner la machine qui le surpasse, il devient comme celle-ci un objet que l’on achète, que l’on place et que l’on use. Des zones de production gigantesques assaillent la ville de toute part, elles accueillent ces hommes et ces machines, le moteur à vapeur engendre un trafic de marchandises et de matières premières qui transforment à jamais le paysage de la ville, tout comme les usines et leur fumée noire. A la campagne, les paysans qui vivent dans des maisons souvent composées d’une unique pièce, reliée à la ferme, décident de quitter leur habitat pour rejoindre la ville où la demande en main d’œuvre est en hausse. Les campagnes sont peu à peu délaissées par l’exode urbaine, l’homme suit l’appel de la machine et de l’argent qui, il lui semble, lui apportera une vie meilleure. Mais leur arrivée dans les villes entraine un surpeuplement des habitations. La classe ouvrière s’entasse dans des quartiers délabrés, ils occupent des taudis, des greniers, des caves. Ces conditions de vie engendrent des maladies très graves et un alcoolisme omniprésent. A la suite du choléra, il est urgent de réagir à la misère, porteuse du virus. Pour limiter la situation catastrophique, la bourgeoisie et l’État réagissent.5

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La bourgeoisie dirigeante possède le capital investi. Elle prend en charge la croissance économique de la ville. Elle remplace l’oppression de la population par son exploitation.

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Figure 1 Trichon Auguste, Une scène d'hiver, Encre sur papier journal 19e siècle

Figure 2 Usine de textile de Fourmies construite par Théophile Legrand dans le Nord-Pas-De-Calais, 1825

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1.1.2

Résoudre la crise, transformation urbaine, grandes utopies, politiques d’état, instrumentalisation de l’ouvrier.

Dans un premier temps, l’état condamne les logements insalubres qui deviennent formellement interdits par les administrations, la loi relative à « l’assainissement et à l’interdiction des logements insalubres » est votée. Elle déclare « Sont réputés insalubres des logements qui se trouvent dans des conditions de nature à porter atteinte à la vie ou à la santé de leurs habitants ». 1850. Le destin des habitants, ici des ouvriers, semble alors commencer à attirer l’attention des institutions ; des philanthropes investissent dans les logements ouvriers. Certains architectes et industriels, imaginent des cités utopiques en s’inspirant des réalisations outre-manche et des intellectuels de l’époque. Charles Fourier développe ses théories sur le Phalanstère6 (1859-1884). Ce dispositif théorique et utopique de cité ouvrière doit alors répondre à plusieurs conditions : La cité doit être implantée près d’un cours d’eau, sur un terrain propice à la culture, proche d’une grande ville. Le protocole intègre aussi une dimension sociologique, en effet la « Phalange »7 doit être composée selon des règles très strictes par des personnes les plus variées possibles. Finalement, la dernière prescription porte sur l’aspect architectural du site avec un lieu de vie et un lieu de travail. L’objectif étant de faciliter le contact humain et le rapprochement. Fourier présuppose alors que le rôle de l’architecte est de faciliter les interactions sociales entre les individus. Il imagine que la création de relations internes à la Phalange séduira tous les individus qui la composent et permettra d’augmenter l’attraction industrielle. La notion d’intimité des habitants reste floue, le phalanstère doit être à la fois transparent mais aussi imperméable. Sa vocation à être beau en plus de bon lui confère la possibilité d’être vu et visité par les curieux de passage. Cependant, la fragilité des interactions sociales qui a lieu en son sein, ne doit en aucun cas être affectée par ces visites intempestives.

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Utopie d’une société parfaite et harmonieuse, Charles Fourier (1772-1837). Né à Besançon, philosophe français, il développe de nombreuses théories utopistes au cours de son œuvre.

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La Phalange est une communauté d’individus mettant en commun leurs compétences et leur travail. Ce terme renvoie à l’idée d’un corps d’armée prénommé la Phalange.

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Si cet ouvrage reste une utopie, elle a influencé de nombreux entrepreneurs et penseurs par la suite. Le Familistère8 de Jean Baptiste André Godin, est l’exemple le plus connu de réalisation concrète de l’utopie de Charles Fourier. Avant tout l’objectif de Godin est de sédentariser la population ouvrière aux alentours de l’usine de Guise. Il estime cependant que les cités ouvrières contribuent au développement physique, industrieux, intellectuel et moral de la population. Il assimile la maison individuelle à une hutte sauvage et à une épave des idées sociales. (Godin, Solutions sociales). Les logements du familistère atteignent un niveau de confort inégalé, on y trouve des boutiques, une école, une bibliothèque, un théâtre... Godin habite lui-même le familistère et côtoie ses ouvriers. L’appropriation individuelle des lieux est proscrite, de ce fait les appartements ne peuvent être achetés mais sont loués. En 1871, Godin va progressivement donner ce qu’il appellerait « le palais social de l’avenir » à ses ouvriers à travers l’association coopérative du capital et du travail ». En 1853, Napoléon commande à l’Architecte Marie Gabriel Veugny, une cité ouvrière en plein cœur de Paris : la cité Napoléon, dans laquelle il investit son argent personnel. Organisée autour d’une cour centrale arborée, la cité se compose de longs bâtiments reliés par des escaliers et des coursives dont la partie centrale est éclairée par une grande verrière. L’architecte veille à la qualité sanitaire du lieu, l’aération naturelle est prévue, de plus l’évacuation des eaux usées se fait par les extrémités. Finalement, la cité ne rencontrera pas le succès tant attendu, les règles strictes mises en place par l’état instaurent un couvre-feu à 22h, son aspect qui rappelle la caserne ou l’hôpital, ne fit pas l’unanimité.9

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Hébergement communautaire pour ouvriers situés à Guise dans l’Ain, réalisé entre 1858 et 1883. Jean Baptiste André Godin, après avoir été ouvrier, crée son propre atelier de fabrication et y intègre la production industrielle. Ce passé ouvrier l’engagera à créer un logement de qualité pour ses propres ouvriers.

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BRUANT Catherine, La Cité Napoléon, une expérience controversée de logements ouvriers à Paris, LéaV, 2011

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Figure 3 La nourricière du Familistère de Guise, 1887. Crédit : Familistère de Guise

Figure 4 Banquet de la Fête du travail dans la cour du pavillon central, 1870. Crédit : Familistère

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La réalisation de ces cités, considérées comme de grandes avancées en termes de cadre de vie et d’hygiène, va révéler la mise en place d’un système moralisateur et paternaliste10, permettant aux grands industriels d’assurer le contrôle des ouvriers et de les détourner du socialisme. L’habitant devient un consommateur de l’espace, une chaine dans l’engrenage, il est parfois un objet politisé par les plus riches, la création de cités ouvrières devient une mode. De plus, malgré le volet social de ces cités, on observe bien souvent une mise en avant de l’architecte à travers ses représentations. Malgré la réalisation de ces cités ouvrières, Napoléon, auteur de L’extinction du paupérisme compte bien éloigner la population ouvrière du centre-ville pour engendrer un embourgeoisement. De 1853 à 1870, on assiste à la transformation de la ville de Paris par Haussmann11. Les rues sont agrandies, les boulevards créés, l’espace public devient plus vaste, plus lumineux. La question de la qualité de l’habitat commence à prendre un nouveau sens dans les grandes villes. Mais derrière ces vides et ces espaces, c’est la gloire et la puissance de l’état qui résonnent dans un Paris détruit et vidé de son histoire. Le logement comme denrée rare, représente alors un moyen d’oppression et de maintien des populations rebelles qui voudraient s’ériger contre la bourgeoisie, les grands boulevards ne permettent pas la mise en place de barricades et facilitent le tir des canons en cas de révolte. Les niveaux des immeubles haussmanniens sont hiérarchisés : en bas, la grande bourgeoise, puis la moyenne, la petite, et enfin les ouvriers et les pauvres sous les combles. Ce sont les premiers immeubles collectifs qui poussent dans tout Paris accompagnant l’augmentation de la population. D’un autre côté, la destruction des habitations de fortune et l’augmentation des loyers poussent les ouvriers à quitter le centre-ville pour les faubourgs et la banlieue. Paradoxalement, c’est au XIX e siècle que l’on observe les premiers mouvements coopératifs initiés par les ouvriers. C’est en 1867, en pleine transformation haussmannienne de Paris, que naît le premier mouvement coopératif en France : la société coopérative immobilière des ouvriers de Paris. Si on ne parle pas ici de participation en tant que telle de la part des habitants, on observe plutôt la mise en place de nouvelles hiérarchies. Ces coopératives sont définies comme des « sociétés à capital et personnel variable ». Malgré tout, l’implication de l’Etat dans 10

« Toute organisation au sein de laquelle quelqu’un est habilité à prendre des décisions pour les autres, décisions dont les conséquences, parfois catastrophiques, seront supportées uniquement par les autres et non par celui qui porte la responsabilité de la décision. » FRIEDMAN, Utopie Réalisable, Edition L’éclat/poche, 2000

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Modernisation de la capitale. Le projet concerne les rues et boulevards, la réglementation des façades, les espaces verts, le mobilier urbain, les égouts et les réseaux d’adduction d’eau ainsi que les équipements et monuments publics. Elle se superpose au vieux Paris pittoresque.

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la création de la coopérative suscitera une grande méfiance de la part des ouvriers, on parle à l’époque d’un « socialisme d’état ». Organisée par des groupes d’industriels, des penseurs sociaux ainsi que des hauts fonctionnaires, l’exposition universelle de 1867 est à l’image de la situation économique et sociale qui pèse sur les villes de France. Orientée sur les questions sociales, elle présente des objets destinés à améliorer les conditions de vie des ouvriers et veille à faire participer la population ouvrière. Dans une logique d’exposer aux yeux du monde la politique sociale, du second empire, elle constitua une commission d’ouvriers en charge de visiter l’exposition et d’exposer des mesures d’amélioration de leur condition. 12 Ces propositions de mesures seront rapportées à l’empereur, mais aucune d’elle ne sera réalisée par la suite.

Cette période de crise de la ville a donc été propice à la mise en place de nouvelles politiques de logement pour les ouvriers. Elle a permis une remise en question du statut de l’ouvrier dans la société en lui offrant un nouveau niveau de confort. Malgré cela, on observe que l’état et la bourgeoisie sont à l’initiative de la fabrique de l’habitat ouvrier et que l’ouvrier lui-même est exclu du processus de conception. Cela leur permet d’un côté d’avoir le contrôle sur le capital de la ville mais aussi sur les flux de population ouvrière. Si la république Napoléonienne a mis en place de nombreuses réformes sociales dont l’objectif était de donner un meilleur cadre de vie aux ouvriers, elles se sont souvent soldées par un échec. En effet, même si un grand nombre d’ouvriers se sont ralliés à la cause de Napoléon, la haine de la bourgeoisie dirigeante laissait planer un climat de soupçon sur la république et ses résolutions sociales. De plus, la non prise en compte des réelles aspirations de la population à défaut des besoins primaires a participé à la prise de conscience des ouvriers sur leurs conditions de vie, de travail, d’habitat et surtout sur l’emprise des classes bourgeoises qu’ils subissent au quotidien.

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DEVAUX Camille, L’habitat participatif, De l’initiative habitante à l’action publique, PUR 2015.

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Figure 5 Les grands travaux de Paris. Percement du boulevard Saint Germain. Anonyme

Figure 6 Exposition universelle de 1867. Les trophées de métallurgie à l'entrée de la galerie des machines. Barbant Nicolas, gravure sur bois

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1.1.3

Post industrialisation et stratégie de classe

Après la colonisation du centre-ville par la population ouvrière, la bourgeoisie pour retrouver son cadre de vie initial et contrer la mixité, lance la création de banlieues pour vider le centreville. Cette stratégie dite de « classe » n’est pas un processus naturel, elle consiste à moraliser les habitants en les impliquant dans des projets spéculatifs : « Ils considéraient comme bénéfique d’impliquer les ouvriers (individus et familles) dans une hiérarchie bien distincte de celle qui règne dans l’entreprise, celle des propriétés et des propriétaires, des maisons, des quartiers. Ils voulaient leur attribuer une autre fonction, un autre statut, d’autres rôles que ceux attachés à la condition de producteurs salariés. Ils prétendaient leur accorder ainsi une vie quotidienne meilleure que celle du travail. »13

Cet accès à la propriété engendre la « banlieurisation » de la classe ouvrière qui quitte le centreville, laissant derrière elle un embourgeoisement du centre bourg. Pour Henri Lefebvre14, cette situation marque l’apogée de la manipulation et de l’oppression du prolétariat. Il considère que c’est justement à ce terme que la classe ouvrière, écarté de la ville, va perdre ce qu’il nomme la conscience de l’œuvre et la conscience urbaine. Sa propre capacité créatrice va se dissiper. L’apparition des politiques sociales et des utopies montrent la naissance d’un intérêt pour la condition de vie de l’ouvrier et de manière plus générale des habitants. Cependant, le contexte politique et social montre que si l’habitant est au cœur de la politique, celle-ci profite tout aussi bien à la bourgeoisie et aux grands patrons puisqu’elle permet une gestion cadrée et efficace de la main d’œuvre. D’un point de vue politique, elle réduit les risques de révolte et fait briller l’image de la politique sociale française dans toute l’Europe. Si parfois l’État propose aux ouvriers de s’impliquer (exposition universelle ou coopérative habitante), c’est avant tout pour alimenter l’image de la politique sociale mais aussi pour leur donner la sensation d’être reconnu

13

LEFEVBRE Henri, Le droit à la ville, Economica, 2019

14

(1901-1991) philosophe français, son œuvre se consacre à la sociologie, la géographie et le matérialisme historique. Il fait partie des premiers intellectuels à partager la pensée de Marx. Le droit à la ville est considéré comme un droit de base constitutif de la démocratie qui définit les villes comme des biens communs accessibles à tous.

21


et écouté. Finalement, ce système de « participation » est une carte de plus dans la stratégie paternaliste mise en place par l’empereur. L’habitant n’a ici aucun pouvoir décisionnel sur son avenir. Cette sensation de non contrôle et de manipulation à des fins économiques et politiques va engendrer une remise en question de la part classe ouvrière et marquer l’échec de cette politique.

22


1.2 Le mouvement moderniste et la reconstruction d’après-guerre. Quelle place pour l’habitant dans la machine à habiter et les grands ensembles ? Le mouvement moderniste est encore aujourd’hui une référence pour les historiens de l’art, c’est une période qui a révolutionné l’architecture de manière générale, mais aussi le design et l’art. Dans cette partie, nous nous concentrerons sur la manière dont ce courant a influencé l’habitat et a influencé tout un patrimoine de construction d’après-guerre : les grands ensembles. 1.2.1

Premiers mouvements fonctionnalistes et hygiénistes

Au début du XXème siècle et face au développement archaïque et insalubre des faubourgs, le terme « urbanisme »15 fait son apparition et la question de l’aménagement des villes et des banlieues anime de nombreux débats entre les spécialistes. L’architecture moderne naît de ce passage entre campagne et ville, lié à la révolution industrielle. Une nouvelle prise en compte du contexte voit le jour avec les études sociales, la démographie, l’histoire de la ville. Ces pensées pragmatiques ainsi que l’émergence de matériaux de construction tel que le verre et l’acier vont faire émerger l’école du Bauhaus, initiée par Walter Gropius en Allemagne en 191916. Cette école se veut progressiste, puriste, moderne, elle remet en cause le conservatisme. L’idée est de libérer les habitants du culturalisme pour leur apprendre à habiter un nouvel espace moderne possible grâce à l’industrialisation des processus de construction. A travers cette nouvelle architecture, les étudiants et architectes tentent de réconcilier l’industrialisme, la société et la nature. Les architectes imaginent alors qu’en changeant le cadre de vie des habitants ceux-ci pourraient alors porter un réel intérêt pour ces prouesses techniques et adopter un mode de vie moderne. Ils pensaient que cette aspiration au changement était universelle, en symbiose avec l’énergie révolutionnaire qui pointait à cette époque et basculait les habitudes de l’espace bourgeois. Mais la rupture avec les modèles culturels classiques est compliquée pour la population ouvrière qui n’adhère pas forcément à ces nouvelles innovations.

15

Le terme urbanisme apparaît en 1867 dans la Théorie générale de l’urbanisation par Ildefons Cerdà, ingénieur catalan à l’origine de la planification urbaine de Barcelone. Le terme arrive en France en 1910.

16

Walter Gropius (1883-1969) architecte, designer et urbaniste allemand crée le Bauhaus dans l’Allemagne d’après-guerre. Initialement son but est d’utiliser l’artisanat dans l’architecture moderne en créant des ateliers. Une nouvelle pensée se développe en 1923 avec une réintégration des matériaux de l’industrie.

23


1.2.2

Les cités jardins, une éclaircie vers la participation citoyenne

Dans la foulée, une nouvelle vision planificatrice des banlieues se développe à travers la réalisation de cités jardin. Henri Sellier, président de l’office HBM (Habitation bon marché)17 se penche sur la problématique de la croissance des banlieues à Paris. Il profite de son immobilisation pendant la première guerre mondiale pour acheter des terrains et appliquer ses théories. Il met en évidence la nécessité d’une solidarité d’agglomération et engage le conseil général de la Seine à créer une « commission des habitations ouvrières et de l’extension ». Ces projets « pensés pour les gens » sont organisés autour de 4 points. Le premier concerne une attention au confort du quotidien avec une réflexion sur l’agencement et l’articulation des espaces intérieurs et extérieurs, le second s’articule autour de la création d’équipements collectifs, et destinés à l’éducation des usagers. Pour cela, Selllier crée des « comités de collaboration ». Chaque cité est composée d’un comité qui élit à son tour des représentants au conseil d’administration, ils ont une voix consultative pour tout ce qui concerne la gestion locative. Un service social est chargé d’éduquer les usagers sur de nombreux points (hygiène, puériculture, économie.). Le dernier point concerne la présence importante du végétal, que ce soit dans les espaces publics, semi privés ou privés. 18 Même si les habitants ne sont pas pris en compte dans la conception même des cités jardin, l’architecte les implique directement dans la logistique et les décisions prises sur les espaces publics et privés. Pour une fois, le pouvoir décisionnel des habitants se fait entendre à travers la responsabilisation de chacun.

17

Henri Sellier (1883-1943) est un homme politique français pendant le front populaire. Sénateur de la Seine, ministre de la santé puis maire de Suresnes, il a réalisé une quinzaine de cités jardins en France.

18

VERDIER Philippe, Le projet urbain participatif, Apprendre à faire la ville avec ses habitants, Edition Yves Michel, 2009

24


Figure 7 Dessin réalisé lors de la première tranche de construction de la cité-jardin à Suresnes, 1919

Figure 8 Plan de la cité jardin de Suresnes selon le plan traditionnel des cités jardin, 2019

25


1.2.3

Le Corbusier et la charte d’Athènes, l’apogée du fonctionnalise urbain

Dans cette continuité, Le Corbusier19, formé en Allemagne et influencé par les théories sur l’esthétique scientifique20 développe ses théories sur l’homme moderne et l’esthétique de la ville moderne en 1920 dans sa revue « l’Esprit nouveau »21. Il matérialise ses théories avec la réalisation du quartier Frugès à Pessac22. A l’époque, le rejet de ce nouveau type d‘habitat illustre bien le fait que la maison standardisée peine à trouver sa place chez les habitants. « Mettez-vous dans la peau d’un citoyen lambda de 1926. Il n’a pas la télé, va occasionnellement au cinéma. Et lorsqu’il ouvre le journal, il y a peu de photos, toutes en noir et blanc. Il ne connaît que l’architecture locale. Lors de l’inauguration, il y a un décalage énorme. » 23 En 1924, il propose ses théories sur les habitats standardisés24, la « machine à habiter » et une première esquisse du modulor.25 L’apogée de l’application de son idéologie se transcrit à travers la charte d’Athènes rédigée en 1933 au cours du congrès des CIAM. 26 Dès les premiers points de la charte, on réalise que la doctrine est marquée par ce souci du besoin fondamental de l’Homme. Comme le dit Philippe Verdier « L’Homme est au centre des réflexions, mais les habitants…sont une abstraction ! »27

19

(1187-1965) architecte, urbaniste, décorateur, peintre sculpteur suisse naturalisé français. C’est l’un des principaux piliers du mouvement moderne.

20

Théorie selon laquelle tout peut être mesuré, y compris les sensations, les réactions cognitives, la psychologie.

21

Revue consacrée à l’esthétisme contemporain fondé par Le Corbusier et Amédée Ozenfant en 1920.

22

En 1923, Henri Frugès, riche industriel bordelais, imagine avec Le Corbusier un « laboratoire » permettant à l’architecte d’appliquer ses théories sur l’habitat standardisé. Le projet est réalisé à Pessac en banlieue bordelaise.

23

Entretien avec Cyril Zozor médiateur à la maison municipale du Corbusier pour la mairie de Pessac. Cité Frugès : la difficile empreinte de Le Corbusier à Pessac, Mediapart, 2015

24

LE CORBUSIER, Vers une architecture, 1924

25

Silhouette humaine standardisée, elle permet de concevoir la taille des unités d’habitations pour permettre un maximal de confort. Directement lié au nombre d’or, cet homme moderne mesure 1,83 (cette taille a été déduite de l’observation de l’architecture traditionnelle et de ses rapports). Il est intéressant de noter que la taille moyenne d’un homme est de 1,75m et celle d’une femme de 1,65m.

26

CIAM : congrès internationaux d’architecture moderne. En 1934 il a pour thématique « La ville fonctionnelle » et aura lieux sur un bateau de croisière entre Marseille et Athènes. C’est à ce moment qu’est rédigée la charte.

