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Florence Mourlhon-Dallies

du français sur objectif Spécifique au français Langue professionnelle : la bascule des paradigmes

florence mourLhon-daLLieS

Laboratoire Éducation, Discours, Apprentissages (EDA) Université Paris Descartes

résumé

Dans cette contribution, nous proposons un retour sur les trois fondements du Français sur Objectif Spécifique (FOS) : analyse des besoins, identification des compétences langagières mises en jeu dans les professions et analyse des genres discursifs professionnels. Puis nous montrons comment les disciplines qui étudient le travail et ses évolutions interrogent depuis peu ces trois piliers du FOS. Le Français Langue Professionnelle (FLP) apparaît alors comme une tentative d’intégrer les évolutions notionnelles actuellement portées par les disciplines du travail au champ de la didactique des langues. Mots clés : FOS / FLP / analyse du travail / interdisciplinarité /

Le FOS (écrit au singulier et correspondant à des formations sur mesure pour publics professionnels) se présente comme une démarche articulée en étapes canoniques relevant de l’ingénierie de formation, appliquée au domaine particulier de l’enseignement des langues. Comme première étape, on peut poser l’analyse des besoins, point de départ de l’ingénierie de formation en langue ; comme deuxième, la référentialisation des professions, qui permet de dégager la composante langagière des tâches professionnelles, traduites en compétences cibles. Enfin, dans un troisième temps, qui intervient après la récolte des données de terrain, l’analyse de discours fournit au travers de la notion de genre discursif le moyen de modéliser les tours et les expressions caractéristiques des discours professionnels, en vue de les transmettre en cours de langue.

Cette démarche type, dite aussi « démarche FOS », est restée stable depuis les années mille-neuf-cent-quatre-vingt-dix. Elle n’en est pas pour autant neutre au plan théorique. L’analyse des besoins présuppose en effet qu’on pense les besoins, le listage des compétences, qu’on définisse la notion de compétence et celle de routine discursive et que l’on réfléchisse au caractère plus ou moins stabilisé et ritualisé des discours professionnels. C’est ce qu’ont fait depuis deux-mille-dix des disciplines extérieures à la didactique des langues, souvent classées parmi les disciplines du travail (telles la didactique professionnelle, l’ergologie, la clinique de l’activité). Or,

ces récentes recherches, bien qu’extérieures au champ de la didactique des langues, méritent notre attention, du fait même que le FOS s’adresse à des publics professionnels qui évoluent au sein des organisations de travail et participent de leurs changements.

Revenons sur les trois piliers traditionnels du Français sur Objectif Spécifique, inchangés depuis plusieurs décennies. Dès ses débuts, le FOS a mis l’accent sur l’analyse des besoins, posée comme un tout préalable à la connaissance des priorités des publics adultes (Richterich et Chancerel, 1977). Par la suite, cette analyse des besoins a été réimplantée dans le champ de la didactique des langues sous la forme d’une analyse systémique de la situation d’enseignement-apprentissage qui fait également la part belle aux conditions matérielles de cours et aux traditions didactiques, dans le but d’ajuster besoins et moyens (Eurin et Henao de Legge, 1992). À partir de deuxmille-quatre cependant, toutes ces approches ont été réunifiées par Mangiante et Parpette dans Le français sur Objectif Spécifique : de l’analyse des besoins à l’élaboration d’un cours. L’analyse des besoins a alors été pensée dans la perspective de l’ingénierie de formation, comme l’une des étapes introductives de la démarche « FOS ». Cette démarche repose sur un déroulé encore d’actualité de nos jours, qui englobe une phase en amont de la formation (décomposée en analyse de la demande, analyse des besoins, conception du dispositif de formation), une phase « pendant » (la réalisation de la formation elle-même) et une phase « après » (concernant l’évaluation ainsi que les transferts réalisés ou non par les formés, une fois revenus sur leur poste de travail). Cela est en tous points conforme à la méthodologie d’ingénierie de formation déclinée par Ardouin d’après son expérience d’une quinzaine d’années de formation en entreprise (2013). Sans traiter de la didactique des langues, Ardouin propose un déroulé en quatre moments : analyser, concevoir, réaliser, évaluer, indiqués dès le sous-titre de son ouvrage et inchangés dans les cinq rééditions qui ont suivi.

