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TECHNOLOGIE

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Intelligence artificielle, la nouvelle religion d’État

Adoubée comme une religion d’État à laquelle le Luxembourg rêve d’offrir la plus belle cathédrale, l’intelligence artificielle s’est emparée de tous les domaines du quotidien sans même attendre d’être encadrée. Tandis que les prédicateurs ne rechignent jamais à prêcher la bonne parole, les ouailles la redoutent… mais s’en amusent.

McDonald’s a un appétit féroce. En six mois, en 2019, le dieu américain de la malbouffe a englouti tour à tour l’israélienne Dynamic Yield et l’américaine Apprente. Dans un sacré « coût de fourchette », puisque les 300 millions de dollars pour la première et le montant jamais révélé pour la seconde représentent une large part de l’augmentation de 608 millions de dollars des investissements annuels, un record en 20 ans. Ventre affamé de transition digitale n’a point d’oreilles pour financiers récalcitrants : puisque 80 % de ses clients ne quittent jamais leur voiture lorsqu’ils viennent chercher à manger et à boire dans un de ses 38.000 restaurants, McDonald’s va exiger des deux start-up qu’elles réinventent, presque en un claquement de doigts, leur expérience – 95 % de franchisés ou non –, comme en témoigne le timing démentiel de déploiement des nouvelles technologies.

Six mois après la clôture de la transaction avec les Israéliens, 11.000 drives américains en sont équipés. Les clients ne voient plus la carte habituelle, jusqu’ici identique pour tout le monde, mais une carte qui varie selon les moments de la journée, selon la météo, selon les combinaisons les plus commandées par les autres clients

40 %

Selon PwC, l’IA devrait augmenter le profit des entreprises de 40 % à 14.000 milliards de dollars d’ici 2035. et selon les produits qui sont disponibles dans le fast-food qu’ils fréquentent. Une lecture de la plaque d’immatriculation des clients permettra de leur fournir un accueil personnalisé au lieu du froid « McDonald’s bonjour, je m’appelle Noémie, que puis-je pour vous ? », voire de leur proposer une commande prédéfinie conforme à celle que le conducteur de cette voiture effectue le plus souvent. De plus, la reconnaissance vocale accélérera la prise de commande, même face à un borborygme de la banlieue de Chicago.

Pour gagner 30 secondes des millions de fois Si la Vieille Europe a largement oublié que dans « fast-food », il y a « fast », chaque seconde compte aux États-Unis, rappelle ce cas d’école. La double intégration doit répondre à un triple objectif : accélérer la prise de commande, augmenter le panier moyen du conducteur en lui proposant des produits auxquels il n’avait pas pensé au départ et gagner de précieuses secondes en cuisine – puisque le dispositif devait s’accompagner de friteuses connectées capables d’ajouter une portion de frites au moment de la commande, voire, plus tard, de robots qui assembleraient les sandwiches.

Très loin du storytelling aux couleurs chaudes et douces, aux musiques joyeuses et aux ambiances chaleureuses, McDonald’s est une mécanique de haute précision qui veut d’abord gagner 30 secondes sur les 3’30’’ que dure la prise de commande et c’est l’intelligence artificielle qui va permettre d’y parvenir. Et si l’intelligence artificielle n’a pas d’intérêt ou n’est pas l’outil que l’enseigne attend, ce dernier sera revendu. Une partie de Dynamic Yield a ainsi été revendue, trois ans plus tard, à Mastercard. Concernant l’intelligence artificielle, tous les experts l’assurent : outil elle est, outil elle doit rester. Ce n’est qu’à ce titre qu’elle a un intérêt économique. Selon PwC, l’intelligence artificielle devrait augmenter le profit des entreprises de 40 % à 14.000 milliards de dollars d’ici 2035, et le marché mondial de l’IA devrait passer de 387 milliards de dollars cette année à 1.400 milliards de dollars en 2029, renchérit Forbes ; le marché des logiciels d’IA devrait atteindre 62 milliards de dollars cette année, annonce Gartner.

