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1. L’APPARITION DE LA NOTION D’APPROPRIATION DANS LE LOGEMENT COLLECTIF

PARTIE II : DES ANNÉES 50 A 80 : DE L’APPROPRIATION D’UN LOGEMENT STANDARD VERS LA NOTION D’UN CHEZ-SOI

1. L’APPARITION DE LA NOTION D’APPROPRIATION DANS LE LOGEMENT COLLECTIF

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A. Le constat d’un logement collectif sans appropriation

Les besoins d'après-guerre étaient d’abord de trouver un logement, dans une période où nombre de populations se retrouvaient sans toit « Après la Seconde guerre mondiale, la politique de logement social, autrefois axée exclusivement sur le logement ouvrier, vise désormais à résoudre la pénurie généralisée d’habitations. Après 1945, la situation est en effet catastrophique : 45% des logements sont surpeuplés, et 10% de la population vit dans des locaux totalement insalubres. Pour répondre aux besoins urgents d’habitats neufs, la loi du 21 juillet 1950 accélère la construction de logements grâce aux primes et prêts à long terme du Crédit Foncier, et transforme les HBM en Habitations à Loyer Modéré (HLM), qui répondent à des normes de confort et de surface minimums. ». 109 C’était avant tout une question de survie, une mise à l’abri, en somme redonner une sécurité d’habiter. Il faut rappeler que la notion d’appropriation est une notion plutôt contemporaine et les critères d’une société d’aujourd’hui ne peuvent être transposés à cette période passée.

La Pyramide de Maslow des besoins créée par le psychologue Abraham Maslow qu’il présente dans le livre A Theory of Human Motivation, en 1943110, est une représentation pyramidale évoquant une hiérarchie des besoins de l’Homme. Lorsqu'un groupe de besoins est satisfait, un autre va progressivement prendre la place selon l’ordre hiérarchique suivant : besoins physiologiques, besoins de sécurité, besoins d’appartenance et d’amour, besoins d’estime, besoins d’accomplissement de soi. Comme le présente le schéma ci-contre. Appliqué au logement, le besoin de sécurité évoqué ci-avant se situe au rang 2 de la pyramide. Celui-ci était primordial dans ce contexte d’après-guerre.

Fig 10. Claude (Gaspard) Représentation de la Pyramide de Maslow, 2020, sur le site Scribbr111

Selon la pyramide, l'appropriation du logement pourrait constituer un besoin supérieur correspondant à l'accomplissement de soi et du « chez-soi ». L’article « Habitat & Architecture » reprend cette comparaison : « L’habitat est au cœur des préoccupations humaines : se placer soi-même et mettre sa famille à l’abri fait partie du deuxième étage de la pyramide de Maslow des besoins de l’homme. »112

Dans le texte de Gwenaëlle Legoullon, chercheuse du centre d’histoire sociale de l’université de Paris I intitulé Regard sur la politique du logement dans la France des années 1950-1960.113 Elle explique que les logements collectifs ont vu le jour après la guerre de 39/45 dans les années 50, et se sont développés à grande échelle : à la suite de l'appel de l'Abbé Pierre le 1er février 1954, l'État s'engage massivement dans l'effort de construction de logements, notamment sous la forme de logements collectifs. Il y a la volonté de reconstruire le pays et loger les familles de manière urgente dans les logements collectifs, servant à apporter une réponse rapide, peu onéreuse, à un grand nombre de personnes.

109 Notre histoire – AMSOM Habitat, en ligne, <https://amsom-habitat.fr/nous-connaitre/notre-histoire/>, consulté le 28 mars 2021. 110 Abraham H. Maslow et David Webb, A Theory of Human Motivation, New York, 1943, p. 102. 111 Gaspard Claude, « La pyramide de Maslow », Scribbr, 2020, en ligne, <https://www.scribbr.fr/methodologie/pyramide-de-maslow/>, consulté le 22 mars 2021. 112 « Habitat & Architecture », Écologie humaine, 2013, en ligne, <https://www.ecologiehumaine.eu/habitarchi/>, consulté le 9 mai 2021. 113 Gwenaëlle Legoullon, Regard sur les politiques du logement dans la France des années 1950., 2006.