Pour la didactique des langues, ce déroulé vaut dans toute l’Europe où l’analyse des besoins est partout identifiée comme préalable à la conception de formations langagières pour publics professionnels. Cette unanimité est perceptible dans le bilan rédigé du projet Odysseus (Grünhage Monetti et alii) dès 2004. Ce livret, accessible sur Internet en plusieurs langues, aide les enseignants à enquêter dans les entreprises et lieux de travail variés, afin d’assurer une récolte de données rigoureuse. Des grilles permettant de conduire des entretiens à destination des publics cibles comme de leurs encadrants hiérarchiques sont fournies ; d’autres grilles facilitent l’observation de l’activité professionnelle, selon la technique du shadowing, laquelle consiste à se tenir aux côtés des employés comme leur ombre et à consigner leurs gestes et paroles. La méthodologie d’analyse des besoins (subjectifs et objectifs) est donc à présent bien connue et largement diffusée. Elle a été poussée à un degré de sophistication particulièrement élevé en Allemagne, comme en témoigne le guide pour formateurs

rédigé par Weissenberg (2013) qui détaille sur de longues pages très explicites tous les types de questions que l’on peut poser aux employés et aux employeurs lors de l’investigation des espaces de travail.

Pour être tout à fait complet sur la question, il importe enfin de prendre en compte dans la démarche d’ingénierie de formation – et ce, avant-même l’analyse des besoins – l’analyse de la demande. Mourlhon-Dallies (2008) propose de se pencher avant toute chose sur la « commande » telle que formulée auprès du spécialiste de langue par des non spécialistes qui l’appellent à l’aide. L’analyse des besoins intervient en contrepoint de cette commande, afin de vérifier quels sont les attendus et les priorités, par-delà la première formulation de la demande. L’analyse des besoins est par conséquent une construction, faite de compromis, autant que le relevé d’éléments qui se donneraient à l’observateur sans ambiguïté. Nombreux sont en effet les décalages entre le déclaré et l’exécuté mais aussi entre le souhaité et le faisable. Ces écarts potentiels requièrent tout un doigté dans l’analyse, qui explique que les chercheurs méthodologues en didactique du FOS se soient déjà amplement concertés à ce propos. Le numéro deux de la revue Points communs (paru en 2015) est ainsi entièrement consacré à la question de l’investigation des terrains professionnels et de la sélection des documents (oraux et écrits) en amont de la conception d’un cours.

La réflexion sur cette récolte des données (qui permet d’ancrer dans le travail dit « effectif » l’identification des besoins de formation) est actuellement si importante qu’il reste sans doute peu d’énergie pour développer des recherches étoffées sur la conception même des modules et plus encore sur l’évaluation de la portée des formations en FOS (comme remarqué par Médina, 2017). Tout se passe en fait comme si les étapes en amont de la conception d’un programme de FOS étaient les plus importantes aux yeux des didacticiens. Lors d’une conférence donnée le 24 novembre 2017 à Grenoble, à l’occasion des rencontres FOS de la CCIP, C. Parpette considérait d’ailleurs que la démarche FOS était identifiable pour les phases de préparation en amont des cours, alors qu’en matière d’activités et d’exercices conduits auprès des publics professionnels, la distinction d’avec le FLE était peu évidente. Ce qui autorise à poser l’analyse des besoins, entendue dans son acception la plus large, comme le point central de toute démarche se réclamant du FOS.

Cette investigation des besoins s’est faite, on l’a vu, en se déplaçant sur les lieux de travail. Mais c’est aussi en entrant dans les métiers et dans leur exercice que les didacticiens ont été à même de lister les différentes missions dévolues aux professionnels en autant d’aptitudes requises pour être opérationnel. S’en est suivie une mise en correspondance minutieuse entre les compétences « métier » d’une part et ce qu’elles activent au plan langagier et communicationnel d’autre part. Les modalités de constitution de tels concordanciers ont été décrites par Mangiante (2007 et 2008) en termes de référentialisation des professions. Au plan méthodologique, cette mise en correspondance revient à extraire de l’observation du travail (prescrit et effec-

