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ABDU GNABA ANTHROPOLOGUE
« Le progrès a été remplacé par l’innovation »
Docteur en anthropologie sociale, Abdu Gnaba appelle à considérer l’intelligence artificielle pour ce qu’elle est : un outil. Et le directeur de l’agence Sociolab, de plus en plus confronté à des problématiques qui opposent technologie et humanité, invite le politique à se réapproprier le récit au bénéfice du progrès et non de l’innovation.
Est-ce que l’intelligence artificielle ne nous aurait pas rendus complètement idiots ? L’intelligence artificielle n’engage que ceux qui y croient…
Comme les promesses électorales ? Exact. C’est un outil. Le fait de l’appeler « intelligence artificielle », c’est déjà biaiser l’idée qu’on veut mettre dedans. C’est un supercalculateur qui nous aide à faire d’autres choses. Si mon cerveau est libéré des numéros de téléphone, que je n’ai plus à mémoriser, théoriquement, ce serait pour faire autre chose. Se remplir d’art, de culture, de philosophie ou d’autre chose. Malheureusement, cette intelligence artificielle, grâce à son dragon qui est l’algorithme, juste un outil merveilleux, nous enferme dans du prêt-à-penser. Finalement, elle atrophie notre capacité d’imagination. C’est une machine qui ne sait pas dire non.
Qu’est-ce que cela veut dire, concrètement, «qui ne sait pas dire non» ? Dès que vous mettez de la donnée, il faudra qu’elle la séquence et qu’elle la modélise pour en faire quelque chose d’autre. Dire non, ça voudrait dire quoi ? S’arrêter. Dire : « Là, je ne sais pas. » Le fait de ne pas pouvoir le dire, c’est ne pas défaire quand ce n’est pas bien fait. Pas bien, c’est éthique, c’est en fonction d’un projet qui n’est pas juste un projet de calcul ou un projet complètement matériel. Je vous donne un exemple tout bête, qui m’a été donné par un vétérinaire du CNES. On est capable d’analyser une vache, combien de calcium elle a dans ses cornes, on peut tout calculer. Mais à quoi ça sert ? S’il n’y a pas un humain qui dit à quoi ça sert, à quoi ça sert ? Ça n’a pas de sens. Le sens, c’est l’humain qui le donne.
Le sens, c’est quoi ? C’est tout sauf le calcul. C’est l’interstice entre ce que je ne sais pas et ce que j’ai envie de vivre. Une expérimentation. Or, c’est là que je veux en venir, on est dans une société de la valorisation de l’outil. On ne fait plus rien sans cela. Mais ce n’est même pas tant ce qui nous est proposé, le problème. C’est le « doudou » qu’il représente. Au-delà de tous les services que nous rend notre smartphone, si on ne l’a pas, on est mal. Pourquoi ? Parce qu’on n’est plus en lien. Ce smartphone, c’est le lien avec votre ami imaginaire. On met de la lumière sur l’outil, mais au bout du bout, ce que nous voulons, c’est aimer, être aimé, être reconnu et progresser dans notre humanité. Et ça, l’intelligence artificielle ne nous le proposera jamais.
Mais notre cerveau disponible n’est pas utilisé pour ce à quoi l’intelligence artificielle nous avait promis qu’il serait utilisé… On ne lit pas plus, on ne se cultive pas plus, on ne va pas plus au cinéma. À la limite, on regarde seulement beaucoup plus de séries Netflix, avachi sur le canapé… Si vous y croyez, elle vous absorbe. Si l’on arrêtait de l’appeler « intelligence artificielle » et qu’on la considérait comme un simple outil, déjà cognitivement, vous seriez tourné vers autre chose. Intellegere, il y a beaucoup de définitions, mais si nous en restons à « relier ensemble différentes données », nous sommes dans cette intelligence artificielle. L’intelligence humaine est la capacité d’adaptation à des environnements changeants. Si je n’accepte pas de changer, ce petit moment de latence pour pouvoir m’adapter, ce moment de vide, ce moment de « je ne sais pas », ce moment suspendu qui m’oblige à ouvrir des cases pour imaginer le monde tel qu’il pourrait être et dans lequel j’ai envie de me projeter, alors je m’avachis dans mon canapé et je reste enfermé dans l’immédiateté.