27

VERDIER Philippe, op.cit

26


La définition du modulor, comme la prise en considération d’un corps universel, illustre bien cette idée de créer une architecture systématique. Un autre fait marquant à la lecture de cette charte est le caractère irréfutable de chaque point, comme si une vérité profonde émanait de cette doctrine. Le fait est que les professionnels de CIAM sont encore lourdement affectés par les utopies du siècle passé, et le caractère hygiéniste de l’architecture. Plusieurs thématiques émergent de la charte d’Athènes : Dans un premier temps, le souci du bon dimensionnement des espaces à l’échelle du modulor. Cette volonté est traduite par la création de logements quasi identiques, créés pour une morphologie et une population dont le mode de vie était détaillé de manière générale. On assiste ici à une uniformisation du mode de vie des habitants. Ensuite, le problème de la santé et de l’accès de tous les hommes à des biens premiers. La charte prend en considération la qualité de vie de l’habitat et donc la santé des individus qui y vivent. Dans une logique sanitaire et paternaliste, ils pointent la gravité de la situation sanitaire dans les villes en faisant la corrélation avec les maladies, la pauvreté, la médiocrité. La condition d’insalubrité des habitations semble aussi être liée au statut des habitants qui y vivent. Pour le Corbusier, le problème semble être à double sens : les logements sont vétustes mais les populations qui y vivent l’est aussi. « Il est urgent et nécessaire de modifier certains usages. Il faut rendre, par une législation implacable, une certaine qualité de bien-être accessible à chacun hors de toute question d’argent. Il faut interdire à tout jamais par une stricte réglementation urbaine, que des familles entières soient privées de lumière, d’air et d’espace. »28 Le Corbusier prône un développement harmonieux des villes, pour cela, il n’hésite pas à pointer du doigt l’appropriation de l’espace par les habitants, les non sachant. « Le détenteur d’un terrain vague où a poussé quelque baraque, hangar ou atelier, ne peux être exproprié sans difficultés multiples ». « C’est avant la naissance des banlieues que l’Administration doit s’emparer de la gestion du sol qui entoure la cité, afin d’assurer à celleci les moyens d’un développement harmonieux ».29 On a ici déjà une preuve que l’interprétation et l’appropriation de l’espace par les habitants sont impossible voire mal vues, que le devoir d’aménagement et d’harmonie revient à l’architecte.

28 29

LE CORBUSIER, La Charte d’Athènes, 1923 Idem

27


Pour le Corbusier, la banlieue est l’image même de tout ce qu’il hait dans le monde urbain. Des gens qui vivent sans loi et qui créent leur propre habitat en s’adaptant à l’habitat qu’on leur a construit. « Domaine des pauvres hères que ballottent les remous d’une vie sans discipline, voilà la banlieue ! Sa laideur et sa tristesse sont la honte de la ville qu’elle entoure ». 30 La problématique de l’organisation du temps est aussi soulevée par la charte, on assiste à une segmentation forcée de l’emploi du temps par l’espace. Les surfaces libres sont affectées d’un statut précis dès leur création. Elles ne sont pas le support d’une possible interprétation de l’habitant. En plus d’organiser l’espace physique de la ville, Le Corbusier décide d’imposer un espace-temps, où chaque architecture est dédiée à un temps précis de la journée, de la semaine ou de l’année. « Point 33 : installations sportives Heures de liberté quotidienne : doivent être passées proches du logis Heures de libertés hebdomadaires : autorisent la sortie de la ville Heures de liberté annuelle : vacances »31 L’unité d’habitation fait aussi partie intégrante des principes de la charte : « La cité industrielle se déploiera donc le long d’un axe où viendront s’implanter des petits quartiers pour rapprocher les ouvriers. Trois types d’habitation disponibles : la maison individuelle de cité jardin, la maison individuelle avec petite exploitation rurale, l’immeuble collectif muni de tous les services. 32» Le Corbusier propose ici une liste d’habitations constructibles. Comme un catalogue, l’habitant, s’il ne peut pas prendre part à l’urbanisme de sa ville, aura au moins « la chance » de choisir le type d’habitat dans lequel il vivra. Mais cela n’est qu’illusion, car c’est finalement son niveau social et économique seul qui pourra lui permettre de choisir ou non. C’est un point important de cette politique paternaliste qui propose une nouvelle stratégie de classe, consistant à donner l’illusion d’offrir à l’humain un habitat de qualité et choisit pour donner un sens à son existence et éviter toute interprétation personnelle de l’espace qui pourrait conduire à des construction aléatoires et non harmonieuses.

30

Idem Idem 32 Idem 31

28


Figure 9 Le Modulor par Le Corbusier

Figure 10 Projet urbain, Paris, Le Corbusier

29


Finalement, découle de cette doctrine les 4 fonctions que sont les clés de l’urbanisme pour le Corbusier : « Habiter, travailler, se récréer, circuler. »33 Cette définition universelle d’un mode de vie en quatre fonctions a pour ambition d’assurer aux hommes des logements sains, des lieux de travail cadrés pour que l’activité humaine semble naturelle, des installations nécessaires à l’utilisation des heures libres, le tout lié par un réseau circulatoire. Chaque fonction est attribuée à un lieu précis de sorte que le temps et l’espace sont saccadés, entrecoupés et ne peuvent se lier. Logique violente et rigide qui ne permet ni à l’architecture ni à l’esprit de s’ouvrir et de s'entremêler. « La ville ne sera plus le résultat désordonné d’initiatives accidentelles. Son développement, au lieu de produire une catastrophe, sera un couronnement. Et l’accroissement du chiffre de sa population n’aboutira plus à cette mêlée inhumaine qui est une des plaies des grandes villes. »34 Le Corbusier définit l’intervention de l’habitant comme « le résultat désordonné d’initiatives accidentelles ». Pour lui, seul le spécialiste a le devoir, la connaissance et la capacité de décider de ce qui est bon et de ce qui ne l’est pas pour autrui. Le mouvement moderniste, bien que représentant l’un des courants les plus importants de notre histoire, a cependant été lourdement influencé par les politiques hygiénistes et paternalistes du siècle précèdent. C’est un mouvement qui n’a fait qu’amplifier la rupture profonde entre l’habitant et son habitat. Lucien Kroll décrit en quelques lignes sa vision du modernisme. « Les architectes se sont alors déguisés en industriels et ont embrayé avec enthousiasme sur leur nouvelle modernité : elle était jolie lorsqu’elle était jeune et ingénue mais elle s’est vite révélée une technique de déshumanisation. Tout ce qui existait était interdit car cela pouvait rappeler le passé : donc une horreur… Ils ne supportaient que du neuf et construisaient tout comme des usines. En plus, c’était laid et personne n’a jamais aimé ça…On n’a pas encore analysé avec précision cette dérive mentale. Et ils appelaient au rationnel ce qui n’était

33 34

Idem Idem

30


qu’abstrait et mutilé. Le rapport du sens de leur forme avec l’humanisme était anéanti : même la signification politique de leur produit leur échappait »35 Même si elle peut paraître extrême pour certains historiens adeptes du mouvement moderniste, il faut noter que des termes comme « déshumanisation » ont été et sont toujours utilisés pour caractériser ce mouvement qui à défaut de répondre aux aspirations profondes des habitants, a créé des machines à habiter répondant aux besoins primaires, d’un homme théorisé et inexistant privé d’humanisme et d’histoire.

35

KROLL, Lucien, La conception P comme Participation, in BOUCHAIN Patrick, Construire ensemble le grand ensemble habiter autrement, 2010, Actes Sud

31


1.2.4

La reconstruction d’après-guerre (1945-1955) : réparer la crise, loger les gens

Après la seconde Guerre Mondiale, de nombreuses villes sont entièrement détruites et le manque de logement se fait fortement ressentir. Le gouvernement et les architectes se basent la plupart du temps sur les théories modernistes pour produire du logement en masse. Seulement, le temps ne leur permet pas d’assurer une qualité architecturale et urbanistique à ces grands ensembles. « Les périodes d’après-guerre ne sont pas faites pour imaginer l’avenir mais d’abord pour panser les plaies » 36 Heidegger, lors de la conférence « L’homme et l’espace » en 1951 pour organiser la reconstruction d’après-guerre, met en garde ses collègues : « Il invite à prendre la pleine mesure des enjeux de la reconstruction : ne l’envisager que comme une réponse nécessaire à une crise sans précédent, en faisant sortir de terre le plus de bâtiments, le moins cher et le plus rapidement possible, permettra de répondre momentanément à une demande légitime mais ne saura la satisfaire totalement car l’homme pour exister a besoin de plus »37. Il expose ici les limites de ces modes de construction à travers une considération plus vive de la notion d’habiter et du statut de l’habitant. Paradoxalement, le style MRU (Ministère de la reconstruction urbaine), issu d’un urbanisme communiste prévoyant un accès égalitaire au logement va à l’inverse des grands ensembles de Le Corbusier. Pierre Dufau38 dans la restructuration d’Amiens, reprend la physionomie du centre-ville traditionnelle et crée du logement collectif façade sur rue. Une conception sociale du mobilier voit le jour, les habitants modestes ont l’opportunité d’avoir accès à un mobilier moderne et économique. Malheureusement, en 1953 le plan Courant39 rouvre la voie à la construction des grands ensembles corbuséens.

36

VAYSSIERE Bernard, Relever la France dans les après-guerres : reconstruction ou Réaménagement ? Guerres mondiales et conflits contemporains.

37

BONICCO DONATO, Céline, Heidegger et la question de l’habiter, Edition Parenthèse, 2019

38

(1908-1985) architecte et urbaniste français. Architecte en chef du MRU, il se battra toute sa vie pour la décence de l’habitat et la défense du statut de l’architecte.

39

En 1953, Pierre Courant fait voter une loi qui facilite et donne la priorité aux logements collectifs et à la solution des grands ensembles.

32


Cette crise du logement fait aussi émerger des initiatives habitantes. C’est le cas des Castors, habitat groupé autogéré créé dans les années 1950 qui regroupe une population d’ouvriers engagés autour de sujets communs : le développement de la vie sociale, le schéma coopératif, l’initiative habitante et la relation entre l’individu et le groupe. Elle représente environ une centaine de ménages. L’objectif des castors est d’imaginer un mode de vie solidaire pour pallier à la crise économique et à la difficulté d’accession au logement qui affecte les groupes d’individus. Finalement, cette période de crise illustre la manière dont la société a dû réagir en un temps très court et reconstruire dans l’urgence un pays détruit par la guerre. La période de reconstruction est considérée comme une période d’essai de la mise en pratique des théories modernistes, nouvelle manière d’organiser le chantier, dépasser les méthodes artisanales. Cette modernisation raisonnable est loin de l’image que se faisait les modernistes des années 1930. Après la reconstruction, l’échec des grands ensembles en France et les révoltes de Mai 68 ont suscité un nouveau tournant de l’architecture qui remet en question les grandes théories du mouvement moderniste la jugeant inhumaine et froide. C’est à cette époque qu’Henri Lefebvre écrit « Le droit à la ville » et dénonce la standardisation urbanistique en revendiquant une nouvelle appropriation de la ville par les citoyens. Le début des années 70 marque un retour au logement individuel périurbain : le pavillonnaire. Sous la Vème république, le modèle des grands ensembles est alors tenu responsable de l’exclusion, de la pauvreté, du chômage, de la délinquance. La fabrique de l’habitat à l’ère néolibérale s’articule alors entre des grands projets dirigistes avec la politique de Mitterrand ancrés dans une mondialisation des métropoles et les projets sociaux des grands ensembles et de la reconstruction.

33


Figure 11 Habitation urbaine entourée de verdure, Cité de Drancy, Office Public d'HBM de la Seine 1935

Figure 12 Grands ensembles de Vélizy-Villacoublay, 1962

34


Figure 13 Gennevilliers, Atelier Robert Doisneau,1985

35


1.3 Les crises sociales et environnementales aujourd’hui. Réhabiliter les quartiers ouvriers et les grands ensembles, redonner une place à l’habitant. Le début des années 70 marque la prise en compte des enjeux environnementaux dans la fabrique de l’habitat. En parallèle, la situation se détériore dans les banlieues40, les grands ensembles sont délaissés, la pauvreté et la misère s’accroissent, les problématiques sociales sont au cœur de l’actualité dans les quartiers à habitat social. Si la construction neuve est en plein essor, l’avenir des cités ouvrières et des grands ensembles commence à être questionné : réhabiliter ou détruire ? Certaines cités sont rasées, les habitants relogés dans d’autres tours. Mais la crise environnementale et sociale est vectrice de nouvelles mesures ; la réhabilitation, moins coûteuse en énergie est préférée. En plus de préserver le patrimoine, cela permet d’éviter la migration des habitants vers d’autres quartiers et d’amplifier la crise sociale. Ces crises sont aussi à l’origine d’une nouvelle prise de conscience globale qui commence à émerger chez les habitants et les institutions. Une remise en question politique et sociale, accompagnée d’un désir d’autonomie, va commencer à engendrer des nouveaux processus et une modification du statut de l’habitant dans la transformation de l’habitat et des villes.

40

En Mars 1971 le gérant d’un bar tue un jeune du quartier de la Courneuve. C’est à ce moment que les affrontements avec la police et la violence dégénèrent. La crise économique engendre la fermeture des usines les jeunes se rabattent sur le trafic de drogue. Les logements deviennent vétustes, les cités stigmatisées.

36


1.3.1 La crise environnementale et sociale : revaloriser les quartiers d’habitat social.

Une nouvelle crise pèse sur la ville, le réchauffement climatique. La notion de « développement durable voit le jour en 1987 » dans le rapport Brundtland rédigé par les Nations Unies. Les sommets de la Terre, rencontres décennales entre dirigeants pour définir et stimuler le développement durable s’organisent dans le monde41. C’est celui de Rio de Janeiro en 1992 qui rendra le terme de développement durable universel et qui fera pour la première fois le lien entre développement durable et participation citoyenne à travers l’un des points de l’Agenda 2142 qui encourage les collectivités locales à engager des processus de concertation habitante pour parvenir à trouver des solutions communes face aux enjeux environnementaux. La Charte d’Aarlog adoptée par les villes européennes en 1994 invoque une responsabilité des villes dans l’évolution des habitudes de vie, de consommation, de production. Avec le protocole de Kyoto43 en 1997 qui s’engage à diminuer les émissions de gaz, doublé d’une lourde crise économique dès 2008 une réflexion sur la ville durable s’impose. Elle engendre alors une remise en question sur les modes de vie contemporains et sur la manière de construire. Le secteur résidentiel et tertiaire, responsable d’environ 30% des émissions de gaz à effet de serre en France est l’un des premiers à être concerné par cette prise de conscience. La première RT 197444 s’applique aux bâtiments neufs. Son objectif est de réduire les consommations énergétiques, jusqu’en 2012 elle ne cesse d’évoluer et de prendre en compte les changements climatiques et l’avancée des pratiques. La conception même de la fabrique de l’habitat classique est revue, le premier éco quartier45 nait à Mulhouse en 1997. En 2008, le Plan Ville durable lance le label national Eco quartier qui constitue alors un cadre national pour les acteurs locaux. Le monde du bâtiment entre alors dans une production effrénée de nouveaux bâtiment écologiques et d’éco quartiers au rythme des labels. Les grandes entreprises, symbole de la

41

Rencontres ayant pour but de définir les moyens de mettre en place le développement durable dans le monde. La première a lieu en 1972 à Stockholm, elle donne lieu au programme de nations unies pour l’environnement. Celle de 1992 à Rio lance la convention-cadre des nations unies sur les changements climatiques.

42

Liste d’actions préconisées par le sommet de Rio. Chapitre 28 : « D'ici à 1996, la plupart des collectivités locales de tous les pays devraient mettre en place un mécanisme de consultation de la population et parvenir à un consensus sur un programme Action 21 à l'échelon de la collectivité »

43

Traité international ayant pour objectif de réduire les émissions de gaz à effet de serre anthropique.

44

Réglementation thermique

45

Un éco quartier est une zone urbaine conçue, organisée et gérée dans une démarche de développement durable.

37


capitalisation du logement, continuent malgré cela à produire pas cher, vite mais parfois mal46, intégrant souvent la question environnementale dans des processus de marketing. En parallèle, la question de la rénovation des quartiers d’habitat social se pose. Cette problématique s’ancre dans une logique environnementale mais aussi sociale. En effet, dès les années 70, si la crise du logement continue de battre son rythme en France, et qu’il est nécessaire de produire du logement, l’avenir des grands ensembles et des cités ouvrières pèse sur les institutions. Les classes sociales moyennes qui peuvent se le permettre, quittent les quartiers populaires et les grands ensembles pour s’installer dans des pavillons. Devenu synonyme de réussite économique, cet étalement urbain va engendrer le début d’une consommation individualiste de l’espace et une consommation des ressources plus importante. De plus, cette désertification des grands ensembles et des quartiers ouvriers va engendrer une stigmatisation des habitants qui y vivent et amplifier le processus d’isolation. « Le maintien à l’écart des populations en difficulté fait l’objet d’un consensus inavoué : en contradiction avec l’ambition de mixité sociale officiellement partagée par tous les courants politiques, c’est le développement de « l’entre sois » qui progresse ».47 A la fin des années 70, l’OPAH (Opérations programmées d’Amélioration de l’Habitat) est créé, l’objectif est de réhabiliter les anciens quartiers tout en préservant l’équilibre social qui existe. « Les opérations programmées d’amélioration de l’habitat ont pour objet la réhabilitation du parc immobilier bâti. Elles tendent à améliorer l’offre de logements, en particulier locatifs, ainsi qu’à maintenir ou à développer les services de voisinages. Elles sont mises en œuvre dans le respect des équilibres sociaux, de la sauvegarde du droit des occupants et des objectifs du plan départemental d’action pour le logement et l’hébergement des personnes défavorisées ainsi que, s’il existe, du programme local de l’habitat. Ces opérations donnent lieu à une convention entre la commune ou l’établissement public de coopération intercommunale compétent en matière d’habitat ou le syndicat mixte qui aurait reçu mandat de ces derniers, l’Agence nationale de l’habitat (ANAH) et l’Etat »48

46

Malgré les nombreuses réglementations thermiques et normes, il est encore facile aujourd’hui de réaliser du logement avec des matériaux polluants et de manière non durable.

47

BOURDIEU P., La misère du monde, Editions Seuil, 1993

48

Article L303-1 du Code de la Construction et de l’Habitation, modifié par LOI n°2017-86 du 27 Janvier 2017 – art.147

38


La revalorisation de ces quartiers est souvent gérée par les propriétaires et les bailleurs encadrés par les offices HLM. Ils doivent répondre aux obligations de l’ANAH, à savoir assurer le maintien des populations dans leur habitat et plafonner les loyers malgré la rénovation des logements. Cependant, ces rénovations engendrent bien souvent des phénomènes de gentrification qui vont alors à l’encontre de l’objectif principal. Soit l’attractivité des quartiers augmente et dans un souci de mixité, les classes moyennes s’y installent, entrainant une augmentation du prix des loyers. Soit les loyers sont augmentés par les propriétaires et les habitants les plus pauvres sont exclus au profit d’un embourgeoisement du quartier. Dès les années 90, le renouvellement urbain devient synonyme de développement social avec les grands projets urbains49 (Aujourd’hui GPV : grand projet de ville). En 2000, la loi SRU50 encourage la construction d’une ville nouvelle à travers un urbanisme durable et solidaire, elle crée l’article 55 qui impose alors un pourcentage de 20% de logements sociaux minimum dans les communes de plus de 3500 habitants. Le plan de cohésion sociale de Jean Louis Borloo prévoit la construction de 500 000 logements sociaux sur 5 ans, la construction de logements individuels est encouragée et accompagnée par la loi urbanisme et habitat. Malgré la crise de 2008, les politiques publiques mettent en place des politiques de soutien à la construction ; prêt à taux zéro, plan de relance... Cependant, ces phénomènes ne font qu’accentuer le départ des classes moyennes des quartiers d’habitat social, il leur est plus facile d’investir et de devenir propriétaire à la campagne ou dans les quartiers résidentiels. Les quartiers d’habitat social sont délaissés, parfois abandonnés par les institutions accélérant leur détérioration. En 2014, le NPRU51 propose une nouvelle approche de renouvellement des quartiers d’habitat social pour les aider à sortir de cette situation. Il vise à intégrer les habitants aux projets dans des démarches de développement social associé à une considération environnementale à travers une réhabilitation durable, son

49

« Projet global de développement social et urbain, s’inscrivant dans la durée (1à-15 ans), qui vise à réinsérer un ou plusieurs quartiers dans la dynamique de développement de leur agglomération. Il concentre des investissements massifs sur des sites dévalorisés en terme spatial, économique et social, ainsi qu’en terme d’image. Ses actions portent notamment sur la restructuration du bâti, l’implantation de services publics et collectifs, le désenclavement des quartiers et leur intégration à l’agglomération »

50

Loi relative à la solidarité et au renouvellement urbain 13 décembre 2000.

51

Nouveau programme national de renouvellement urbain : il prévoit la transformation profonde de plus de 450 quartiers prioritaires de la politique de la ville intervenant fortement sur l’habitat et les équipements publics et favoriser la mixité dans ces territoires.