tif) « la part langagière du travail » (Boutet, 2001). Le deuxième pilier du FOS s’est ainsi affirmé dans la lignée des recherches en sociolinguistique et en ethnographie de la communication. Il est à noter que cette focalisation sur les compétences, ramenées à des assertions de capacité individuelles (comme « être capable d’accueillir un client », « pouvoir rassurer la famille d’un patient », « savoir mettre en attente un usager en colère ») est totalement en phase avec l’approche communicative en didactique des langues, mais aussi, à une échelle sociétale plus large, avec la notion d’employabilité, promue dans le monde de l’entreprise dans les années quatre-vingt. Tout récemment, cet ancrage a été cependant dénoncé par Richer (2011, 2016, 2017) qui souligne que le FOS, au plan notionnel, n’a pas su prendre le tournant de l’actionnel. Richer rappelle par ailleurs que dans les organisations de travail, la notion de compétences au pluriel s’est vue supplantée ces dernières années par celle de compétence au singulier, qui suppose des capacités méta-organisationnelles par-delà les points susceptibles d’être listés. Cette bascule des compétences au pluriel à la compétence au singulier avait été notée antérieurement par Mourlhon-Dallies (2015), qui insistait sur les risques de désarticulation inhérents à toute référentialisation. On s’aperçoit donc que même au sein du FOS, où l’extraction du versant langagier de la communication professionnelle est un acquis, la réflexion de détail sur cette démarche est sujette à débat, du moins après 2010.

Une fois que les didacticiens ont été à même de distinguer les tâches incontournables à savoir mener en langue cible pour tel ou tel métier, il leur restait enfin à mettre à portée de leurs publics les points langagiers dont la maîtrise est indispensable pour pouvoir travailler. Ce qu’a permis le troisième pilier du FOS qu’est l’analyse des discours professionnels. Genre professionnel par genre professionnel, l’analyse a conduit à identifier les marques langagières récurrentes, caractéristiques des échanges écrits, oraux, électroniques. Cette mise en évidence des caractéristiques discursives cibles a notamment été conduite par Mourlhon-Dallies (1992) pour les genres discursifs professionnels à l’écrit, dans le domaine du tourisme, qu’il s’agisse des brochures d’agences de voyages, des dépliants d’offices du tourisme ou des guides pratiques édités. Cette démarche a également porté ses fruits pour les articles et les manuels scientifiques (Tolas, 2004). Un peu plus tardivement (2007), un ouvrage comme « Le FOS et la classe de langue » a montré pour certains discours du tourisme ou du droit, combien l’analyse du discours permettait de convertir des compétences langagières larges en éléments plus réduits, isolables, manipulables, assimilables (comme les adjectifs valorisants, les marques de la personne).

Cet apport de l’analyse du discours d’inspiration française a été problématisé entre autres par Mourlhon-Dallies (2005) dans un bref article intitulé « Analyse du discours et Français sur Objectifs Spécifiques : des apports réciproques », mais il est vrai que cette problématique n’a pas eu la portée des questionnements sur les besoins et les compétences, évoqués plus haut. Le lien entre AD et FOS était peut-être trop

évident aux yeux des spécialistes du FOS, formés pour la plupart à l’analyse du discours dès leur doctorat, au point que la notion de genre discursif n’ait plus même parfois été nommée chez certains d’entre eux, comme le remarquaient tout récemment Richer et alii (2016).

C’est ainsi qu’entre évidences, oublis et consensus, le FOS repose sur un socle notionnel somme toute peu interrogé. Ce travail épistémologique est d’autant moins mené que le FOS est le fait d’enseignants chercheurs qui se définissent volontiers comme des méthodologues ; ces derniers fondent leur expertise sur la capacité à créer des formations, dans une optique toute pragmatique. Mais s’il veut exister au plan académique comme un secteur intégré au FLE, le FOS doit toutefois s’attacher à préciser son cadre conceptuel, surtout à un moment où les disciplines du travail, avec lesquelles le FOS partage son public, ont fortement évolué, suite à un important effort de rénovation théorique.