Où est le piège de l’intelligence artificielle ? Dans le fait qu’elle est immédiate. Plus personne n’attend 10 minutes comme au début d’internet avec ce bruit caractéristique du modem. Cette idée nous emprisonne dans le présent et nous fait confondre notre liberté avec la libération des pulsions. Sans aller jusqu’à Camus et son fameux « un Homme, ça s’empêche », un Homme, c’est d’abord « je ne sais pas ». Quelqu’un
2004
LA BASCULE
« Reste une question historique de société : qu’est-ce qui restera de nos données à partir du moment où elles sont manipulées, en fonction des instincts les plus bas, parce que cela fait cliquer le plus ? La bascule arrive en 2004, quand les moteurs de recherche ont arrêté d’être des moteurs de recherche pour devenir des régies publicitaires. C’est gratuit, c’est vous le produit. »
ABDU GNABA Anthropologue
« On est capable de tout savoir d’une vache, combien de calcium elle a dans ses cornes, on peut tout calculer.
Mais à quoi ça sert ? »
qui est capable de dire qu’il ne sait pas, non pas pour ne pas faire, mais pour défaire et laisser de l’espace en lui pour que son inspiration et son intuition puissent se rencontrer et développer quelque chose de nouveau. alors vous êtes dans la situation de celui qui a un parachute sur le dos et qui saute, mais qui ne sait pas pourquoi. Il manque le progrès. Or, le progrès… Gérald Bronner (un sociologue membre de l’Académie nationale de médecine depuis 2017, ainsi que de l’Académie des technologies et de l’Institut universitaire de France, ndlr) et Étienne Klein (physicien et philosophe des sciences, ndlr) ont comparé tous les discours politiques de ces 20 dernières années en France. Pour se rendre compte que le mot « progrès » avait complètement disparu, remplacé par « innovation ». Glorification de l’outil. Ce qui est beau et ce qui est fort, c’est ce qui est neuf, pas ce qui nous rend meilleurs. L’idée même d’un progrès humaniste, qui n’est pas inné mais qui se construit, a disparu au profit de l’objet. On essaie d’avoir plus de capacités, mais pourquoi, on n’en sait rien. L’intelligence artificielle qui ne serait pas associée à une idée, celle d’Érasme, « on ne naît pas Homme, on le devient », ces outils ne servent à rien qu’à autoalimenter un monde de consommation qui nous enferme dans la libération des pulsions.
Ça résonne un peu comme une dictature. Est-ce que l’intelligence artificielle ne serait pas devenue une dictature, dans le sens où elle ne nous permet pas de nous élever davantage ? Elle est plus et moins que ça. Dans une dictature, il y a une idéologie.
L’IA n’a pas – encore – d’idéologie… C’est ça qui est dramatique ! La nature a horreur du vide et l’humain aussi, donc on va tous y mettre une idéologie. Les Gafam veulent ceci, les BATX veulent cela. Ils transhumanisent, etc. Non. Ils glorifient l’outil. Leur totem à eux, c’est l’objet. Nous sommes dans une civilisation de l’objet. Pour filer la métaphore de la dictature, je vais rester sur l’enfermement et jouer sur les mots : quand on a un téléphone, ce n’est jamais qu’un cellulaire ; quand on a une télévision, on regarde des chaînes. Si cela ne veut pas dire que l’enfer et enfermer, c’est le même mot… Et ça nous enferme dans quoi ? Dans la satisfaction des pulsions.
Ils glorifient tous l’outil, mais il n’y a pas une culture mondiale de l’éthique. Est-ce que l’espèce d’ambition de définir une éthique de l’intelligence artificielle universelle est crédible ? Si l’on est anthropologue et que l’on reste humaniste, oui. De mon point de vue, ça a un sens. Si l’on est humaniste, il n’y a qu’une seule vérité qui s’habille de cultures différentes. Cette vérité n’est pas une chose en soi, mais un mouvement. C’est d’abord savoir se protéger. Si vous ne savez pas que vos enfants vont survivre, vous ne faites pas de plan jusqu’au lendemain. Puis, vous pouvez vous projeter. Et Que devrait-on faire ? Refaire de la politique. Créer de grands récits. À la fin des années 1970, Léotard disait déjà que la véritable crise civilisationnelle est qu’il n’y a plus de récit. Plus de fiction. On est dans l’ère des gestionnaires. Un politique, aujourd’hui, gère l’argent, gère la dette, essaie d’équilibrer les choses, sans jamais plus proposer l’amélioration du genre humain. C’est là que nous allons arriver à la grande distinction sur le bénéfice de ces outils. Ce n’est pas le bonheur, c’est le plaisir. Le plaisir est individuel, le bonheur est collectif.