Gwenaëlle Legoullon poursuit « La préférence pour le logement collectif était en tout cas largement partagée par les architectes et s’est donc retrouvée dans les programmes de construction du MRU (Le ministère de la Reconstruction et de l'Urbanisme), et cela en contradiction avec les souhaits de la majorité des Français mallogés. Cela explique en partie le paradoxe entrevu un peu plus avant dans notre étude : le MRU tente de tenir compte des besoins des familles qu’il reloge en masse, tout en leur imposant des logements collectifs ». 114 Dans ce contexte d'urgence nécessaire, les urbanistes se sont orientés vers une forme de standardisation qui a abouti aux immeubles barres que l’on connaît encore aujourd'hui. Le quartier des biscottes à Lille Sud en est une illustration.

Lors de la reconstruction des années 50, le logement collectif a donc fait un bond extraordinaire en France. La construction de logements collectifs est régie par des codes optimisant les coûts de construction. Cependant, dans les années 70, des mouvements de contestation ont remis en question cette standardisation. Des courants de pensée ont commencé à aborder des questions différentes, des idées neuves revenant vers une appropriation du logement, les constructions des collectifs étant alors qualifiées de « cages à lapins » comme le présente l’article du journal La dépêche « HLM : La fin des cages à lapins » écrit par Yves Rouquette115 : « Cela fait plus de vingt ans qu'on ne construit plus de cages à lapins »116 , constate l'architecte Dominique Druelle, enseignant à l'université de Paris IX. « Tout le monde a mis le pied sur la pédale. Aujourd'hui, on cherche à intégrer de petits ensembles dans les quartiers, et à favoriser une réelle mixité sociale »117 .

L’ouvrage collectif, expérimentation architecturale présente l’évolution du logement collectif en France : « La recherche de l'efficacité et de la rentabilité constructive n'était d'ailleurs pas indépendante d'une préoccupation pour les modes d'habiter, l'amélioration du confort (surface, lumière, chauffage, bains, matériaux) n'étant pas dissociée de celle de l'intimité (apparition de la bipartition jour/nuit)».118 On prend en compte de plus en plus dans la construction le bien-être de l’habitat, ainsi se développent les questionnements sur l’évolution de la prise en compte d’une appropriation par l’habitant. Le texte présente aussi l’évolution de la société, les changements de mœurs, l’évolution des normes sur la santé. Des conditions de travail ont entraîné une évolution de l’habitat pour s’inscrire dans cette modernité qui tend vers l’individualisation et la privatisation des pièces. Cela apporte un meilleur confort et des espaces d'intimité apparaissent. Par exemple, la salle de bain, qui n'était pas présente dans les logements auparavant, devient un espace privé qui fait émerger la notion d’intimité introduite dans les mœurs.

Dans son livre, Logement collectif, réflexion pour aujourd’hui et demain119 l’architecte Ronan Lacroix analyse l’évolution des conditions du logement collectif et évoque la responsabilité de l’architecte à produire des logements de qualité pour chaque habitant contrairement à une standardisation qui est de plus en plus présente dans l’industrie du logement collectif. Pour R. Lacroix « Le logement collectif est un système codifié regroupant un grand nombre d’acteurs »120 qui associe l'Etat, les collectivités, les promoteurs, ingénieurs et architectes. Il préconise la nécessité de repenser l’approche du logement et cite la revue « Architecture d’Aujourd’hui » qui publiait en 1985 un numéro qui relevait déjà les mêmes écueils. Toujours selon R. Lacroix, « Réduire le logement à un produit standardisé et déconnecté du projet a pour conséquence de placer au second plan deux éléments fondamentaux de l’habitat : l’habitant et le contexte

114 Ibid. 115 Yves Rouquette, « HLM: La fin des cages à lapins », ladepeche.fr, en ligne, <https://www.ladepeche.fr/article/2000/06/11/78402-hlm-la-fin-des-cagesa-lapins.html>, consulté le 9 mars 2021. 116 Ibid. 117 Ibid. 118 Marion Segaud, Jacques Brun et Jean-Claude Driant, Expérimentation architecturale, Paris, France, Armand Colin, coll. « Dictionnaire de l’habitat et du logement », 2003, p. 53. 119 Ronan Lacroix, loc. cit. 120 Ibid., p. 6.