La première notion qui a profondément bougé récemment dans beaucoup de disciplines est la notion de contexte. Si l’on considère, comme le font les didacticiens du FOS, que le contexte professionnel est un ensemble de situations cibles bien délimitées, aux contours stables et prévisibles, alors l’analyse des besoins est parfaitement légitime. Ramener le contexte à des situations types permet de penser les besoins comme relativement transparents : avec une bonne maîtrise de la technique sociolinguistique de l’entretien, on pourrait ainsi appréhender aisément les attentes, les aspirations et les frustrations de tout employé, dans telle ou telle configuration d’échange ou à tel ou tel poste de travail. Une simple question comme « qu’est-ce qui vous manque pour bien exercer en français votre métier (ou pour que vos employés travaillent bien en français) ? » suffirait. Les besoins se laisseraient appréhender directement et seraient comme transparents à la verbalisation… même s’il s’agit en réalité tantôt des besoins de la personne, tantôt de ceux de l’apprenant, tantôt de ceux de l’employé, tantôt de ceux de l’employeur.

Conscient du caractère ambigu des besoins, le didacticien du FOS se donne généralement pour rôle de pointer les disjonctions entre les besoins exprimés (subjectifs) et les différents besoins qu’il peut également repérer par l’observation ou l’analyse (besoins objectifs) en croisant le point de vue des multiples acteurs qui opèrent ensemble dans les lieux et dans les collectifs de travail. Ce croisement est certes un gain pour la fabrication de modules de formation en langue, car il permet d’établir des priorités et de juger des urgences. Mais la notion de contexte professionnel est en réalité beaucoup plus complexe, induisant par contrecoup une forme de remise en question de l’analyse des besoins telle qu’elle est classiquement menée en FOS.

En analyse des discours professionnels anglophones, Günnarson (2009) a montré que toute activité professionnelle était prise dans un emboîtement de contextes : sur le site de travail même, dans un milieu professionnel, dans un cadre juridique national, etc. Ces différents contextes peuvent conduire à poursuivre des objectifs

en tension voire en friction : par exemple, faire des économies sur des opérations et se maintenir à la pointe de la recherche dans un domaine chirurgical précis. Les besoins exprimés ou devinés sont toujours à recadrer. C’est ce type de vision que porte par exemple le Français Langue Professionnelle par le biais de ses différents cercles de contextualisation de toute action professionnelle : à savoir, le contexte immédiat visible de la scène de travail, le cercle collaboratif non directement visible des collègues, clients ou fournisseurs non présents sur les lieux, l’organisation de travail à un échelon régional ou national, le cadre d’ensemble de la société, avec sa conception du travail, tous domaines confondus. Une telle vision amène à nuancer la notion de besoins à analyser pour basculer vers une compréhension fine des circonstances de l’action. Cette notion de circonstances est d’ailleurs au cœur d’une discipline comme l’ergologie, pour reprendre Durrive (2012, p. 239) : selon cet auteur, l’homme a la capacité à s’écarter du très local et du très actuel, pour produire une pensée sur la situation à connaître et à maîtriser. L’Homme prend ainsi couramment du recul sur les situations et opère des choix stratégiques pour ajuster les prescriptions et les directives qu’il reçoit aux cas particuliers, vivants, uniques qu’il rencontre. On passe ainsi d’une vision stéréotypée de la tâche professionnelle à une conception plus complexe de l’agir professionnel, dans la lignée d’E. Morin (2005) qui affirme que l’action est stratégie. Cependant si l’action se réinvente au quotidien, le contexte n’est pas un cadre unique parfaitement objectivable, mais bien une combinaison de données complexes, assemblées et reconfigurées sans cesse par celui qui est pris dans la nécessité d’agir et sous-pèse le pour et le contre en fonction de ses valeurs, de ses priorités, de son adhésion à telle ou telle norme ou posture professionnelles. Et si on prend un individu donné, un même contexte, une même situation en apparence, peuvent appeler des réponses différentes (selon l’heure, pour le cas du travail de jour ou de nuit ; selon le nombre de collègues, quand il y a sous-effectif). Les besoins que l’on listerait à l’avance sont donc utiles mais insuffisants. Ils doivent être redoublés par une capacité à saisir les circonstances et à effectuer des choix, qui surprennent souvent par rapport à ce qui est déclaré, prescrit, souhaité par les intéressés quand on les interroge.

