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3. HABITANT/HABITAT

A. Le corps et l’espace dans la conception architecturale

Il faut apprendre à observer comment le corps influe dans l’habitat et inversement, la relation entre soi et l’espace. Cette notion d’appropriation semble rattacher le corps à l'espace dans l’objectif de personnaliser son logement. En architecture, les nouvelles manières de vivre, liées à l’évolution de la société, nécessitent des adaptations. Il y a donc bien un élan collectif, générant un processus d’appropriation. Dans cette évolution collective, nous avons tendance à vouloir tout généraliser et à rendre identiques nos coutumes, nos manières, nos lieux de vie, ce qui mène vers une standardisation de la société. Cependant je pense que tant que nous aurons la liberté « d’être » différents les uns des autres, la mixité du logement persistera pour exprimer nos différences. La personnalité a une importance cruciale dans la relation à notre habitat.

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J’en viens, pour conclure cet état de l’art, à me questionner sur l’habitat et l’habitant et la relation qu’ils génèrent. Le positionnement quant aux ressentis du corps m’évoque l’étude du chez soi au vivre ensemble réalisée par la direction générale de la cohésion sociale par une équipe de l‘ANCREAI en 2011 traitant de l’habitat des personnes avec TED72 (Troubles Envahissants du Développement), public vivant souvent collectivement en institution : Un des points de consensus concerne l’importance de l’impact des singularités sensorielles sur le mode d’habiter des personnes avec TED quel que soit le type d’hébergement. L’importance du corps dans l’espace, et du lien qui se développe entre eux, est une question qui est en essor au cours du XXème siècle. Le logement collectif a été un grand sujet d’expérimentations. Nous verrons dans la suite des réflexions quelques exemples majeurs de cette époque.

Friedensreich Hundertwasser

Le travail de l’artiste et architecte Friedensreich Hundertwasser de son vrai nom Stowasser, né en 192873 en Autriche, aborde la notion d’appropriation sous l’angle de l’ouverture favorisant le lien social et redonne à l’habitant le pouvoir d’être chez soi. Il explique que contrairement à ce que l’architecture de son époque propose, chaque habitant doit être libre de s’approprier son logement lui-même. 74N’ayant pas de courant ou groupe prédéfini, il se forge lui-même son idéal en commençant par la peinture puis en continuant dans le domaine de l’architecture. Dans son manifeste de la moisissure contre le rationalisme dans l’architecture, il écrit « Notre habitat est comme une 3ème peau après la nôtre et nos vêtements, à travers notre chez soi nous Fig 1. Hundertwasser (Friedensreich), développons une continuité du corps et de l’esprit dans un espace physique qui MEN'S FIVE SKINS, dessin à l’encre de chine, Cologne, 296 mm x 210 mm, 1997 74 permet de nous identifier ».75 Cela explique qu’il faut considérer notre habitat et vient ensuite l’environnement social et l’identité et pour finir l’environnement écologique et humain, comme le présente le schéma ci-contre. Lors de ses réalisations architecturales, Friedensreich Hundertwasser cherche à « guérir les maisons malades, qui sont le miroir de l’homme»76 . Précurseur dans l'architecture, cet homme avait déjà établi des solutions aux névroses de l’architecture moderne en proposant des bâtiments offrant des espaces végétalisés, aux formes remplies de couleurs, et courbes. De plus, il ajoute en 1970 un « droit à la fenêtre » autorisant l’habitant à

72 Autisme France, Autisme France - Autisme France, en ligne, <http://www.autisme-france.fr/>, consulté le 9 février 2021. 73 Sylvia Ladic, Cours d’art : Friedensreich Hundertwasser, artiste écologiste engagé, 2015, en ligne, <https://e-cours-arts-plastiques.com/friedensreichhundertwasser-artiste-ecologiste-engage/>, consulté le 15 février 2021. 74 Friedensreich Hundertwasser, MEN’S FIVE SKINS, 1997, en ligne, <https://hundertwasser.com/en/applied-art/apa382_mens_five_skins_1975>, consulté le 22 mai 2021. 75 Ibid. 76 Ibid.