existant. Non qu’ils ne soient pas pris en compte, mais ils le sont d’une manière si abstraite et désincarnée, qu’ils en deviennent des critères purement quantitatifs »121 . Le logement collectif a pour objectif d’être « neutre » et ainsi de se vendre vite, rapidement, et peu cher. Ainsi l’appropriation apparaît comme une gageure dans ce type d’habitat, et on peut se demander quand celle-ci intervient dans une démarche d’occupation d’un logement collectif ? N’étant pas pensée dans les années 50 dès la conception on peut en déduire que l’appropriation ne se faisait qu’une fois l’habitant dans les lieux. Ce constat pourrait nous amener à conclure rapidement que l’architecte n’intervient donc aucunement dans l’appropriation, puisque les concepteurs ne peuvent pas à priori anticiper les diverses appropriations lors de la conception ne connaissant pas la maîtrise d’ouvrage. Cette notion se ferait donc à posteriori par l’habitant une fois qu’il emménage. Selon Y.Fijalkow, qui, nous l’avons vu en première partie, prône le confort de l’habitant: « en appartement collectif, le locataire doit bien souvent se contenter du confort de l'aménagement intérieur pour pouvoir s'exprimer. » 122Les logements collectifs nécessitent donc une appropriation post-conception lors de l’installation des habitants pour pallier cette réalité. L’accompagnement des habitants à l’appropriation de leur logement dans les collectifs était peu présent dans la reconstruction d'après-guerre, vues les priorités autres de l’époque, et ce jusqu’aux années 70 où sont apparues des formes d’investissement des lieux. A partir de ce constat, quelles ont été les réactions des concepteurs et des habitants face à ce problème de manque d’appropriation ? Ces derniers se sont-ils interrogés sur comment cette notion pourrait être appliquée en amont, dès le stade de la conception d’un projet collectif ? Peut-on imaginer une appropriation dès la phase de conception dans les logements collectifs français ?

B. Un besoin d’appropriation naissant chez les habitants et dans l’industrie du logement collectif dans les années 70 : Une réaction à un manque d’appropriation, du confort au bien-être

Pour Yankel Fijalkow, il faut « déconstruire la notion de confort à l’aune de celle du bonheur d’habiter. Dans cette perspective, il propose de considérer aussi bien l’état de vulnérabilité résidentielle des quatre millions de personnes mal logées en France qui ne disposent pas de l’équipement sanitaire minimal (Fondation Abbé Pierre, 2016) que les aspirations des bien logés à la recherche de leur bien-être individuel comme les adeptes des maisons feng shui ou hygge (confortable et authentique)...». 123 L’attrait du logement collectif des années 50 outre l’urgence de mise à l'abri des populations, constituait par la notion de confort un attrait pour les habitants. Par la suite, c'est l’idée de « bien être » qui apparaît, le but étant de vendre vite et pas cher pour relancer l'économie et suivre la tendance à la consommation, le logement devenant une forme de « prêt à habiter » à l'instar du « prêt à porter ».

L'appropriation se vit différemment selon les habitants et les différents habitats mais aussi selon l’époque et sa société. Le logement collectif a ses adeptes et ses opposants, le degré d'appréciation étant concomitant à l’appropriation possible. La demande pour des logements collectifs neufs ne cesse d’augmenter passant selon Yankel Fijalkow de 8000 habitants en 1954 à plus de 50 000 en 1966. « Dix ans auparavant, la crise du logement frappait surtout les habitants du village. Peu à peu, c’est aussi le grand ensemble qui est touché. Les modalités d’attribution des logements du grand ensemble créent ce paradoxe d’une ville qui ne cesse d’accueillir de nouveaux habitants, mais ne parvient pas à résoudre le problème de ses mal logés. » 124 Les habitants aimaient donc les logements collectifs, à leur apparition après-guerre. Ils représentaient le confort de la ville moderne. Lorsqu’à l’époque on interroge les habitants de grands ensembles sur ce qu’ils apprécient dans leur vie nouvelle, ils donnent un grand nombre de raisons pour expliquer leur attrait pour cette forme d’habitation.