Le knowledge management, premier de cordée Dans cette auberge espagnole de la prévision, où chacun vient avec ses chiffres, seule compte la méthodologie pour comprendre. Près de la moitié du résultat annoncé par Gartner (28 milliards de dollars), par exemple, est porté par les ventes de logiciels dans le knowledge management (+31 %), les assistants virtuels (+14,7 %), les voitures autonomes (+20,1 %), les environnements de travail numériques (+20 %) et la construction de bases de données (+19,8 %). Dans son célèbre graphique sur l’adoption des

Renault Photo

LUC JULIA CSO de Renault Group

« L’intelligence augmentée nous réunira et renforcera notre sens critique, notre empathie et notre humanité. »

technologies, 18 sur 29 liées à l’intelligence artificielle n’ont pas encore atteint le pic de leurs attentes exagérées. Une seule sera prête d’ici deux ans, la vision par ordinateur, née… dans les années 1960, mais très utile en neurobiologie, en physique ou pour des robots industriels. Arriveront ensuite, d’ici deux à cinq ans, l’annotation des données et l’étiquetage, un domaine très important, et les applications intelligentes, capables de suggestions et de personnalisations. « L’intelligence artificielle n’engage que ceux qui y croient », s’amuse, avec la voix de Jacques Chirac, Abdu Gnaba, anthropologue, qui ne prête probablement jamais attention à ces prophéties de consultants soucieux que les CEO et autres dirigeants politiques embrassent l’intelligence artificielle avec plus de fougue qu’un adolescent à qui une jeune femme consentirait un premier baiser… Et Xavier Bettel et Étienne Schneider y croient, à l’intelligence artificielle. Quasiment en même temps que le roi du hamburger, le Premier ministre et son ministre de l’Économie invitaient les journalistes à une conférence de presse commune pour y présenter deux documents : une vision stratégique à l’égard de l’intelligence artificielle, pour le chef du gouvernement et ministre de la Digitalisation, et une stratégie d’innovation basée sur les données pour soutenir l’émergence d’une économie durable et de confiance, pour le VRP de l’économie. « Les deux faces de la même médaille », en réalité, commente-t-on au ministère d’État.

Trouver le bon équilibre risque-potentiel Trois ans plus tard, les services du chef du gouvernement font savoir qu’ils surveillent comme le lait sur le feu l’arrivée, devant le Conseil européen des ministres, de l’AI Act, pour s’assurer qu’il respecte « le bon équilibre entre le potentiel et le risque de produits mis sur le marché ». L’évolution du marché et celle des normes, à la fois devant l’Union européenne et devant le Conseil de l’Europe, ne sont pas de tout repos, d’autant que le ministère a lancé sa troisième génération d’appels à projets pour fluidifier la vie administrative tout en respectant le principe de privacy by design et l’éthique pragmatique de l’IA. Schneider parti, le ministère de l’Économie n’a jamais daigné répondre aux mêmes questions que celles que nous avons posées au ministère d’État, qui va devoir adapter la législation à sa future plateforme nationale d’échange de données. Car l’État, représenté par six ministères (le ministère d’État, et ceux de l’Économie, des Finances, de la Digitalisation, de la Recherche et de l’Enseignement supérieur et de la Sécurité sociale), le Luxembourg Institute of Health et le Luxembourg Institute of Socio-Economic Research ont créé un nouveau groupement d’intérêt économique, la Pned, dont l’intérêt ira bien au-delà des données de santé. De quoi créer une attractivité particulière pour le pays et « sandboxer » des cas d’utilisation des données dans différents contextes économiques. La sandbox, souvent sollicitée dans le domaine financier, a été repoussée, les décideurs considérant que le seul marché luxembourgeois pour lancer un produit n’était pas suffisant. Là, le périmètre sera plus large.