Cette vision complexe de l’agir professionnel va de pair avec une redéfinition de la notion de compétence. Comme nous l’avons déjà précisé pour le FOS, les compétences à maîtriser ont très longtemps été posées à l’échelle de l’individu, invité à accumuler de multiples aptitudes. Pour être employable, il fallait se montrer simplement « capable de ceci, de cela, et encore de cela ». Or, les modèles de l’ingénierie de formation eux-mêmes, notamment ceux de Le Boterf, ont dès les années milleneuf-cent-quatre-vingt-dix introduit la notion de compétence au singulier, comme capacité à combiner des ressources individuelles et collectives (Mourlhon-Dallies, 2015). Cette nuance entre les compétences au pluriel et la compétence au singulier est d’ailleurs à présent très diffusée (Richer, 2011). Mais au-delà du débat entre les

compétences et la compétence, se joue une question plus fondamentale. Il existe en effet une tendance à essentialiser la notion. Cependant, comme le rappellent Mayen et alii (2010), la compétence n’est pas une substance mais la relation dynamique d’une personne avec des situations ou des classes de situations, ce qui met – au moins symboliquement – en lien la personne compétente avec ses pairs (ceux qui rencontrent les mêmes classes de situations et doivent les négocier comme elle, ailleurs et à un autre moment) ou avec ses collègues occupant d’autres postes (ceux qui peuvent être embarqués dans les situations en question, mais à un autre titre). La didactique professionnelle repose en quelque sorte sur cette vision, en postulant qu’on peut apprendre en se focalisant sur des pans d’actions précis et en verbalisant ce qui s’y joue, au sein de groupes en formation. Or ce type de posture de formation n’est pas très répandu en FOS, du fait même que le FOS est encore très en phase avec l’approche communicative en didactique des langues et ne rime pas véritablement avec l’approche actionnelle (Richer, 2017). Malgré cette limite, il ne faudrait pas caricaturer l’approche communicative, car celle-ci a posé la notion de compétences stratégiques, à côté de compétences davantage centrées sur la langue ou sur le discours, et cette notion de compétence(s) stratégique(s) peut intégrer les dimensions de partage, d’anticipation et de finalisation que d’autres disciplines que la didactique des langues prêtent à la notion de compétence.

Ceci posé, tout laisse penser que la mise en débat qui affecte aujourd’hui la notion de compétence(s) en FOS n’est pas en voie de se stopper. Par-delà les questions d’ancrage dans les différents courants didactiques que sont le communicatif et l’actionnel, la déstabilisation de la notion de compétence/s est vraisemblablement symptomatique d’une bascule qui touche le cœur de la représentation de l’activité de travail. Un article comme celui de Filliettaz (2005), intitulé « Discours, travail et polyfocalisation de l’action », est très significatif à cet égard : il montre que ce qui se dit ici et maintenant dans un atelier ou sur un chantier est étroitement lié à ce qui se passe ailleurs (dans un bureau ou un autre atelier), en parallèle ou en amont. On y voit aussi le rôle des moyens de communication comme le téléphone portable. Le portable permet de rapprocher deux espaces de travail par des appels incidents à l’action en cours, en sorte que l’agir professionnel concerne plus que jamais des collectifs, englobant de nombreuses personnes présentes physiquement ou pas. La compétence n’est plus alors technique ou individuelle, mais elle se noue dans le pouvoir d’articuler les temps et les lieux, par le langage bien souvent, ce qui place l’enseignant ou le formateur de langue au premier rang en matière de renforcement des compétences professionnelles. Ainsi la polyfocalisation de l’action devrait-elle conduire à un changement d’échelle dans les formations de FOS : il devient urgent de passer de formations centrées sur un métier donné à des dispositifs embrassant des milieux professionnels, mêlant différents métiers appelés à collaborer entre eux.

À ce titre, on ne peut qu’être fasciné par les travaux en analyse multimodale des discours et des actions, menés entre autres par Fristalon et Durand (2008) sur les soins infirmiers. La recherche porte sur le rôle de l’infirmière, à l’interface du médecin et du patient et sur la façon dont celle-ci ajuste son discours et ses gestes aux deux autres co-acteurs, lors d’un prélèvement sanguin aux urgences. Dans une telle optique de travail inter-actif, il est impensable de réduire la maîtrise de la communication professionnelle à deux dialogues bien séparés, celui avec le patient et celui avec le médecin, qui donneraient lieu traditionnellement en FOS à la présentation de deux scènes distinctes (rassurer le patient ; discuter d’un cas avec le médecin). Tout se passe dans une seule unité d’action, celle du prélèvement, pris au cœur de logiques différentes selon les protagonistes. C’est d’ailleurs cette notion de logique de l’activité professionnelle qui est posée depuis quelques années par le Français Langue Professionnelle (Mourlhon-Dallies, 2008) afin de sortir des listes de compétences, même si ces listes sont indispensables pour offrir une représentation des métiers simplifiées à des personnes en formation professionnelle ou qui découvrent des domaines (comme en français de spécialité). En effet, établir un répertoire de compétences types semble trop limité quand on a affaire à des professionnels étrangers qui ont déjà travaillé plusieurs années dans un domaine et s’attendent à une approche plus fine.