121 Yankel Fijalkow, op. cit., p. 75. 122 Yankel Fijalkow, op. cit. 123 Ibid., p. 78. 124 Ibid.

Fig 11. Photographie de Sarcelle en 1961, Textes et images du grand ensemble de Sarcelles 1954, 2007, Villiers-le-bel 125 Sur la photographie ci-dessus, issue de l’article précédent, on voit que les nouveaux logements collectifs attisent la curiosité des futurs habitants. Elle reflète bien cette envie grandissante pour de nouveaux logements collectifs encore en construction. Dans son livre Vivre dans les grands ensembles126 le psychanalyste et psychologue René Kaës, présente la vie des habitants dans les grands ensembles : Ils ont besoin d’un temps d’adaptation au lieu et dans cette nouvelle forme d'habiter. « Les processus d’adaptation sont essentiellement lents. Ils s’effectuent dans les meilleures conditions, avec du temps »127 il note également l’attrait important des habitants vers les logements collectifs : « Lorsque l’on interroge les habitants de grands ensembles sur ce qu’ils apprécient dans leur vie nouvelle, on ne manque pas d’être frappé par l’abondance des raisons qu’ils donnent pour expliquer l’attrait qu’exerce sur eux cette forme d’habitation. » 128 L’auteur explique que certains évoquent le « confort supérieur » de leur nouvel appartement, pourtant dès le départ les améliorations sont réclamées : « l’amélioration de l’insonorisation », « une meilleure finition de détail », ainsi qu’une « meilleure protection contre le regard des autres ». Selon les habitants, on pourrait conclure que le logement collectif est généralement bien vu. Si les habitants apprécient le confort moderne, l’eau potable, la salle de bain dans chaque logement, les psychologues et médecins alertent dès les années 50 sur ce type d’urbanisation. Louis Caro dans « science et vie » de septembre 1959 écrit : « Quatre experts, un sociologue, un technicien, un économiste et un médecin, viennent de mettre à nu cette nouvelle plaie sociale, infiniment plus redoutable que celle des taudis et qui, par-delà les explications classiques de la misère et de l’abandon, tire son origine du fonctionnement même de la société contemporaine. C’est le mal du nombre, de la pénombre et du bruit ; le mal de l’espace mesuré, de la solitude impossible et du silence bafoué ; le mal des Grands Ensembles ».

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Cette notion de l’appropriation anticipée dès la conception a ainsi été explorée par plusieurs architectes avantgardistes, deux exemples majeurs en sont l’illustration : Les logements étoile de Jean Renaudie ainsi que Nemausus 1 de Jean Nouvel. Si j’ai sélectionné ces deux exemples c’est parce qu’ils me semblent tous deux porteurs d’un véritable projet de société, dans le sens où les architectes entendent apporter des réponses à des problématiques sociales et générer du changement grâce à leurs innovations.

125 Textes et images du grand ensemble de Sarcelles 1954-1976., Villiers-le-Bel, coll. « Les Publications du Patrimoine en Val de France ; n° 10 », 2007. 126 René Kaës et Paul-Henry Préfacier Chombart de Lauwe, Vivre dans les grands ensembles, Paris, France, Les Ed. Ouvrières, 1963, 341 p. 127 Ibid. 128 Ibid. 129 Louis Caro, Sciences et Vie, no 0504, septembre 1959.

Les architectes Renaudie et Nouvel suggèrent un projet de vie pour des habitants, ils vont au-delà de la fonction technique de l’architecture vers une réelle ambition sociale et humaine. Les habitants de ces logements deviendront acteurs de leurs habitats en se les appropriant. En termes d’application, des architectes ont pensé cette question d’appropriation par les habitants et des expérimentations ont eu lieu proposant des innovations telles que de nouvelles formes, une liaison entre intérieur extérieur, des espaces plus généreux, une conception avec les habitants pour les habitants…

C. Comment s’applique la notion d’appropriation dans le logement collectif, premières expérimentations utopiques des années 80

La contestation de ces grands ensembles voit le jour dès les premières années. Mais c’est à partir de 1968 et des événements sociaux qui secouent le pays que cette contestation va s’amplifier. Les habitants revendiquent leur place dans un logement reflétant leur individualité.

Dans l'analyse Contre l’architecture en série, critique, utopie, et auto construction, mené par l’architecte Phoebe Clarke.130 Elle questionne le sens des grandes cités d’après-guerre et leurs impacts sur le ressenti des habitants qui perdent, à travers l’uniformité de logements identiques , leur sentiment d'indépendance et leurs différences dans leur appartenance au logement , l'appropriation personnelle semble difficile dans des logements où les formes architecturales se répètent, semblables, et sans originalité. P. CLARK explique que les différents acteurs concernés « Architectes, théoriciens, habitants, s’interrogent : dans ces cités nouvelles qui sortent de terre, où les logements identiques se succèdent, rangées « d’unités d’habitation » interchangeables, quelle place reste-t-il à l’individualité, à l’imprévu ? Comment combattre cette uniformisation ? »131 . Grâce à leurs questionnements, leurs remarques et l'expression de leurs sentiments sur le sujet, ces contestataires remettent en question le modèle d’habitat collectif utilisé très largement dans la société moderne, encore aujourd’hui. Elle met en valeur l'importance de se réapproprier l’habitat, elle énonce la nécessité que l’habitant participe à la construction de son chez soi. Elle exprime le fait que les constructions des habitats collectifs sont si techniques et difficiles à conscientiser qu’elles éloignent l’habitant de la conception et de la création du logement. L’habitant exprime alors un sentiment d'incompréhension voire de rejet et il ne parvient pas dans ces conditions à être l’acteur privilégié de l’appropriation de son propre logement. L’habitant est vu davantage comme un consommateur plutôt qu’un être vivant dans un espace de vie qui lui correspond. Ces premières insatisfactions mettent en lumière l’impasse du modernisme architectural, au niveau des logements collectifs.

