21 minute read

La fabrique de l’agir professoral entre mémoire et interaction sur le vif. (F. Cicurel

La FaBriQUe De L’aGir ProFeSSoraL eNTre mÉmoire eT iNTeraCTioN SUr Le ViF.

Francine CiCUreL, Université Sorbonne nouvelle - Paris 3 Centre de recherches DiLTeC

« Retenir ce qui n’est déjà plus, anticiper sur ce qui n’est pas encore, voilà donc la première fonction de la conscience. Il n’y aurait pas pour elle de présent, si le présent se réduisait à l’instant mathématique. Cet instant n’est que la limite, purement théorique, qui sépare le passé de l’avenir ; il peut à la rigueur être conçu, il n’est jamais perçu : quand nous croyons le surprendre, il est déjà loin de nous. »

Bergson, L’énergie spirituelle (pp. 5 - 6).

Lorsqu’on prend pour objet d’étude les classes de langue et que l’on s’appuie sur l’observation, on s’intéresse de près à ce qui se passe dans l’instant même où l’observation se fait. Il arrive, certes, que des observations plus longues soient entreprises, et que la dimension du temps et l’évolution des pratiques puissent être prises en compte mais, souvent, ce n’est pas le cas. Mon propos est de vouloir montrer de quelle manière ce qui se déroule dans une classe est nourri par la mémoire, l’histoire ; aussi bien l’histoire personnelle que les représentations qu’ont acquis les acteurs sur la manière d’enseigner et sur l’histoire des méthodologies. Pour ce faire, je vais m’appuyer sur des paroles d’enseignants qui sont révélatrices de leur agir professoral. J’entends par agir professoral non seulement ce que le professeur fait et dit dans la classe, mais l’ensemble des intentions et des projets qu’il forme et qu’il a formés préalablement à son action. L’action ou les actions sont la partie émergente et visible. L’agir est plus large car il inclut l’ensemble des éléments qui sous-tendent l’action comme les motifs, les jugements, les émotions.

Si je prends à un instant T une classe, que vois-je ? Un dispositif-classe que je reconnais sans peine, quel que soit l’endroit où je me trouve. Un acteur-professeur (acteur c’est-à-dire celui qui agit) se trouve face à un groupe d’acteurs-élèves. Le professeur parle et fait parler, il donne les consignes de travail et indique comment le faire. S’il « fait travailler » c’est dans un but bien particulier qui est celui de « vouloir faire apprendre ». De nombreux travaux – dans le monde anglo-saxon (Classroom Research) et dans le monde francophone –, portent sur la nature et la spécificité de l’interaction didactique. Mais ce n’est pas cette voie que je vais emprunter ici car ce qui relève de l’interaction est du côté de l’instant. Celui qui observe une classe regarde ce qui se passe moment après moment. Or je voudrais poser un regard sur ce qui sous-tend l’interaction en classe. Que sait-on ou que peut-on savoir de la manière dont les impétrants vivent cet instant et comment ils le fabriquent ? Depuis quelques années déjà,13 certains chercheurs tentent d’avoir accès à la « pensée des enseignants » (Teacher Cognition). Nous faisons l’hypothèse que, pour faire leur cours, les enseignants disposent d’un répertoire didactique, entendu comme l’ensemble des ressources acquises au cours de l’ expérience professionnelle, de la formation, et tout au long de la vie, et qu’ils mettent au service de leur profession. La recherche dont nous allons exposer certains aspects, part de « verbalisations » de l’action enseignante par les enseignants eux-mêmes.

13 Voir les travaux anglo saxons de Borg 2003, Breen 2001, Woods 1996, canadiens de Tochon 1993, suisses de Plazaola Giger, Stroumza 2007 et français du groupe IDAP-Diltec, Université Paris 3.