L’IA déjà partout Au-delà du buzz word, l’intelligence artificielle est déjà partout. Selon nos calculs, au moins deux tiers des start-up recensées par Luxinnovation dans son premier annuaire des start-up utilisent une forme ou une autre d’intelligence artificielle, et c’est avec ces technologies qu’elles espèrent aller faire la nique à des acteurs établis, qui règlent leurs affaires parfois encore au fax. Les grands acteurs industriels, ArcelorMittal en tête, ont compris depuis longtemps l’intérêt qu’ils pourraient en tirer, de l’amélioration de la production à la réduction de leur facture énergétique : il y a plus de 60 ans que le géant de l’acier finance son centre de recherche de Maizières-lès-Metz et 50 ans qu’il intègre les trouvailles de celui de Rodange ; la célébration des 100 ans de Rotarex a été l’occasion de s’apercevoir que le géant de la valve investit 30 % de son chiffre d’affaires annuel dans la recherche et développement ; en mai, Goodyear a dévoilé sa gamme SightLine, pour « démocratiser l’intelligence des pneumatiques ».

Une sandbox au Luxembourg Fin juin, une des nouvelles les plus intéressantes a été mal perçue. G-Core Labs, la société qui héberge les données de nombreux géants et du Luxembourg – notamment les données de l’Agence eSanté, dont le siège est établi au Luxembourg mais avec des points d’accès dans 130 villes en Europe, en Amérique du Nord et latine ou en Asie –, a annoncé le lancement d’une infrastructure cloud en IA grâce à un processeur révolutionnaire de la britannique Graphcore. « Ce cloud a été conçu pour aider les entreprises dans divers domaines, notamment la finance, la santé, la fabrication et la recherche scientifique. Le

John McCarthy, père de l’IA

PREMIÈRE APPARITION Cybernétique, théorie des automates et traitement complexe de l’information : la guerre des appellations fait rage entre des mathématiciens avides de postérité. En 1955, John McCarthy obtient un financement de 13.500 dollars de la fondation Rockefeller pour organiser un camp d’été à Dartmouth, pendant deux mois et pour 10 personnes. Avec Marvin Lee Minsky (Harvard), Nathaniel Rochester (IBM) et Claude Elwood Shannon (Bell), le chercheur de Dartmouth publie un document de 23 pages, A proposal for the Dartmouth Summer research project on artificial intelligence. C’est la première fois que l’expression est utilisée, à des fins diplomatiques, pour ne déplaire à aucun des mathématiciens stars de la première heure.

LABORATOIRE AU MIT En 1957, dans la foulée de la conférence, McCarthy, boursier au MIT, y entraîne Marvin Minsky pour fonder le premier laboratoire d’intelligence artificielle, en 1959. Trois ans plus tard, il met le cap sur Stanford… pour créer le deuxième laboratoire du même type, avant de recevoir le prestigieux prix Alan Turing, l’équivalent du Nobel de mathématiques, en 1971.

lancement du cloud s’avérera non seulement important pour les utilisateurs finaux, mais aussi pour les ambitions de calcul haute performance du Luxembourg. Le fait d’héberger cette nouvelle plateforme contribue à consolider la place du Luxembourg en tant que cœur du pôle européen de l’IA et s’inscrit dans les ambitions de souveraineté numérique européenne de l’UE dans son ensemble. Ce projet n’est pas seulement une infrastructure d’IA unique, mais également une étape importante pour le développement de la communauté des entreprises européennes », assure le communiqué de presse. Dans 5 à 10 ans, ce que nous pensons connaître de cet outil aura changé, prédit Gartner. Par couches successives. Par vagues successives. Nous lui aurons confié notre destinée. « J’ai bon espoir que le monde connaîtra de meilleures interactions sociales. Je crois que l’intelligence augmentée nous réunira et renforcera notre sens critique, notre empathie et notre humanité – tout ce qui fait la différence entre un humain et une machine. Parce que le but n’est pas de recréer une personne, mais de renforcer nos compétences », concluait Luc Julia, un des deux créateurs de Siri, dans son livre, intitulé L’intelligence artificielle n’existe pas, paru en 2019. Sur la scène de l’ICT Spring, cette année-là, le directeur technologique de Samsung, s’était amusé. « L’IA n’existe pas. »

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