39


objectif ; rénover 450 quartiers français qui concernent plus de 3 millions d’habitants d’ici 2030. On distingue trois types de quartiers d’habitat social en France. : les quartiers post industriels situés dans le Nord Est de la France qui se distinguent par un taux de pauvreté important (taux de pauvreté moyen de 32,3% contre 14,0% à l’échelle de la France dû à un taux de chômage très élevé engendré par la désindustrialisation), les quartiers excentrés situés en grande partie en périphéries des petites ou moyennes villes et finalement, les quartiers «métropolitains » situés en périphéries des grandes métropoles, souvent dénommés quartiers « sensibles, banlieues », cités..52 En 2017, le plan climat pose les bases de la rénovation énergétique des quartiers d’habitat social. « Le projet de plan rénovation des bâtiments est un élément du Plan Climat dans lequel le gouvernement s’était engagé à proposer un accompagnement à tous les Français aux revenus modestes, les locataires et les propriétaires en situation de précarité énergétique ».53 Le rapport fait état de 3,8 millions de ménages en situation de précarité énergétique en France. Il prévoit la rénovation de 500 000 logements par an dont 150 000 logements correspondant à des « passoires thermiques » rénovés grâce aux aides de l’état, 100 000 logements sociaux rénovés et financés par les bailleurs sociaux, et 250 000 rénovés par les particuliers et aidés par l’État. Leur objectif est de faciliter la rénovation énergétique des quartiers les plus modestes. « Nous devons donner la priorité à la solidarité et aider les plus modestes à réduire leur facture énergétique. C’est notre meilleur levier pour la transition énergétique »54 Depuis les années 70, on assiste donc à une volonté des pouvoirs publics de réhabiliter les quartiers en difficulté face à crise sociale et environnementale. Le bilan des projets de rénovation des quartiers d’habitat social dans les années 2000 est contrasté, car si des investissements importants ont été réalisés pour revitaliser ces quartiers, il n’empêche qu’elle a eu un impact sur les habitants avec les expulsions d’habitants ou l’augmentation des loyers.

52

EL KAROUI Hakim, Les quartiers pauvres ont un avenir, Rapport Institut Montaigne, Octobre 2020.

53

Extrait du rapport « Concertation sur le projet de plan rénovation énergétique » Ministère de la transition écologique et solidaire, ministère de la cohésion des territoires. 24 Nov 2017.

54

HULOT Nicolas, Ministre de l’État, ministre de la Transition écologique et solidaire en 2017, Plan rénovation énergétique des bâtiments.

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Cependant, ce changement de paradigme s’accompagne d’une prise de conscience globale aussi bien sociale que politique qui va permette une remise en question des processus habituels de conception de l’habitat en France.

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Figure 14 Quartier de l'union, ancien quartier ouvrier, Tourcoing

Figure 15 Cité de la Maison Blanche à Marseille. la plupart des 226 logements sont insalubres. Une file d'habitant attend la distribution de nourriture pendant le confinement. Anne-Christine POUJOULAT

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1.3.3 Une remise en question politique et sociale

Le contexte économique, social et environnemental pousse non seulement les pouvoirs publics à re-questioner leur politique du logement, mais aussi les habitants qui sont au cœur de ces mutations et qui doivent s’adapter. Un malaise social apparait dans les banlieues dans les années 2000, les habitants sont marginalisés à cause du contexte économique et social (intégration ratée des populations immigrées, précarité, déficience du système éducatif, désindustrialisation.) mais aussi à cause de la délinquance naissante avec l’apparition de zones de non droit définies par Alain Bauer et Xavier Raufer comme : « Quartiers ou cités dans lesquels des groupes organisés ont imposé, par l’intimidation ou la force, un ordre parallèle ou concurrent de l’ordre républicain. Bien avant la police, qui éprouve en effet des difficultés à simplement circuler dans ces quartiers, les premières victimes de cette domination en sont les propres habitants eux-mêmes »55 Les jeunes sont les plus touchés par cette marginalisation, en plus des difficultés pour avoir accès à l’école, le taux de chômage et l’impossibilité de trouver un emploi les poussent dans la délinquance et le trafic de drogue. Les politiques publiques cherchent à réduire la criminalité, mais le problème est trop profond, malgré la loi pour l’égalité des chances en 2006 et le plan banlieue en 2008, les conditions de vie restent encore insuffisantes. Les émeutes et révoltes ravagent certains quartiers mais aucun leader ne ressort de ces mouvements : « Le risque encouru d’une telle situation se traduit par le repli d’une population sur elle-même dans un réflexe d’autoprotection : puisque le monde politique ne s’intéresse pas à eux, autant créer un univers propre, avec ses propres règles, une micro société qui se dote de moyens d’échapper aux blessures de la société toute entière. Se forme alors le ghetto urbain »56. Cette perte de confiance dans les institutions politiques et le refus des lois mène à une volonté croissante d’un accès à l’autonomie dans ces quartiers. Dans les quartiers post industriels, le taux de chômage est deux fois plus élevé que pour le reste de la France avec 27,8% des 15-64 ans au chômage. La pauvreté y est donc extrêmement 55

BAUER Alain, RAUFER Xavier, Violences et insécurités urbaines, PUF, Paris, 2001

56

GRANDINB Jean-Pierre, Violences urbaines crise des banlieues de France

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présente aujourd’hui, de plus, les logements souvent construits au début du XXe siècle sont dans des états d’insalubrité qui ne peuvent plus accueillir leurs occupants. Un sentiment d’abandon grandit alors au fil des années et crée un rejet ou un manque de confiance dans les institutions. Les populations les plus pauvres et fragiles ne trouvent pas leur place dans le système politique figé. Si la société ne leur a jamais laissé la parole, il leur est d’autant plus difficile de l’exprimer. Ce blocage engendre alors la colère, ou alors l’abandon de toute tentative de révolte. Ces révoltes populaires se heurtent bien souvent à l’héritage politique lourd qui fait de la France un pays qui a du mal à sortir de ses valeurs républicaines, de sa démocratie indirecte et stricte qui rend difficile la prise en compte des aspirations individuelles de ses citoyens. La fabrique de l’habitat suit le même ordre : elle se base sur des processus hétéronome57, c’est-à-dire que sa mise en œuvre et sa transformation sont régies par les lois d’un petit nombre d’individus, experts, et qu’il est imposé à ceux pour qui cet habitat est dédié ; les habitants. Retrouver une autonomie dans la fabrique de l’habitat est complexe, car la société elle-même s’est créée à l’inverse de l’autonomie en instituant une hiérarchisation des individus. Aujourd’hui, certains habitants se sentent ou se sont sentis dépassés par l’hétéronomie politique et sociale, qui ne leur laisse souvent pas le choix et pas le pouvoir d’agir directement sur leur milieu. Dans les quartiers populaires, on constate un taux d’abstention qui ne cesse d’augmenter. Les catégories précaires et les jeunes sont les plus touchées, et les populations immigrées sont dans l’incapacité de voter. Il y a donc un rejet des institutions, une non prise en compte des concepts de démocratie à l’intérieur même de ces quartiers. On observe parfois une volonté de la part des citoyens mais aussi de certains bâtisseurs, de dépasser l’individualisme pour retrouver des solidarités, retrouver une échelle commune. La création de coopératives d’habitation à vocation sociale dans les quartiers populaires montre cette volonté de retrouver une forme d’identité dans les quartiers face aux institutions « Consiste à rendre possible l’engagement des populations mal logées, ou en mal d’un logement mieux adapté, dans la recherche collective de solutions dignes et durable, économiquement et socialement parlant » 58

57

Fait d’être influencé par des facteurs extérieurs, d’être soumis à des lois ou des règles dépendant d’une entité extérieure.

58

GRUET Stéphane, La commande, un engagement citoyen, Extrait de BOUCHAIN Patrick, Construire ensemble le grand ensemble, Edition Acte Sud, 2010

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De plus, retrouver une autonomie est un moyen pour les individus de se projeter dans le futur, de se créer un avenir plus lisible. En respectant ses propres lois, un individu peut alors se donner la place qu’il décide d’avoir dans la société. Si les habitants des quartiers à habitat social semblent ne plus avoir confiance dans les institutions politiques et dans la démocratie républicaine, il existe tout de même, un désir global de voir l’environnement actuel de ces quartiers changer. Si la solution pour entreprendre une mutation sociale de ces quartiers passe par une revitalisation et une rénovation des grands ensembles ou des cités ouvrières, il devient alors nécessaire de lier ces deux mutations à travers l’implication des habitants dans le processus même de mutation.

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1.3.3 L’émergence des processus participatifs dans la réhabilitation

Cette nouvelle crise de l’autonomie associée à une perte de confiance des grandes instances a engendré une volonté de prendre en compte l’habitant dans les processus de mutation des quartiers d’habitat social. L’idée est de venir compléter les savoirs professionnels par le « savoir d’usage » qui définit l’expérience du terrain acquise par l’habitant lui-même dans la pratique de son quartier. Suite aux mouvements sociaux des années 70, le ministère de l’Aménagement décide de faire une place à la participation des citoyens à l’action publique. » Le ministère de l’équipement crée des travaux de groupe appelé Habitat et vie sociale dont les opérations urbaines se font selon une démarche d’animation sociale concertée. Le 3 Mars 1977 la loi de « participation active des habitants » entre dans la définition des projets « Habitat et vie sociale. »59. En 2013, le rapport au ministre délégué chargé de la ville « Pour une réforme radicale de la politique de la ville, citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires » par Marie Hélène Bacqué et Mohamed Mechmache fait acte de la nécessité d’utiliser la participation citoyenne dans les mutations des quartiers populaires. « L’horizon dans lequel nous souhaitons inscrire ce rapport est celui d’une participation qui aille au-delà̀ de la communication ou de la concertation autour de projets et de politiques publiques, qui prenne en compte à la fois les enjeux de pouvoir, les inégalités et la conflictualité́ dans le débat démocratique, dans une perspective de transformation sociale. »60 Pour les chercheurs, la participation doit être un enjeu social car la participation comme un acte collectif peut permettre de contrer les phénomènes d’isolement et de repli pour recréer du lien et de nouvelles solidarités au sein des quartiers. La démocratie participative, à l’échelle des plans de renouvellement urbain, apparait réellement en 2014 avec la loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine. Ce texte reconnait la nécessité d’impliquer les habitants dans les politiques de la ville, à travers des conseils citoyens où les habitants sont tirés au sort pour chaque conseil.

59

Opération de réhabilitation lancée par le gouvernement de l’équipement en 1977, elle concerne une cinquantaine

de HLM et propose un accompagnement social et urbain. 60

BACQUÉ Hélène, MECHMACHE Mohamed, Pour une réforme radicale de la politique de la ville, citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires, 2013

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D’un point de vue juridique, la Loi ALUR en 2014 pose le cadre réglementaire sur la participation, elle permet d’intégrer d’avantages les habitants aux politiques de mutation des villes à travers des systèmes de concertation. L’implication des habitants se fait alors dans les phases d’analyse et s’apparente à ce qu’on appelle généralement « les enquêtes publiques » Aujourd’hui, la question du participatif est souvent associée à des projets de particuliers qui souhaitent entrevoir un meilleur avenir pour eux et leurs enfants. Si la participation permet d’engager des actions depuis le bas de l’échelle pour faire remonter aux grandes instances, elle reste d’une certaine manière élitiste dans ses processus et sa mise en œuvre. Elle est souvent initiée par les habitants eux même qui considèrent leur avis comme légitime et entendu. Dans le cas des quartiers d’habitat social, il est alors question de considérer une population souvent pauvre et n’ayant jamais eu l’occasion réelle de pouvoir faire entendre son avis et sa parole. « Dans les milieux défavorisés, il n’existe pas de « demande » exprimée de participation et cela se comprend aisément. La participation suppose un minimum de partenariat, de reconnaissance de l’un par l’autre, l’appartenance à une culture commune. Or ces milieux sont justement ceux des exclus, des personnes ou des groupes désignés sous forme négative, les rejetés de la cité. Exiger d’être consultés, ou seulement écoutés sur leurs conditions de vie, ce serait vouloir se mettre à égalité avec ceux-là mêmes qui l’ont toujours refusé. C’est parce que l’exclusion a engendré le repli sur la cité, que l’idée même de participation n’est pas concevable. » 61 Si la participation permet à l’habitant de se sentir plus concerné par son cadre de vie, elle peut aussi lui redonner une confiance dans le lieu dans lequel il vit. Faire participer l’habitant, c’est aussi lui donner une place dans des processus plus grands, en plus de lui proposer une place dans des processus de réhabilitation d’un quartier, c’est aussi lui offrir une voix, et peut être de lui permettre de retrouver une légitimité à vivre dans ce patrimoine bâti.

61

MOLLET Albert, Quand les habitants prennent la parole, Plan construction, Paris 1981

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Cette première partie nous permet de mieux comprendre l’évolution du lien entre les habitants et les bâtisseurs au fil des siècles. On constate par exemple que le statut des habitants et leur place dans la conception de l’habitat est directement lié au contexte social, économique et politique de leur milieu. L’architecture paternaliste de Napoléon qui empêche l’ouvrier d’être acteur s’apparente à son gouvernement qui ne laisse pas la place aux citoyens de s’exprimer. On peut aussi assimiler le fonctionnalisme et l’idée de l’homme universel dans la construction de logements purs et aseptisés pendant la montée du fascisme en Europe. Finalement, même si l’objectif est d’offrir aux habitants un cadre de vie à la hauteur de ce que devrait recevoir tout être humain, les bâtisseurs ont bien souvent tendance à créer de l’habitat, de la même manière qu’il gère un pays ou une entreprise. Ils ont bien souvent oublié l’essence même de l’être humain, qui, au-delà de ressentir des besoins primaires, peut aussi faire part de grandes aspirations sur sa manière de vivre, dans son habitat, mais aussi sur la place qu’il occupe dans la société. Ainsi, donner une place et une voix à l’habitant dans la fabrique de son habitat, c’est lui donner une voix en tant que citoyen, une manière de dénoncer son statut et remettre en cause le pouvoir. C’est d’ailleurs pour cela que les processus d’implication des habitants ont été longtemps empêchés. Mais cette première partie nous questionne aussi sur ce patrimoine bâti que nous laisse la révolution industrielle et l’époque moderniste. Aujourd’hui, la question des quartiers d’habitat social est une problématique qui s’intègre dans les politiques de renouvellement urbain partout en France. Si certains veulent les détruire pour faire table rase du passé, d’autres décident de les considérer comme partie intégrante de l’histoire, comme un marqueur de la condition de l’habitant, et de leur donner une deuxième chance à travers leur réhabilitation nécessaire dans ce contexte de crise sociale et environnementale. Aujourd’hui, ce patrimoine est un véritable symbole de la manière dont les institutions publiques et privées ont longtemps décidé du cadre de vie des habitants et ce depuis des siècles. Il semble donc nécessaire de traiter la question de la réhabilitation avec et pour les habitants pour permettre une revitalisation physique des quartiers mais aussi psychologique. Imaginer l’avenir d’un quartier, en considérant son passé, c’est avant tout laisser à l’habitant le soin d’en parler lui-même. Dans la seconde partie de ce mémoire, nous nous pencherons sur l’étude de projets qui ont tenté d’intégrer les habitants dans la réhabilitation de leur quartier.

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2. COMMENT INTÉGRER LES HABITANTS DANS LA RECONQUÊTE DE CE PATRIMOINE HÉRITÉ ? La première partie nous présente un état des lieux d’un passé qui n’a cessé de malmener l’habitant dans la fabrique de son habitat. Aujourd’hui, nous en constatons plusieurs conséquences : le patrimoine bâti de ces dernières décennies continue d’exister en France, cités ouvrières, grands ensembles, sont encore habités par des habitants souvent pauvres et marginalisés. Les crises environnementales et sociales poussent les institutions à reconsidérer ces quartiers d’habitat social et à les intégrer dans des politiques de renouvellement urbain. Si les années 2000 marquent l’avancées de ces politiques en termes de lois et de normes, il faut attendre 2013 et la crise de la banlieue, pour que les institutions commencent à considérer que la problématique de réhabilitation des quartiers doit être liée à la mutation sociale des habitants qui y vivent. Pour éviter de refaire les mêmes erreurs qui ont conduit à l’expulsion et à l’exclusion des habitants, il devient alors nécessaire d’inclure les habitants au sein même des processus de réhabilitation de leur propre quartier en considérant leur savoir d’usage. L’implication des habitants commence alors à être intégrée dans les politiques de la ville sous la forme de concertations et de tables de quartier, en vue de préparer les grands projets urbains. Dans le cas de la réhabilitation du patrimoine bâti, des grands ensembles et des quartiers post industriels, la contribution des habitants est d’autant plus importante qu’ils font souvent eux même intégralement partie de ce patrimoine historique. Souvent, ce sont des générations entières qui se sont vues habiter les mêmes logements. Parfois, ce sont des étrangers, qui dans ce logement, se sont construits une nouvelle histoire dans un nouveau pays. Cette deuxième partie est consacrée à l’étude de 3 cas de réhabilitation de quartier d’habitat social, qui proposent des manières différentes d’intervenir sur un patrimoine bâti à l’aide des habitants. L’objectif est de comprendre la manière dont les institutions s’accaparent la réhabilitation des quartiers dans leur politique de revitalisation, comment et par quelle stratégie, elles essayent d’impliquer les habitants à ces processus. Dans un premier temps, nous nous intéresserons à une démarche d’implication montante provoquée par les habitants 62 avec un projet de Lucien Kroll, grand architecte belge

62

Des habitants s’impliquent eux même dans une problématique pour défendre leur groupe, élaborer un contreprojet contre une décision qui les menace.

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qui est à l’origine des premiers projets participatifs en Belgique et en France. Cette étude de cas nous ramènera aux années 70, en pleine construction des grands ensembles, nous verrons de quelle manière l’architecte a su réaliser ce projet qui émerge d’une implication montante provoquée par les habitants face au mal être vécu au sein du grand ensemble de Perseigne en Normandie. Ensuite, nous nous intéresserons à un deuxième projet qui s’insère cette fois-ci dans une implication montante, provoquée par l’architecte63 à l’issu d’une demande publique de rénovation urbaine. Nous étudierons l’approche utilisée par Patrick Bouchain et Sophie Ricard pour intégrer les habitants dans la réhabilitation de leur propre quartier à Boulogne Sur Mer. Le troisième projet relève cette fois ci d’une implication descendante64 à travers la réhabilitation du quartier du Pile à Roubaix organisée par la politique du Programme National de Requalification des Quartiers Anciens Dégradés (PNRQAD). Nous verrons de quelle manière les institutions se sont emparées du projet et comment l’équipe d’architecte a essayé d’intégrer les habitants aux processus de concertation. Finalement, il s’agira de comparer ces trois processus très différents par leur méthode mise en œuvre mais aussi par leur contexte. Nous organiserons cette réflexion sur 3 axes, à savoir le lien qui a été créé entre l’habitant et l’équipe de bâtisseur, la méthode retenue pour le projet et finalement, les points forts et plus faibles de chaque projet. Ces réponses nous aiderons à mieux cerner les besoins et les conséquences de tels projets pour les habitants des quartiers d’habitat social. J’ai choisi ces 3 études de cas pour commencer ce travail de recherche ce qui me permet de traiter de thématiques précises. Il ne s’agira pas ici d’établir un postulat sur la base de 3 exemples ni de réaliser un état de l’art, mais bien d’entamer une réflexion sur les thématiques importantes à traiter dans le cadre d’une implication habitante, en fonction des besoins et du contexte.

63

Prendre en compte les aspirations en profondeur et non juste les « besoins fondamentaux » : anticiper l’évolution des modes de vie, le changement social, interpréter, tester les projets avant décision pour permettre l’appropriation, donner un caractère légitime avec des processus itératifs.

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Impliquer pour faire adhérer, pour convaincre (réunions publiques par quartiers, expositions, réunions, publications.)

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2.1 Étude de cas 1 : Lucien Kroll, Réhabilitation du grand ensemble de Perseigne dans la ville d’Alençon en Normandie 1978. Lucien Kroll65 est un des premiers architectes à parler de réhabilitation plutôt que de rénovation. « Réhabiliter un prisonnier, c’est lui rendre ses droits civiques. Eh bien là aussi, je devais rendre ses droits civiques à ce bâtiment, qui était exclu de toute relation sociale, de toute liaison avec le paysage »66 Il fut aussi de ces architectes qui, dans les années 70 se sont opposés à la construction des grands ensembles, il est aujourd’hui de ceux qui défendent leur démolition. « Ce positionnement, face aux rénovations et démolitions habituelles, est marginal. En effet, le modèle de la tabula rasa, qui avait fait école lors de la construction des grands ensembles, perdure lors de leurs démolitions : on déloge les habitants, on détruit le bâtiment, puis on reconstruit un nouveau projet sur un terrain vague. Le bâti est considéré indépendamment de son usage. C'est donc en opposition à ce type d’aménagement qu'apparaît le concept de réhabilitation : on constate qu’il est plus efficace de « traiter le social avant de traiter le spatial ». »67 Cette étude de cas a pour sujet un projet réalisé par l’architecte en Normandie en 1978. Dans la continuité de la première partie du mémoire, l’idée est de se pencher sur un des premiers projets de réhabilitation participatif qui a eu lieu sur des grands ensembles construits dans les années 70. Initié par les habitants eux même, face à leur mal être dans ces barres dispersées selon un plan rigide fonctionnaliste et moderniste, ce projet va devenir un symbole politique et militant qui va remettre en question la marginalisation des plus pauvres dans la société démocratique. A l’époque, l’architecte est dans un premier temps appelé pour redéfinir les espaces publics du quartier. Mais il décidera d’aller plus loin, en poussant les habitants à réagir et à contester ce

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Architecte belge né en 1927 à Bruxelles. Il fonde l’atelier d’architecture Simone & Lucien Kroll avec sa femme.

66

KROLL Lucien, à propos de l’opération à Bethoncourt-Montbéliard, en conférence avec Hans Ulrich Obrist et Rem Koolhaas, Brussels Art Fair, avril 2012

67

HALLAUER Edith, Habiter en construisant, construire en habitant : la permanence architecturale, outil de développement urbain ? in Politiques urbaines alternatives, 2015

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vécu social et physique dans les barres et de l’illustrer à travers l’architecture. Son idée est d’inviter les acteurs à se poser la question de la prise de pouvoir des pauvres dans la société démocratique. 2.3.1 Contexte : les habitants de Perseigne contestent les grands ensembles

La ZUP68 de Perseigne est construite entre 1963 et 1969, elle permet d’accueillir 6500 habitants dans 2300 « cellules d’habitation ». Située à proximité de l’usine Moulinex, elle permet de loger les 2500 ouvriers qui y travaillent à l’époque. Les foyers sont à la fois composés d’immigrants ruraux venus trouver du travail en ville, mais aussi d’immigrés étrangers. Si les appartements de la ZUP sont réalisés de manière « convenable » répondant à des besoins basiques, l’environnement lui, va à l’encontre d’un possible développement humain et social. Le rez de chaussée des tours n’est pas traité, il ne facilite aucun échange social et amplifie cette sensation « d’empilement de cellules d’habitation ». En 1973, quatre ans après l’achèvement de la construction de la ZUP, un groupe de « rechercheaction » est lancé par 30 locataires, ils décident d’inviter le brésilien Arlindo Stefani, sociologue, à participer aux réunions. Celui-ci réfléchi alors à des principes de bases dont les habitants pourront se servir pour le groupe de travail. Il relève tout d’abord que les différents groupes de population de la ZUP représentent chacun une culture vivante et riche qu’il est nécessaire de considérer. Au fil de ses rencontres, il remarque que les habitants ne manquent pas d’idées, ils n’ont juste pas les moyens de les proposer. Il aide les habitants à rédiger leurs requêtes et à exprimer la critique de cet environnement privé d’humanité que représente ces grands ensembles de Perseigne. En 1974, l’APF (Association Populaire Familiale) projette de construire 4 nouvelles tours sur les espaces de vide qui s’articulent entre les tours existantes. Les locataires se révoltent, les pelouses sont occupées, des fleurs et des arbres sont plantés, des cabanes sont construites avec les enfants. Au début des travaux, les espaces définis pour la construction des tours sont occupés par des tentes, des caravanes, puis c’est 200 habitants qui partent occuper la mairie un soir pour lutter contre cette décision. C’est la « Bataille des Espaces verts » qui donne au quartier de Perseigne sa renommée. Finalement, la construction d’une des quatre tours est annulée, mais les habitants ne perdent pas espoir avec l’arrivée d’un maire de gauche à la tête de la ville en 1977. L’urbaniste Jean Jacques Argenson, alors employé par la mairie, décide de venir en aide 68

Zone à urbaniser en priorité

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aux habitant et de faire de leur requête son combat politique. Il vient s’installer sur la ZUP dans une cabane de chantier. Pendant un an, il écoute, rencontre les habitants et établit un programme de réhabilitation qui vise à donner une autonomie à la ZUP. Dans sa démarche, il décide alors d’impliquer un architecte engagé dans ces problématiques et demande à Lucien Kroll de participer au projet.

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2.3.2 Processus d’implication : l’urbanisme kamikaze et l’incrémentation

Lucien Kroll et Argenson commencent leur travail par la requalification des espaces verts et la création d’une nouvelle école. Celle-ci permet de créer une nouvelle centralité dans le quartier, d’où gravitent de nouveaux cheminements paysagers. Ceux-ci se basent sur les trajets quotidiens réalisés par les habitants pour aller au travail, faire leurs courses, chercher leurs enfants. L’architecte et l’urbaniste décident alors d’aller plus loin. Ils estiment que la réhabilitation de ce quartier pour les habitants doit aussi passer par la redéfinition des grandes tours d’habitation. Cependant, le contexte social et politique est complexe, les premiers projets participatifs suscitent le doute, les habitants sont sceptiques. Ils renient le bailleur et l’architecte, à l’origine de ces tours inhumaines qu’on leur impose. Ils craignent des programmes de « pacification sociale » à l’image des programmes participatifs engendrés par De Gaulle en 1968 pour calmer les manifestations. Rapidement, la démarche de Kroll les rassure, opposé à l’idée d’une rénovation esthétique des barres, il incite les habitants à contester leurs conditions de vie dans la ZUP en défigurant les barres d’immeuble, image périmée du fonctionnalisme et paternalisme de l’époque. L’architecte se retrouve alors confronté à l’office HLM qui s’occupe d’une des places principales du quartier : la place Descartes. Devant l’étendue des propositions de modification proposées par Kroll, l’office abandonne le projet et retire son soutien. Mais l’expérience continue dans des zones de la ZUP plutôt gérées par la municipalité qui encourage la mutation. Kroll doit quand même se résoudre à limiter l’ampleur du projet, il se focalise sur une seule cage d’escalier qui dessert neufs logements vacants. Ceux-ci sont entièrement réhabilités, deux petites maisons ont été construites sur le toit de la barre d’immeuble, un bureau vient prendre place sur 2 niveaux à la place des deux anciens appartements. Le reste de la barre rue Flaubert fut réhabilité plus simplement avec des balcons et des solariums. Pour ces appartements habités, Kroll propose différentes possibilités architecturales aux habitants, il organise des réunions de groupe et individuelles afin d’en apprendre plus sur la manière d’habiter de chacun. Son objectif est de les impliquer dans la rénovation de leur logement. Chaque foyer possède le même budget et se voit proposer un ensemble d’options à choisir : isolation acoustique, balcons extérieurs, nouveau carrelage pour la salle de bain, cloisons supprimées pour une chambre plus grande. Toutes ces décisions viennent alors modifier l’aspect extérieur de chaque appartement. Les

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choix individuels deviennent omniprésents sur la façade qui vient se dessiner comme un patchwork. « Kroll n’établit pas de méthode. Il agit par immersion, improvisation. Ce qu’il nommera incrémentation. Le projet est en perpétuelle adaptation, selon les rencontres, aux grés des paroles et des images. Jamais de traduction directe, ni de consens insipide, la transcription en espace se veut à la fois fidèle et distante. »69

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LORIERS Marie-Christine, Kroll, une expo habitée, D’Architectures n°222, 2013

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Figure 16 ZUP de Perseigne, dessin sur calque, Lucien Kroll

Figure 17 ZUP de Perseigne, dessin sur calque, Lucien Kroll

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2.3.3 Bilan : Une démarche encore trop controversée pour son temps

Si les années 70 voient de nouveaux projets participatifs arriver sur le marché, il est clair que la société n’est pas encore entièrement prête à laisser aux habitants une liberté d’impact sur leur habitat. Cet exemple, à contextualiser dans son époque, est intéressant puisqu’il nous montre la manière dont Lucien Kroll s’empare de la problématique des grands ensembles (dont il a longtemps dénoncé la construction) à une époque où leur production est encore très récente. Ce projet sera plutôt vécu comme un acte de résistance qui va permettre aux habitants de s’exprimer face au mal être engendré par ces constructions. L’architecture Kamikaze vue comme un signe de révolte. Malgré ce travail de longue haleine, Kroll et Argenson ne réussiront pas aller au bout de leur projet, freinés par d’autres acteurs : les architectes de la ville, gênés par le travail alternatif de Kroll, mais aussi la municipalité et l’office HLM craignant une augmentation des mouvements de population et étant incapable de casser la routine. Les habitants, préoccupés par le taux de chômage croissant et les menaces d’expulsion, n’ont plus le temps ni l’énergie de se battre, malgré cela, l’architecture kamikaze perdure dans le paysage de Perseigne. « La rénovation de la ZUP n’est pas un acte innocent, le rôle de l’architecte est loin d’être neutre. De toute évidence, les dessins de l’architecte ne vont pas changer la société, mais, dans un certain sens, ils peuvent servir de détonateur, faire obstruction, être un alibi et peuvent soudain mettre en lumière des mécanismes cachés. »70 Finalement, ce projet met en avant des questions politiques très importantes, car s’il a été réfuté par les institutions, ce n’est pas pour des questions esthétiques ou financières, mais bien pour sa démarche inclusive qui permettait, à travers un projet, de rendre le pouvoir aux habitants, de leur faire prendre pleinement conscience de leur capacité à faire changer les choses. Pour Kroll, la réussite de ce projet réside plutôt dans ses répercutions que dans sa forme même. Après son départ, les aménagements urbains ont permis à des groupes de se former, de discuter, des lieux où une prise de pouvoir devient possible, cette fois initiée par les habitants euxmêmes.

70

Revue « h », n°65, 1981, Alençon : l’impossible réhabilitation de Perseigne

57


2.2 Étude de cas 2 : Reconquérir son logement, vivre avec l’architecte. Réhabilitation de 60 logements à Boulogne sur Mer par le collectif Construire. Le second projet étudié dans cette partie, a été réalisé par l’Atelier Construire71. En 2009, l’atelier réfléchit à une manière alternative de produire l’habitat social. Patrick Bouchain, dans le hors-série « Construire le Grand ensemble » invite de nombreux auteurs à écrire et présenter des projets sur la requalification et restructuration des grands ensembles. Il propose des expériences qui démontrent que le logement social hérité de l’après-guerre ou des années 70 ne peux plus accueillir des habitants et qu’il est nécessaire de le repenser, de l’améliorer et de le mettre à l’ère du temps. La ville de Boulogne sur Mer située dans le Nord Pas de Calais accepte de faire partie de cette expérience architecturale et sociale à travers la réhabilitation du quartier du chemin Vert par une permanence architecturale inédite. Étudier l’approche participative de Patrick Bouchain dans ce mémoire est nécessaire car il représente aujourd’hui une référence dans ce domaine en France. Il est aussi intéressant de se pencher sur ce projet après avoir présenté le travail de Lucien Kroll que Patrick Bouchain considère comme celui qui l’a initié à l’architecture participative.

71

Association dont le siège est à Paris, fondée par Patrick Bouchain, Loïc Julienne en 1986. Anticonformiste, elle pratique une architecture HQH Haute qualité humaine).

58


2.2.1

Contexte : un quartier marginalisé et menacé de destruction.

Le quartier du chemin vert situé à Boulogne Sur Mer a été construit en 1975 en frange urbaine et en bordure de la zone de rénovation urbaine du chemin vert. Ces 60 maisons abritant environ 250 habitants dont la majorité est locataire, font partie d’une Cité de promotion familiale crée par Fréderic Cuvillier (maire de Boulogne sur Maire à l’époque de la réhabilitation) et gérée par l’Offiche HLM du littoral. Le quartier est principalement composé de pêcheurs et de gens du voyage sédentarisés, la plupart sont des familles nombreuses qui vivent dans ces maisons au loyer quasi nul à l’aide du RSA et des aides sociales. Au fil du temps, les maisons se sont dégradées, usées par le temps et le climat, elles sont humides, très mal isolées, parfois désaffectées. Des travaux ont été réalisés de manière ponctuelle par les habitants, faute de loyer, ils n’ont jamais été pris en charge par un propriétaire. Le niveau de vie de ces foyers diffère, cependant, pour beaucoup, l’hygiène de vie y est parfois intolérable, des foyers se chauffent encore au charbon, le manque de ventilation et l’humidité entrainent des maladies. Face à ces problématiques et au projet de renouvellement urbain de la ville, l’office HLM décide alors de tirer parti de la position du quartier, en hauteur, surplombant le littoral et prend la décision de le détruire et d’y construire un nouveau quartier. Le maire de Boulogne, opposé à la démolition par compassion avec la population déjà très en difficulté décide alors de contacter Patrick Bouchain pour trouver une solution, une alternative plus résiliente pour ce quartier et ses habitants. A la première vue du quartier, Bouchain écrit : « C’est étonnant, parce que la maison individuelle est plutôt un modèle, et il était question de raser et faire partir ces gens. Là encore, la population qui posait problème était très modeste et délaissée. Quand les problèmes surgissent dans ce type de planification, on a pour habitude de sortir et d’isoler l’élément « perturbateur » au lieu de régler le problème sur place. Le maire a été alerté, car cette population pauvre et déstructurée allait être très difficile à réintégrer si on la délogeait de ce quartier »72

72

HALLAUER Edith, Patrick Bouchain : ma voisine, cette architecte, Interview avec Patrick Bouchain, STRABIC 2011

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Figure 18 Habitante du quartier. Photo : Sophie Ricard

Figure 19 Enfants du quartier dans la rue. Photo : Sophie Ricard

Figure 20 Collage des façades des maisons du quartier. Sophie Ricard

60


2.2.2 Processus d’implication : résidence architecturale et concertation habitante

Le collectif opte directement pour une réhabilitation intégrale de ces logements, qui, en plus de représenter un lieu important pour les habitants, chargé de souvenirs et dont ils se sont approprié l’espace depuis de nombreuses années, il est aussi question d’agir dans une logique environnementale et durable. Pour Patrick Bouchain, il ne faut pas détruire et raser 50 ans d’’histoire. Il est nécessaire de continuer à faire vivre le passé. Il estime c’est une façon « d’emmener dans le futur l’histoire d’un site sans rien renier de son passé ». L’atelier se lance alors le challenge de réhabiliter le quartier au prix de ce qu’aurait coûté sa démolition. Pour se faire, le collectif lance une idée inédite : une permanence architecturale sur le lieu même du chantier. Pour cela, Sophie Ricard alors stagiaire dans l’agence de Patrick Bouchain, part s’installer dans une des maisons sur place, elle réalise elle-même les travaux devant le regard interrogatif des habitants. Cette étape qui peut sembler anodine commence déjà à intégrer Sophie Ricard dans la vie du quartier. Même si elle travaille pour le bailleur social, en devenant « la voisine » dans un rapport d’honnêteté et d’humilité, elle met sa casquette d’architecte de côté pour gagner la confiance des habitants. L’objectif est de réaliser cette réhabilitation en 3 phases : la première année sera utilisée par Sophie pour apprendre à connaitre les habitants, leurs besoins, leurs aspirations, un an pour préparer le projet avec eux et un an pour réaliser le chantier qui intégrera aussi bien des professionnels que les habitants du quartier. La première année, l’architecte voisine se glisse dans la vie du quartier, rencontre les habitants, aménage son jardin puis aide les autres à aménager le leur, dispense aux enfants du soutien scolaire. Elle dispose d’un budget de 38 000€ par maison, la moitié est consacrée à la nouvelle isolation et les nouveaux systèmes de chauffage. Elle prend ensuite le temps de discuter des priorités pour chaque maison avec les habitants. Pour cela, l’architecte crée un livret photo que Patrick Bouchain appelle « Roman-Photo » pour chaque famille, elle y intègre l’état de la maison, les plans dessinés à la main, les envies. Cela permet de s’émanciper de documents techniques qui mettent une distance entre l’habitant et l’ouvrier qui viendra réaliser les travaux. Elle intègre les enfants aux différents processus, ils réalisent des maquettes, des façades, toutes

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les réunions de conception sont réalisées dans la maison de chantier73 qui a été aménagée pour accueillir les habitants et les professionnels. Cette maison sert aussi bien de lieu de rencontre, de spectacle, de discussion, elle permet aussi d’organiser des formations pour les habitants sur la manière dont fonctionneront leurs nouvelles maisons, sur l’aération, la culture du potager... Au cours de l’année dédiée aux travaux, l’architecte accompagne chaque habitant dans la réalisation des travaux de rénovation, elle sera présente du début à la fin pour surveiller le chantier. Elle essaye d’intégrer au maximum les habitants dans les travaux à l’aide de chantiers école et de chantiers de réinsertion qui vont permettre aux habitants au chômage de retrouver un emploi.

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« Maison de chantier » (institution culturelle, lieu confortable d’échange, de partage et d’éveil). Une maison

envisagée comme un lieu ouvert ou le projet est conçu et négocié. » Bouchain définit ainsi les préalables d’un projet ouvert aux adaptations mutuelles, qui intégrerait des contraintes et des objectifs émergeants progressivement, qui définirait les solutions en même temps que les problèmes au fur et à mesure de leur apparition. » Extrait de. DEBARRE Anne, L’habitat participatif : les pratiques des architectes en question, mais des représentations résistantes de l’architecture, Extrait de BIAU Véronique, FENKER Michel et MACAIRE Élise (Sous la dir.) L’implication des habitants dans la fabrication de la ville, Editions de la Villette, France, 2013.

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Figure 21 Atelier de dessin des façades avec les enfants. Sophie Ricard

Figure 22 Maison du projet. Sophie Ricard

Figure 23 La maison de Sophie. Sophie Ricard

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2.2.3 Bilan : une expérience humaine à long terme.

Le processus entamé par le collectif est expérimental, c’est-à-dire qu’il n’a jamais été testé et qu’il peu probablement réussir comme échouer. En plus de s’intéresser à la réhabilitation par la participation des habitants, le projet interroge les limites du cadre normatif qui est aujourd’hui un frein considérable à l’implication des habitants et surtout à la réalisation de projets sociaux qui regroupent de nombreux défis. La permanence architecturale est aussi une manière de dénoncer et de mettre en évidence la distance et le recul que peuvent avoir les bâtisseurs dans la pratique de leur métier par rapport aux habitants et à l’environnement même sur lequel ils interviennent. La notion de permanence architecturale fait écho à la résidence de l’artiste qui est un processus assez courant dans la pratique de l’art. Celui-ci, vient s’installer sur le site, dans le contexte de son travail pour la réalisation d’une œuvre, en partenariat avec d’autres artistes ou des acteurs locaux. Parfois, cela a pour but de créer un lien profond entre l’artiste et le lieu, mais parfois aussi une manière pour l’artiste de s’isoler dans son travail. « Certains architectes et urbanistes voient leur pratique comme celle de l'artiste qui se déplace parfois, tout en restant à l'intérieur de sa tour d'ivoire, sans jamais vraiment s'immerger dans le monde. Leur production est ainsi destinée, comme dans certaines visions artistiques, à modifier le territoire existant, devenant un marqueur influent sur ce territoire, auquel il redonne de la « valeur » ». 74 Ici, Sophie Ricard prend le parti de s’installer pour connaitre le site, en opposition à la pratique d’architectes qui, en tant qu’artistes s’isolent pour créer des projets (sans se rendre sur leur lieu d’expertise). Elle tente de se familiariser avec le lieu dans un rapport simple et convivial. Créer par l’expérimentation, le tâtonnement, c’est aller à l’encontre des schémas classiques de conception et programmation architectural et engager une démarche différente et alternative. Comme l’explique Edith Hallauer dans « Habiter en construisant, construire en habitant : « la permanence architecturale » : « La permanence n’est pas si étrangère aux pratiques politiques républicaines : elle est même un outil classique – et non alternatif - de l’État. La permanence à un poste, « l’astreinte »,

74

HALLAUER Edith, Habiter en construisant, construire en habitant : la permanence architecturale, outil de développement urbain ? in Politiques urbaines alternatives, 2015

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la continuité de l’État de droit sont des outils habituels de la vie en commun. Il semble pourtant que, dans le domaine de l’action construite urbaine, cette permanence et ses enjeux soient peu courants. Il s’agirait donc de redonner, à travers la permanence architecturale, un sens commun à ce qui semble, dans un monde inversé, relever de l’alternative. »75

Ici, la compréhension du terrain par l’architecte s’est faite non pas par l’étude des plans et la lecture de données sociologiques, mais bien par une pratique du quotidien du quartier. En plus de comprendre le milieu dans lequel elle intervient, cette immersion lui permet de connaitre en profondeur les besoins et les aspirations émises par les habitants. Sa présence continue au sein du quartier a permis aux habitants de se sentir en confiance mais aussi rassurés par un suivi continu de l’évolution de leur quartier. Directement impliqués dans le projet, ils peuvent alors se l’approprier, voir l’évolution du chantier et même participer aux travaux. En effet, le plan local d’insertion a permis aux entreprises intervenant sur le chantier de salarier certains habitants du quartier éligibles à cette insertion. C’est Sophie Ricard qui s’occupait elle-même d’assurer le lien entre les habitants aptes à réaliser le travail et les entreprises. Les habitants ont eux-mêmes participé à une bonne partie des travaux (surtout de finition). S’ils n’avaient pas la volonté d’y participer, ce choix était respecté et un ouvrier venait alors réaliser les travaux, parfois même il s’agissait d’un voisin. Ces différentes techniques ont permis de faire baisser le prix de la réhabilitation qui est alors estimé à 400 euros par m2 soit deux fois moins cher qu’une réhabilitation classique. Si la période de concertation et de travaux a été une réussite pour l’architecte et les habitants, des complications avec l’office HLM sont apparues une fois le chantier terminé. A la suite des travaux, l’office HLM décide de manière imprévue d’augmenter le loyer des habitations. Le maire Frédéric Cuvillier intervient alors pour contrer cette décision qui, en plus de mettre Sophie Ricard en position compliquée (les habitants ont vu cette augmentation comme une trahison et un abus de confiance), est contre-productive et en désaccord total avec l’esprit de cette alternative. C’est finalement Sophie Ricard qui, en connaissant spécifiquement chaque habitant, a réglé l’affaire en procédant à des décisions au cas par cas avec l’office HLM

75

Idem

65


« Cela s’est passé chez moi, rue Delacroix, le directeur de l’Office est venu et on a négocié ensemble, foyer par foyer, pour voir ce qu’il était possible ou impossible de faire. Je connaissais les conditions de vie de tous ces gens, lui ne connaissait personne. » 76 A la fin du chantier, l’office HLM décide d’installer un gardien à la place de Sophie Ricard. Cette action illustre bien l’incompréhension totale de la dimension sociale et aussi psychologique du projet par l’office HLM. Cet évènement a entrainé beaucoup de frustration chez les habitants qui se sont sentis surveillés, Sophie Ricard elle, s’est sentie décrédibilisée dans son rôle en devenant alors « l’ancien gardien ». Malgré cela, ce projet expérimental semble avoir été une réussite pour le quartier. Les habitants ont été libres de choisir comment réhabiliter leur maison, ils ont pu choisir les couleurs, le carrelage, le papier peint. L’été, ils se sont tous retrouvés pour construire du mobilier de jardin, se sont aménagés un espace commun au bout de la rue. L’hiver, ils ont récupéré le bois pour chauffer leur maison, Sophie Ricard repartira alors avec le sentiment d’une mission bien accomplie.