1. QU’eNTeND-oN Par VerBaLiSaTioN ?

Les corpus dont nous disposons14 se présentent de la manière suivante : d’un côté, une transcription de l’interaction qui a été enregistrée ou filmée, autrement dit, il s’agit de ce qui s’est effectivement passé dans la classe, et de l’autre, ce que le professeur dit de cet instant alors qu’il regarde le filmage de son propre cours et que, d’une certaine manière, il revit l’action. Les dires des professeurs sont eux aussi enregistrées et transcrits. Ce dispositif relève de ce que l’on appelle une auto confrontation15. Le sujet est filmé durant son action, il se voit en action et commente cette action de façon assez libre. L’instant T, si rapide qu’il se transforme tout de suite en passé, comme le dit Bergson, est déplié, démultiplié, il est en quelque sorte rouvert par ce dispositif. Que nous apprennent ces verbalisations de l’action ?

1.1. CoNSTaT 1

N’importe quel instant T de l’interaction est susceptible d’être commenté et aucun enquêteur ne peut prévoir ce qui va susciter un commentaire de la part du professeur. Cela illustre ce que J. Friedrich (2001) appelle « le caractère énigmatique de l’action ». Seul celui qui a fait l’action peut en dire quelque chose, les autres ne peuvent qu’interpréter en fonction de leur propre expérience.

1.2. CoNSTaT 2

La nature de ce commentaire professoral est un discours d’une grande hétérogénéité. Cet objet discursif polymorphe n’est pas facile à décrire. Cela peut être une séquence qui porte sur le soi (par exemple, l’attitude face aux étudiants ou à un étudiant), cela peut être un commentaire sur la langue et surtout sur la manière dont cette langue est apprise ou non apprise, cela peut être un commentaire sur la méthodologie, vue comme un échec ou une réussite, ou encore sur la planification ou la déplanification. Ces verbalisations peuvent aussi exprimer, de façon plus ou moins directe, les théories implicites ou les convictions pédagogiques de l’enseignant.

1.3. CoNSTaT 3

Le commentaire est inégal en longueur. Il semble fonctionner par association d’idées. En effet, l’action étant multimodale, plusieurs choses se passent en même temps dans la classe et l’enseignant qui se regarde ne peut dire tout en même temps, il fait donc des choix. Une parole en amène une autre. L’enseignant ne dit pas seulement quelque chose sur sa pratique de classe, il parle aussi de son métier, de ses habitudes, de ses convictions. On constate la fréquence de termes comme en général, d’habitude. Bref, il mentionne aussi de ce qui est extérieur au présent. C’est dire qu’au cours de la verbalisation l’instant T est innervé par le passé.

14 L’équipe de recherche IDAP a recueilli des corpus dans des contextes différents avec des enseignants novices et expérimentés. Ils ont pour caractéristique commune de présenter la transcription de l’interaction en classe et le commentaire qu’en fait l’enseignant en regard. 15 L’entretien d’autoconfrontation est une activité de langage « méta » qui permet à l’acteur d’une situation donnée de revenir sur des traces de son action et d’en proposer des significations. Cette démarche fait appel à la verbalisation de l’action, par le biais du visionnement de la situation filmée. Voir les définitions de ces démarches dans Clot, Faïta, Fernandez. & Scheller, 2000 et dans Theureau 2005.

Ces verbalisations qui portent sur une action aussi complexe que celle d’enseigner sont d’une grande richesse et toujours susceptibles de surprendre l’enquêteur. Je vais m’arrêter sur trois traits – en rapport avec la question de l’instant et de l’histoire – qui traversent ces verbalisations d’enseignants : - l’action d’enseignement renvoie toujours à un « déjà vécu »ou à un « déjà enseigné » autrement ou identiquement qui indique la résonance d’une action présente avec la densité d’un métier qui génère la construction sur le long terme d’un agir ; - il est fait référence à des options méthodologiques, des préférences, que l’enseignant a. Personne n’enseigne sans avoir un modèle, souvent implicite d’ailleurs, à propos de ce qu’il faut faire et de comment il faut le faire. Les commentaires sont riches en indications sur le modèle de référence de l’agir ; - le commentaire porte en grande partie sur les partenaires de l’interaction, à savoir les apprenants, et sur la perception que l’enseignant a de ces derniers dans la durée.