De même, la notion de genre discursif routinisé ne saurait étancher la question de ce qui est stabilisé dans les discours et dans l’agir professionnel. En effet, si raisonner en genres est très opératoire pour des novices ou en début de programme de formation, pousser sans autre réflexion les personnes formées à intégrer les régularités de ces genres est très certainement insuffisant. Comme le montre Boutet (2008), il existe toute une « vie verbale » au travail, qui excède la capacité à produire des discours oraux ou écrits conformes aux attendus professionnels. Le fait de choisir de parler ou de se taire, les circonstances amenant à argumenter ou à se laisser accuser, la crainte de parler, sont des éléments cruciaux de La vie verbale au travail. La capacité à savoir prendre ou réclamer la parole précède également celle à déployer tel ou tel genre de discours. À quoi sert-il de tout savoir sur le diaporama en français, si on ne parvient pas à s’imposer lors d’une réunion ni à obtenir le temps de parole pour le présenter ? Or ceci est affaire de culture, de jeu sur les normes, de bagage professionnel, bref, d’expériences à partager avant d’inviter à imiter ou à répercuter des patrons discursifs ou des matrices discursives. On voit là que le FOS gagnerait à regarder du côté d’autres disciplines que l’analyse du discours, par exemple en direction de l’ergologie (puisque cette discipline place au cœur de sa réflexion la question des débats de normes et de la renormalisation) mais aussi vers la didactique professionnelle, qui pointe des styles et des genres d’activités dans une perspective post-bakhtinienne, dans le sillage de Clot et Faïta (2000).

C’est cet élément de réflexion qu’intègre le FLP dans son modèle matriciel, déployé par Mourlhon-Dallies et de Ferrari (2018), en plaçant très fréquemment au point de départ des formations le pôle réflexif, qui appelle chacun à situer son métier ou son activité dans le dispositif de travail (déjà connu ou projeté). Le pôle organisationnel et le pôle communicationnel, au sein desquels sont traités pour l’essentiel les points langagiers, viennent souvent dans un second temps. En effet, il apparaît primordial de comprendre comment les choses fonctionnent légalement mais aussi dans les faits (en se référant aux cultures professionnelles) et de partir des représentations que les personnes en cours de formation ont du travail, afin de poser dès le début des formations en FLP la notion de posture professionnelle, qui est capitale lors des premiers pas dans les organisations de travail, quel que soit le niveau de langue. Lorsqu’on se penche sur des publics migrants professionnels, cette question est cruciale et intervient en amont de l’approfondissement par ailleurs nécessaire des genres discursifs, si on veut offrir à autrui la possibilité de s’intégrer.

Que penser des chocs connus par quelques notions clés en didactique du FOS ? Loin de nous l’idée de parler d’un changement complet de paradigme scientifique au sein de la démarche bien assise et installée du FOS dans le monde des formations en français professionnel. L’examen des soubassements conceptuels du FOS à la lumière des disciplines du travail fait plutôt penser que le FOS peut être enrichi en recomposant ses priorités et en redonnant du poids à des notions qu’il a depuis longtemps intégrées mais trop souvent minorées (comme celles de contexte, de posture, de stratégie). La bascule à laquelle nous appelons est en bonne partie déjà réalisée par le FLP, que nous tentons de développer avec M. de Ferrari depuis deux-millequatre : elle consiste à partir des enjeux de l’activité de travail pour mieux entrer dans les jeux de langue et de discours, plutôt qu’à poser des objectifs langagiers en amont des formations. En cela, on peut espérer que toute formation en langue se réclamant du FLP ou du FOS soit à même de renforcer la professionnalité des personnes formées, en leur conférant la réflexivité suffisante pour mieux comprendre ce que travailler veut dire.

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