intervenir lui-même sur sa façade permettant une intervention extérieure « Certains disent que les maisons sont faites de murs. Je dis qu'elles sont faites de fenêtres »77. Il s’agirait de proposer un projet où chacun a sa place selon ses envies en intérieur comme en extérieur. Sylvia Ladic explique que l’architecture se doit de respecter l’homme, car elle est le reflet de ses sentiments mais aussi de son âme. Hundertwasser en souhaitant guérir l’architecture malade, exprime que l’homme est prisonnier des lignes droites ne permettant pas un épanouissement. Il se considère comme le médecin de l’architecture à laquelle il rend sa santé par les courbes de ses bâtiments. Hundertwasser dit « Nous vivons aujourd'hui dans le chaos des lignes droites, dans la jungle des lignes droites. Que celui qui ne veut pas le croire se donne la peine de compter les lignes droites qui l'entourent et il comprendra car il n'arrivera jamais au bout. (...) Cette jungle de lignes droites qui nous enferment comme dans une prison, nous devons la supprimer. »78 Cet architecte invite ainsi à un espace plus esthétique où l’on se sentirait mieux et qui serait donc plus appropriable. Outre la dimension spatiale qu’il améliore, Hundertwasser conçoit également un progrès social et environnemental et compte parmi les pionniers de l'écologie sociale. Ce précurseur interroge des questions nouvelles pour son époque, il réinterroge l’architecture notamment en la mettant en relation à l'art, le corps, et les ressentis. La citation issue du livre Mouvements modernes en architecture de Charles Jencks publié en 1977 « On ne peut parler d'architecture que lorsque l'architecte, le maçon et l'occupant sont une unité, c'est-à-dire une seule et même personne »79, exprime qu’il y a un besoin de recréer un lien entre architecte, bâtisseur et habitant pour aboutir à une réalisation réellement co-construite et donc appropriable.

Nous allons voir maintenant à travers le travail d’étude de Julie Cattant intitulé Le corps dans l’espace architectural 80, la présentation de trois architectes Français : le Corbusier, Claude Parent et pour finir Henri Gaudin, ayant tous réinterrogé la place du corps dans un environnement architectural. Pour introduire son travail, J. Cattant explique que « Le premier geste de l’espace architectural est d’accueillir nos corps humains. En leur offrant un espacement à habiter, il leur permet de s’abriter, de se mouvoir et de se rencontrer. L’homme et l’architecture s’affectent l’un l’autre. ». 81 Pour que l’appropriation d’un logement soit rendue possible il faut que le corps et l’espace ne fasse plus qu'un. Mais comment faire pour que l’homme appréhende bien l’espace avec son corps ? C’est la question à laquelle ces architectes ont tenté de répondre. L’auteur explique que la relation entre le corps et l’espace doit être établie dans la conception architecturale puisque le corps intervient dans l’espace en modifiant l’atmosphère, comme nous le verrons dans les séries photographiques le corps a une importance dans l’habitat, on le ressent même quand il s’en va, il a laissé une présence. Elle cite le philosophe Benoît Goetz pour affirmer ses propos : « On dira alors que le mouvement en architecture est l’acte commun de l’édifice et du promeneur (de l’usager). Ce sont des gestes innombrables qui se répondent, qui se comprennent. Les gestes de l’architecture sont la masse des intentions enfouies dans un édifice comme une multiplicité de propositions d’habitabilité. » (Goetz, 2011 : 144)82 A travers cet extrait le philosophe explicite l’importance des gestes dans l’architecture qui pousse l’homme à vivre avec le corps.