En m’appuyant sur deux séquences, je vais essayer de montrer comment ces traits sont perceptibles.

2.1. UN « SaLoN De THÉ UTiLe » oU L’iNVeNTioN De La CLaSSe

Le premier exemple est extrait du commentaire d’un professeur qui enseigne à un public de femmes résidant en France, caissières pour la plupart, peu ou pas immergées dans la société française. L’enseignante revient dans son commentaire sur la manière dc conduire un cours dans ce contexte. Comme on va le voir, elle s’inquiète pour les apprenantes, voudrait qu’elles trouvent le cours intéressant mais, pour autant, elle ne veut pas que l’interaction avec elles cesse d’être « un cours ».

On décèle ici le « souci » que l’enseignante a de ce public de femmes qui pourrait se lasser rapidement d’un cours trop académique. Relevons des expressions comme :

« Je sais que je peux parler avec elles quinze minutes mais qu’au-delà y’a un décrochage ça les intéresse pas forcément »

« Il ne faut pas qu’elles s’ennuient ». L’enseignante s’inquiète de leur promptitude à se détacher du thème du cours. Leur motivation en effet est de pratiquer une langue qui est celle du pays dans lequel elles vivent mais qu’elles ne parlent pas en-dehors de la classe.

Commentons la séquence suivante :

« Elles vont pas passer de diplômes après + ça n’entre pas + tu vois dans une chaîne balisée : avec des difficultés : des paliers : pas du tout du tout ».

En l’absence d’évaluation qui accompagne le cours, ces apprenantes n’a pas besoin d’être mises à l’épreuve. Et c’est avec ces paramètres – absence de certification, risque permanent de surgissement de l’ennui – qu’il faut construire le cours, qu’il faut l’inventer.

Ce que ce passage montre bien, c’est la manière dont l’enseignante veut faire coïncider des éléments qui relèvent de l’instant, du contact en classe avec des éléments qui viennent de l’extérieur et qui nourrissent la réflexion: l’origine socioprofessionnelle des publics, la pratique

de la langue française en-dehors de la classe, l’absence d’objectifs institutionnels préorganisés. La conséquence pour l’enseignante est que cela lui donne une liberté parfois embarrassante, d’où la nécessité de construire un cadre original ici défini comme « salon de thé utile ».

« J’me dis bon elles travaillent toute la semaine + elles viennent ici pour pratiquer un français bon XXX elles parlent pas avec des françaises + tu vois + donc l’idée c’est pas le salon de thé mais + ce serait un salon de thé un peu utile »

En l’absence d’un enseignement qui se ferait dans un milieu institutionnel ordinaire, l’enseignante parle de cadre parce que, précisément, elle se trouve dans un environnement peu contraignant. Elle se voit contrainte de se doter d’un cadre et s’appuie pour cela sur les apprenants qui lui fournissent le thème de départ sur lequel elle construit ensuite le cours. Le souci de respecter un format interactionnel « cours » est d’autant plus présent que personne ne l’exige, sinon elle-même.

Verbalisation de l’enseignante Valérie : cours de français à public de migrantes (corpus Corny)1 Notre commentaire