76

Sophie Ricard entretien avec l’auteur, extrait de HALLAUER Edith, Habiter en construisant, construire en habitant : la permanence architecturale, outil de développement urbain ? in Politiques urbaines alternatives, 2015

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2.3 Étude de cas 3 : La fabrique des quartiers : Pile Fertile, réhabilitation « participative » du quartier « le plus pauvre de France »

La réhabilitation du quartier du Pile à Roubaix est un projet à enjeux qui a été très médiatisé, car s’il a fait beaucoup parler de lui, c’est bien parce qu’il concerne l’un des quartiers les plus pauvres de France aujourd’hui. Initié par le programme national de requalification des quartiers anciens dégradés (PNRQAD), c’est la métropole de Lille à travers « La fabrique des Quartiers », qui entame le projet de réhabilitation en 2013 qui devrait s’achever d’ici cette année. Toute la communication du projet a été orientée sur une co-conception étroite avec les habitants pour la réhabilitation de cette cité ouvrière. Seulement, il s’avèrera que si cette démarche de rénovation urbaine participative est basée sur un gros travail théorique réalisé par la Pile Fertile (équipe Lauréate du projet), la réalisation du projet va avoir un impact négatif considérable sur les habitants à l’annonce des 100 maisons qui allaient devoir disparaitre. Les habitants se sont alors sentis jugés, trahis, abandonnés et ont alors décider d’engager un combat militant pour défendre le quartier et ses habitants. Dans cette étude de cas, nous allons voir de quelle manière un projet d’une telle ampleur, ayant voulu mettre les habitants au cœur des problématique, s’est vu devenir un fiasco et a engendré une colère et une révolte de la part des habitants allant à l’inverse d’une re cohesion sociale. 2.4.1 Contexte : un quartier populaire abandonné par la ville et ses habitants.

La ville de Roubaix, est connue aujourd’hui en France pour son image de « ville la plus pauvre de France ». En effet, le taux de chômage dépasse les 30%, plus de 44% de la population vit sous le seuil de pauvreté.77 La ville est historiquement liée à la révolution industrielle, berceau de l’industrie textile, elle regroupe de nombreux quartiers ouvriers parfois construits à la fin du XIXe siècle.

77

Chiffre extrait du rapport gouvernemental de 2020 L’efficacité des politiques publiques mises en œuvre à Roubaix. Le seuil de pauvreté correspond à 60% du niveau de vie médian de la population soit 1015 euros par foyer en 2020.

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« La ville en sera marquée à tout jamais, dans son habitat, sa sociologie. Si ce sont les hommes qui font la cité, nous pouvons écrire, sans que ce soit contradictoire, que l’usine a créé la ville ». 78 Le quartier du Pile fait partie de ces quartiers historiques, construits dans les années 30 pour loger les ouvriers des usines voisines à l’initiative du patronat de l’industrie textile. Il est construit sur le principe de la courée qui est un ensemble de petites maisons en briques accolées les unes aux autres se faisant face de chaque côté d’une rue. A l’arrière des maisons, une cour commune, à l’époque entièrement ouverte, sert d’espace commun aux habitants. L’immigration liée au développement industriel de la ville, crée un mélange culturel très larges, des algériens, italiens, polonais viennent s’installer à Roubaix. Ces communautés vivent encore aujourd’hui dans le quartier qu’elle partage, des générations entières ont vécu dans ces petites maisons de briques rouges qui laissent une trace indéniable du patrimoine industriel de la ville de Roubaix. Cependant, l’insalubrité des logements a engendré un abandon progressif du quartier par la ville ; des commerces ont fermé, des maisons abandonnées se laissent mourir, après le départ de leur propriétaires la propreté des lieux et les espaces verts laissent à désirer. Les conséquences pour les habitants sont multiples : impossibilité de vendre leur maison car l’offre est trop basse, dégradation de leur cadre de vie, avec des rues jalonnées de maisons murées, une proximité avec les commerces qui disparait, un sentiment d’exclusion, ruminé depuis de nombreuses années. En 2013, la métropole de Lille lance le projet « La fabrique des quartiers ». Le quartier du Pile est visé par cette nouvelle politique de réhabilitation à travers le programme national de requalification des quartiers anciens dégradés. L’objectif est de lutter contre l’habitat indigne, créer des espaces mutualisés pour les habitants, requalifier l’espace public, réhabiliter les logements et lutter contre la précarité énergétique en améliorant la situation des ménages et en accueillant de nouveaux habitants. Le projet a aussi pour volonté d’intégrer la participation habitante à la mutation du quartier :

78

LEROY Serge, PLATTEAU, Le Pile à cœur, Ouvrage financé par le Fonds de Participation des Habitants (Ville de Roubaix) et le Comité́ de Quartier du Pile.

68


« La méthode que nous proposons est fondée sur l’ambition de placer les habitants du Pile au cœur d’un processus de conception et de réalisation dont ils ne sont ordinairement que les spectateurs. », « La crainte la plus grande resterait, pour nous, d’exclure les habitants de notre travail. »79

79

Pile Fertile – Méthode. Etude pour la requalification du quartier du Pile, à Roubaix. Equipe : Atelier Pierre Bernard, C. Leblanc A. Vénacque, HB Etudes & Conseils, OXALIS, Strate, J.M. Becquart.

69


Figure 24 Maison rachetée par les pouvoirs publics en attente du projet de rénovation. Radio France, Claire Chaudière

Figure 25 Ancien bar tabac en attente d'une rénovation

70


2.4.2 Processus d’implication : l’empowerment

A l’origine du projet, la métropole de Lille propose un processus de concertation qui considère les habitants uniquement dans les phases en amont du projet. Cependant, l’équipe de la Pile Fertile insiste pour donner aux habitants plus de poids dans le projet, les architectes décident alors au sein même du programme de dédier des espaces de production pour les habitants. Ces espaces de « maisonnées productives » dispersées sur le quartier, seront des lieux d’échange, de partage, mais aussi un corps social en elle-même qui permettra de devenir un organisme actif au sein du quartier. L’objectif est de permettre aux habitants de mettre leurs capacités en commun et de créer une dynamique de quartier. Mais avant tout, comment intégrer la coproduction à un projet d’une telle ampleur. « Les formes de coproduction que nous proposons partent de ce que peuvent faire peu de gens ensemble avec peu de moyens : nous donnerons ainsi priorité aux projets de quelques personnes, aux maisonnées productives, ou à toute autre action sur l’environnement soutenue par une forte implication individuelle ».80 L’agence utilise alors une technique de participation citoyenne nommée empowerment. Cette pratique, souvent utilisée dans les quartiers défavorisés, vise à autonomiser et à développer la capacité d’entreprendre des groupes du quartier. Centrée sur des petites communautés, ce sont des processus assez longs qui visent surtout à intégrer les faibles dans des démarches de conception. L’idée est d’accompagner la coproduction par des dispositifs de gouvernance. Malgré cela, l’architecte rappelle que si ces processus ont lieu, alors ils devront être respectés par tous les acteurs du projet « Car si la perspective de coproduire avec les habitants, pour excitante qu’elle soit à nos yeux, n’est pas dénuée d’obstacles, il nous faut aussi envisager son exercice avec tous les techniciens qui œuvrent au quotidien à l’application des politiques d’aménagement du territoire et exercent par là-même un pouvoir. »81 Pour préparer le terrain, l’équipe réalise dans un premier temps une importante étude sociologique du quartier avec pour thématique « travailler avec la pauvreté ». Pour l’équipe, il est important de considérer ce facteur, car s’il n’est pas possible d’éradiquer la pauvreté, il est

80 81

Idem Idem

71


nécessaire de travailler avec et de l’intégrer au projet, de la considérer comme une force vectrice de solidarité et de convivialité dans le quartier. Pour ce faire, la sociologue, au cours d’une enquête qualitative, s’invite chez les habitants, des entretiens approfondis ont lieu à raison de 20 ménages par an. Elle cible les habitants retenus « stratégiquement » au service du projet (selon leur lieu d’habitation, leur situation sociale.). L’objectif est de connaitre la capacité des ménages, les pratiques réelles et les besoins, la place du jardin dans la vie des habitants, les perceptions sur le projet. D’après les habitants interviewés, les questions s’intéressaient principalement aux espaces verts. De cette étude sociologique, les bâtisseurs commencent à créer le projet, à dessiner des plans et un programme précis. Un an plus tard, les habitants voient leurs rues se peupler d’individus avec de grands fils rouges, ils leur demandent : « Qu’est-ce qu’il se passe, qu’est-ce qu’il arrive, vous mesurez les maisons comme ça ? », ce à quoi on leur répond « Vous n’êtes pas au courant ? On va faire des espaces verts mais y a des maisons qui vont partir, il va y avoir une réunion ».82 La plupart des habitants apprennent alors l’existence du projet à ce moment-là. La première étape de concertation est alors lancée ; la maison de projet est mise en place, elle permet à l’équipe de maitrise d’œuvre et de maitrise d’ouvrage d’instaurer un dialogue avec les habitants. La concertation prend alors la forme de réunions publiques, de médiations à travers des discours et des expositions. Lors de la première réunion, les grandes lignes du projet sont présentées aux habitants. « Ils sont arrivés, dans leur sacoche ils avaient leur projet bien ficelé (..) ils se sont dit ça va passer comme une lettre à la poste ». « Au départ c’était grandiose. Puis après on s’est dit y a des trucs qui ne vont pas »83 Au cours de la première réunion de présentation du projet, plus de la moitié des habitants ne sont pas d’accord avec les plans proposés par l’équipe. Cependant, ils sont très motivés par le projet de réaménagement, mais déplorent le manque de marge de manœuvre. Si ces réunions permettent aux habitants d’être informés sur l’évolution du projet, ils sont surtout sollicités pour l’aménagement paysager du parc, ils peuvent participer à la réhabilitation des lanières de quartiers, maisons réaménagées en lieu de jardinage. Si ces ateliers de participation semblent

82

ROXO Lucas, « Pile, permis de démolir », Extrait du documentaire, 2019.

83

ROXO Lucas, « Pile, permis de démolir », Extrait du documentaire, 2019.

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conviviaux, pour les habitants, ils représentent des prises de décisions superficielles, le fond du projet est ficelé depuis longtemps. Le sort de certaines maisons n’apparaissant plus sur le plan des architectes inquiète les habitants. Ils comprennent très vite que la mise en place de ces « aérations dans le quartier » et de ce parc, va engendrer la destruction de nombreuses maisons. Un climat de tension et de doute s’instaure peu à peu. Audrey, habitante du quartier explique que les réunions étaient souvent organisées une heure avant leur début, cela ne permettait pas aux habitants de pouvoir s’organiser et de s’y rendre, selon elle, de nombreuses décisions ont été prises sans que les habitants puissent y participer. En 2015, une réunion à la maison de projet a lieu, le maire annonce quelles maisons vont être démolies. Plus de 100 foyers sont alors expulsés de leur maison. Cet évènement marque la fin de la coopération des habitants dans le projet.

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Figure 26 Lanière de quartier rénovée en jardin partagé. Le Pile Fertile

Figure 27 Yolanda qui profite des derniers instants dans sa maison. Extrait du reportage Pile permis de démolir

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2.4.3 Bilan : l’expulsion des habitants vécus comme une trahison, un projet de coproduction qui tombe à l’eau.

Les habitants se sentent trahis, incompris, négligés par cette classe sociale supérieure qui souhaite leur retirer leur bien le plus précieux : leur maison et tous les souvenirs qu’elle détient. Ils ne croient plus une seconde à la participation des habitants en faveur du quartier, ils n’ont plus aucune confiance. Pour eux, la création d’un parc ou d’aérations dans le quartier sont des décisions secondaires, avant tout, il est primordial pour eux d’assurer un bon cadre de vie des habitants au sein même de leur propre maison. Lors des réunions avec la mairie, il est courant que les habitants s’emportent : « Ça fait une heure qu’on est là et on n’a toujours pas pu parler ! On aimerait avancer. C’est bien beau tout ça [la présentation du projet sur le PowerPoint], depuis 2011 on met des dépliants dans ma boîte aux lettres, tous les ans j’ai des dépliants, mais rien n’avance. Le parc, il faut le dire, il vient au second plan. On n’en a rien à cirer du projet, on le connaît, ça fait six mois qu’on mure des maisons. Les gens voient les maisons murées et, du coup, plus personne ne veut acheter dans le quartier. […] Vous dites que vous faites le projet avec les gens, mais c’est des conneries, c’est faux ! C’est inadmissible, les municipalités successives, elles ont investi dans le centre, pas dans les quartiers. Le plus important ce n’est pas le parc, c’est le fait que ce monsieur, il a des rats chez lui et qu’il ne peut pas élever ses enfants. Ça, c’est important. Le parc, on s’en fout. »84 Cette décision radicale va engendrer un mouvement militant des habitants et des associations sur place, leur objectif est de défendre les plus faibles victimes de ces expulsions. Ils créent alors la table de quartier85. Rapidement, les habitants délaissent la maison du projet et ne vont plus aux réunions, ils utilisent quand même ce local mis à leur disposition pour organiser des réunions plus intimes, entre habitants qu’ils nomment alors la maison de quartier.

84

TALPIN Julien, Une répression à bas bruit. Comment les élus étouffent les mobilisations dans les quartiers populaires Extrait d’une Réunion publique, Roubaix, 21 mai 2015, Métropolitiques, 2016

85

Les tables de quartier sont des dispositifs autonomes des pouvoirs publics, qui ne participent pas aux réunions. Elles incarnent, par conséquent, la volonté de passer d’une logique de participation descendante, imposée par les institutions – qui est la norme en France –, à une logique plus ascendante, à l’initiative de la « société civile » CARREL, Marion. Faire participer les habitants ? Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires, Lyon : Éditions ENS. 2013

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En 2016, la mairie interdit aux habitants de se retrouver dans les locaux mis à disposition. Le mouvement de résistance doit donc trouver un autre site pour se retrouver : les locaux de l’église sont mis à leur disposition. Un processus de répression commence à naitre : « Les institutions tentent de disloquer le collectif en rentrant en contact individuellement avec certains participants. La municipalité multiplie ainsi les rendez-vous avec les habitants les plus vindicatifs, leur promettant l’amélioration de leur situation, un relogement avantageux, voire des arrangements plus personnels afin de désamorcer leur colère »86 Au fil des mois, les habitants continuent à se battre, il se rendent à la mairie, manifestent, personnes ne veut les recevoir, ne serait-ce que pour dialoguer, les écouter, essayer de trouver des solutions. Leurs lettres restent sans réponse. Pendant 2 ans, la ville les laisse sans nouvelle, les habitants considèrent ce refus de communiquer comme une insulte. A bout de nerf et de force, les habitants délogés abandonnent souvent. Malgré cela et grâce aux association et dévouement de certains, des habitants comme Yolanda réussiront à négocier le prix de leur maison, elle en retirera le prix des murs mais jamais le dommage affectif causé par ce départ. Âgée et seule, elle se retrouvera dans un nouvel appartement, dans un autre quartier. Elle qui avait participé à la création du parc, elle ne pourra pas en profiter.87 « Je ne m’habitue pas dans ce nouvel appartement, je déprime. Quand on a appris qu’ils allaient démolir la maison, j’ai commencé à prendre des antidépresseurs et je continue. Je suis vraiment perdue ici ».88 Finalement, à force d’usure, les maisons seront détruites. Pour cela, il aura fallu fragiliser les résistants : la mairie décide par exemple de couper toute subvention pour les associations défendant les habitants. Cette stratégie fait partie des processus de répression engagés par les institutions pour lutter contre cette prise de pouvoir habitante imprévue dans le planning. On assiste ici à un retournement tragique d’une situation qui se voulait remplie de bonnes intentions. Le sociologue Talpin dans son texte Une répression à bas bruit. Comment les élus

86

TALPIN Julien, Une répression à bas bruit. Comment les élus étouffent les mobilisations dans les quartiers populaires, Métropolitiques, 2016

87

BUFFARD Ghislaine, Roubaix, la nouvelle face du Pile, reportage produit par Luc Hermann. Production Premières lignes 2020

88

ROXO Lucas, « Pile, permis de démolir », Extrait du documentaire, 2019

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étouffent les mobilisations dans les quartiers populaires 89 qualifie ce combat d’affrontement entre approches top-down90 et bottum-up91. Si les institutions publiques freinent considérablement l’avancée du projet, il est important de noter que l’équipe de la Pile Fertile a elle aussi dû se battre avec la collectivité. Leur projet avait initialement une ambition sociale très forte avec une volonté d’atténuer la gentrification du quartier, d’impliquer les habitants au maximum avec des modes opératoires inclusifs. Leur volonté de mettre en place des processus de coproduction initialement réduit à de la concertation a dû les amener à négocier et à s’approprier le programme. Le relogement des Pilés expulsé de chez eux s’est avéré être plus complexe que prévu. Initialement, les habitants devaient être relogés dans des maisons du quartier réhabilitées pour l’occasion. Seulement, les processus politiques longs et couteux n’ont pas permis à la mairie de dégeler les maisons inoccupées à temps. C’est pour cela que les habitants ont alors dû être relogés dans d’autres quartiers. Pour pallier à ce problème, la Pile Fertile propose alors de rénover les maisons rapidement en imaginant une réhabilitation rapide de ces maisons, à l’image du projet d’Alejandro Aravena92 qui propose des habitations moitié terminées moitié appropriables. L’idée serait de proposer des maisons où les travaux de finition ne sont pas terminés et à la charge de l’habitant. Le but est de pouvoir les reloger au mieux et le plus rapidement possible. Cependant, il s’avère que la proposition sera rejetée par les élus et qu’aucune maison ne sera rénovée de la sorte. Depuis 2015, des commanditaires bloquent les moyens disponibles pour organiser les ateliers participatifs.

Dans cette étude de cas, le processus de participation des habitants dans une logique d’empowerment a été entravé par des décisions politiques qui ont lourdement affecté le travail de l’équipe de la Pile fertile dans sa volonté d’inclure les habitants. Ce retournement de situation illustre bien les difficultés structurelles et relationnelles sur ce type d’opération de réhabilitation, où malgré la multitude d’acteurs, c’est la métropole qui reste le dernier décisionnaire. Si la polémique sur le projet a eu tendance à souvent remettre la faute sur l’équipe

89

TALPIN Julien, op.cit.

90

Approche descendante qui consiste à partir du haut (institutions) pour aller vers le bas (habitants)

91

Approche ascendante qui consiste à partir du bas (habitants) pour remonter en haut (institutions)

92

(1967- ) Architecte Chilien, il a reçu le prix Pritzker en 2016 pour son projet d’habitat social qui laisse la possibilité aux habitants de s’approprier une partie de la maison en réalisant des travaux à leur charge.

77


de la Pile Fertile, il est important de noter que ce n’est pas l’architecte, mais bien les commanditaires du projet qui restent les vrais décisionnaires et qui sont responsables de la tournure du projet.93 Malgré cela, ce projet montre aussi la puissance de rassemblement des habitants des quartiers d’habitat social qui, paradoxalement, sont sortis de cette expérience « participative » ratée soudés par leur combat commun.

93

CHABARD Pierre, Une récupération à grand bruit de la colère habitante, Métropolitiques, Février 2017

78


2.4 Bilan comparatif : quelles conclusions tirer de ces trois situations. Ces trois études de cas ont pour principal point commun la volonté d’habitants ou de bâtisseurs de procéder à une réhabilitation d’un quartier de grands ensembles ou ouvrier en y impliquant la population. L’objectif est ici de comparer ces trois études de cas sur différents critères : la relation entre le bâtisseur et l’habitant dans un esprit de confiance, la méthode utilisée en fonction du contexte et finalement les points positifs et négatifs de chaque étude.

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2.41 Respecter l’habitant et son habitat, établir une relation de confiance.