Le Corbusier

Architecte mondialement connu, né en 1887. Protagoniste du mouvement moderne, il y introduit de nouvelles pensées (Fonctionnalisme, Purisme, Lien nature/architecture…). Le Corbusier repense la mesure de l’architecture, il réalise un outil de mesure intitulé le Modulor qui se réfère aux proportions du corps dans

77 Ibid. 78 Ibid. 79 Charles Jencks, Mouvements modernes en architecture, Bruxelles, Belgique, P. Mardaga, 1977, p. 78. 80 Julie Cattant, Le corps dans l’espace architectural, Le Corbusier, Claude Parent et Henri Gaudin, Paris, 2016. 81 Ibid., p. 31. 82 Ibid.

l’objectif d’atteindre l’espace idéal. Ce système de mesure universel se base sur des proportions corporelles d’un homme de 1m83 créant une harmonie entre le corps et l’espace contrairement à l’abstraction des chiffres. Selon lui « Le mètre n’est qu’un chiffrage sans corporalité. […] Les chiffres du Modulor sont des mesures. Donc des faits en soi, ayant une corporalité. »83 On sent ici une volonté forte d’intégrer le corps dans l’espace « le Modulor me maintient dans le prolongement de mes membres, je demeure dans mon univers »84 Ainsi l’habitat devient la continuité du corps développant une relation entre eux, établissant les mises en mouvements, comme le montre le dessin de principe ci-dessous.

Fig 2. Le Corbusier , Le modulor, dessin de principes, 1954 85

Claude Parent

Architecte théoricien, né en 1923. Il est le premier à générer la rupture avec le style moderniste. Il est reconnu pour ses expérimentations de la forme oblique à travers ses différents projets, voulant instaurer une discontinuité dans l’architecture par le basculement des volumes et la fracture du plan.86 Il instaure dans ses recherches une relation entre le corps et l’espace instable et dynamique. Pour cela il met en place la « fonction oblique »87 avec le philosophe Paul Virilio, comme le présente le schéma ci-dessous. Ils veulent ensemble développer une architecture dans laquelle les verticales et horizontales sont remplacées par l’incliné et l’oblique. L’auteur reprend une citation de C. Parent «L’horizontale c’est la culture imposée [...] c’est la négation du caractère propre, c’est la réduction à la moyenne. La seule surface horizontale connue est celle de l’eau, et l’eau n’est pas parcourable par l’homme. » 88 (Parent, 1981 : 111-112). On comprend par-là que l’architecte souhaite remettre en cause des fondements pour repenser la relation du corps dans l’espace. Le sol en pente influe sur le corps différentes actions. Il n’a pas réalisé beaucoup de projets car la solution qu’il propose est jugée trop déconcertante. Cependant il a réussi à partager son idée remettant en question l’architecture rigide de son époque.

Fig 3. Parent (Claude), Dessin extrait du livre

Entrelacs de l’oblique, Paris, 1981 87

Henri Gaudin

Architecte, né en 1933. Il considère qu'il n'y a pas d'architecture sans engagement et que l'habitation n'est pas un objet consommable. Dans son travail il traite différents sujets sur la lumière, sur l'alliance d'éthique et de forme, de mémoire et de modernité. Henri Gaudin s'interroge plus largement sur le rapport de l'architecture et

83 Ibid. 84 Ibid. 85 Le Modulor, en ligne, <https://www.lescouleurs.ch/fr/journal/posts/le-modulor-etre-proche-de-lhomme-valeur-premiere>, consulté le 22 mai 2021. 86 Frac centre, biographie Claude Parent, en ligne, <https://www.frac-centre.fr/collection-art-architecture/rub/rubauteurs-58.html?authID=143>, consulté le 10 mars 2021. 87 Ibid. 88 Julie Cattant, op. cit.

de l'homme.89 Pour cet architecte la relation entre le corps et l’espace est indispensable, « il en est des corps comme des architectures ».90 Il explique que le corps et l’esprit sont indissociables tous deux saisis par l’espace architectural. Il s’intéresse dans ses études à la limite du corps qui devient un lieu d’interaction entre le corps et l’architecture, partageant un désir de se rencontrer et de se déformer. Il affirme que l’architecture nous affecte profondément « l’on n’habite pas sans être habité ».91

Julie Cattant explique que chez ces trois architectes les relations entre le corps et l’espace questionnent notre mode d’appréhension de l’architecture. Elle déduit que « L’enjeu de l’architecture est de provoquer les mêmes émotions que celles qui touchent nos corps. Il ne s’agit pas d’imiter les formes corporelles, mais d’adopter la porosité de leurs limites, de retrouver la qualité de leurs interactions avec l’espace.»92. Aujourd’hui l’architecture se tourne vers de nouvelles expérimentations cherchant toujours à adapter au mieux le corps à l'espace notamment dans un aspect d’une prise en compte évolutive du logement avec son habitant mais aussi en stimulant tous les sens permettant un lieu de confort libre à une future appropriation.

B. Le témoignage de la photographie dans le logement

Depuis une dizaine d'années, la notion d’appropriation s’empare des problématiques dans différents domaines, que ce soit l’architecture, la poésie, la photographie, la littérature… devenant une obsession générale. Dans l’album de Ben Mazué, le chanteur compositeur interprète un interlude où il définit lui-même sa vision d’habiter « Chez moi l’habitat, le lieu de vie c’est pas qu’un reflet de l'âme c’est un moteur, le moteur du moral, le berceau, le cadre dans lequel se construit notre humeur comme notre meilleur ami, toujours de bon conseil, toujours de bonne humeur »93 Dans cette phrase il exprime qu’il considère son logement comme une personne à part entière où il instaure un dialogue entre lui et son chez soi, afin de s'y sentir mieux. On sent à travers ce renouveau l’importance de l’habitat dans notre culture. Dans la photographie, le logement a été le sujet d’un grand nombre d’artistes. L’avantage de la photographie, c’est qu’elle peut raconter énormément de choses que l’on ne voit pas forcément, comme disait la photographe et scientifique Bérénice Abbott, « La photographie aide les gens à voir ». De plus, elle sera un appui pour les analyses sociologiques établies jusqu’à présent.

Fig 4. Gîrbovan (Bogdan), Photographies issuesde la série 10/1, Bucarest, 2006 94 Lors de mes premières présentations sur le sujet de l’appropriation je m’étais intéressé au travail réalisé par Bogdan Gîrbovan un photographe Hongrois né en 1981. Sur le site internet PixFan dédié à la photographie j’ai trouvé un article écrit par Antony Barroux illustrant son travail. 95 Il travaille principalement en séries dans lesquelles il traite des problématiques relatives aux relations sociales. A travers sa série 10/1 visible ci-dessus, « Il invite le spectateur à entrer dans l’intimité des appartements d’un immeuble de l’ère soviétique ». 96 L’artiste vit au dixième étage d’un immeuble comprenant des appartements

89 Jean-Christophe Bailly, Henri Gaudin, Paris, Norma Éditions, 2001, p. 10. 90 Ibid., p. 221. 91 Ibid., p. 214. 92 Julie Cattant, op. cit. 93 Ben Mazué, Ben Mazué - La princesse et le dictateur (Live à L’Olympia) (Audio), 2020, 2:17. 94 Art magazine, « 10/1 by Bogdan Gîrbovan », Art Ctrl Del, 2018, en ligne, <https://www.a-c-d.net/10-1-bogdan-girbovan/>, consulté le 22 avril 2021. 95 Antony Barroux, « Bogdan Gîrbovan paysages intérieurs Bucarestois », Pixfan.com, 2016, en ligne, <https://www.pixfan.com/bogdan-girbovanpaysages-interieurs-bucarestois/>, consulté le 9 mars 2021. 96 Ibid.

strictement identiques. Un jour il eut l’occasion de rentrer chez un voisin, une fois à l’intérieur il se sentait comme chez lui mais avec une appropriation complètement différente du lieu, ce qui lui donna l’idée de cette série de photos. « J’ai photographié l’intérieur de chaque appartement selon le même angle, afin de mieux illustrer le mélange des classes sociales, en présentant uniquement les différences d’aménagement et de décoration. Les pièces peuvent être considérées comme un tableau psychologique de ceux qui y vivent, reflétant leur histoire et leur rapport à l’époque actuelle. »97 A travers cette série on remarque beaucoup d’informations notamment les différences générationnelles « Les anciens locataires ont des appartements chargés de souvenir alors que les nouveaux venus, des jeunes pour la plupart ont des intérieurs spartiates. »98 Je trouvais ce travail pertinent pour m’aider à définir ce que les habitants pensaient de l’appropriation, mais surtout de la liberté d’action qu’ils se permettent lors du processus d’appropriation post-conception, passant du logement au chez soi.