bon mais pour revenir à cet exemple je sais que je peux parler avec elles quinze minutes mais qu’audelà y’a un décrochage ça les intéresse pas forcément tu comprends + donc ménager deux heures qu’elles y trouvent un intérêt à la fois linguistique + grammatical + etc je peux l’apporter mais faut qu’elles définissent le cadre sinon enfin moi c’est comme ça que je fonctionne + sinon j’ai trop peur du décrochage et de l’ennui : et de : il faut pas qu’elles s’ennuient ++ je précise que très souvent les gens ont des objectifs grammaticaux moi comme j’tai dit elles vont pas passer de diplômes après + ça n’entre pas + tu vois dans une chaîne balisée avec des difficultés : des paliers : pas du tout du tout du tout donc euh voilà + en tout cas cette année c’est ce que j’ai fait ++ le thème oui c’est elles qui le choisissentparce que en même temps ça rejoint ce que je te disais j’me dis bon elles travaillent toute la semaine + elles viennent ici pour pratiquer un français bon XXX elles parlent pas avec des françaises + tu vois + donc l’idée c’est pas le salon de thé mais + ce serait un salon de thé un peu utile tu vois ce que je veux dire euh sur le plan du du bon du du français euh de la linguistique voilà + mais l’ambiance doit être salon de thé +++ pour des gens pour elles voilà + c’est un peu comme ça que je pensais un peu les choses Estimation du temps d’intérêt pour une activité

Souci de garder l’intérêt du public

Représentation de ce qu’est un cours de langue : objectifs grammaticaux

Définition d’un cadre d’enseignement ne comportant pas de certification Désir de pratiquer la langue

Retour sur le format du cours : un salon de thé utile

L’extrait suivant est une séquence émanant d’une verbalisation d’un professeur de français langue étrangère à propos de son public d’étudiants chinois résidant en France. Tout professeur a des représentations de ce qu’il considère comme un idéal d’enseignement auquel il se conforme ou tente de le faire. Ces convictions se construisent au fil des expériences, elles ne sont pas nécessairement stables mais elles existent.

Ici, la mise en place de la méthodologie se fait en fonction des convictions méthodologiques du professeur (assez proches des options propres aux approches communicatives) et selon la représentation qu’elle a du ou des public(s) chinois qu’elle a eu l’occasion d’observer.

On découvre que l’enseignante exprime une sorte de contradiction entre une représentation stéréotypée à propos d’un public asiatique, donc la réserve est un élément central, et son expérience qui lui a permis de constater que les Chinois ne sont pas « si réservés que cela ».

Le commentaire ne porte pas seulement sur l’instantanéité de la classe mais sur l’observation et la perception que le professeur a de différents publics chinois. Il fait référence à un public de jeunes Chinois qui viennent depuis 10 ans en France et qui, par conséquent, ont vu leur habitus communicatif évoluer.

P ben justement c’est le aussi ils aiment beaucoup communiquer mais le problème c’est que comme ils n’ont pas l’habitude de communiquer à l’oral il faut les débloquer + alors + comme ils ont cette + soi-disant timidité chinoise mais je sais pas si on peut l’appeler timidité cette réserve il faut passer cette barrière-là c’est pas très difficile hein avec des étudiants de 22 ans faut pas exagérer j’ai eu des groupes y’a des années des groupes de Japonais où là les barrières elles étaient énormes mais les jeunes Chinois qui viennent depuis + 10 ans euh ce sont des gens qui sont beaucoup plus méditerranéens + qui sont plus exubérants malgré toutmais y’a cette réserve asiatique qu’il faut euh qu’il faut dépasser et puis et puis après euh + c’est je vois la seule + la seule + et alors même si par exemple ils avaient des conceptions beaucoup plus traditionnelles de l’apprentissage d’une langue etc ça fait pas sérieux de faire des saynètes ou des choses comme ça donc ça il faut leur montrer quelle est l’utilité de ces travaux-là qui

sont très ludiques pour leur montrer qu’on n’est pas obligé d’être sévère et de s’ennuyer

quand on apprend une langue + et ils marchent très bien dans le jeu16

Ce n’est donc pas seulement sur des traits typiques d’un public que l’enseignant s’exprime, mais aussi sur le fait que ce public est en train de muter. Et qu’il peut changer s’il rencontre une autre manière d’enseigner qui devient autre manière d’apprendre. C’est ainsi qu’elle introduit un moteur de son action, à savoir le changement du public lui-même. Nous voyons que ses convictions méthodologiques la portent vers le communicatif mais il lui faut convaincre son public de la légitimité de ses choix : « on n’est pas obligé de s’ennuyer ». Il y a là, en creux, des représentations sur l’enseignement des langues qui s’expriment : l’ennui supposé de l’apprentissage, la sévérité du professeur. Il faut donc parvenir à changer les conceptions des étudiants et leur faire accepter que le ludique peut lui aussi être un vecteur d’apprentissage.