Ces études de cas nous montrent l’importance d’une relation de confiance entre les habitants et les bâtisseurs au sein d’un projet participatif. Cette confiance, si elle se construit au fil du temps, se base aussi sur le premier contact entre les deux parties qui semble prendre une grande importance dans la suite du projet. Kroll par exemple, approche les habitants par l’intermédiaire d’un individu qui lui-même s’est approprié le quartier : l’urbaniste dans sa cabane de chantier. Il a donc le rôle de celui qui vient apporter son soutien à l’individu qui travaille la relation de confiance depuis une année. Avant cela, le travail du sociologue en partenariat avec les habitants, avait déjà engendré un processus d’écoute, le sociologue, en vivant avec les habitants pendant une année, s’est approprié le terrain et surtout, il a tiré des conclusions avec les habitants au cours de leurs discussions. Son objectif n’étant pas d’observer les individus dans leur cadre de vie et de rédiger un rapport, il était question de le rédiger avec eux. Par ce premier rapport, les habitants du quartier apprennent à travailler avec un « professionnel » en qui ils ont confiance. L’approche de Kroll sur le sujet est très politisée, il implique les habitants dans la démarche en les soutenant dans leur combat politique. De cette manière, il perd sa casquette d’architecte en devenant une figure de « révolte sociale ». Cette approche lui permet de proposer aux habitants une certaine liberté dans leur démarche mais surtout, en personnalisant chaque projet d’appartement, il permet à l’habitant de s’exprimer personnellement directement sur façade de l’immeuble. En offrant cette autonomie à l’habitant, il lui confère une liberté de créer en échange de cette confiance. Sophie Ricard dans sa permanence architecturale propose une approche organisée dans le temps. Se fixer une année entière pour s’installer dans un quartier et rencontrer les habitants est une manière pour elle de prouver qu’une présence continue sur un site est tout aussi efficace, voire plus efficace qu’une étude sociologique qui se déroule sur plusieurs années. Elle explique que l’idée est de commencer cette permanence par une « action » : la réhabilitation de sa propre maison. Cet évènement va à l’encontre d’une arrivée qui aurait pu être passive « Je ne voulais pas rencontrer les gens en allant toquer à leur porte »94 Elle préféra réhabiliter sa maison et attendre que les curieux viennent la voir. Ce sont d’ailleurs les enfants, qui dans un premier temps sont venus lui poser des questions, le bouche à oreille

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RICARD Sophie, La permanence pour un urbanisme vivrier, Extrait de la Web conférence, La frugalité heureuse et créative », Octobre 2020

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avec les parents a fini par faire connaitre Sophie dans tout le quartier. De cette manière, elle pratique le quartier comme le pratique un habitant en devenant « voisine », elle ne se projette pas au-dessus du quartier et de ses habitants mais le vit de l’intérieur, avec eux. Cette démarche permet aux habitants de se sentir plus proche, en confiance et sur le même pied d’égalité que l’architecte. L’opposition avec le processus qui a eu lieu au Pile est flagrant. Le projet a été présenté au quartier par petites interludes, petits mots dans les boites aux lettres, visites de sociologues ou présence de géomètres dans les rues. Ici, les habitants n’ont pas vu le projet venir de l’intérieur mais de l’extérieur, par une multitude d’acteurs différents qu’ils ne pouvaient reconnaitre. Lorsqu’on les écoute dans le reportage, on les entend parler de « l’architecte », « la mairie », parfois, ils sont même confus quant à l’identité des techniciens avec qui ils s’entretiennent. Pour faciliter le contact, les équipes ont d’ailleurs décidé de faire participer deux associations dans les réunions de concertation et les échanges, cela leur permet d’assurer un suivi plus social avec les habitants. La multiplicité des acteurs sur le terrain n’est pas une mauvaise chose puisqu’elle peut rendre le projet très riche, cependant, les échanges entre les professionnels et les habitants doivent être fait à une échelle raisonnable, qui permet à chacun de pouvoir connaitre et reconnaitre son interlocuteur. L’échelle du projet joue bien évidemment sur cette capacité de l’architecte et de son équipe à être proche des habitants. Pour Sophie Ricard, les 60 maisons restent pour elle une échelle raisonnable, malgré les 250 habitants qui composent les foyers, elle estime avoir été capable d’être à l’écoute de chacun. Kroll par exemple, a su s’entretenir avec chaque habitant car le projet a fini par se réduire à une petite section du grand ensemble, mais comment aurait-il fait s’il avait dû traiter les 2000 logements ? Le projet du Pile est plus complexe car il s’agit d’un quartier de plus de 7000 habitants. C’est pourquoi ils ont dû inscrire l’analyse dans une démarche sociologique avec une enquête sur échantillon restreints, qui consistait à réaliser des entretiens avec des types de logements « idéaux », choisis soit par tirage au sort sur des critères précis, soit par des experts. Ces résultats ont ensuite été ramenés à une échelle plus large. Il y a donc plusieurs choses à conclure : tout d’abord, l’échelle joue un rôle significatif sur la mise en place de l’opération participative, ensuite, le premier contact entre l’équipe du projet et les habitants est primordial, puisqu’il va définir un ressenti immédiat et engager les habitants ou non dans le projet.

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2.4.2 Une méthode d’implication propre à chaque contexte

Ces trois exemples proposent des manières différentes de considérer l’implication des habitants en fonction de leur contexte. L’opération de Kroll s’inscrit dans une démarche d’implication montante par les habitants. En effet, ce sont les habitants qui se sont eux même impliqués dans des démarches participatives avec la création d’un groupe de travail à vocation d’améliorer leurs conditions de vie dans le quartier. Ensuite, ils font entendre leurs problèmes à la mairie qui décide de prendre en charge le problème, un architecte est alors appelé pour proposer un projet. Souvent, ce type d’implication est porté par une volonté militante, c’est d’ailleurs ce que Kroll décide d’illustrer avec son architecture Kamikaze. Tony Schuman dans « La réhabilitation de la zup de Perseigne à Alençon. Participation, prise de pouvoir et urbanisation », décrit l’architecture kamikaze de Kroll comme une : « Une attaque de bombardier en piqué visant à mutiler les bâtiments jusqu’à les rendre méconnaissables en changeant leur forme, leur usage et jusqu’au principe même de la location ».95 Lucien Kroll pratique une architecture de l’incrémentation, dont il est l’un des premiers architectes à définir « L’incrémentation ne veut décider de chaque étape au moment où elle l’aborde et pendant son cours : à chaque étape, il regarde en arrière. Il refuse de décider trop tôt les étapes suivantes ni surtout la réalité de l’opération sans la soumettre aux événements de chaque phase »96 Par ce processus, il évite de projeter le projet sur un temps trop long pour ne pas utiliser de temps et d’énergie superflue et pouvoir improviser. Cette méthode lui permet de régler chaque problème indépendamment et au fur et à mesure de l’avancée du projet puis du chantier. Le projet de Boulogne Sur Mer s’inscrit lui dans une démarche d’implication montante initiée par les bâtisseurs. Les acteurs du projet s’organisent d’une autre manière, ce sont d’abord les bailleurs qui lancent une opération de démolition, la mairie qui s’en mêle en optant pour une réhabilitation, l’architecte qui intervient en venant proposer une démarche participative au quartier et finalement les habitants en bout de chaîne. Pour ce projet, l’architecte développe une 95

SCHUMAN Tony, La réhabilitation de la ZUP de Perseigne à Alençon. Participation, prise de pouvoir et urbanisation. Extrait de Les annales de la recherche urbaine, pratiques et professions, 1989.

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KROLL Lucien, Autobiographie, 2019

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démarche de permanence architecturale que l’on a détaillée lors de l’étude de cas. Adoptée par Patrick Bouchain, la démarche itérative de Lucien Kroll est elle aussi appliquée dans ce projet. Cette démarche fonctionne ici pour ces deux projets car les architectes se sont appliqués à voir le projet comme une succession d’étapes ; réhabiliter une partie de la maison, puis une autre... elle n’aurait pas pu fonctionner avec le quartier du Pile. En effet, pour ce projet, la méthode est dite d’implication descendante, c’est-à-dire que l’objectif est ici d’impliquer pour convaincre à travers des réunions publiques de concertation, des explications, des expositions. Cette méthode se nomme l’empowerment, elle est souvent utilisé dans les quartiers populaires et consiste à amener les habitants à s’autonomiser à travers une première démarche participative au projet puis à travers l’utilisation d’outils mis à leur disposition dans le projet : les jardins partagés, les lanières etc.. Ici, il n’a pas été question de faire du cas par cas mais d’opter pour une stratégie « globale », l’incrémentation est donc plus compliquée à mettre en œuvre. Ici, la hiérarchisation est aussi différente, l’État dans un premier temps lance des grands projets de réhabilitation, c’est ensuite la communauté de commune à travers son « entreprise » La fabrique des quartiers qui va lancer un concours sur ce quartier en particulier. L’équipe « Pile Fertile » lauréate, composée d’architectes, d’urbanistes, de sociologues, de paysagistes…lancera un projet presque aboutit puis viendra le confronter à l’avis des habitants. Elle s’établit globalement sur un niveau de concertation avec quelques ateliers participatifs qui l’accompagnent. Cette méthode, permet aux institutions de « proposer un programme » quasi fini aux habitants. La partie principale du projet est figée et quelques éléments qui gravitent restent modulables. Si cette technique est utilisée ici en raison de l’échelle très large du quartier, elle a cependant engendré des grosses problématiques par la suite. Les habitants se sont vus imposer des transformations radicales dans leur cadre de vie, elles ont eu un impact considérable sur leurs habitudes de vie. Si le projet avait été réalisé dès le départ avec les habitants, peut-être que les architectes auraient trouvé d’autres manières de créer leurs percées, se seraient sentis plus proches des habitants, peut-être que les habitants, avec leur savoir d’usage, auraient proposé d’autres alternatives. Cette méthode est donc ici à double tranchant puisqu’elle donne l’illusion d’une démarche globale participative avec les ateliers et la création du parc, mais impose une démarche globale de transformation urbaine à ses habitants. La méthode de Kroll elle, ne fit pas l’unanimité parmi les élus de la ville et l’office HLM, effrayés par l’ampleur que pourrait prendre cette « rébellion » ils n’hésitent pas à couper les ponts à Kroll et à réduire l’ampleur de son opération. 83


Quant à Sophie Ricard, elle dû travailler et se battre tous les jours pour faire valoir la démarche incrémentale. Cela a pu en effet fonctionner grâce à sa présence permanente sur le site. Au jour le jour, elle pouvait régler chaque souci, interagir avec les acteurs présents, donner les directives. Lorsqu’une solution ne fonctionnait pas : par exemple impossible de trouver une entreprise qui pouvait réaliser les travaux sur toutes les maisons, elle pouvait alors en étant sur place, aller rencontrer des petites entreprises pour leur demander de venir travailler sur le projet.

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2.4.3 Enseignements et pistes

Si ces trois projets ont tous abouti à des résultats différents de par leur méthode et leur contexte il s’agira dans cette dernière partie de pointer les éléments qui semblent avoir été vecteurs de force et qui pourraient servir d’exemple pour d’autres projets similaires et pour la suite de ce mémoire. Les questions de la proximité et de l’échelle sont traitées avec justesse dans la réhabilitation du quartier de Boulogne Sur Mer. En effet, cette étude montre qu’une architecte a pu être capable, en 3 années, de monter un projet de réhabilitation de 60 maisons pour 250 habitants. Cela est dû à plusieurs éléments, tout d’abord, le processus d’incrémentation permet au projet de se construire sur la durée, en parallèle de l’étude sociologique menée sur place. La phase de conception s’étend alors de la phase d’analyse préalable à la fin du chantier. Cette méthode s’oppose aux traditionnelles pratiques qui définissent en amont une phase d’analyse de site et sociologique puis une phase de conception et de réalisation du projet. Le projet du quartier du Pile a été réalisé selon cette procédure classique, avec une étude sociologique étalée sur 3 ans, soit la durée totale du projet de l’atelier Construire. De plus, Sophie Ricard dans la réalisation de la conception et des travaux, favorise les circuits courts. Les petites entreprises de la ville sont appelées pour réaliser les travaux et les chantiers école permettant aux habitants d’être capables de réaliser des travaux. Lors de la rénovation thermique des maisons, des ateliers avec une assistance sociale forment les habitants sur les nouvelles manières de se chauffer, les ouvrent sur d’autres manières de consommer. Finalement, le projet s’articule avec une transformation sociale du quartier. On ressent dans l’équipe de Pile Fertile cette volonté de créer une mutation sociale du quartier, les systèmes de maisons ouvertes pour les habitants qui leur permettent d’assister à des chantiers école ou à suivre des cours de jardinage sont réellement ancrés dans cette culture de l’empowerment qui consiste à donner les clés aux habitants pour de futures actions collectives. A l’échelle de ce grand quartier, la réhabilitation collective de ces maisonnées et de ces friches urbaines pour accueillir les potagers s’ancre dans une politique similaire à celle de Sophie Ricard. La proximité avec tous les acteurs locaux est aussi un point important à soulever, en effet, il semble nécessaire pour l’architecte d’être assez proche de la maitrise d’ouvrage pour pouvoir avoir un impact significatif sur le projet en amont. Dans le cas de la Pile Fertile, l’équipe a pu dans un premier temps re questionner le programme pour y ajouter une vraie valeur participative. Seulement au cours du temps, avec la montée du pouvoir des habitants, il

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semble que les élus aient repris le dessus sur les décisions de l’équipe de conception, les laissant alors subir les conséquences politiques du projet. Pour Kroll, sa proximité avec le service d’urbanisme de la mairie lui a permis de réaliser le projet dans une certaine mesure, ses relations plus complexes avec l’office HLM se sont avérées devenir des freins avec la continuité du projet. De la même manière, la mairie ayant eu peur de la prise de pouvoir citoyenne, bloqua tous les financements. Sophie Ricard a elle-même dû se battre pour entretenir ses relations avec l’office HLM du littoral. Il s’agissait alors de faire des compromis sur les budgets en trouvant des alternatives : stocker les matériaux de chantier dans les jardins, faire faire les travaux par les habitants, choisir des petits artisans plutôt que des grandes entreprises etc..

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Cette deuxième partie nous permet d’étudier l’application pratique des politiques de rénovation urbaine décrites dans la première partie du mémoire. Ces trois projets, choisis pour leurs différences et leurs spécificités, montrent bien que des problématiques semblent récurrentes dans la pratique de l’implication des habitants. Comme nous avons pu le voir, le contexte et l’échelle jouent généralement un rôle important dans le choix des méthodes de participation à mettre en œuvre. Dans le cadre de ces études, nous en retiendrons deux qui semblent fonctionner dans le cas de réhabilitations de quartiers d’habitat social : l’empowerment et la permanence architecturale. Ces deux procédés répondent pertinemment au couplage d’une réhabilitation urbaine et d’une revitalisation sociale des quartiers. Le premier, s’inscrit dans une durée supérieure à celle du projet, et permet une prise en main collective du quartier changé au départ de l’équipe de bâtisseurs. Le second procédé permet lui de créer une permanence de projet et d’atelier tous les jours de l’année en créant un rituel qui pourra prendre place au sein du quartier au départ de l’architecte. Ensuite, nous avons pu voir qu’il est primordial de considérer la relation avec les habitants comme le point fédérateur du projet. Alors qu’un manque de confiance dans les institutions et les formes de pouvoir existe déjà dans ces quartiers, il est nécessaire de considérer une approche inclusive et respectueuse des habitants pour établir un rapport de confiance qui leur permettra d’être plus à l’aise dans le projet et d’y trouver plus d’intérêt. Il s’agira de soigner cette relation dans le temps et d’éviter toutes décisions ou actions qui pourraient remettre en question cette relation de confiance. Finalement, il est aussi important de réaliser que la relation entre les équipes de projet, la maitrise d’œuvre, les maitrises d’ouvrages, les institutions publics ou encore les bailleurs sociaux est un élément qu’il est aussi nécessaire d’entretenir. Un projet participatif peut difficilement se construire s’il n’existe pas d’accord commun qui pousse chaque entité du projet à y retrouver ses propres valeurs et à tout faire pour que le projet aboutisse. Pour éviter le conflit, il est alors préférable d’agir dans une échelle locale et à travers un petit groupe, pour favoriser les contacts et le dialogue. Nous pourrons alors nous baser sur ces trois études de cas dans la poursuite de ce mémoire en considérant les différents enseignements apportés par ces expériences dans la réflexion qui suit.

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3. HABITANT IMPLIQUÉ, BATISSEUR MÉDIATEUR : QUELLES COMPÉTENCES POUR UN PROJET COMMUN. Dans cette dernière partie du mémoire, il s’agira de mettre en perspective tous les enseignements qui ont été acquis grâce aux parties précédentes. Nous essayerons d’entamer une réflexion sur quelques thématiques du projet participatif urbain qui semblent encore aujourd’hui nécessiter une remise en question et une recherche plus approfondie. L’objectif ici n’est pas de proposer des solutions à des systèmes qui ne fonctionnent pas encore, mais de proposer des pistes de recherche qui pourront alimenter une future réflexion. En effet, le projet participatif a pour avantage d’être un processus plutôt novateur à l’échelle de l’histoire de l’habitat. Il est donc support d’une adaptabilité et surtout d’une capacité d’évolution intéressante qui fait de ce sujet une réelle problématique d’étude. Si les théoriciens en font une étude souvent très précise et poussent la participation dans des retranchements parfois philosophiques et très théoriques, nous essayerons ici de trouver l’inspiration dans la pratique pour tenter de proposer ses réflexions. Car si la participation consiste à « faire », il est difficile de s’en accaparer à travers la littérature et de la retranscrire dans l’écriture. Les réflexions de ce mémoire prendront alors peut être la forme de questions ouvertes, de suppositions, parfois maladroites, elles évolueront à tâtonnement à l’image du projet incrémental. Mais elles auront le mérite d’être écrites ici et de peut-être pouvoir proposer un débat. Dans un premier temps, il s’agira de comprendre les limites du projet participatif en se basant sur les observations réalisées lors des études de cas, et alimentée par différents ouvrages. Ensuite, nous verrons de quelle manière ces limites peuvent engager une réflexion et définir des leviers permettant de faire avancer l’histoire de la participation dans les projets de réhabilitation des quartiers d’habitat social.

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3.1 Les limites à l’implication des habitants dans la réhabilitation des quartiers populaires. Les précédentes études de cas nous montrent qu’il existe encore aujourd’hui des limites à l’implication des habitants dans la réhabilitation des quartiers d’habitat social. Dans cette troisième partie, nous relèverons plusieurs points qui méritent de pousser notre réflexion. Tout d’abord il s’agira de s’intéresser à l’ambiguïté de la relation entre l’habitant et les bâtisseurs qui constitue un des freins importants au dialogue, puis nous verrons de quelle manière la participation habitante peut être instrumentalisée à des fins de marketing politique par les institutions publiques. Enfin, nous reviendrons sur le phénomène d’injonction participative qui existe depuis les années 70 et qui est encore trop ancrée dans les politiques de rénovation urbaine.

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3.1.1 Une relation bâtisseur-habitant encore complexe

La relation entre l’habitant et le bâtisseur se doit d’être construite sur une confiance commune. Sans confiance, la création d’un projet participatif est vouée à l’échec, puisqu’elle est le pilier de relations structurées entre les individus. Le positionnement hiérarchique des institutions pose encore problème dans ces tentatives d’intégrer les habitants. Yona Friedman dans Utopies réalisables , explique la manière dont une utopie imaginée par une communauté face à une situation qui ne lui convient pas, peut être réalisée si elle répond à certains critères. Si l’on considère un projet participatif en tant qu’« Utopie réalisable », il doit alors satisfaire à ces différents critères pour être réalisable. Le premier point consiste en la nécessité de prendre en compte un consentement massif. Si une utopie veut se transformer en projet, elle doit être réalisée avec l’accord de chacun. « Il ne suffit pas de découvrir un remède à une maladie, il faut que le malade consente à le prendre »97 Or, les précédentes études de cas décrivent comment les institutions s’emparent d’un problème (restons dans la métaphore) : « des habitants malades dans un quartier insalubre » et décident de soigner le mal : nous réhabiliterons ce quartier et vous y participerez. Julien Charles dans La participation en actes étudie différents cas de processus participatif. Il fait état de différentes critiques sur la participation dont celle du consentement et de la « capacité » de chacun face à la participation. Il écrit : « Participer fait peser certaines exigences sur ceux qui souhaitent s’impliquer » et « Chacun ne dispose pas en tout temps et en tous lieux des ressources nécessaires pour mettre en œuvre les compétences attendues par les institutions, y compris démocratiques. »98 Demander leur consentement aux habitants dès le début des opérations, est un premier pas vers la confiance mutuelle. L’auteur avertit les institutions, que la participation n’est pas juste un fantasme illusoire de l’architecte et des communautés de commune, et qu’elle n’est pas la solution miracle qui rendra la vie dans les quartiers plus belle demain. La participation peut ne pas émerveiller l’habitant, elle peut ne pas l’intéresser ou tout simplement ne pas l’affecter.

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FRIEDMAN Yona, Utopies réalisables, Edition L’éclat/poche, 2000

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CHARLES Julien, La participation en actes, Desclée de Brouwer, 2015

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« Il est erroné de considérer tous les participants comme des êtres capables de rationaliser de prime abord leurs expériences quotidiennes dans le format exigé par les animateurs de la participation. Et quand bien même certaines personnes le seraient, il est tout aussi incorrect d’affirmer qu’elles ne peuvent sortir que grandies de cette expérience »99. Dans son ouvrage, Yona Friedman relève aussi un point intéressant sur la construction des utopies réalisables. Il fait écho à notre histoire avec la réutilisation du terme paternalisme. Selon lui, il existe deux types d’utopies : les utopies paternalistes ou non paternalistes. Comme on l’a vu, lorsqu’une collectivité fait face à une insatisfaction générale, celle-ci peut générer une utopie réalisable. La solution qui lui sera apportée pourra soit venir d’un individu de la collectivité, soit d’un opérateur considéré comme expert qui formule une proposition technique. Pour Yona Friedman, l’implication de cet expert extérieur à la collectivité s’apparente à une démarche qu’il nomme alors utopie paternaliste. « Ce sont des individus qui savent mieux que les autres ce qui est bon ou n’est pas bon pour les autres ».100 Bien entendu, le choix de ce terme n’est pas anodin puisqu’il nous rappelle les processus de fabrique de l’habitat de l’ère industrielle et du fonctionnalisme. Dans le cadre d’une utopie non paternaliste : la collectivité est elle-même opératrice des propositions techniques, les connaissances sont diffusées par tous et pour tous dans un consentement collectif. Il est intéressant de voir la manière dont la permanence architecturale de Sophie Ricard s’empare de ces deux situations et réussi à en faire un mélange intéressant. D’un côté l’architecte a le rôle d’experte et propose une solution aux habitants, d’un autre côté, elle fait elle-même partie du groupe et de la collectivité. Pour le cas du quartier du Pile, on assiste à un projet qui pourrait répondre à un comportement paternaliste vis-à-vis des habitants. La verticalité dans la prise de décision est un frein à la mise en confiance des habitants dans le projet. Par ailleurs, on observe souvent qu’elle génère une vision biaisée de l’habitant perçu comme un être immature.