Comment fait-on pour s’arrêter ? Quand vous êtes au bord d’une falaise, vous savez qu’il faut arrêter d’avancer. Mais là ? Il faut se déconditionner. Faire les choses en conscience. Généralement, Google vous connaît tellement que les résultats sont faits pour vous. Il faut aller sur Qwant. Il faut sincèrement se forcer à ouvrir des portes que vous n’avez pas l’habitude d’ouvrir. C’est un effort, mais tout l’axe anthropologique que je défends part de là. Ni bon, ni mauvais, à partir du moment où l’on reste ce que l’on est, en tant qu’humain : des gens à se construire. Or, rien ne se fait sans effort. Nous sommes dans la société du confort, de la pulsion. Libération de la pulsion vs liberté, or la liberté est de faire l’effort d’aller vers soi-même.
Est-ce qu’une intelligence artificielle pourrait nous y pousser ? Enfant, vos parents vous invitaient à vous bouger du canapé, mais aujourd’hui, tout est facile et plus personne ne vous dit rien.
Imaginer un jardin d’adultes
« Je milite quelque part pour la création de jardins d’adultes, comme il y a des jardins d’enfants. Ce dont on manque le plus est le lien. Comme le disait Montaigne, frotter et limer notre cervelle contre celle d’autrui, et nous avons ouvert des portes qui nous seraient restées fermées. » À chaque fois qu’il aborde ces sujets technologiques et sociétaux, l’anthropologue a constaté un étrange ballet de spectateurs qui, une fois la conférence terminée, viennent le voir individuellement à la recherche d’une solution au manque de lien. « Mon message est justement de leur dire de ne rien faire. On défait. Notre conditionnement et notre emprisonnement dans l’instant présent et la jouissance intellectuelle sont le problème. Ils font qu’on a du mal à s’arrêter et à s’empêcher. C’est comme quelqu’un qui est drogué et qui n’ose pas vous le dire. Nous sommes tous drogués. On ne s’arrête pas du jour au lendemain, mais petit à petit. Et comme le disait Spinoza, on ne peut sortir d’une drogue, d’une dépassion ou d’un affect négatif qu’en changeant de dépendance. Vous devez trouver quelque chose qui vous permette petit à petit de sortir de cette dépendance pour en avoir une autre beaucoup plus vertueuse, jusqu’à enfin arriver au moment où vous faites le vide. Et c’est là qu’il manque le récit politique… »
Ce serait puissant. Forcément un collectif. Qui ne serait pas contre. C’est le problème de la décroissance. Si je vous dis quelque chose de négatif, vous n’irez pas parce que votre cerveau va vers le positif. Si je vous dis « ne pensez pas à un éléphant rose », vous allez penser à un éléphant rose. Si je vous dis d’arrêter avec l’AI, vous allez retenir « intelligence » et « artificielle », qui veut dire « décuplée ». C’est fait par un humain. Ça doit se faire de manière mesurée. Éviter l’ubris, le comportement outrancier. Le discours politique, au sens de la cité, est de sortir de ces dépendances, de la glorification de l’outil, de savoir s’arrêter pour s’inspirer et redevenir un être humain. Remettre la pensée humaniste au centre du jeu.
En réalité, aujourd’hui, le politique utilise lui-même cette technologie à son propre service, pour mieux trouver de nouveaux électeurs potentiels, pour mieux faire croire qu’il répond à des attentes… Le serpent se mord la queue, oui, il y a des gens très malins qui savent très bien utiliser ces outils. Cela pose une question historique de société : qu’est-ce qui restera de nos données à partir du moment où elles sont manipulées, en fonction des instincts les plus bas, parce que cela fait cliquer le plus ?
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10×6
Dix CIO partagent leurs principaux challenges à relever en 2024 dans leurs secteurs respectifs : place financière, services, industrie, institutions. Seront abordés les thèmes de la cybersécurité et du cloud lors de ce 10×6 qui réunira des experts tech de grandes entreprises et institutions comme des fournisseurs. Cette soirée sera ouverte par un mot de bienvenue de M. Marc Hansen, ministre délégué à la Digitalisation.
25 janvier 2023 18:30—21:30 Athénée de Luxembourg
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