L’ouvrage du sociologue Jean-Michel Leger, Derniers domiciles connus. Enquête sur les nouveaux logements 1970-1990132, présente les logements collectifs remis en question après la guerre grâce aux nouveaux modes de vie, cherchant ce qui change dans les manières d’habiter avec l'appui de certaines analyses architecturales ainsi que des témoignages d’habitants. Dans son livre, J-M. Léger exprime « qu'il est de tradition, en France, de considérer que l’on ne sait rien de la demande des habitants et que chaque projet se doit de proposer une réponse nouvelle au rapport entre architecture et société. Il n’est donc pas surprenant que chaque génération d’architecte ait projeté sa vision de la société ». 133 Ainsi que « l'expérimentation telle qu'elle a été menée jusqu’à aujourd’hui doit assurer une remise en cause ».

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130 Phoebe Clarke, « Contre l’architecture en série, critique, utopie et auto-construction », Proteus, « Cahiers des théories de l’art », 2015. 131 Ibid. 132 Jean-Michel Léger, Derniers domiciles connus: enquête sur les nouveaux logements, 1970-1990, Paris, France, Ed. Créaphis, 1990. 133 Ibid., p. 9. 134 Ibid., p. 15.

Cela explique que jusqu'à la fin des années 60, un projet pédagogique visant à apprendre aux habitants à habiter est mis en place. Le rôle éducatif de l’architecte devient celui de montrer l’exemple. Il y a une volonté de prouver qu’il est possible d’innover en lien à l'évolution des pratiques de l’habitant notamment par l'expérimentation de nouvelles conceptions que nous verrons par la suite. A partir des années 80, un certain nombre d’architectes contestataires, (parmi eux, Vladimir Kalouguine, Lucien Kroll, Jean Renaudie, Jean Nouvel…) s'interrogent sur la notion d’appropriation. Les premières expérimentations de développement de la notion d’appropriation au sein du logement collectif en France peuvent être illustrées par le préambule du texte « Renée Gailhoustet et Jean Renaudie habiter des utopies et des réalités », de Yann Aubry : « La construction de logements, tout particulièrement d’habitat social, a été l’occasion pour certains architectes d’inventer puis de mettre en œuvre des projets emblématiques, prototypes d’utopies urbaines et sociales. Cette série illustre l’évolution et l’appropriation contemporaine de cette architecture brutaliste : les théories de l’habiter au défi des usages. »135

Dans l’article « le logement social, une utopie ? »136 L'architecte Sipane K-Hoh exprime la réponse à l’apparition massive de logements collectifs insalubres, contre lesquels le mouvement hygiéniste avait engendré des luttes afin de modifier les choses. « Dès lors, les logements sociaux se sont multipliés sous différentes formes, avec des matériaux divers, demeure une seule problématique : l’amélioration de l’habitat »137 . A partir des années 70 la volonté est de permettre à l’habitant de se sentir mieux dans son habitat afin de permettre l’appropriation. Plusieurs architectes manifestent alors leur souci d’appropriation par les habitants dans les projets de l’époque. Ils vont donc mettre en place dans leurs futurs projets, dès la conception, différents procédés aidant l’habitant à développer au mieux l’appropriation de son chez-soi. Ils abordent la notion en fonction des attentes sociétales, nous allons voir plusieurs exemples au travers desquels je présenterai ces procédés selon le projet.

J’ai sélectionné plusieurs expérimentations qui ont mis en avant l’habitant dans son habitat, ce sont des projets précurseurs pour l’époque qui proposent une nouvelle vision de l’architecture du logement collectif afin d'améliorer le confort de vie des habitants en se distinguant des réalisations produites en parallèle.