99

Idem FRIEDMANN Yona, op. cit

100

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« Cette catégorisation paternaliste des habitants des quartiers populaires comme des êtres infantiles est aux antipodes de celle du citoyen, détenteur de capacité de jugement et de détachement, qui possède les qualités requises pour s’occuper des deniers publics. » 101 « Hoggart102 avait déjà analysé comment les pauvres sont vus comme des « enfants » immatures, des « innocents » qui n’ont pas les compétences adéquates en matière de responsabilité civique »103 La manière dont sont réalisées les études sociologiques préalables sur le terrain alimente cette distance entre l’habitant et les institutions. En effet, cette étape d’analyse et de diagnostic peut amener les professionnels à pratiquer le terrain sous le prisme de cartographies, de chiffres ou de noms dans un rapport. A l’occasion des phases de concertation avec les habitants, les professionnels se heurtent alors à la vision des habitants qui remettent en question leurs analyses théoriques.104

101

CARREL, Marion, Faire participer les habitants ? Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers

populaires. Nouvelle édition (en ligne). Lyon : ENS Éditions, 2013 102

HOGGART, Richard, La culture du pauvre, Collection Le sens commun, 1970

103

CARREL, Marion, op.cit

104

CHARLES Julie, op.cit

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3.1.2 La participation citoyenne comme nouvel outil de marketing politique

De manière générale, le lien entre politique et participation est fondamental. Si l’histoire nous montre que les tentatives de prise de contrôle de l’habitat par les habitants ont été pour la plupart stoppées par les institutions, les études de cas précédents nous confirment que le problème persiste encore de nos jours. La politique hétéronome et hiérarchisée en est pour quelque chose. Les savoirs sont encore répartis de manière pyramidale dans notre société. Et même si les institutions peuvent donner une voix aux habitants, il s’avérera toujours qu’à l’image du quartier du Pile, c’est l’institution qui est le dernier pouvoir décisionnaire. En parallèle, les récents projets nous montrent comment la politique s’approprie la question de la participation habitante à travers un marketing urbain. De la même manière que les crises qui ont permis à des architectes et au pouvoir de cantonner les populations dans des habitations fonctionnelles, les nouvelles tendances participatives peuvent satisfaire les intérêts politiques des institutions. L’habitat participatif peut être considéré comme une innovation, il devient alors un outil politisé dans un contexte de compétition et de concurrence entre les villes (un peu à l’image des lancements des grands projets urbains modernistes à l’époque). La montée en puissance des labels et des prix amplifie ce phénomène. L’habitat participatif est alors considéré comme un effet de mode, il fait partie des nouveaux critères qui définissent la qualité de la réhabilitation des vieux quartiers dans les villes. « Dans son dossier de candidature au prix EcoQuartier de 2011, l’Ile Saint Denis a introduit un projet d’habitat coopératif, salué par le jury au titre de la catégorie « susciter des comportements éco-participatifs solidaires et responsables ». Interrogée sur la mise en œuvre de ce projet, la chef de projet de l’éco-quartier indique qu’il a été intégré « parce que c’était l’occasion », sans véritable perspective »105 Par cette politique, l’objectif des villes est de se hisser au rang des métropoles qui s’impliquent dans les questions sociales et dans les quartiers d’habitat social. L’exemple du Pile illustre encore assez bien cette problématique. Si au départ, la communauté de commune opte pour un projet de concertation, ce sont les architectes de l’équipe Pile Fertile qui ont dû, à la rédaction de leur projet, forcer les élus à accepter une réelle part de participatif. La concertation est le

105

DEVAUX Camille L’habitat participatif, Edition Presses Universitaires de Rennes, 2015

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terme qu’on retrouve plus généralement dans les textes des grands projets politiques urbains à vocation « participative ». Dans le langage commun, on parle alors de « participation », cependant il faut faire attention à la différence entre ces deux définitions. Comme l’écrit Patrick Bouchain « C’est le fond qui, une fois posé, fait la forme, qui est elle-même l’expression du groupe qui a été constitué pour réaliser l’ouvrage. Ainsi on instaurerait une vraie démocratie participative, alors que le politique, coupé de sa base, a tendance à mettre en place des structures parallèles aux structures démocratiques par des voies de concertation souvent bavarde »106 Il y a donc un côté très paradoxal dans la volonté des communautés de communes d’intégrer la participation (ou concertation) des habitants dans les projets de réhabilitation des quartiers. L’aboutissement du projet du Pile qui a mené à l’exclusion de centaines de foyers illustre l’incohérence du processus. Un jour, la ville demande aux habitants de leur accorder leur confiance dans le cadre du projet, le lendemain celle-ci est brisée. Cela montre aussi qu’une action, une parole, peut détruire des années de travail. Le paradoxe entre tenir un discours politique et social, et expulser des personnes âgées de leur domicile peut briser la relation de confiance établie. La question de la réhabilitation des anciens quartiers est d’autant plus importante car le lien entre l’habitant et son habitat fait lui-même souvent partie du patrimoine. Finalement, il est aujourd’hui nécessaire de faire renaitre une vraie relation entre la politique et les projets pour s’assurer d’une synergie.

106

BOUCHAIN Patrick, Construire autrement, Edition Actes Sud, 2006

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3.1.3 Des pratiques qui freinent encore les démarches : l’injonction participative

Comme on a pu le voir dans les deux parties précédentes, le sort des quartiers d’habitat social a toujours été entre les mains d’institutions publiques ou privées. Que ce soit dans le cadre de leur création, mais aussi dans la réhabilitation de ce patrimoine. L’implication de l’habitant dans le projet est considérée comme un paramètre ou un outil qui va permettre aux institutions de mieux cerner le site ou les enjeux. Généralement, ce processus participatif fait intégralement partie du projet sous la forme d’une injonction participative. Cette expression voit le jour dès les premières politiques sociales de rénovation urbaine. Dans les années 70, les luttes urbaines prônent une autogestion populaire et s’opposent aux « simulacres participatifs » du gouvernement. Pour apaiser les tensions, le gouvernement lance ses programmes de concertation pour le projet urbain en essayant de calmer les mouvements populaires. « La critique marxiste taxe à cette époque d’« immense comédie » cette démocratie urbaine animée par la peur de la révolution. L’appel gouvernemental à un urbanisme participatif et au « droit à la ville » en référence au philosophe Henri Lefebvre (Lefebvre, 1968), vise en réalité, selon les marxistes, à contrôler et encadrer les couches populaires. Il s’agit de changer la ville pour éviter de changer la société, de soigner les malaises sociaux par l’urbain, de faire croire à une « cité sans classes ».»107 Dans les années 80, Albert Mollet fait part de l’échec de la participation dans les processus de renouvellement urbain et relève de manière très juste le paradoxe entre ces habitants délaissés et la volonté de les faire participer : « Dans les milieux défavorisés, il n’existe pas de « demande » exprimée de participation et cela se comprend aisément. La participation suppose un minimum de partenariat, de reconnaissance de l’un par l’autre, l’appartenance à une culture commune. Or ces milieux sont justement ceux des exclus, des personnes ou des groupes désignés sous forme négative, les rejetés de la cité. Exiger d’être consultés, ou seulement écoutés sur leurs conditions de vie, ce 107

CARREL, Marion, Faire participer les habitants ? Citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires.

Nouvelle édition (en ligne). Lyon : ENS Éditions, 2013

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serait vouloir se mettre à égalité avec ceux-là mêmes qui l’ont toujours refusé. C’est parce que l’exclusion a engendré le repli sur la cité, que l’idée même de participation n’est pas concevable »108 Pour Marion Carrel, l’injonction citoyenne prend la forme d’une citoyenneté « de seconde zone », ou une citoyenneté de « rattrapage ». Elle a pour objectif d’éviter les émeutes en apaisant les tensions avec les habitants : « Faire participer les habitants » est, ainsi, devenu davantage un objectif d’éducation des populations que de transformation des modes d’élaboration des politiques publiques. »109 Cette injonction participative agit aujourd’hui comme une consigne qui prend place dans les objectifs des programmes de renouvellement urbain. Marion Carrel parle de « ville schizophrène » lorsqu’elle explique que la participation des habitants prend le plus souvent la forme d’une injonction. Pour les institutions, elle devient une « mission imposée » dont ils ne connaissent ni les processus, ni les règles. Finalement, l’injonction participative se démarque de la participation habitante car elle ne fait pas intervenir les habitants dans une démarche inclusive. Elle considère plutôt les habitants comme « inadaptés » à apporter une réflexion aux processus de réhabilitation de leur quartier. L’injonction participative a alors pour but de transformer les habitants en bons citoyens, de « traiter le handicap individuel ».

108

MOLLET Albert, Quand les habitants prennent la parole, Plan construction, Paris 1981

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CARREL Marion, op.cit

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Les limites à l’implication des habitants dans la réhabilitation des quartiers d’habitat social sont souvent liées à la manière dont l’habitant est encore perçu par les institutions. Si l’injonction participative, qui relève d’un héritage des années 70 et qui existe encore aujourd’hui, peine à disparaitre des mentalités, la difficulté de s’extraire des procédés de conception classique freine aussi les professionnels. L’injonction participative est à l’opposé des techniques de participation citoyennes, puisqu’elle suppose que l’habitant a le devoir d’être acteur de la transformation de son milieu. Or, il a été démontré que les populations des quartiers d’habitat social ne sont pas prédisposées à aller naturellement vers une participation aux projets urbains.110 Il est alors nécessaire de réfléchir à des procédés qui permettent d’intégrer les habitants aux projets en considérant la durée nécessaire à l’apprentissage de la participation au sein même de la réalisation du projet. Cette réflexion sera l’objet de cette deuxième partie.

110

CHARLES Julien, La participation en actes, Desclée de Brouwer, 2015

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Figure 28 Tract contre l'injonction participative, années 80

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3.2 Quels leviers pour les démarches de participation : réflexions et retours d’expérience Dans cette seconde partie, nous essayerons d’entamer une réflexion basée sur les limites précédemment évoquées ainsi que sur les études de cas. L’objectif est d’essayer de dégager des enseignements et des pistes de recherches, qui permettant d’aller vers une amélioration du projet participatif au sein de la réhabilitation des quartiers d’habitat social. L’objectif n’est pas de rédiger un cahier des charges ou une liste d’actions basée sur quelques observations, mais bien de lancer un débat sur certains sujets ou de réfléchir à des solutions qui pourront faire l’objet de futures recherches.

99


3.2.1 Réunir les bons acteurs à la bonne échelle

Proposer une démarche participative au sein d’un projet nécessite avant tout l’accord de l’intégralité des acteurs. La question du consentement ne se résout pas uniquement à celui des habitants, mais bien à chaque participant du projet. Il est alors du devoir des institutions de s’assurer que le projet est validé par tous les acteurs qui assurent leur soutien sur toute la durée du projet. •

Se réapproprier la commande et convaincre les institutions

Dans le cas d’une rénovation de quartier lancée par une communauté de commune, l’architecte, lorsqu’il intervient sur le projet, peut se réapproprier la commande. Son rôle n’est pas uniquement de suivre le cahier des charges, il s’agit aussi d’être capable de le remettre en question. Souvent, le projet initial lui impose une concertation habitante qui peut parfois s’apparenter à une injonction participative. Il peut alors décider d’aller plus loin et de proposer de réels processus de participation qui vont mettre l’habitant au cœur du projet. Pour cela, Sophie Ricard préconise à l’architecte d’être assez proche du maitre d’ouvrage. Cela permet de d’avoir un impact dès le début et ne pas se retrouver en bout de chaîne, bloqué par les décisions déjà actées.111 Il est alors nécessaire de convaincre les élus de la véracité de cette démarche pour réussir à les impliquer et à les motiver dans le projet. Pour cela, plusieurs arguments peuvent être utilisés. La participation citoyenne à un projet peut engendrer des circuits locaux, du réemploi ou l’utilisation de matériaux à faible impact carbone. L’aspect écologique est l’une des raisons qui peut pousser un élu à valoriser ce type de projet dans la course aux labels. L’aspect économique peut aussi être évoqué dans le cas de circuits courts puisque cela permet des économies en main d’œuvre, et en matériaux. Ensuite, face au désarroi de certains politiques, l’équipe doit pouvoir être capable de présenter des exemples de projets similaires ayant abouti à une réussite. Pour que le projet soit crédible aux yeux des politiques, il doit être ancré dans une démarche réaliste qui a déjà été réalisée et qui fonctionne.

111

RICARD Sophie, La permanence pour un urbanisme vivrier, Extrait de la Web conférence, La frugalité heureuse et créative », Octobre 2020

100


Il est aussi intéressant de faire valoir le projet aux yeux de la municipalité dans une démarche sociale. En effet, on a vu dans la première partie que les projets de renouvellement urbain doivent s’ancrer dans des problématiques sociales. Il s’agit alors de proposer une démarche HQE112 qui pourrait, si elle est souvent évoquée dans ces projets, devenir un élément constitutif d’un nouveau label ! « Plus que la haute qualité environnementale, c’est la qualité humaine qui m’intéresse. C’est ça le développement durable : faire attention aux habitants, faire attention aux constructions qui existent au lieu de les détruire, et les remettre en vie. Ce n’est pas faire des maisons en paille et en terre crue ».113 •

Considérer l’échelle humaine

La question de l’échelle est primordiale. Patrick Bouchain estime que pour produire avec l’habitant, l’échelle micro, c’est à dire celle de l’individu est la seule capable d’aboutir à un projet qui puisse être viable et qui puisse répondre aux aspirations de chacun. « Plus l’acte est petit, plus il est facilement réalisable, plus le rituel est compris »114 Une fois cette échelle micro maîtrisée et comprise, il s’agira ensuite de pouvoir l’appliquer à une échelle plus grande : l’échelle macro. Une multitude de projets micro pourraient alors devenir un projet à l’échelle d’un quartier, d’une ville. Ce procédé va à l’encontre des procédés classiques de la fabrique de l’habitat, elle s’oppose à la conception fonctionnaliste et standardisée à l’origine de ces quartiers ouvriers ou des grands ensembles. Dans un sens, il s’agit en retrouvant l’échelle locale, de revenir à un artisanat, à la conception directement associée à une pratique manuelle. Car en effet, l’échelle locale permet d’être assez proche des habitants pour les impliquer. Mais elle permet aussi de faire venir des techniciens et des artisans d’entreprises locales, qui pourront organiser les chantiers école pour les habitants. Il est important de noter que les résidents de ces quartiers d’habitat social, sont bien souvent issus de classes populaires et il est possible qu’ils puissent avoir été des ouvriers du bâtiment.

112

Bouchain, en reprenant ironiquement le label HQE (haute qualité environnementale)

113

BOUCHAIN Patrick, Construire autrement, Edition Actes Sud, 2006

114

Idem

101


Il s’agit alors de considérer leur pratique et leurs connaissances comme une richesse interne et de la mettre au service de la communauté. L’échelle permet aussi de définir un groupe critique. Car si la petite échelle fonctionne, le rapport humain ne peut pas se faire au-delà du groupe critique. Il est préférable que la concertation et les réunions de projet soient réalisées par petits groupes pour favoriser le dialogue et rester constructif. Par exemple, Philippe Verdier dans sa proposition d’une démarche de projet urbain préconise un groupe de 20 personnes constitué des élus, des habitants et des techniciens. Il précise qu’il faudrait 10 à 12 personnes intéressées par le projet et 6 à 8 personnes découvrant la démarche. Ce groupe pourra être modifié pour chaque réunion et permet d’élargir les points de vue et d’éviter les échanges redondants.115 •

Agir dans une temporalité à échelle humaine

La temporalité des projets semble aussi être un paramètre qui influe sur la bonne réalisation du projet. Il y a plusieurs critères à prendre en compte. Tout d’abord, on a vu qu’il était nécessaire de considérer un temps long pour créer une relation de confiance avec les habitants. Il faudra une année à Sophie Ricard et à Anderson dans sa cabane de chantier. Cette temporalité dépend évidemment de l’échelle du quartier et du nombre d’habitant. C’est d’ailleurs pourquoi, dans le cas d’un projet de grande ampleur, on pourrait réfléchir à une division de l’espace, dont chaque parcelle serait associée à un architecte. Ils deviendraient alors référents du parcelles et pivots dans le grand projet. Il pourrait utiliser cette position pour procéder à l’analyse spatiale et sociologique du quartier. A la manière de Sophie Ricard, il pourrait alors prendre le temps de faire connaissance avec les habitants. Une fois que la phase de conception lancée, il est intéressant d’accélérer le processus pour entrer dans une phase d’action. L’intégration de petits chantiers participatifs dans cette phase a permis à l’équipe de la Pile Fertile de rythmer cette période de concertation. Il est nécessaire de garder un rythme pour montrer à l’habitant que le projet évolue, le mouvement ne doit pas s’essouffler, ne doit pas fatiguer, il doit être fluide et surtout il doit permettre aux habitants de pouvoir se projeter dans le temps.

115

VERDIER Philippe, Le projet urbain participatif, Apprendre à faire la ville avec ses habitants, Edition Yves

Michel, 2009

102


La question de la temporalité est aussi présente dans le renouvellement des habitants dans le quartier. Au cours du temps, des habitants vont partir, arriver, c’est pourquoi le processus ne doit pas être figé mais permettre une adaptation continue pour pouvoir accueillir de nouveaux habitants au cours du temps. D’un autre côté, rendre le processus de conception dynamique permettra aussi aux gens sur le départ de pouvoir profiter de l’environnement qu’ils sont en train de construire. La question de la temporalité est aussi plus large, car il est important de considérer ces projets sur un temps plus long, après le départ des équipes, l’appropriation du quartier doit continuer à faire effet. Patrick Bouchain défend cette architecture non terminée, qui peut laisser place à une appropriation future. Elle reste ouverte, appropriable, flexible et dépend alors uniquement de ses habitants, non plus de son architecte.

103


3.2.2

Définir une méthodologie inclusive

Le processus participation des habitants dans les projets de réhabilitation de leur quartier, ne peut pas se construire du jour au lendemain. Donner un droit et une voix à des habitants qui auparavant n’avais jamais été concertés est un choc social et politique qu’il faut apprendre à assimiler car il peut parfois même constituer une souffrance116. La participation se construit, elle est d’ailleurs un processus que nous devrions apprendre en tant que citoyen dès notre plus jeune âge. Pour certains milieux sociaux qui pratiquent par exemple des métiers où il leur est habituel de donner leur avis, il sera plus facile de prendre part à un projet participatif. Cependant, ce n’est pas le cas de la bonne majorité des habitants des quartiers d’habitat social. Il est alors nécessaire de prévenir cette situation en créant un environnement de confiance pour encourager la prise de parole. •

Considérer la confiance comme élément essentiel

On a pu le voir précédemment, la confiance entre les habitants et les institutions est bien la clé d’un fonctionnement efficace des démarches participatives dans un projet. Mais pour cela, il est nécessaire de donner à l’habitant un statut qui puisse le mettre dans une situation de pouvoir. Pour mettre un individu en confiance, il est nécessaire de lui donner la capacité d’avoir un avis et un pouvoir d’action dans un processus. En 1943, Simone Weil écrit : « L’initiative et la responsabilité, le sentiment d’être utile et même indispensable, sont des besoins vitaux de l’âme humaine. » ou encore « La satisfaction de ce besoin exige que l’homme ait à prendre souvent des décisions dans des problèmes grands ou petits. Il faut qu’il puisse s’approprier par la pensée l’œuvre toute entière de la collectivité dont il est membre. Et qu’on lui fasse sentir clairement la part qu’il prend. »117 Il est aussi possible de réfléchir à l’implication des habitants encore plus en amont du projet classique. Pourquoi ne pas l’intégrer aux débats préliminaires (souvent politisés) qui sont à l’origine de la définition des enjeux de son quartier. On remarque souvent que les projets participatifs peuvent être la transcription d’une certaine idéologie de l’institution qui l’entreprend : réhabilitation énergétique pour vivre avec le

116

« La participation est soumise à des contraintes fortes. Elle ne laisse pas de place ou très rarement et très peu, à ces « souffrances », ces troubles peu disposés à être communiqués en public » CHARLES Julien, op.cit. 117 WEIL Simone, L’enracinement, prélude à une déclaration des devoirs envers l’être humain. Folio, 1949