Cette séquence nous encourage à nous poser plusieurs questions : qui est l’élève ? Que

16 Est souligné ce qui renvoie au jugement que porte l’enseignante sur l’attitude du public chinois, et en gras ce qui indique ses convictions personnelles sur la manière d’enseigner.

véhicule-t-il comme « culture d’apprentissage » ? Comment concilier deux « traditions d’enseignement » qui pourraient s’opposer – le traditionnel et le communicatif ? Et comment agir avec un public des jeunes Chinois qui change et qui est susceptible de comprendre et d’accepter une approche plus communicative que ce qu’il a connu au cours de sa scolarité et son éducation ?

L’agir professoral est une pratique qui met en œuvre des compétences diverses portant sur la langue, sur la gestion de l’interaction avec son public ou avec chacun de ses élèves mais aussi sur le contexte autour du cours. Il semble que la détermination de l’action provienne d’expériences passées et incorporées, de typifications qui construisent le répertoire didactique. Les motifs de l’action, les inquiétudes, le souci du public ont quelque chance de venir à la surface lorsqu’on encourage les praticiens à s’exprimer sur leur action. Les verbalisations font émerger les capacités d’un professeur à distinguer des types d’action, l’aptitude à nommer ce que l’on fait, à ranger les actions dans des catégories existantes ou créées, à opérer des généralisations à la fois sur son propre agir, mais aussi sur l’agir des apprenants. L’instantané de la classe est alors innervé par le répertoire de l’enseignant.

3. La FaBriQUe De L’aCTioN

Grâce aux dires des professeurs confrontés à leur propre travail, on dispose d’informations précieuses pour la connaissance de la fabrication de l’action enseignante. Arrêtons-nous sur le terme « fabrique », défini dans le Robert de la manière suivante : « faire un objet ou une chose grâce à un travail exécuté sur une matière ». Si nous poursuivons l’analogie avec la fabrique d’un objet, on pourrait dire qu’un enseignant fabrique ce qui va permettre ou faciliter l’apprentissage, en partant de supports variés (il est rare qu’un cours de langue ne s’appuie pas sur un élément matériel comme une page de méthode, un document, un enregistrement). A partir de l’observation des paroles d’enseignants, nous pouvons dégager quelques constantes :

- Fabriquer un objet ou une chose prend du temps et demande de la préparation. L’action d’enseigner ne commence pas quand le professeur entre en classe. C’est une action qui requiert toujours une préparation, un plan, et qui le plus souvent s’insère dans un programme. C’est aussi une action non isolée qui s’étend sur plusieurs séances de cours.

- Mais pour être préparée, l’action n’en est pas moins en mouvement, le fait d’être fabriquée en avance ne la protège pas de la nécessité de l’adapter au moment où elle est mise en place. Dans le cas d’un cours de langue qui développe la communication, c’est une action qui s’accomplit par le dialogue. L’action prend place au sein d’un groupe d’individus, et cette mise en place nécessite des ajustements, des portions d’improvisations. C’est une action qui est préparée mais qui, aussi, va être fabriquée sur place, c’est un objet dont on connaît les contours à l’avance mais seulement approximativement.

- C’est une action finalisée, qui vise un but ou des buts. Par cette action adressée, l’enseignant veut faire faire quelque chose à l’apprenant pour qu’il apprenne ; c’est d’ailleurs là le but essentiel de cette action, qui l’inscrit dans le long terme.