135 Yann Aubry, « Renée Gailhoustet et Jean Renaudie habiter des utopies et des réalités », Revue Sur-Mesure, 2018, en ligne, <http://www.revuesurmesure.fr>, consulté le 9 mars 2021. 136 Sipane K-Hoh, Le logement social, une utopie ? | Détails d’Architecture, 2013, en ligne, <https://www.detailsdarchitecture.com/le-logement-socialune-utopie-2/>, consulté le 9 mars 2021. 137 Ibid.

LUCIEN KROLL, LA MÉMÉ, 1960

Nom du projet : « La Mémé », Université Catholique de Louvain.

Localisation : Woluwe-Saint-Lambert

Architectes : Simone et Lucien Kroll

Année de construction : 1970

Rapport à la notion d’appropriation : Conception avec les habitants

Fig 12. Sauvaitre (Estelle), La mémé*- Kroll, Photographie de la façade de la Mémé, 2014138

La plaquette de présentation de l’exposition de 2016 à Bruxelles, relative à l’œuvre de Lucien et Simone Kroll présente le couple d'architectes : « L’œuvre de Lucien Kroll, avec son épouse Simone, résonne aux quatre coins du globe depuis plus de cinquante ans. La volonté de créer une architecture de participation, favorisant les conditions d’épanouissement du vivre-ensemble, au détriment de l’industrialisation du logement, a valu à cette grande figure une renommée internationale »139 . Dans l’article « Lucien Kroll architecte engagé enragé » 140 de Guy Duplat du journal La libre, « Il considère que la recherche du « Sentiment d’habiter » est tout simplement impossible sans leur coopération collective. »141 Cependant, l’architecte explique que cette démarche post-68, a demandé beaucoup d'efforts, « Il a fallu secouer bien des pouvoirs et des institutions ».

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L’article « Lucien et Simone Kroll : construire pour que les gens soient bien »143 de Valérie Oddos du journal France info met en avant leurs démarches : « Depuis 50 ans, il construit ou réhabilite des ensembles où les gens doivent avoir envie de vivre, des écoles où les enfants doivent se sentir bien. Il travaille avec sa femme Simone Kroll, qui intègre le végétal dans ses projets. »144 Leur devise « Créer des choses où les gens sont bien ! »145 Selon la journaliste Valérie Oddos, il prône un urbanisme animal qui propose des « Situations différentes à des habitants différents »146, des formes dites « vivantes » plutôt que des solutions « rationnelles », une architecture qui peut utiliser toutes les techniques et les matériaux dans le même bâtiment, à des étages différents, ce qui fait, selon les dires de l’architecte, « Un beau désordre constructif et un vrai quartier »147 .

Avec le projet « La mémé », L. Kroll propose une réflexion sur la flexibilité ainsi que l'évolutivité des plans afin de s’adapter au mieux aux attentes des étudiants.148 Il met en œuvre son projet suite aux contestations développées lors de mai 68, mettant notamment en valeur la prise de conscience de la jeunesse et leurs responsabilités politiques et sociales. Il propose un projet où l’habitant est le principal acteur, il participe dès la conception à la collaboration du dessin de son logement notamment dans son évolution future selon ses besoins.

138 Estelle Sauvaitre, La Mémé * – Kroll – Voir en Vrai, en ligne, <https://voirenvrai.nantes.archi.fr/?p=775>, consulté le 9 avril 2021. 139 Architecture in Belgium A+, Atelier D’Architecture Simone & Lucien kroll, Bruxelles, Belgique, coll. « BOZAR », 2016. 140 Guy Duplat, « Lucien Kroll, architecte engagé, enragé », LaLibre.be, 2016, en ligne, <https://www.lalibre.be/culture/arts/lucien-kroll-architecteengage-enrage-576ab5b535705701fd8c73c8>, consulté le 9 avril 2021. 141 Ibid. 142 Ibid. 143 Valérie Oddos, « Lucien et Simone Kroll : construire pour que les gens soient bien », Franceinfo, 2015, en ligne, <https://www.francetvinfo.fr/culture/arts-expos/architecture/lucien-et-simone-kroll-construire-pour-que-les-gens-soient-bien_3345627.html>, consulté le 19 avril 2021. 144 Ibid. 145 Ibid. 146 Ibid. 147 Ibid. 148 Site de la Mémé à Woluwe-Saint-Lambert — Patrimoine - Erfgoed, en ligne, <http://patrimoine.brussels/news/site-de-la-meme-a-woluwe-saintlambert>, consulté le 9 avril 2021.