Danièle Meaux, professeur de photographie écrit le livre La photographie : médium d’une exploration du logement, espaces de syntaxes domestiques provisoires.99 Elle y décrit le logement comme « le lieu par excellence d’une appropriation domestique de l’espace »100 Pour ce faire, elle exprime le besoin de l’habitant à réaliser différents aménagements se rapportant à leurs habitudes quotidiennes personnelles. Dans son travail elle présente les séries de trois photographes qui s’intéressent à la photographie du logement, qui ont tous la volonté à travers leurs photographies de présenter la diversité des modes d’habiter sans leurs habitants. Ce choix permet de ne pas se focaliser sur une personne mais bien un ensemble, on perçoit les singularités de chaque aménagement, dévoilant certains processus d’appropriation. Ce qui m’a d’autant plus intéressé dans cette analyse c’est que l’ensemble des photographies présente une large évolution des années 80 à aujourd'hui. Elles seront donc témoins de l’évolution de la notion d’appropriation à travers le logement.

François Hers (Intérieurs, 1981)

Cette première série est réalisée à la demande des services officiels du logement social destiné à des études sociologiques. Dans son procédé photographique il emploie la même optique avec un flash direct qui permettait de donner à tous les éléments la même valeur. L’auteur exprime à travers cette série la conformité de l’ameublement montrant l’élan de consommation d’une gamme de produits standardisés. Cependant les éléments de mobilier et de décoration sont liés à l’époque.

Fig 5. Hers (François) Photographie issuede la série Intérieurs, 1943, Belgique101

Jean-Marc Tingaud (Intérieurs, 1991)

Ici, le travail est tout à fait différent, il s’intéresse à travers ses photographies à des détails. Il révèle l’importance de la « culture matérielle », soit la valeur d’objets mis en relation avec le corps. Il met en avant la culture, les traditions, et les goûts différents en montrant ce que les objets racontent, que ce soit des traces d’usures, les traces d’un corps, mettant en lumière l’intime et l’affectif à travers ses clichés.

Fig 6. Tingaud (Jean-Marc), Photographie issuede la série Intérieurs, 1991, Paris102

97 Ibid. 98 Ibid. 99 Danièle Méaux, « La photographie : medium d’une exploration du logement, espaces de syntaxes domestiques provisoires », Interfaces. Image Texte Langage, no 44, Université de Paris, Université de Bourgogne, College of the Holy Cross, décembre 2020. 100 Ibid., p. 80. 101 Danièle Méaux, loc. cit. 102 Ibid.

Hortense Soichet (Intérieurs. Logements à la Goutte d’Or, 2011)

Le travail de la photographe Hortense Soichet mélange une pratique photographique avec une étude sociologique, pour cela elle met en relation ses photographies avec des textes exprimant les ressentis de certains habitants. L’artiste s’intéresse au lien personnel que chacun développe avec son habitat, son outil : la photographie et la parole. Pour procéder, elle se focalise sur un terrain d’étude (zone urbaine/ périurbaine/ rurales…) et interroge les acteurs locaux qui créent la relation avec les habitats. En confrontant la photographie au texte on se projette dans les différentes appropriations vécues par les habitants.

Fig 7. Soichet (Hortense) Photographie issuede la série Intérieurs, 2011, Paris103 Ces photos confirment ma première intuition selon laquelle le processus d’appropriation est indispensable pour l’habitant. Grâce à la photographie nous avons pu avoir un aperçu. Cependant nous manquons d’informations directes et pour combler ce manque, nous allons voir à travers un sondage la perception d’appropriation par les habitants.