- C’est une action qui s’inscrit dans une culture éducative donnée à une époque donnée, et le contexte a une incidence sur la fabrication de l’action. Ainsi depuis 30 ans, on constate fréquemment une préférence pour les approches communicatives. Les courants méthodologiques, véhiculés par le discours de formation, par celui des méthodes de langue,

par le Cadre européen commun de référence pour les languesont un impact certain sur les pratiques enseignantes.

- Une action est-elle le fait d’un auteur, d’un concepteur, d’un inventeur ? D’un côté, incontestablement, l’auteur de l’action est un acteur identifiable, c’est un professeur qui met en place son cours. On peut facilement attribuer cette action à un sujet dans sa singularité, une personne qui dit « je » et qui est celle qui prend toutes les décisions s’imposant à chaque moment du cours. Mais cette personne n’est pas seule, elle appartient à la communauté des enseignants, à savoir une communauté professionnelle qui possède ses gestes et ses rituels. L’action est accomplie selon des schèmes qui sont propres à la communication didactique (mettre en place des activités, exposer les consignes, suivre le travail, donner une appréciation, gérer la parole, veiller à la symétrie des interventions du côté apprenants, etc.). - Enfin l’action est complexe et multidirectionnelle17 . C’est une action qui contient en elle-même une série d’actions coordonnées. Plusieurs choses sont annoncées et demandées en même temps.

3.1. Le mÉTier D’eNSeiGNer : PLUS QUe L’HiSToire D’UN iNSTaNT maiS aUSSi

L’iNSTaNT De L’aCTioN

En guise de conclusion, je vais articuler trois éléments que l’on peut considérer comme des composants du métier d’enseignant. • Être enseignant, c’est faire partie d’une communauté professorale, c’est-à-dire faire partie d’un métier qui a ses gestes et ses pratiques. Tous les enseignants de langue ont des questions en commun auxquelles ils vont s’intéresser : le programme, la progression, les manuels, l’évaluation, faire participer les élèves, etc. Au sein de cette vaste communauté professorale, les cultures éducatives dans leur diversité vont chacune à leur manière innerver ces pratiques et les différencier.

• Dans chaque enseignant il y a une personne qui assume le rôle dans sa singularité. J’évoquerai ici les travaux du sociologue Lahire (2001) dont le livre L’homme pluriel montre qu’un individu est certes inséré dans un ensemble social, professionnel, mais il est issu d’une histoire familiale et personnelle qui le rend différent de son collègue. Peut-être faut-il évoquer ici la notion de « style professoral » : ainsi, le fait d’utiliser une même méthodologie suffit-il à définir le style d’un professeur ? Certainement pas.

• Le troisième terme de cette action est la situation, les circonstances, les occasions dans lesquelles et avec lesquelles l’enseignant fabrique l’action. Nous revenons alors à l’instant. « Je saisis l’occasion je fais feu de tout bois » dit un professeur. Quelque chose arrive dans la classe qui ne peut être prévu, et il s’agit d’en faire une occasion d’apprendre.

Je reviens sur les termes « instant et histoire ». Sous l’apparente opposition des termes, il y a leur complémentarité. Si l’enseignement n’était qu’une suite d’instants, il ne permettrait pas au projet « faire apprendre » de se réaliser. Si l’enseignement consistait uniquement à mettre

17 Évoquons rapidement les contraintes qui entourent cette action : . une action d’enseignement se produit dans un espace contraint et dont il faut tenir compte ; . elle doit aboutir à résultat dans un temps souvent alloué par l’institution ; . elle se fait devant un auditoire, d’où la parenté avec la performance théâtrale et le fait qu’elle suscite le jugement ; . elle est préparée, par conséquent ce n’est qu’une partie que l’on voit in situ, dans la classe, d’où l’intérêt des verbalisations.