Dans ce projet l’architecte propose, en travaillant avec les étudiants, un bâtiment entièrement modulable, des murs jusqu’aux façades comme le montre les illustrations ci-dessous :

Fig 13. Sauvaitre (Estelle), La mémé*- Kroll, illustrations, dessin d’un plan schématique et photographie de la maquette expérimentale menant à la réalisation du principe architectural visant à améliorer l’appropriation. 149

De plus, il ouvre la participation du projet également aux ouvriers, puisqu’il propose aux maçons de réaliser deux statues dans le bâtiment, favorisant ainsi leur implication, un hommage qui sera repris dans de nombreux projets contemporains.

La pensée de l’architecte pousse l’habitant à participer à l'entièreté de la réalisation, permettant de développer des habitats appropriés et diversifiés en lien direct à leurs habitants, contrant les idées de standardisation de son époque, notamment ici où l’aspect de « ruine savante a été conçu comme une provocation face à la rigidité des cliniques universitaires situées en face ». 150 Dans la présentation du projet, on apprend que celui-ci a notamment inspiré l’architecte autrichien Hundertwasser, qui a conçu par la suite la Hundertwasserhaus à Vienne (1983-1986). Selon la revue CLARA Architecture et Recherche, deux étudiants en architecture Lucas Brusco, Martial Résibois proposent une interview de Lucien Kroll en février 2014151. Dans cet entretien, Il revient sur ses débuts et l’évolution de sa réflexion. L. Kroll considère que « L’habitation est une action, non un objet. »152

Pour Lucien Kroll la participation s’inscrit selon lui dans le droit à la ville : « …le droit à la ville se manifeste comme forme supérieure des droits : droit à la liberté, à l’individualisation dans la socialisation, à l’habitat et à l’habiter. Le droit à l’œuvre (à l’activité participante) et le droit à l’appropriation (bien distinct du droit à la propriété) s’impliquent dans le droit à la ville » 153Il appuie sur le fait que « La participation est une approche qui ne semble pas toucher beaucoup d’architectes car cette démarche est souvent considérée comme marginale et reste marginalisée. »154 Concernant la participation il va jusqu’à s’appuyer sur la philosophie pour étayer son concept :

« Dans la pratique de l’architecture participative, nous étions parmi les rares architectes à demander au clientusager de travailler avec nous à son affaire. Cela produit une architecture qui « parle le langage de l’habitant », mêlé au nôtre. Nous rejetions les styles trop personnels et formalistes pour atteindre une certaine complexité accessible, banale et naturelle : nous l’avons retrouvée surtout dans les textes magnifiques du philosophe français Henri Lefèbvre, mais nous n’avons lu que bien plus tard son ouvrage « Le Droit à la Ville » et ses complexes vivants qui nous ont tranquillisés. Il visait merveilleusement l’attitude de tous les intervenants à la construction de logements groupés, pour différencier au mieux les habitants futurs. »155

149 Estelle Sauvaitre, La Mémé * – Kroll – Voir en Vrai, en ligne, <https://voirenvrai.nantes.archi.fr/?p=775>, consulté le 9 avril 2021. 150 Site de la Mémé à Woluwe-Saint-Lambert — Patrimoine - Erfgoed. 151 Lucas Brusco et Martial Résibois, « Lucien Kroll », CLARA, vol. 5 , Hors-série, no 1, Éditions de la Faculté d’Architecture La Cambre Horta, 2014. 152 Ibid. 153 Ibid. 154 Ibid. 155 Ibid.

À la fin de citation, il est question de la réappropriation des bâtiments par une seconde génération d’habitants, n’ayant pas connu la participation fondatrice du lieu. Ces derniers ne se sentent pas du tout investis par l’aspect communautaire du projet et L. Kroll illustre ce phénomène, en expliquant que cela l’a conduit au tribunal, les nouveaux habitants voulant faire annuler des usages communs. Ce qui questionne sur la durabilité de ce type d’expérimentation.

Cette illustration ci-dessous présente l’un de ses projets d’habitat collectif, reflétant la philosophie de son travail : partir d’un existant, rencontrer ses habitant, et les faire approprier leurs logements.

