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NASIR ZUBAIRI
« L’éducation est le fondement de tout succès »
À la Luxembourg House of Financial Technology (Lhoft), le CEO Nazir Zubairi mise sur trois E : éducation, ESG et évangélisation. Des piliers qui devront aider à bâtir les succès de demain.
Interview THIERRY LABRO Photo MATIC ZORMAN
La Lhoft a célébré son cinquième anniversaire au début de l’été. Racontez-nous à nouveau ce que vous avez retenu de vos premiers moments au Luxembourg, vous qui êtes passé par Londres, les États-Unis ou encore l’Asie au cours de votre carrière… C’était surprenant, d’une manière très positive. Je ne savais pas vraiment où était Luxembourg quand je suis arrivé, en provenance de Berlin, pour l’ICT Spring 2015. Le fait que la Lhoft soit une cofondation a été un élément-clé pour son succès : Luxembourg est une communauté assez recentrée et accessible de gens qui, en raison de la taille du pays, veulent faire une différence, avoir un impact positif. Je n’avais jamais vu cela ailleurs. Les gens sont toujours surpris quand ils apprennent combien notre équipe est petite. Chaque chose que nous faisons, nous la faisons avec les autres et avec la communauté de Luxembourg. Nous pourrions potentiellement faire plus avec plus de ressources, mais nous avons été prudents ces cinq dernières années en choisissant nos initiatives en relation avec l’impact que nous en attendions. Nous sommes une start-up qui conseille des start-up dans un pays de start-up. Maintenant que nous avons stabilisé notre travail, nous pouvons aborder plus en profondeur de nouveaux projets, aller vers la diversité dans le business et l’ESG – et, une fois de plus, nous ne cherchons pas à reproduire ce que font les autres, mais à nous concentrer sur notre cœur d’activité –, comme Catapult: Inclusion Africa, qui a été un grand succès, à tel point que nous avons reçu 400 candidatures pour la nouvelle saison, fin octobre.
Est-ce que les fintech africaines vont continuer à se développer ? Parce que de grands acteurs arrivent en Afrique, car ils l’ont identifiée comme un lieu à haut potentiel de développement, et que la connectivité se déploie beaucoup mieux qu’il y a 10 ans. Ces grands acteurs opèrent déjà en Europe et cela n’a pas mis fin au business des fintech… Elles créent une différence. Tous les marchés en développement ont un énorme potentiel de croissance. J’étais récemment en Jordanie, pour un sommet qui réunissait de nombreux représentants des banques centrales, et le sujet principal était les fintech comme axe de développement.
Pourquoi ? La digitalisation amène de l’accès. Tout le monde a un smartphone. Le smartphone rend possible l’arrivée d’outils pour le paiement numérique. Le paiement numérique crée des données sur les transactions. Les données sur les transactions aident à construire l’identité et l’identité aide à créer davantage d’inclusion.
BIO EXPRESS
Le globe-trotteur de la fintech Si Nasir Zubairi a beaucoup voyagé – et surtout travaillé – à Londres, il est arrivé de Finleap, à Berlin, un incubateur de fintech où est par exemple née Solarisbank, dans laquelle ont investi le Luxembourg Future Fund, la SNCI ou encore Ilavska Vuillermoz Capital.
L’expert « globalisé » Expert « fintech » au Fonds monétaire international et à l’OCDE, Nasir Zubairi a aussi intégré le groupe d’experts de l’UE sur la blockchain l’an dernier.
Le MC du vendredi soir Master of ceremony du Fintech Friday, le Britannique a fait de ce rendez-vous à la Lhoft un must pour le secteur des fintech et la place financière. La Lhoft est largement incarnée par celui que vous êtes. Est-ce que vous voyez de plus en plus de gens de l’extérieur venir vers vous ? Je ne vois pas des opportunistes, ici, mais des gens qui ont envie de faire les choses bien. Un des sujets sur lesquels nous travaillons parce que nous pouvons faire beaucoup mieux, c’est l’engagement avec le middle management des institutions financières. Parmi ce que nous voulons faire, il y a créer plus d’interactions entre les institutions financières et les fintech. Nous avons besoin qu’elles soient mieux acceptées. Les CEO et les conseils d’administration, ça va. Mais comment atteindre le niveau intermédiaire, ceux qui vont faire en sorte que le changement ait lieu ? S’ils ne sont pas heureux, s’ils sont inquiets pour l’avenir de leur métier ou les changements, cette évolution n’aura pas lieu. Nous devons être plus présents auprès d’eux. C’est un sujet difficile. Il faut comprendre qui ils sont. Construire des profils de ces cibles de marché. Et construire une stratégie de marque, mais aussi une stratégie média et social media, pour commencer à discuter avec eux.
On voit des acteurs, parfois traditionnels, ne pas comprendre ce dont on parle ? C’est un des gros problèmes. Qui est d’ailleurs commun à beaucoup d’industries. Vous commencez à apprendre, puis à utiliser des acronymes, des termes de plus en plus spécifiques. Vous pensez qu’ils ont du sens pour tout le monde, mais la réalité est très différente. Regardez l’utilisation, depuis longtemps, par les banques, des termes « débit » et « crédit ». La plupart des gens ne voient pas la différence entre les deux. Pourquoi ne pas les remplacer par « money in » et « money out » ? J’ai répété à de nombreuses personnes qu’elles devaient tester le pitch de leur fintech auprès de leur fille ou de leur fils. Certaines fintech pensent que plus leur langage est technique, plus leur solution a de la valeur. Prenez la blockchain :
je trouve que toute la problématique de la blockchain et des cryptomonnaies amène de la confusion dans le langage. C’est une des principales barrières à l’adoption de ces technologies, à mon sens. MetaMask, pour acheter un NFT… Je ne me sens jamais complètement à l’aise quand j’utilise cela. Alors que je travaille dans ce monde ! Je le trouve complexe. Alors pour une personne qui n’en fait pas partie… Il y a beaucoup à faire pour simplifier les choses. « Gas fees », qu’est-ce que c’est ? C’est simple, c’est un coût de transaction. Pourquoi est-ce qu’ils ne l’appellent pas un coût de transaction ? Juste pour que ça ait l’air cool !
Cool et différent des frais bancaires… Pourquoi ? Est-ce que vous vous voyez aller dans la rue et demander à quelqu’un de payer des « gas fees » ? Il y a quatre ans, nous étions allés dans les rues de Luxembourg et de Londres pour demander à des passants ce qu’une série de termes financiers voulaient dire. Les gens ne comprennent pas ces termes.
Et pourtant, comme le répète Nicolas Mackel régulièrement, la place financière est un des principaux employeurs du pays… Il y a quelque temps, une ONG avait rendu un rapport selon lequel le Luxembourg avait le plus haut niveau de compréhension financière en Europe. Mais même si c’est vrai, c’est beaucoup trop bas. Autour des 30 %. Beaucoup de gens vous diront qu’il faut élever le niveau de compréhension. Je devine qu’il y a de la valeur à apprendre les mots et les concepts. Mais nous devrions travailler à rendre la finance plus simple à comprendre. Prenez les enfants. La plupart comprennent très vite les principes fondamentaux de la finance. Ils comprennent que pour acheter quelque chose, vous devez payer cette chose ; qu’il y a différentes manières de payer ; que si vous voulez acheter quelque chose de très cher et que vous n’avez pas l’argent nécessaire, vous devez économiser de l’argent ou emprunter de l’argent… C’est tout.
Est-ce que l’éducation est une de vos ambitions pour les cinq prochaines années ? L’éducation est un enjeu majeur. Après le Covid, nous allons continuer l’éducation numérique, avec laquelle nous avons eu beaucoup de succès. UNE INITIATIVE KYC À VENIR
L’impossible défi Si aucune solution technologique ne s’impose au marché pour ses obligations de KYC, c’est que les solutions n’en sont pas.
Une méthode nouvelle La Lhoft veut réunir les parties prenantes pour définir les processus et les besoins.
Une solution à développer À des start-up ensuite d’apporter une solution face aux exigences du marché.
12.000 personnes ont suivi nos programmes. Des experts du monde entier ont pu y participer et partager leurs connaissances. C’est si simple. Nous voulons aussi développer notre travail autour des jeunes talents, avec la Luxembourg Tech School et d’autres initiatives. Nous avons notre nouvel événement autour du recrutement, fin octobre. Ce n’est pas seulement du recrutement, mais la rencontre entre un fonds et un jeune talent. Il s’agit aussi de s’intéresser à l’éducation, savoir quelles sont les carrières qui ont un avenir, ce que sont les fintech, pourquoi elles sont excitantes et intéressantes, où sont les challenges. Le VC Scholar Program a été incroyable : Pascal Bouvier mène un unique programme où des VC viennent partager leur expérience avec de jeunes gens, pour qu’ils comprennent les ressorts du venture capitalism. L’éducation est le fondement de tout succès.
Mais c’est un travail ingrat pour des experts, qui ont plutôt envie de parler et d’évangéliser sur les nouvelles tendances du secteur financier… Peut-être, mais il y a un équilibre à trouver. Un alignement entre l’éducation des forces de travail d’aujourd’hui et les forces de travail de demain. Ces deux générations vont se rejoindre très prochainement. Les secondes pour arriver sur le marché du travail à très brève échéance. Vous imaginez nos enfants arriver sur un marché du travail conservateur ? Il y aura une crise des générations X et Z.
La tradition dit que les entrants vont devoir s’adapter aux contraintes et à l’univers de leurs aînés, non ? Une des choses les plus intéressantes sera de regarder comment on répond à leurs envies de flexibilité.
Aujourd’hui, ils recherchent aussi des environnements de travail plus inclusifs. Oui, et c’est un autre aspect sur lequel la Lhoft veut travailler et apporter son aide : la question de gender diversity, dans la finance et dans la technologie, car il n’y a pas assez de femmes dans des positions dirigeantes. Pour moi, il n’y a même pas assez de femmes qui sont candidates pour certains jobs. Il y a quelque chose qui ne va pas.
Qu’est-ce qui ne va pas ? Je ne sais pas. C’est ce que nous essayons de comprendre. Nous avons lancé un certain nombre d’événements avec des groupes cibles, d’autres vont arriver en novembre. Et nous finaliserons un rapport sur ce que nous avons appris de ces trois événements. Quels sont les défis ? Quelles sont les opportunités ? Quelles sont nos recommandations ? À partir de ces dernières, nous verrons ce que nous pouvons nous-mêmes mettre en place. Nous voudrions par exemple créer un programme de mentoring pour les femmes qui veulent s’orienter vers des carrières dans le secteur financier et technologique.
Des femmes pour des femmes ? Non, pas nécessairement. Ce ne serait pas bien. Les mentors devraient être des hommes et des femmes. Vous pouvez apprendre des choses des deux côtés. Un des éléments-clés est de créer des role models. Une des meilleures que nous avons, sans aucun doute, est Yuriko Backes.
Est-ce que vous pensez que Mme Backes ou même Julie Becker, à la Bourse, sont des femmes auxquelles de jeunes femmes veulent ressembler ? Bien sûr ! Ce sont des femmes incroyablement inspirantes. Nous avons tous des personnes différentes qui nous inspirent. Celle qui m’inspire le plus est Christine Lagarde ! Elles ont magnifiquement géré leur carrière, elles performent, leur attitude est exceptionnelle. Elles sont intelligentes et font la différence dans les services financiers. C’est pareil avec Paulette Lenert ou Corinne Lamesch. La diversité est un problème qui doit être résolu avec l’aide de tout le monde. La solution doit être amenée par la société dans sa globalité, y compris les hommes. J’étais assez déçu de voir que pour notre premier événement, il y avait très peu d’hommes. Le pire, c’est que les hommes pensent que c’est un sujet dont ils n’ont pas besoin de s’occuper. C’est faux, ils font partie de la solution. Une des excuses les plus ridicules pour s’en détourner est : « Je me sentais intimidé parce qu’il n’y avait que des femmes ! » Mais comment pensez-vous que les femmes se sentent quand elles vont à un entretien d’embauche dans une pièce remplie d’hommes ?