C. Etude de l’habitant face à la notion d’appropriation – Sondage

Malgré la difficulté d’obtenir des échanges directs dans la crise sanitaire actuelle, j’ai obtenu des réponses par le biais d’un sondage104 partagé sur les réseaux sociaux, mais aussi sur certaines entrées de logements collectifs de la ville de Lille, offrant un potentiel d’analyse permettant de définir les approches de l’appropriation vue par les habitants. L’entièreté du sondage a été retranscrite en Annexe 2 p.86-88 : Sondage Architecture et Appropriation. Nous allons en voir un résumé. Il m’a permis d’avoir une approche assez complète et des participations très diverses. La tranche d’âge a été de 20 à 70 ans dans différentes régions de France (voir même Polynésie) avec des professions très variées étant liées ou non au domaine de la conception. Pour commencer le sondage, j’ai proposé six citations de différents auteurs définissant leurs visions de la notion d’appropriation que j’ai utilisées comme références pour ce mémoire. Avec cette base de données j’ai demandé laquelle d’entre elles exprimait le mieux la vision de l’appropriation au sein du logement collectif. Les deux éléments qui sont le plus ressortis sont : « Notre habitat est comme une 3ème peau après la nôtre et nos vêtements, à travers notre chez soi nous développons une continuité du corps et de l’esprit dans un espace physique qui permet de nous identifier. » Hundertwasser 105 « L’habitat est le lieu dans lequel on réalise l’action d’habiter et où se développe notre intimité, on adapte notre logement à notre mode de vie, notre culture, notre personnalité. » Perla Serfaty 106 Dans ces deux citations, ce qui est mis en avant c’est le besoin de personnification du lieu à son image.

Dans la question suivante je leur demande de donner leur propre avis sur l’appropriation dans le « logement collectif » les réponses sont ici assez mitigées. Certains évoquent l’impossibilité de s’approprier leurs espaces à travers cette définition : « Appropriation très restreinte », « Elle est presque inexistante », « On a peur d'y faire du bruit » « Appropriation ? collectif ? Deux notions qui me semblent contradictoires », …

103 Ibid. 104 Marius Cailleau, SONDAGE ARCHITECTURE ET APPROPRIATION - Google Forms, en ligne, <https://forms.gle/qMrJ1BWSQwh5z5av5>, consulté le 9 mars 2021. 105 Sylvia Ladic, Cours d’art : Friedensreich Hundertwasser, artiste écologiste engagé. 106 Serfaty-Garzon, op. cit.

D’autres expriment leurs manières de s'approprier ce genre d’espaces standardisés : « il doit être un miroir de soi », « personnification de son chez soi par son modèle culturel », « Pouvoir moduler l'espace comme chacun le souhaite », « rendre un logement neutre, à un logement à notre image », « pouvoir adapter un logement « type » voir « répétitif » à sa manière, selon ses préférences, son mode de vie » … Lorsque que l’on demande de noter sur 10 la satisfaction quant à l'appropriation de leurs logements, la moyenne s'effectue à 7 mais beaucoup répondent une note inférieur.

De plus, à la question « est-il possible de s'approprier un logement collectif ? », il y a encore un certain nombre de réponses qui mettent en avant l’impossibilité de s’approprier l’espace se justifiant par le fait « qu’on peut difficilement modifier l'état existant », « la plupart des murs sont blancs avec des plans carrés », « tous les nouveaux appartements sont identiques »... Au contraire d’autres personnes prônent l'efficacité de l’appropriation actuelle, « Je pense que de par la typologie, il est tout à fait possible de rendre un logement appropriable », « en y installant ses repères spatiaux et mentaux », « par l’ameublement », « en investissant le lieu à notre manière », « En augmentant le nombre de seuils entre « strictement public » et « strictement privé » » ...