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réchauffement climatique, revitalisation des quartiers pour favoriser la mixité, création d’une nouvelle offre etc. Ces projets s’intègrent bien souvent dans des problématiques écologiques ou politiques d’actualité. Mais ces débats ne font pas partie de la phase participative du projet puisqu’ils constituent le « back ground » du projet. Julien Charles dans La participation en actes donne l’exemple d’un atelier de vélo en Californie, qui soutient une problématique écologique en permettant aux gens de venir réparer leur vélo aidé par des volontaires. Sur une logique d’emporwerment, chaque individu est laissé autonome et libre de décider d’être aidé ou non. Même si le principe est basé sur une idéologie écologique très forte, l’atelier ne considère pas le débat au sein de sa pratique : « Afin de ne pas entraver l’accès de l’atelier à ceux qui ne sont pas en mesure de souscrire aux idéaux écologistes des volontaires, aucune contrainte de mise en débat ne se manifeste. Il n’y a pas lieu de prendre appui sur des principes ou des convictions pour réparer son vélo. »118 Cette situation peut se traduire dans le projet de réhabilitation : il n’est pas nécessaire pour l’habitant de devoir prendre position sur un sujet ou une idéologie pour réparer son quartier ou sa maison. A l’arrivée de l’habitant, les enjeux politiques, sociaux ou écologiques ont déjà été discutés. L’habitant pénètre donc dans une sphère où le débat n’est plus possible car il a été clôturé par la phase en amont. Soustraire ce débat à la démarche, c’est enlever un paramètre important ; celui d’intégrer l’habitant à un débat plus large. Participer à ce débat pourrait lui permettre d’ouvrir les yeux sur des problématiques environnementales ou de mieux comprendre les problèmes sociaux qui pèsent sur son quartier. La confiance se crée aussi à travers la discussion et la présence de l’autre qui permet de montrer un intérêt personnel aux problèmes de chacun. Sophie Ricard en devenant la voisine, facilite le dialogue avec les autres habitants, sa présence sur le terrain leur permet de pouvoir l’observer, et de la côtoyer sans forcément la connaitre. Si l’architecte a pu réaliser cette permanence, c’est aussi par sa motivation et son envie de s’intégrer elle-même dans un projet participatif. A l’époque, c’est son statut de jeune diplômée sans contraintes qui lui permet d’aller s’y installer. Même s’il n’est pas possible de demander à chaque architecte de vivre sur le site du projet, il est important que celui-ci puisse y être présent d’une manière ou d’une autre, à travers des

118

CHARLES Julien, La participation en actes. Entreprise, ville, association. Collection Solidarité et société, Edition Desclée de Brouwer, 2016

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petites permanences, des ateliers participatifs, des évènements, il a tout intérêt à faire en sorte de voir et d’être vu. •

Aborder la notion de consentement des habitants, considérer leur capacité

Donner son consentement, c’est l’action de donner son accord à une action, à un projet. La première étape d’un processus participatif dans le cadre d’une réhabilitation d’un quartier devrait obligatoirement commencer par prendre en considération le consentement, ou non des habitants. Cette vérité est d’ailleurs valable pour toutes les actions impliquant un autre que soi dans la vie de tous les jours. Les opérations de rénovation de quartier sont initiées par des institutions publiques ou privées, qui ne se sont jamais souciées de recevoir l’accord ou non de locataires lors d’une réhabilitation. Cependant, les répercussions d’un projet impactent les habitants uniquement, c’est pourquoi ils ont le droit de pouvoir donner leur accord. La mise en place d’un système participatif sans l’accord en amont des habitants s’apparente à une injonction participative. Pour Julien Charles, aujourd’hui le projet participatif : « Se fonde sur un postulat d’égale capacité de tous à contribuer au commun »119. Il explique que chacun n’est pas apte à décider de sa volonté de participer ou non, ni de sa capacité, car c’est un processus qui n’est pas naturel. S’il faut reconnaitre que les êtres humains ne sont pas tous dotés de mêmes capacités, cela n’entrave cependant en rien leur égalité. Il est alors nécessaire de prendre en compte ces différences dans la création d’un projet participatif. En supposant qu’il existe une autonomie innée de l’habitant qui va, de lui-même, être en capacité de pouvoir participer, on marginalise d’ores et déjà tous ceux qui ne s’en sentent pas capables. « Les exigences capacitaires pesant sur les personnes ne sont pas prises en compte par l’organisation qui ne s’engage pas dans une interrogation sur les absents et ne s’inquiète pas des motifs pour lesquels les présents sont là. » 120 Les capacités des habitants doivent être respectées par tous les acteurs du projet. Mais parfois il arrive que les professionnels ou élus n’aient pas la patience de voir chaque habitant avancer 119

CHARLES Julien, La participation en actes, Desclée de Brouwer, 2015

120

Idem

106


à son rythme. Ils peuvent alors s’imaginer que l’inadaptation des habitants est irréversible et que le projet perd du temps et de l’argent. Cette situation est dangereuse, puisque le pouvoir peut alors être repris par les institutions en charge du projet. Il faudra se préserver de ces dérives en considérant cette temporalité de projet comme un gain. Même si la durée de projet est rallongée, il est nécessaire de considérer qu’encourager le développement des capacités des habitants s’apparente à un travail social inscrit dans la démarche participative. •

Intégrer les habitants à l’analyse sociologique de leur quartier

Faire participer les habitants à l’analyse sociologique, c’est prendre acte du droit à l’usage, de la pratique de l’espace comme une spécialisation de l’habitant. La sociologie et l’échantillonnage peuvent parfois aller à l’encontre de la démarche participative par la prise de recul avec l’habitant. C’est risquer de retomber dans des pratiques modernistes qui supposent que deux êtres humains de la même catégorie (sociale, sexuelle, religieuse.) éprouvent les mêmes sentiments vis-à-vis de leur habitat. Trop souvent, la concertation avec l’habitant devient un outil dans la réalisation de l’analyse sociale et spatiale par les professionnels. Il serait peut-être possible d’imaginer un processus d’analyse sociologique et spatial participatif à travers le prisme de la recherche action. A l’origine, la recherche action est un processus éducatif qui consiste à faciliter l’identification d’un problème à travers la mise en place de nouvelles stratégies. Cela permet de sortir des procédures classiques qui consiste à régler les mêmes problèmes avec les mêmes stratégies. Michèle Catroux écrit que la recherche action peut aussi être utilisée sur le terrain pour collecter des données et devenir un outil de diagnostic permettant de proposer des hypothèses. De plus, c’est une méthode qui s’intègre dans des démarches participatives : « Le praticien-chercheur se trouve donc inclus dans le processus à part égale avec les autres participants. Les participants ont connaissance de tous les aspects de l’action menée et prennent part aux phases de négociation, d’observation, et de prise de décision. Ils peuvent contribuer également à la sélection des stratégies mises en œuvre. »121 Mêler le professionnel et la sociologie à l’habitant et sa pratique du terrain serait alors un principe de recherche action qui pourrait permettre d’établir des stratégies nouvelles jamais tentées auparavant.

121

CATROUX Michèle, Introduction à la recherche-action : modalités d’une démarche théorique centrée sur la pratique, Article extrait de La recherche action : un autre regard sur nos pratique pédagogiques, Cahiers de l’APLIUT, 2002

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Repenser les étapes du projet

S’il a été question de repenser la première étape du projet sur le consentement, puis sur l’étude sociologique. Il est aussi intéressant de proposer des pistes d’action pour rendre le projet participatif plus inclusif dans sa démarche globale. Inclure une démarche itérative semblerait nécessaire pour le projet participatif puisqu’elle permet de réintroduire à chaque fois les acquis de l’étape précédente et les éléments nouveaux. Cette démarche progressive et pragmatique a pour volonté de valoriser les acquis. Faire évoluer le projet par étape permet aux habitants de se faire une représentation plus précise du projet. Proposer une hiérarchisation des changements dans le projet semble aussi nécessaire. Il est important de penser les temporalités des travaux avec les habitants pour donner la priorité aux travaux les plus urgents. A l’inverse du projet du Pile qui proposait de planter des potagers alors que de nombreuses maisons étaient infestées de rats, il s’agira de revoir les priorités à la manière de Sophie Ricard. Pour l’opération de Boulogne-Sur-Mer, elle prévoit en premier lieu l’isolation extérieure de toutes les maisons. Les projets de réhabilitation supposent bien souvent de devoir transformer le quartier en présence des habitants. Il serait alors plus intéressant de proposer des opérations tiroir122 pour permettre aux habitants de rester dans leur logement. Cela leur permettra aussi de pouvoir réaliser les travaux qu’ils se sentent capables de faire.

122

Opération de chantier pendant laquelle les habitants ne sont pas délogés de leur habitat 108


3.2.3

De nouvelles compétences pour l’architecte

Dans la continuité de cette recherche, il est nécessaire que ce mémoire d’architecture se pose la question des compétences et de la responsabilité que l’architecte dans ce type de projet. •

Adapter les techniques de communication et repenser ses outils

La communication est le fondement qui permet à tout architecte de faire part d’un projet dont il est le seul à avoir l’image en tête à un autre que lui. En intégrant l’habitant dans la conception de ces projets, ce sont alors des centaines d’images différentes qui apparaissent et qui deviennent sujet de discussion. L’outil de communication devient alors non plus un fondement mais presque un besoin vital pour le projet. Cependant, l’architecte s’est habitué à des outils qu’il utilise généralement pour parler de projets avec des professionnels qui comme lui, connaissent le langage de l’architecture et de l’urbanisme. Si aujourd’hui l’architecte veut être capable de communiquer un projet avec et pour les habitants, il est nécessaire qu’il repense ses outils. Tout d’abord, instaurer un langage commun au projet participatif pourrait être un outil permettant de faciliter le dialogue entre tous les acteurs. Il est alors important d’initier les habitants qui le veulent, à ce langage de l’espace, à travers des ateliers et des travaux en lien avec l’architecte et les élus (qui peuvent aussi avoir besoin de cette formation). L’idée est de donner une conscience du vocabulaire mais aussi des échelles. « Il a été montré que les exigences de communication et de partage dans la participation ne tiennent pas seulement à des contraintes formelles et langagières, mais également à des impératifs liés aux pratiques sur lesquelles la participation entend déployer son autorité. »123 En développant ce langage, l’objectif est double : faciliter la compréhension du projet mais aussi aider les habitants à exprimer un mal être face à leur cadre de vie. A l’aide de ce vocabulaire utilisé par tous, il pourra s’exprimer dans un langage commun et faire part de ses sensations. La représentation du projet doit aussi être revue puisque si l’architecte a l’habitude de représenter l’espace en coupes et en plans, l’habitant lui ne lit pas l’espace de la même manière. De manière générale, un individu pratique l’espace en séquence, en vues, en sensations, c’est 123

CHARLES Julien, La participation en actes. Entreprise, ville, association. Collection Solidarité et société, Edition Desclée de Brouwer, 2016

109


pour cela que ce sont les vues en perspectives ou en axonométrie qui seront plus parlantes pour les habitants. L’objectif est alors de réussir à parler de volumétries et d’ambiances tout en évitant de tomber dans des représentations superficielles à travers la perspective. Il est aussi intéressant de relever que si ces documents permettent de communiquer sur le projet, ils peuvent aussi être le support de discussion et déclencher des idées et des envies par les habitants « L’image, parce qu’elle vise à susciter des envies, modifie les attentes »124 « L’image, en servant de révélateur aux divergences de points de vue, devient outil de projet »125 L’architecte dans ce processus participatif a aussi la casquette du médiateur. Lorsque les débats ou les discussions s’enlisent ou dérivent vers des propositions qui n’aboutissent pas, c’est lui qui est le plus à même d’élever le débat. Cela peut passer par une reformulation des idées et des envies, par la prise de décision en considérant les avantages et les inconvénients. L’architecte a la capacité de reformuler des idées et des projets. Cela lui permet de proposer l’idée de l’un ou de l’autre sous une autre forme, pour faciliter la communication. Cependant, il doit faire attention à ne pas faire basculer l’avis général vers l’image personnelle qu’il se fait du projet. C’est pourquoi la présence d’un autre acteur tel qu’un médiateur ou un autre professionnel de l’équipe peut permettre au débat de rester ouvert. L’architecte se doit aussi de considérer l’habitant comme un adulte et non comme un élève. Il s’agira alors d’utiliser les réunions comme des discussions et non comme des exposés. Le format d’exposé instaure souvent une distance entre l’habitant et le bâtisseur et relève des processus de pédagogie scolaires classiques qui ne font pas l’unanimité. Les projets seront présentés par des personnes : l’architecte, l’urbaniste à l’aide d’outils compréhensibles et accessibles à tous. Il faut peut-être alors éviter de trop compter sur des outils numériques qui sont moins ludiques et moins accessibles pour les personnes plus âgées. Les maquettes seront alors les bienvenues puisqu’elles représentent un outil universel, que chacun peut s’approprier.

124

HATZFELD H. et MOUTTON Y. Chroniques de la rénovation, revue Urbanisme, n°351, 2006

125

Idem

110


Figure 29 Concertation, projet deréhabilitation du quartier ouvrier à Tourcoing, Bouchain

Figure 30 Maquette réalisée pour l'exposition sur Lucien et Simone Kroll au Lieu Unique à Nantes

111


Accepter de ne pas tout contrôler

Dans la pratique de son métier, l’architecte est souvent amené à gérer des projets dans leur intégralité et à contrôler tous les processus de l’esquisse à la livraison. Cependant, intégrer une démarche participative c’est aussi laisser à l’habitant une part de liberté dans la conception et la mise en œuvre du projet. C’est laisser le projet se faire approprier par l’habitant qui devient à la fois un des concepteurs mais aussi un futur utilisateur de cet espace. Patrick Bouchain dans Construire autrement parle de cet héritage que laisse l’architecte à l’occupant une fois parti : « Pendant le temps de la construction, la personne qui conçoit un bâtiment le transmet à la personne qui construit, et elle-même à celle qui va s’en servir. Puis la personne qui s’en sert va le transformer, avant qu’une autre lui succède, le transforme à son tour et l’emmène dans l’histoire. »126 Transformer un quartier encore occupé par ses habitants et une mission complexe pour l’architecte qui n’a pas été habitué à concevoir un projet sur un site vivant. C’est pourquoi il lui est impossible de tout contrôler car les éléments extérieurs sont trop nombreux pour empêcher l’imprévu. La réhabilitation est donc un support qui permettra à l’architecte de pouvoir lâcher prise. Dans ce projet, tous les acteurs doivent alors trouver la place qui leur convient, s’ouvrir aux idées des autres, à leurs questionnements, ne rien considérer comme acquis. Accepter que l’idée de l’un puisse étayer la sienne. Accepter que ses idées ne soient parfois pas en accord avec celles des autres.

126

BOUCHAIN Patrick, Construire autrement, Edition Actes Sud, 2006

112


Figure 31 Sophie Ricard qui habille la maison du quartier avec les enfants

113


Faire du projet participatif un combat personnel

Souvent, les architectes qui participent aux projets participatifs sont soit de jeunes professionnels qui cherchent à prendre une part active aux projets participatifs, ou alors des professionnels expérimentés et familiers des processus. Dans les deux cas, il est nécessaire que le projet soit mené et guidé par une cause sociale et éthique chère à l’architecte. On remarque que les architectes et les urbanistes sont de plus en plus attirés par les projets participatifs, c’est une occasion pour eux de se reconvertir dans une pratique plus éthique qui leur permet de retrouver une manière de construire en accord avec leurs sentiments et leurs idées. L’exemple de Sophie Ricard dans le quartier de Boulogne sur Mer peut paraître extrême. Cependant, il est certain qu’au vue des remises en question actuelles dues au contexte de crise, nombreux sont les jeunes architectes qui seraient prêts à vivre la même expérience sociale que Sophie Ricard. Si l’on rapporte le nombre de ces jeunes diplômés motivés à celui des quartiers dans le besoin, il est certain que chaque quartier pourrait trouver preneur ! De plus, la formation de l’architecte se prête bien à ces problématiques puisque c’est avant tout un métier qui doit s’intégrer dans des problématiques sociales de l’habitat.

114


Finalement, cette dernière partie, bien que relevant d’une démarche plutôt expérimentale, nous permet d’identifier plusieurs points qui semblent encore freiner les démarches participatives On remarque que la difficulté principale réside dans la relation entre l’habitant et les institutions. Ce problème nécessite de réaliser un travail de longue haleine pour sortir des habitudes et des vieux principes qui associe encore l’habitant à l’image d’un consommateur de l’espace. Cette problématique est encore plus présente dans le cas de réhabilitation de quartier d’habitat social où le « pauvre » est encore trop souvent stigmatisé et infantilisé dans les processus. On a pu voir que le processus de participation n’est pas naturel, c’est pourquoi il semble aujourd’hui nécessaire pour les habitants d’apprendre à participer. Cette thématique se retrouve dans les techniques d’empowerment qu’il sera intéressant d’étudier dans la continuité de ce mémoire, car elles se prêtent au contexte des quartiers d’habitat social. Mais il s’agit aussi pour les acteurs du projet d’apprendre à faire participer ! Pour cela, il serait intéressant de pouvoir les intégrer dans des démarches de formations leur permettant d’acquérir les capacités professionnelles et humaines adéquates mais aussi d’être confrontés à des projets existant comme preuve que la participation peut fonctionner et qu’elle est porteuse d’un avenir plus respectueux de son prochain.

115


Conclusion

La réflexion proposée dans ce mémoire s’est peu à peu construite au fil des recherches et des différents allers-retours entre les ouvrages et les projets étudiés qui ont nourri son évolution. Elle est le fruit d’une réflexion plus large sur les enjeux environnementaux actuels et sur une volonté personnelle de faire de l’architecture une œuvre sociale et collective. Cette réflexion s’est alors naturellement orientée vers la problématique de la reconquête du patrimoine des cités ouvrières et des grands ensembles par la réhabilitation participative ; et sur la question de comment porter et accompagner la voix des habitants des quartiers d’habitat social au cœur d’une démarche participative adaptée. Dans un premier temps, il a été nécessaire de comprendre le contexte historique sur lequel se base le sujet étudié. La naissance des cités ouvrières et des grands ensembles en France n’est pas anodine, elle est le résultat de processus migratoires et de changements économiques qui ont considérablement impacté notre société et notre habitat. Ces mutations politiques et économiques ont engendré une évolution de l’idéologie du logement insufflée par les institutions publiques ou privées, laissant à l’habitant l’unique fonction d’habiter. Cela a engendré de nombreux phénomènes de marginalisation des quartiers ouvriers et des quartiers plus pauvres ainsi qu’un abandon du lien entre logement et habitant. S’il a été pendant longtemps question de supprimer ce patrimoine, il est aujourd’hui nécessaire de considérer sa réhabilitation pour contrer les phénomènes de tabula rasa. Les crises que nous traversons aujourd’hui, sont à l’origine de nombreuses problématiques graves qui planent sur notre société, cependant, elles permettent aussi d’accélérer les prises de conscience. Le mal être de la société qui pèse aujourd’hui sur les habitants est crié haut et fort. Cependant, cette prise de conscience est souvent possible pour un esprit qui n’est pas déjà accaparé par le poids d’autres soucis quotidiens. Les habitants des quartiers d’habitat social sont les plus touchés par ce mal être. Victimes du fossé qui se creuse jour après jour entre les inégalités, ils deviennent de plus en plus pauvres et marginalisés. Une colère existe depuis longtemps dans ces quartiers, alimentée par ce cadre de vie qui leur colle à la peau. Mais bien souvent, leur isolation et leur abandon par les institutions, ne permet pas la prise de parole et ils se retrouvent alors dans une grande difficulté pour exprimer le malaise qu’ils subissent.

116


La réhabilitation de ces quartiers pourrait alors être l’occasion d’offrir à ces habitants une voix. En construisant un projet avec eux, ils pourraient alors sortir des injonctions qui leur sont faites depuis tant d’années et retrouver une autonomie face à son habitat. Il me semble alors que la manière la plus appropriée de pallier à cette crise sociale consiste à intégrer la composante de l’habitant dans un processus de participation au cœur des projets de renouvellement urbain. Si de nombreux spécialistes se penchent sur le sujet de la participation depuis plusieurs années, c’est en s’intéressant à des cas concrets qu’on acquière des connaissances ré-exploitables pour d’autre projet à venir. On a pu voir d’ailleurs que si de tels projets existent aujourd’hui, ils représentent une multitude de paramètres et de manières différentes de faire. C’est cette diversité qui fait de la participation habitante un sujet riche et libre d’interprétation. Cela est d’autant plus vrai qu’il doit aussi s’adapter à toutes les manières possibles d’habiter, propres à chaque habitant. Si des projets ont pu fonctionner et ont réussi à redonner un cadre de vie agréable à ces habitants, il s’avère que d’autres ont largement échoué, amenant même les habitants à souffrir de l’échec de ce projet. Souvent, c’est la mise en place d’une méthode de participation encore trop paternaliste qui a soldé le projet d’un échec. Il est d’ailleurs intéressant de voir la manière dont des projets actuels peuvent faire écho à des comportements du passé. Cela montre bien que changer ses habitudes s’avère être la tâche la plus difficile de ce 21e siècle. Cependant, cette réflexion sur ces projets nous a amené à proposer des pistes de recherche qui peuvent aujourd’hui servir de base à une future réflexion plus approfondie. Si les processus étudiés dans ce mémoire peuvent sembler novateur et vont à l’encontre des processus classiques de participation habitante, ces méthodes sont aujourd’hui un terrain d’étude exceptionnel que peuvent s’approprier les jeunes architectes. Finalement, peut être que c’est justement à cette génération de jeunes architectes, encore préservés du monde du travail et des habitudes, qu’il incombe de relever ce défi de renouer le lien entre l’architecte et l’habitant. C’est à travers ces processus, qui remettent en cause des habitudes qui ne fonctionnent plus dans notre monde actuel, que nous arriverons à pallier aux crises en imaginant de toute pièces un monde plus beau et plus partagé. La méthode de l’empowerment et de la permanence architecturale sont, il me semble, les manières les plus rationnelles et efficaces d’aborder la question de la réhabilitation des logements d’habitat social. Ils peuvent permettre à de jeunes architectes d’apprendre leur métier par la pratique en s’intégrant entièrement dans un projet qu’ils ont à cœur de partager.

117


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Bibliographie Ouvrages papier -

BACQUÉ Hélène, MECHMACHE Mohamed, Pour une réforme radicale de la politique de la ville, citoyenneté et pouvoir d’agir dans les quartiers populaires, 2013

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Mémoires de recherche

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