Fig 14. Kroll (Lucien) Coupes présentant l’évolution du projet « Un quartier à humaniser : Enfin chez soi… » une réhabilitation de logements préfabriqués, à Berlin-Hellersdorf, Allemagne, en 1994 156

156 « L’anti-spectacle de Lucien et Simone Kroll- AMC Architecture », AMC Archi, en ligne, <https://www.amc-archi.com/photos/l-anti-spectacle-delucien-et-simone-kroll,1718/lucien-kroll-enfin-chez-soi.11>, consulté le 20 avril 2021.

VLADIMIR KALOUGUINE, RESIDENCE KALOUGUINE, 1971

Nom du projet : Résidence Kalouguine

Localisation : Angers

Architecte : Vladimir Kalouguine

Année de construction : 1971

Nombres de logements : 219 logements dans 9 immeubles

Rapport à la notion d’appropriation : Imagine de nouvelles formes d’habitat

Fig 15. Amouroux, Crettol et Monnet, Guide d'architecture contemporaine en France, 1972, Paris157 La résidence Kalouguine158, réalisée par l’architecte Vladimir Kalouguine en 1971, pour la ville d’Angers. Ce dernier a gagné le concours du PAN (programme d'architecture nouvelle). Ce concours a été organisé par le ministère de l'Équipement et du logement en 1971, avec pour sujet : « une architecture nouvelle pour les HLM collectives »159. Les changements sociétaux sont de plus en plus pris en compte dans un fonctionnement participatif des architectes. Le projet propose plus de 200 appartements aux formes biomorphiques (c’est-à-dire s’inspirant de la nature) éparpillés sur un grand terrain de deux hectares et demi. Il propose à travers ce projet un nouveau style d’HLM révolutionnaire dans leur conception, se confrontant à la standardisation en offrant des logements tous différents les uns des autres, comme le montre le plan ci-contre.

Fig 16. Jannin (Louis) Carte postale représentant le plan du Rez de Chaussée du logement exprimant les formes courbes accentuées dans le projet, édition OffsetColor Adia, 1972, Angers160 Le documentaire présente l’architecte Vladimir Kalouguine qui incarne une architecture nouvelle après mai 68, il refuse l'orthogonalité lui préférant des architectures courbes. L’architecte considère son projet comme des habitations dans lesquelles on va se retrouver caché, les habitants expriment le sentiment d’habiter dans un logement de « Schtroumpfs »161 , représentatifs d’une architecture sculptée. Ce projet a une vocation écologique, il a été pensé avec les habitants selon une approche personnelle de chaque logement en s’adaptant à leurs attentes sur l’appropriation, en proposant différentes solutions (Appartement Louis 15, moderne, intermédiaire...) comme le présentent les captures vidéo ci-dessous.

Fig 17. Capture d’écran du reportage, Destination ouest : la cité Kalouguine à Angers, présentant divers intérieurs162 « Ils pourraient évoquer par certains côtés l’habitat alvéolaire des troglodytes de la vallée de la Loire. Ils constituent de toute évidence un repère urbain dans ce quartier sans caractère particulier au point de déterminer en eux-mêmes un monument. Par la rupture qu’ils opèrent avec l’architecture ordinaire des barres et des tours de ce type de programme réalisé à cette époque, ils ont retenu l’attention des auteurs de l’exposition Modernitépostmodernité organisée au Centre Georges-Pompidou en 1981. »163

157 Liaudet David, « Architectures de cartes postales: incroyable Kalouguine », Architectures de cartes postales 1, 2010, en ligne, <http://archipostcard.blogspot.com/2010/05/incroyable-kalouguine.html>, consulté le 22 avril 2021. 158 Denis Leroy, « Reportage : Destination ouest : la cité Kalouguine à Angers », France 3 Pays de la Loire, 2019, en ligne, <https://france3regions.francetvinfo.fr/pays-de-la-loire/maine-et-loire/angers/destination-ouest-cite-kalouguine-angers-1622149.html>, consulté le 14 avril 2021. 159 Ibid. 160 Liaudet David, « Architectures de cartes postales ». 161 Ibid. 162 Denis Leroy, « Destination ouest ». 163 Dominique Letellier-d’Espinose et Olivier Biguet, Résidence Kalouguine, POP : la plateforme ouverte du patrimoine, Minister de la culture, 1999, en ligne, <https://www.pop.culture.gouv.fr/notice/merimee/IA49006319>, consulté le 14 avril 2021.

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