J’ai interrogé sur ce qu’il faut faire pour passer d’un logement banal à un véritable chez soi, j’ai eu beaucoup de réponses identiques : « développer un rapport intérieur/extérieur » , « avoir des espaces modulables », « des espaces neutres »... Cependant d’autres réponses s’en distinguent : « offrir une richesse de matériaux », « travailler des jeux de matières et d’ameublement répondant aux demandes des utilisateurs », « que la forme de l'appartement incite à passer des moments conviviaux »... À priori, la matérialité et sa forme semblent être une piste contemporaine pour répondre à la notion d’appropriation. J’ai interrogé les actions qu’ils avaient réalisées pour passer d’un simple logement à leur chez soi : beaucoup de personnes m’ont répondu que c’était par un ajout de matière personnelle (photos, peintures, meubles…), d’autres réaménagent et jouent avec la spatialité du lieu, d’autres ont évoqué la temporalité, ou encore de le faire vivre pour y générer des histoires, y définir des espaces différents se référant aux moments vécus par les habitants dans un lieu. On peut se demander si l’architecte peut s’inspirer dans la conception des moments vécus par les habitants dans un lieu ?

Pour la question suivante, « Est-ce que les habitants se sentent concernés par l’évolution de cette notion dans leurs logements depuis les années 50 ? »... Quelques retours qui mettent en avant le lien qu’il doit y avoir avec l’évolution sociétale et les modes de vie, mitigés entre une évolution positive et négative, en même temps que d’autres évoquent la standardisation grandissante. J’ai poursuivi le sondage en demandant si leurs logements s’inscrivaient dans une logique de « cage à lapin » et j'ai été surpris de voir encore des réponses positives à cette question, même si le nombre est assez faible. Heureusement une bonne partie des réponses expriment les avantages de leurs logements (Ancien style du début du siècle, immeuble à petite taille, ...) .

Pour finir le sondage, j’ai proposé deux questions ouvertes. La première était de choisir, une des 3 images reprises du défi d’illustration présenté par les dessinatrices Sandrine Deloffre et Pénélope Bagieu, créatrices de la célèbre BD, Les Culottées, permettant de façon simple et illustrée de demander la meilleure vision de l’habitat par les habitants.

Quelle est celle qui correspondrait le mieux à l’appropriation de leurs logements idéaux, chaque image avait été sélectionnée dans le but de présenter certains aspects :

Fig 8. Deloffre (Sandrine) et Bagieu (Pénélope), Illustrations réalisées dans le cadre d’un jeu, lancé parlescréatrices de la BD«Les Culottées», en 2020 lors du confinement,disponible sur le site Creapills, que j’ai réutilisé dans le sondage sur la notion d’appropriation 107

Le logement sobre, le logement ouvert sur l'extérieur, le logement festif et vivant. Sans étonnement le logement sobre se limitant au nécessaire a été le moins sélectionné, je l’avais choisi car il correspondait selon moi le plus au logement collectif aujourd’hui.

Dans la deuxième question j’ai proposé une illustration de la vision d’appropriation, j’ai eu plusieurs retours en voici quelques exemples :

Fig 9. Illustrations que j’ai collectéesdans mon sondage sur la notion d’appropriation, reflétant des représentation variées de cette dernière, allant de photos standard àdes réflexions plus personnelles.

108

On se rend compte à travers ces choix qu’il y a un phénomène de mode dirigeant vers un besoin d’un confort esthétique assez mutualisé cependant certains choix semblent plus spécifiques sur leurs attentes.

L’état de l’art m’a permis de définir la notion d’appropriation. L’avis des principaux intéressés, à travers le sondage, met en avant la multiplicité des manières de s’approprier, propres à chacun. Nous allons voir à présent comment l’appropriation se concrétise dans le logement collectif français, afin d’observer comment elle apparait comme un élément majeur dans la conception architecturale. Les premières expérimentations d’appropriation du logement collectif voient le jour dès les années 1970/1980, en réaction à un manque de relation de l’habitant avec son habitat et permettent de passer d’un logement standard à un chez-soi.

107 Creapills, « Sur Twitter, ce challenge met au défi les illustrateurs d’imaginer leur espace de confinement idéal », par les dessinatrices Sandrine Deloffre et Pénélope Bagieu, 2020. 108 Marius Cailleau, SONDAGE ARCHITECTURE ET APPROPRIATION - Google Forms; Ibid.

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