Le métier d’enseignant de langue se trouve à la jonction d’une présence immédiate où l’autre me fait aller là où je n’irais pas sans lui, et d’une incarnation de valeurs, de convictions, de principes qui forment l’être enseignant.

BiBLioGraPHie

n BERGSON H. 1919, 1967 (132èME ÉDITION).L’ÉnERGIE SPIRITUELLE,PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE. n BORG, S. 2003.“Teacher cognition in language teaching: a review of research on what language teachers think, know, believe and do », Language teaching, vol 36. n BREEN M. and alii.2001. « Making Sense of Language Teaching : Teachers’ Principles and Classroom Practises », Applied Linguistics 22/4, Oxford University Press. n BRONCKART J.-P. et le groupe LAF. 2004. «Agir et discours en situation de travail », Cahiers de la section des sciences de l’éducation n°103. n CADET L., CAUSA M. 2004. « Cultures éducatives et construction d’un répertoire didactique en formation initiale », dans Beacco, Chiss, Cicurel, Véronique, eds, Les cultures éducatives et linguistiques dans l’enseignement des langues, Presses universitaires de France. n CAMBRA GINÉ M. 2003. Une approche ethnographique de la classe de langue, Paris, HatierDidier, coll. LAL. n CICUREL F. 2011. Les interactions dans l’enseignement des langues. Agir professoral et pratiques de classe, Didier. n GINABAT H. 2006. La planification dans l’agir enseignant, mémoire de Master 2 Recherche « Didactique du français et des langues », université Sorbonne nouvelle-Paris 3. n CICUREL F. 2002. « La classe de langue, un lieu ordinaire, une interaction complexe », dans AILE n°16, Publications Encrages, Université Paris VIII-Saint-Denis. n CICUREL F. 2007. « L’agir professoral, une routine ou une action à haut risque ? », dans PLAZAOLA GIGER I., STROUMZA K., (2007), eds, Paroles de praticiens et description de l’activité, de Boeck. n CICUREL F., BIGOT V., dir. 2005.« Les interactions en classe de langue », Le français dans le monde : Recherches et applications. n CLOT, Y., FAÏTA, D., FERNANDEZ, G., SCHELLER, L. 2000. «Entretiens en autoconfrontation croisée : une méthode en clinique de l’activité », Pistes, 2. n FRIEDRICH J. (2001) : « Quelques réflexions sur le caractère énigmatique de l’action », dans Baudoin J.-M. & Friedrich J. (eds),1995. Théories de l’action et éducation, Paris-Bruxelles, De Boeck, collection « Raisons éducatives », 1ère édition. n LAHIRE B. 2001. L’homme pluriel. Les ressorts de l’action, Paris, Hachette littératures. n PERRENOUD Ph. 1996 (2e éd. 1999). Enseigner : agir dans l’urgence, décider dans l’incertitude. Savoirs et compétences dans un métier complexe, Paris, ESF. n PLAZAOLA GIGER I., STROUMZA K., eds, 2007. Paroles de praticiens et description de l’activité, de Boeck. n SCHÜTZ A., trad. fr. 1998.Éléments de sociologie phénoménologique, Paris, L’Harmattan. n THEUREAU, J. 2005. « Les méthodes de construction de données du programme de recherche sur les cours d’action et leur articulation collective, et la didactique des activités physiques et sportives ». Impulsion, 4. n THEUREAU J. 2010. « Les entretiens d’autoconfrontation et de remise en situation par les traces matérielles et le programme de recherche ‘cours d’action’ », Revue d’Anthropologie de Connaissances, Volume 4, n° 2, 2010. n TOCHON F. V. 1993. L’enseignant expert, Paris, Nathan pédagogie. n VERMERSCH P. 1994. L’entretien d’explicitation, ESF. n WOODS D. 1996.« Teacher Cognition in Language Teaching. Beliefs, decision-making and classroom practice », Cambridge, Applied Linguistics.

This article is from: