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V. Dagues

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F. Mazières

F. Mazières

En effet, l’action curriculaire doit tenir compte de la demande éducative. Les parents, qui font partie du « groupe intéressé », pourraient être favorables à l´évaluation des compétences bilingues et biculturelles de leurs enfants. Or, au-delà des examens des baccalauréats français et local, une forme d’évaluation régulière des acquis biculturels et bilingues des élèves n’est toujours pas prévue dans les établissements français de l’AEFE. Les enquêtes pourraient contribuer à évaluer le degré de transmission des savoirs, savoir faire et savoir être des apprenants. C’est une de leurs applications possibles. Les parents pourraient même contribuer à la définition d’un profil d’entrée et d’un profil de sortie, c’est-à-dire la somme des savoirs, des savoirs faire et des savoir-être acquis au terme d’un cycle scolaire. Contrairement aux programmes, du ressort exclusif des décideurs du MEN, le curriculum est devenu, progressivement, l’affaire de tous (Coste, 2011 : 17). Sa construction pourrait même devenir plurielle, consensuelle et être l’occasion d’une forme de « pédagogie participative », un acte de « démocratie éducative ». Tous les acteurs éducatifs seraient conviés à donner leur point de vue sur les contenus et les moyens d’une éducation « idéale » : les parents, soit, mais aussi les élèves, les professeurs et les étudiants32. Dans la mesure où cette approche ne part pas d’un constat général sur l’état d’un système éducatif, mais de l’opinion des utilisateurs, elle est inductive et non déductive (Depover et Noël, 2005, chapitre 2). On part du terrain sociolinguistique.

1-3 aPPorT De La SoCioLiNGUiSTiQUe

Grâce aux acquis de la sociolinguistique, voire de la psycholinguistique, l’apprentissage d’une langue ne se réduit plus à « un système formel mais [se construit] aussi avec un ensemble de pratiques et de représentations […] au niveau individuel, les représentations, les images que se fait l’apprenant de son expérience d’acteur social […] peuvent être vues comme un point d’ancrage déterminant de ses apprentissages » (Martinez et al, 2011 : 1011). Les concepteurs de curricula s’attachent désormais à définir, à côté des progressions grammaticales et lexicales classiques, les profils et les besoins sociolinguistiques des élèves (centration sur l’apprenant), sans oublier les contextes sociolinguistiques d’apprentissage et d’utilisation d’une langue (CECR, 2000 : 41-43). Les curricula seront d’autant plus efficaces qu’ils seront sociodidactiques :

« Une description […] du statut socio-psychologique du français peut figurer en amont de toute action curriculaire et contribue à donner du sens à des apprentissages grammaticaux jugés encombrants ou des savoirs littéraires et culturels peu adaptés. Cerner au préalable les fonctions administratives, socioprofessionnelles et éducatives du français, identifier des perceptions significatives que les enseignants et les élèves ont de cette langue marquée d’une charge affective particulière, analyser ses types de contact avec les autres langues en présence et en particulier avec la langue première, peuvent constituer autant d’éléments de contextualisation sur lesquels [prend] appui […] le concepteur du curriculum » (Miled, 2011 : 68).

2- CeNTraTioN SUr L’aPPreNaNT

Dans cette deuxième partie, nous expliquons l’impact du principe de centration sur l’apprenant sur les politiques curriculaires.

Dans les lycées français, on dispense un enseignement à destination des « enfants français dont les familles résident à l’étranger » (Projet de Loi de Finance, 2011 : 91). Sur le site de l’AEFE, on affirme quele service pédagogique de l’AEFE« définit et met en œuvre la politique pédagogique du réseau d’enseignement français à l’étranger, en relation avec le ministère de l’Éducation nationale (MEN)». Les lycées français appliquent les programmes français. Mais les fils d’expatriés sont souvent minoritaires dans les établissements : en 2008, seulement 47% des élèves scolarisés dans le réseau sont Français (Ben Guiga, 2011). Ignorant cette configuration sociolinguistique, les décideurs font comme si tous les élèves étaient Français (ou expatriés). Nous avons affaire à une première forme d’irrationalité curriculaire (Jonnaert,2011). L’opérateur du MAEE a donc opté pour une diffusion globalisée, « monolingue », qui ne tient pas compte de toutes les diversités culturelles et linguistiques du réseau. Cependant, les programmes officiels du MEN pourraient-ils tenir compte de toutes les spécificités linguistiques et culturelles des apprenants du réseau de l’AEFE ?

L’autre orientation curriculaire proposée par l’AEFE, mais difficilement applicable, à cause du contexte légal et administratif que nous avons exposé, est celle du bilinguisme et du plurilinguisme : « l’établissement français à l’étranger promeut la langue et la culture françaises, dans une perspective européenne et internationale. Bilinguisme et plurilinguisme caractérisent tout le réseau, riche d’une offre linguistique diversifiée et de grande qualité ». Mais, dans les lycées français, le bilinguisme et le biculturalisme sont davantage le fait du comportement linguistique et culturel des apprenants que des programmes proposés. Pourtant, du moins au Lycée français de Bogotá, la situation sociolinguistique serait particulièrement engageante pour rendre les contenus enseignés plus interculturels : seulement 23% des élèves sont Français ou Franco-Colombiens (Mazières, 2011 : 167). C’est la culture colombienne, la véritable culture dominante de ce lycée.

Ces options curriculaires ambivalentes perturbent l’apprentissage et même le comportement des élèves les plus fragiles (Vivet, 2011). Cette « étrange » configuration sociodidactique parvient à déranger leurs repères affectifs et cognitifs. En effet, on ne peut, à la fois, considérer l’apprenant comme le centre de l’enseignement et de l’apprentissage sans tenir compte de ce qu’il est (profil sociolinguistique), de ce qu’il pense ou de ce qu’il ressent au cours de son apprentissage.On évoque, d’ailleurs, le point de vue des enseignants (Roegiers, 2011 : 46), soit, mais qu’en est-il du point de vue des enseignés ? Les destinataires des curricula, après les professeurs, ce sont les apprenants. Le principe de centration sur l’apprenant devrait être un des principes curriculaires fondamentaux. Mais qui, parmi les décideurs ministériels, se préoccupe de connaître les habitus des élèves qui fréquentent ces établissements français ? L’enseignement, pas assez« humaniste », devient trop « cognitif ».

Or on peut estimer que des curricula, qui seraient construits à partir d’enquêtes sociolinguistiques, puisqu’ils auraient pour sources les réactions et les aspirations des élèves, éviteraient leur l’ennui, voire leur souffrance. Ce recours à la sociolinguistique permettrait de créer un projet curriculaire d’autant plus efficace qu’il sera ressenti, ou vécu effectivement par les élèves. C’est toute la différence entre un curriculum prescrit par un Ministère et un curriculum réellement assimilé par un élève (Jonnaert, 2011 : 137). Notre méthodologie est orientée vers l’élève. Depover et Noëlévoquent, par opposition au curriculum officiel, le concept de « curriculum caché » (2005 : 23).

Facteur aggravant : les manuels français en usage dans les lycées français n’évoquent pas non plus les contextes linguistiques et culturels spécifiques du pays et encore moins les habitus locaux. Or, on pourrait concevoir et diffuser des manuels adaptés à la zone hispanophone de l’Amérique latine. Le marché est conséquent : il existe 31 établissements de l’AEFE dans cette région. En revanche, construire des curricula spécifiques pour chaque pays semble illusoire. Les maisons d’édition ne suivraient pas. Le marché ne serait pas assez porteur (marketing linguistique).

L’AEFE pratique une politique curriculaire à la fois irrationnelle et ambivalente. L’AEFE a, en fonction de ses intérêts et des publics scolaires considérés, un double discours.

2-2 BeSoiNS DeS aPPreNaNTS

À côté des besoins collectifs, exprimés par les déclarations d’intention des hommes politiques, il existe des besoins individuels. Les deux devraient être satisfaits par les constructions curriculaires : « l’éducation doit satisfaire des besoins et des demandes des individus, des groupes et de l’ensemble de la collectivité qu’elle concerne » (Hainaut, 1983 : 82). Mais, par exemple, les experts européens ne proposent pas une méthodologie précise pour en prendre connaissance (Conseil de l’Europe, 2002 : 55). Les besoins éducatifs sont davantage entraperçus, voire imaginés dans les bureaux ministériels que recueillis sur le terrain. Même si les rédacteurs du Cadre Européen Commun de Référence pour les Langues (CECRL), à partir du principe de la centration sur l’apprenant, ont conçu des questions qui permettent de déterminer les profils d’entrée des apprenants (Conseil de l’Europe, 2000 : 4), ils évoquent, cependant, un apprenant abstrait, indéterminé (Conseil de l’Europe, 2000 et 2002). Nous sommes dans une logique curriculaire globalisante, schématique et non diversifiée. Or, les distances entre les apprenants et les hauts fonctionnaires sont encore plus grandes à l’étranger. Nous sommes dans l’ère des « kits » éducatifs, des curricula et des méthodologies universelles. Nous assistons à une mondialisation « des systèmes d’appropriation des langues » (Martinez, 2011 : 32). Au-delà d’une réelle politisation des curricula, il existe bien, notamment sous l’impulsion des Organisations Internationales, une tendance mondiale à la diffusion éducative très commercialisée et peu contextualisée (voir, par exemple, les politiques éducatives de l’OMC).

Or, les enquêtes sociolinguistiques permettent d’identifier, sans intermédiaire, les besoins des apprenants et des groupes sociaux auxquels ils appartiennent. Il vaut mieux partir du terrain, des élèves. Le profil sociolinguistique de l’apprenant colombien nous intéresse plus que celui d’un apprenant universel. L’approche inductive de Depover et de Noël est pertinente, puisque ces experts proposent d’interroger les apprenants afin de connaître leurs besoins en éducation (2005, chapitre 2 « besoins et valeurs »).

Afin d’offrir une appréhension visuelle de notre méthodologie curriculaire, voici une modélisation systémique :

Il y a bien un défaut systémique (principe de récursivité) dans la conception des curricula (Blanchet, 2000). Le dispositif actuel ne prévoit pas de canal de rétroaction ou de feed-back entre les concepteurs des curricula et leurs récepteurs, les apprenants. Face à cette configuration, nous proposons le concept de « diffusion-réception ».

En conclusion, de nombreux paramètres peuvent générer, orienter et développer la politique curriculaire d’un MEN et/ou de ses opérateurs éducatifs (AEFE) : i/ les politiques éducatives ; ii/ les valeurs éducatives, sociales, religieuses de la Nation ; iii/ les méthodes d’apprentissage ; iii/ les profils, les habitus et les besoins scolaires et post-scolaires des apprenants ; iv/ la demande des parents d’élèves, etc. On doit ajouter à cette liste de paramètres les contextes sociolinguistiques, qui permettront aux curricula de devenir sociodidactiques. Cependant, et afin d’éviter tout « encyclopédisme curriculaire », il ne serait pas souhaitable de démultiplier les paramètres. Sinon, on risquerait de créer des curricula qui deviendraient trop sophistiqués et/ou trop éloignés des réalités pédagogiques, donc inutilisables.

ministères diffuseurs :

MAEE, MEN

opérateur diffuseur:

AEFE

organismes diffuseurs :

Alliances françaises, lycées français

SCaC Planifications linguistiques

Canal de rétroaction = enquêtes sociolinguistiques

elèves Professeurs

2-4 eT La Voie De L’« iNTerComPrÉHeNSioN» ?

L’intercompréhension représente une des gestions possibles du plurilinguisme scolaire. Cette technique d’apprentissage et de communication propose une approche novatrice (années 1980) de la diversité linguistique et culturelle. Cette démarche associe, via des « passerelles linguistiques », les enseignements/apprentissages de plusieurs langues, y compris dans un même cours. L’objectif est que les apprenants disposent « d’un jeu ouvert de langues » (Beacco, 2007 : 39) et acquièrent, tout au long de leur scolarité, une compétence linguistique globale et extensive. Tenir compte de la langue maternelle des apprenants dans un curriculum ne peut que favoriser la diffusion du français. Or, les méthodologies d’enseignement/ apprentissage de l’AEFE tendent, au contraire, à une juxtaposition des processus d’enseignement et d’acquisition des langues (Janin, 2008 : 58). On ne profite pas, dans les lycées situés en zone hispanophone, des parentés grammaticales et lexicales entre la langue espagnole et la langue française. Par exemple, on pourrait proposer aux apprenants hispanophones des activités qui leur permettraient de mobiliser leurs savoirs latents en grammaire française.

Nous allons examiner, dans cette partie, le niveaupraxéologique des enquêtes, c’est-à-dire leur impact potentiel sur le réel. En effet, les résultats doivent aboutir non seulement à une validation par le réel, mais à des actions sur le réel. C’est le critère defaisabilité (Blanchet, 2000 : 70). Les résultats des enquêtes pourraient même influencer les planifications et politiques linguistiques et éducatives de la France (niveau métadidactique).

3.1. Le ProFiL SoCioLiNGUiSTiQUe DeS ÉLèVeS iNTerroGÉS

Grâce aux enquêtes réalisées au lycée français de Bogotá, nous avons recueilli les renseignements sociolinguistiques suivants : i/ il y a trois groupes sociolinguistiques : les Colombiens, les Franco-colombiens et les Français ; ii/ les élèves de cet établissement sont, majoritairement, des Sud-américains hispanophones ; iii/ ils appartiennent, soit à l’élite de la société colombienne, soit aux cercles très fermés des familles étrangères expatriées en Colombie.

3.2. QUeSTioNS SUr LeS HaBiTUS DeS ÉLèVeS

Afin de compléter le profil sociolinguistique des apprenants et afin de faciliter la construction d’un curricula contextualisé, nous avons interrogé les élèves sur leurs habitus, et, plus particulièrement, sur leurs représentations des autres communautés linguistiques. L’épithète « sociolinguistique » ne prend pas suffisamment en compte le paramètre ethnologique. Or, la fréquence de nombreux stéréotypes qui circulent entre les communautés linguistiques indique la présence de représentations identitaires mais aussi, par conséquent, de nombreux conflits sociolinguistiques symboliques (Mazières, 2011). Nous nous rapprochons du champ de l’anthropologie linguistique.

Par conséquent,nous avons recueilli :

• Leurs représentations sur la langue française (langue cible), sur la France (pays cible), sur les Français (locuteurs cibles). Même si les Français peuvent représenter des « modèles » à atteindre (groupe linguistique et culturel de référence), on doit mesurer l’impact didactique et pédagogique des stéréotypes négatifs qui circulent sur eux ; • Les auto-stéréotypes des communautés linguistiques et les hétéro-stéréotypes33 qui circulent entre elles.

• Leurs opinions sur les avantages professionnels, universitaires personnels et culturels que représentent les savoirs, les savoir faire et les savoir être linguistiques et culturels qu’ils ont acquis au cours de leur scolarité au lycée français. Enfin, nous avons évalué leurs motivations pour améliorer leur compétences linguistiques et culturelles grâce aux indicateurs suivants : i/ taux de fréquentation des organismes culturels français de Bogotá (Alliances françaises, etc) et des expositions qu’ils organisent ; ii/ taux d’écoute de TV5 ; iii/intérêt pour la programmation de TV5. Il serait aussi pertinent de les interroger sur l’image qu’ils ont sur leurpropre niveau en français34 .

33 « Le stéréotype affiche ainsi les perceptions identitaires (les auto-stéréotypes) et la cohésion des groupes, par comparaison avec les traits attribués à d’autres groupes (les hétéro-stéréotypes) »(Moore, 2001 : 14). 34 Cette « auto-évaluation » doit mener à l’évaluation de l’« insécurité linguistique » des élèves (Calvet, 1999).

Les curricula du lycée français devraient proposer :

• Une plus grande place aux cultures francophones. D’après nos résultats, 11% des élèves ne savent pas ce que représente la francophonie. 72% des élèves n’ont pas assisté à une manifestation culturelle en dehors de leur établissement. Pourquoi ne pas organiser des actions qui mettraient à contribution tous les services culturels des ambassades francophones ayant des représentations en Colombie (besoin scolaires) ? Or, 62% des élèves interrogés souhaiteraient vivre dans un autre pays francophone que la France (Canada, Belgique, Suisse). On pourrait aussi les initier aux particularités sociolinguistiques et aux pratiques administratives des pays francophones dans lesquels ils désirent vivre et/ou étudier (besoins post-scolaires) ;

• Des activités scolaires et extrascolaires qui contribueraient à actualiser la culture générale des élèves. Leur capacité d’adaptation en France ou dans d’autres pays francophones est en jeu. Il s’agirait de mettre en œuvre une pédagogie de l’intégration par anticipation. En effet, notre enquête montre que leurs connaissances sont : i/ trop commerciales (film le plus souvent cité : Le fabuleux destin d’Amélie Poulain) ; ii/ trop touristiques (monument le plus souvent cité : la Tour Eiffel) ; iii/ trop vieillies (auteur le plus souvent cité : Victor Hugo), etc. La créativité française, tous arts confondus, ne s’est pas arrêtée au XIXème siècle et ne doit pas être systématiquement confondue avec la « diffusion culturelle commerciale » ;

• Des activités scolaires et extrascolaires centrées autour des médias francophones. 77% des élèves ne regardent pas régulièrement TV5; 88% des élèves ne lisent pas de journaux en français ; 85% ne lisent pas de magazines en français ;

• Des activités scolaires et extrascolaires afin d’éradiquer les stéréotypes qui circulent sur les Français, sur la langue française et la France. Par exemple, les élèves estiment que les Français sont xénophobes (49%), manquent d’hygiène (34%), etc. (Mazières, 2011). Le lycée pourrait éditer une brochure qui expliquerait aux élèves et à leurs parents toutes les aberrations contenues dans les stéréotypes. On pourrait aussi organiser la mise en place de parcours interculturels. Ces parcours permettraient à l’apprenant de passer d’un statut d’ « apprenant passif, » qui agit en fonction de stéréotypes, à un statut d’ « apprenant actif », doté d’un esprit critique, etc.

CoNCLUSioN

Les établissements français échappent au contrôle curriculaire des systèmes éducatifs des pays accréditaires. Ils ont toute liberté pour diffuser les curricula « unilingues » du MEN français. Mais cette liberté est-elle, finalement, un bien ? Contre une globalisation des pratiques éducatives, on pourrait préférer, au nom du principe d’ « exception culturelle », pourtant défendu par la France, une diffusion linguistique et éducative contextualisée, conçue en fonction de paramètres interculturels, de la diversité linguistique et culturelle locales et non en fonction de standards issus du système éducatif français. Autrement dit, les curricula des lycées français devraient être davantage intégrés dans le champ de la didactique du FLE. On ne devrait pas faire comme si les élèves étaient des Français métropolitains. Sinon, l’AEFE risque de poursuivre ses politiques curriculaires à la fois ambivalentes et irrationnelles.

Une des premières orientations curriculaires serait de donner une plus grande place à la culture

sud-américaine et, en l’occurrence, à la culture colombienne. Sinon, les curricula risquent d’être vides de sens pour leurs utilisateurs, y compris pour les professeurs qui ne retrouvent pas, dans les curricula qu’ils sont chargés d’appliquer, l’interculturalité qu’ils vivent au quotidien. Il ne faut pas que les lycées français continuent à être des « enclaves socioéducatives », en marge des réalités sociolinguistiques des pays accréditaires.

L’expérience sociodidactique que nous venons de décrire et d’analyser pourrait être réalisée non seulement dans tous les lycées français de l’AEFE, mais, également, mutatis mutandis, dans tout établissement bilingue/plurilingue étranger où langue française est diffusée. Ce serait l’occasion de centrer véritablement les politiques curriculaires sur l’apprenant, « étrangement oublié par tant de travaux curriculaires » (Jonnaert, 2011 : 144). Or les apprenants deviendront, à leur tour, des diffuseurs linguistiques et culturels. Autant ménager leurs repères affectifs et socioculturels. Grâce à des curricula interlingues et interculturels, on permettrait aux apprenants du réseau de l’AEFE de pouvoir facilement s’intégrer non plus à une mais à deux sociétés.

Enfin, ce pourrait être aux Attachés de Coopération pour le Français, agents des services culturels des ambassades, responsables de la diffusion linguistique dans les pays accréditaires, à qui incomberait, dans le cadre d’accords entre le MEN, l’AEFE et d’autres ambassades francophones, la passionnante mission de planifier la création de curricula contextualisés.

BiBLioGraPHie

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De L’ÉMILE De J.-J. roUSSeaU aUX aPPreNaNTS De NoTre TemPS : CoNJoNCTioN-DiSJoNCTioN-CoNJeCTUreS

Véronique DaGUeS Université de Franche-Comté eD. LeTS Labo eLLiaDD

résumé : Loin d’être une référence lointaine et datée, Jean-Jacques Rousseau est plus qu’une occasion mémorielle dans le champ de l’enseignement-apprentissage (1712-2012 tricentenaire de la naissance de Rousseau) avec Emile ou del’éducation qui, pour être une fiction, n’en est pas moins une vision dans ce qu’elle annonce de prophétique au risque d’un malentendu.

Partant de l’évidente contiguïté qu’entretiennent Emile et les apprenants de notre temps, nous tenterons d’interroger certains principes novateurs voire révolutionnaires chez Rousseau et fondateurs des Approches communicatives et de la Perspective actionnelle et, quelques autres, associés ou disparus des propositions du CECR.

A vite tourner les pages de l’histoire, l’apprenant des années soixante-dix se prive d’un illustre ancêtre qui pourtant l’annonçait. Or, le nouveau venu (Arendt) aurait beaucoup à entendre d’un Emile relégué aux monuments de l’oubli et, FLE et DLC (Didactique des Langues Cultures) ne perdraient rien à écouter celui qui renversa pratiques et savoirs tout en parlant d’autre chose. Car, ce n’est pas une question de rêve et de réalité, d’époque ou de vocabulaire ni d’évolution mais de destination, au sens où l’entendait Kant.

Armé du viatique de ses compétences, savoir-faire et savoir-être, l’apprenant voyageur se presse d’agir sur les territoires communs du marché : cette perspective d’avenir suffira-t-elle à le nourrir longtemps ? Il est aussi d’autres territoires possibles : dans un lointain pays on entend encore aujourd’hui la voix de Jean-Jacques Rousseau - en plus de sa musique - pour ce qu’elle donne à vivre.

1. « L’iNSTaNT & L’HiSToire » : UNe oPPorTUNiTÉ

2012, le temps de l’occasion opportune : le Kairos pour pouvoir glisser Jean-Jacques Rousseau dans le champ de la didactique du FLE qui n’est pas très fréquenté même par le très grand marcheur-promeneur qu’était Rousseau. Ramener un auteur du XVIIIe siècle dans les sillons de la DLC du XXIe siècle passe pour incongru et, certes, Emile ou de l’éducation n’est pas à l’horizon du CECR…Aurais-je manqué le passage aux nouveaux modèles d’apprentissage ? Comme on aurait pu rater celui de l’automobile aux temps des diligences ou en rester à la vapeur à l’heure du TGV. Par chance, le tricentenaire de la naissance de J.-J. Rousseau, 1712-2012, nous autorise cette audace car il est difficile de négliger une référence qui fait encore parler d’elle après deux siècles et demi d’histoire. Emile à l’instant des Digital natives (Prensky, Baumard 2008 : 26), serait-ce se tromper de siècle ? Franchissons tout de même l’obstacle à cette heure tardive de cette fin de Journée de l’Asdifle, juste pour le plaisir d’un “remue-méninges” comme disent nos amis Canadiens, d’un brainstorming ou d’une énigme. Jean-Jacques Rousseau, grande figure de l’irréductible s’il en fut, n’a cessé de questionner les chercheurs, penseurs, didacticiens et pédagogues, théoriciens de l’apprentissage et de l’éducation et jusqu’aux psychanalystes pendant près de deux siècles.

Je tenterai pour ma part de faire entendre ce que Rousseau annonçait bien avant l’heure :

- Des REVOLUTIONS dans l’enseignement-apprentissage (qui peuvent s’étendre et inclure la DDL Didactique des Langues) ;

Et son écho avec :

- Une ILLUSTRATION contemporaine de son influence ; - Un POINT de VUE (au sens de Saussure) pour envisager l’enseignement-apprentissage d’une langue étrangère.

2. QUeLQUeS “raPPeLS”

Comme Jean-Jacques Rousseau n’est pas de première jeunesse ‒ né à Genève en juin 1712 (qu’il quitte à seize ans pour la France), il meurt à Ermenonville en juillet 1778 ‒ je commencerai donc par quelques “rappels” d’un auteur si lointain qu’il en est devenu presqu’étranger aux apprenants contemporains, tout en n’ignorant pas qu’on ne saurait en faire le tour dans le cadre contraint d’un article. La production de Rousseau est en effet immense comme sa vie est une suite d’aventures singulières impossibles à parcourir. Disons simplement que, chez Rousseau, la vie et l’œuvre ne font qu’un. Toute sa pensée se nourrit d’une résonance constante entre son expérience et la réflexion qu’elle convoque ; ainsi en est-il des questions et des relations qu’il interroge : art et progrès, vie naturelle et sociale, éducation et liberté, sentiment et raison, politique et gouvernements, fidélité et passion, rêve et méditation, et bien d’autres encore telle : intime-public qui fonde l’autobiographie dont il invente le genre avec ses Confessions. Nous ne retiendrons cependant que deux de ses écrits : l’Emile ou de l’éducation et l’Essai sur l’origine des langues qui intéressent plus directement notre propos.

2.1. “ De La mUSiQUe aVaNT ToUTe CHoSe ”

Première caractéristique, Rousseau n’est pas un écrivain de métier. Il se destinait à la musique ‒ ce qui n’est pas indifférent à notre sujet ‒ et se fit d’abord connaître en inventant une refonte de la notation musicale dans un Projet concernant de nouveaux signes pour la musique qu’il présenta à l’Académie des sciences en 1742. Puis il compose l’année suivante une Dissertation sur la musique moderne et connut un véritable triomphe à la Cour de Fontainebleau avec son opéra Le Devin du village (1752), occasion d’obtenir une pension de Louis XV qu’il négligea pour échapper au joug qu’elle lui aurait imposé. Il produit, par ailleurs, un très grand nombre d’articles sur la musique pour l’Encyclopédie (environ 180) et c’est encore de la musique qu’il recevra ses maigres subsides de copiste payé à la page, activité qu’il gardera toute sa vie par souci d’indépendance morale et financière.

Issu d’une famille d’horlogers genevois, Rousseau est essentiellement un autodidacte, un cas d’espèce en ce milieu du XVIIIe siècle où tous les beaux esprits du temps viennent de la bourgeoisie lettrée ou de la noblesse éclairée : Voltaire, Diderot, d’Alembert, le baron d’Holbach, Helvétius, Condillac, Condorcet, Montesquieu, pour n’évoquer que les plus connus. Tous fréquentaient les salons parisiens où se nouaient les amitiés et les réputations, Rousseau ne s’y trouva jamais chez lui.

2.2 eNTrÉe eN LiTTÉraTUre

1750: Discours sur les sciences et les arts. A la question mise au concours par l’Académie

de Dijon : « Le progrès des arts et des sciences contribue-t-il à corrompre ou à épurer les mœurs ? », Rousseau répond, encouragé par son ami Diderot et remporte le prix. Grâce à cette distinction, il entre, non sans appréhension, en littérature à l’âge de trente huit ans. A contre courant de l’air du temps et de ses amis Encyclopédistes, il conteste que le progrès de la science et de la culture améliore l’existence des hommes et prétend que l’histoire, loin de les libérer, participe de leur corruption et augmente l’injustice et l’inégalité parmi eux. Position téméraire dans un siècle où les élites sont portées par les Lumières de l’investigation et de la raison mais son originalité et son style lui valent reconnaissance et respect.

1755 : Second Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes,qu’il présente à nouveau au concours de Dijon. Reprenant ses idées, il les étaye et les documente de façon exceptionnelle, imagine et recompose : l’état de nature et la vie sociale – la propriété – les sciences et les techniques – la démocratie et le contrat ‒ mais cette fois, l’Académie ne retiendra pas son étude. Son imagination est par trop extra-ordinaire et il s’attirera des critiques notamment de Voltaire : « On n’a jamais employé tant d’esprit à vouloir nous rendre bêtes. Il prend envie de marcher à quatre pattes quand on lit votre ouvrage » (Voltaire, 1755 :203). Inimitié qui ne cessa de s’aggraver à mesure que se montre le talent de Jean-Jacques.

1761 : Rousseau “fait un tabac” avec Julie ou la nouvelle Héloïse, roman épistolaire où il garde néanmoins certaines de ses positions en privilégiant une éthique d’authenticité personnelle plutôt que des principes moraux. On peut dire, sans exagérer, que c’est le “bestseller” incontestable de tout le XVIIIe siècle et que toute l’Europe le lira.

1762 : Cette fois il “fait un malheur” et son malheur avec l’Emile ou de l’éducation. L’ouvrage est condamné par l’Eglise et le Parlement de Paris, l’auteur chassé du Royaume de France (exemple unique dans toute l’histoire de la littérature française). De même en Suisse, Emile est lacéré et brûlé avec le Contrat social paru la même année. Toute la société prend parti et l’Europe entière s’en mêle. On bannit Rousseau mais l’ouvrage connaît un énorme succès et provoque un véritable engouement d’éduquer “à la mode de Rousseau”… Emile ou la Bible de l’éducation tant son modèle inspirera de « nouvelles méthodes », « nouveaux pédagogues », nouveaux systèmes et autres nouvelles réformes de l’éducation, et ce, sans discontinuer depuis plus de deux siècles (Dagues, 2009 : 101-120).

1762 : Le Contrat social. Après le passage de l’état de nature à l’état social (Second Discours), Rousseau imagine un autre passage possible entre l’état de guerre et un hypothétique

Etat de droit. L’énorme scandale provoqué par Emile la même année étouffera momentanément l’impact du Contrat qui deviendra la Biblede la Révolution pour la génération suivante. Son caractère proprement révolutionnaire (tout comme Emile) n’échappera pourtant pas à Voltaire qui le dénoncera en son temps dans un libelle anonyme et ignominieux : « si on châtie légèrement un romancier impie, on punit capitalement un vil séditieux » (Voltaire, 1764 : 66).

2.3. reToUr À emiLe

En 1762 Jean-Jacques Rousseau a cinquante ans et, selon ses dires, Emile est l’ouvrage qui lui coûta vingt ans de méditation et trois ans de travail. « On croira moins lire un traité d’éducation que les rêveries d’un visionnaire sur l’éducation » (Rousseau,1762: 32). Cependant, il nous apparaît que loin d’être « une rêverie », Emile traduit la somme des expériences

personnelles, des positions, réflexions, recherches et sentiments d’un auteur qui interpelle son lecteur à tout instant et ‒ parce que sa pensée se nourrit à l’imaginaire d’une vision ‒, il annonce une réalité à venir dont il ne peut soupçonner ni la fécondité ni la postérité.

L’ouvrage est difficile à classer car il tient à la fois du manuel éducatif, de la pensée philosophique, de la réflexion politique et morale, du roman aussi bien, et va déchaîner toutes les passions : celles de l’Eglise, de l’Etat, des Institutions, du Corps social et même de la Famille. Alors qu’il critique l’autorité et ses méthodes, il renverse l’ordre et les matières de l’enseignement, ébranle la tradition, malmène les rôles et places de tous : pères, mères et précepteurs, il souffle finalement un grand vent d’indépendance de pensée, de conscience, de jugement et de religion. L’Eglise le juge impie, le Gouvernement et l’Etat dangereux, il crée un événement sans précédent dans la vie intellectuelle et politique française, on en parle dans toute l’Europe et tout le monde prend parti.

C’est une œuvre conséquente de six cents pages composée de cinq Livres correspondants à chaque âge d’Emile ‒ le héros principal ‒ dont Rousseau se propose d’inventer l’éducation, du nourrisson à l’âge d’homme, c’est-à-dire jusqu’à vingt-cinq ans. Avec le temps, ce livre deviendra effectivement une véritable “Bible de l’éducation” où chacun viendra puiser, qui un programme, qui une méthode, une technique, une recette, une idée ou de l’inspiration et ce, pendant près de deux siècles.

En grand admirateur et premier lecteur de Rousseau, Kant dira de lui qu’il est « le Copernic de la morale » et, lorsqu’on sait à quelle hauteur Kant plaçait la morale : « Deux choses remplissent le cœur d’une admiration et d’une vénération toujours nouvelles et toujours croissantes, à mesure que la réflexion s’y attache et s’y applique : le ciel étoilé au dessus de moi et la morale en moi » (Kant, 1788 : 173), on ne peut qu’être troublé par l’exigence qu’il reconnaissait chez Rousseau. Autant dire que l’éducation “à la mode” rousseauiste fut plus souvent un mal-entendu qu’une solution, dont Kant dissipera l’équivoque en reprenant l’impératif des thèses rousseauistes dans Réflexions surl’éducation (Kant 1776-1787) où sont rassemblées ses notes de cours à l’Université de Königsberg. Rousseau, quant à lui, ne prétendit qu’à soumettre au lecteur sa pensée sur la question, lui laissant le soin d’en juger l’avantage, la pertinence ou l’intérêt : « Je dis exactement ce qui se passe dans mon esprit » (Rousseau 1762 : 32).

3. THeorie & PraTiQUeS roUSSeaUiSTeS

Nous avançons l’hypothèse que les propositions de Rousseau sont :

- Lisibles parce que l’expression et le vocabulaire, la terminologie et le registre ‒ contre le préjugé du “très vieux” ‒ sont très faciles d’accès, ni archaïques ni désuets, et gardent les accents d’une modernité saisissante ;

- Traduisibles dans une méthodologie contemporaine, parce que sa géniale trouvaille fut de mettre en scène tout un « système » éducatif qu’il invente « exprès » pour Emile et orchestre à merveille dans mille aventures ;

Et :

- Qu’il suffit de reprendre les principes et articulations des constructions rousseauistes pour

- Que la lecture d’Emile, même en de simples extraits sans s’attacher au fond, est un exemple de l’écrit français ‒ l’occasion d’une inspiration plus que d’une comparaison ‒ un enchantement de clarté et d’élégance dont on ne peut ignorer le « beau style » et qui transfuse au lecteur un enthousiasme et une vitalité peu fréquents en littérature, ce qui expliquerait peut-être qu’on en dispute encore ;

- Que les accompagnateurs d’un étranger vers un autre idiome auraient plus de « contentement » à partager le plaisir d’une langue qu’à répondre aux besoins de langue ;

- Qu’enfin, tous les apprenants, d’hier et d’aujourd’hui, savent par l’expérience qu’ils en ont, qu’on n’a jamais mieux retenu que ce qu’on a aimé.

4. LeS rÉVoLUTioNS De roUSSeaU

Nous partirons des concepts tels qu’ils sont définis par le Dictionnaire de didactique du français langue étrangère et seconde et du modèle d’enseignement-apprentissage recommandé par le Cadre européen communde références pour les langues que nous comparerons avec les suggestions éducatives de Rousseau pour son élève Emile :

- L’élève au centre de l’apprentissage : c’est la position même d’Emile dans le processus d’enseignement-apprentissage conduit par Rousseau où le « gouverneur » assume tous les rôles : de mère, père, précepteur, compagnon, ami et directeur de conscience ‒ qu’on ne peut réduire à une caricature même s’il s’agit d’une pure fiction ‒ parce qu’elle préfigure le renversement des rôles et places de chacun et du triangle didactique entier jusqu’aux excès d’hier (Pestalozzi, Rogers, Neill) et, à certains égards, ceux d’aujourd’hui ;

- Apprendre pour aujourd’hui : obsession constante de Rousseau qui déleste Emile de tout ce qui ne lui servira de rien : latin, grec, rhétorique, préceptes, etc. « Que faut-il penser de cette éducation barbare qui sacrifie le présent à un avenir incertain […] pour luipréparer au loin je ne sais quel prétendu bonheur dont il est à croire qu’il ne jouira jamais ? » (ibid. : 91). De même, c’est dans ce temps-ci que vit l’apprenant dont les investissements et les apprentissages doivent correspondre aux besoins qu’il éprouve maintenant ou pour un futur proche et certain ;

- Du savoir-faire et de l’utile : modalité de l’apprentissage préférée et arrangée pour le meilleur profit d’Emile que Rousseau portera jusqu’à lui faire apprendre la menuiserie. Les connaissances pratiques, procédures, savoir-faire, habiletés et autres compétences maîtrisées et validées sont des critères observables et démontrables ‒ tant pour les enseignants que pour les apprenants ‒ qui garantissent la valeur d’une réelle acquisition comme d’une transmission efficace ;

- L’agir : comme moyen apprentissage et d’expression le plus pertinent, une démonstration d’engagement et d’intégration qui devient la preuve efficiente de la Perspective actionnelle par exemple. Elle renvoie chez Rousseau à des déclarations péremptoires : « Je hais les livres ; ils n’apprennent qu’à parler de ce qu’on ne sait pas » (ibid. : 238) ou encore : « Les choses ! les choses ! nous donnons trop de pouvoir aux mots ; avec notre éducation babillarde nous ne faisons que des babillards » (ibid. : 232) qui considèrent que la meilleure leçon s’apprend dans la confrontation avec les autres et le monde ;

- Apprendre par soi-même et mener des tâches : comme une déclinaison des modes de l’agir. Rousseau lui donne le pas sur la connaissance théorique ; c’est en ressentant la nécessité (ou le besoin) de savoir qu’Emile consentira à apprendre : l’illustration se trouve dans la célèbre leçon d’astronomie de la forêt de Montmorency. Voici : alors que dans la classe le maître commence sa leçon sur la science de l’orientation et tous les bénéfices qu’on en a, son jeune élève l’interrompt : A quoi sert cela ? selon la règle de l’utilité qui préside à leurs études. Pris de court, le gouverneur abandonne la partie et songe à quelque “stratégie” en imaginant une promenade avec “l’intention” de se perdre… Mort de faim et de soif, rompu de fatigue, Emile tombe en pleurs tandis que le maître questionne incidemment. De réponses en déductions, Emile réactive ce qu’il sait sans l’avoir compris puis finalement retrouve leur chemin et s’exclame triomphal : « Ha ! je vois Montmorency !... courons vite,l’astronomie est bonne à quelque chose » (Emile : 235), que Rousseau synthétise : « Qu’il ne sache rien parce que vous lui avez dit mais parce qu’il l’a compris lui-même » (Emile : 215).

Aux risques de la pratique, on s’expose aux passages obligés de l’essai-erreur, du succès et de l’échec mais, ce faisant, on leste les fondations théoriques du poids de l’expérience. D’où : « La perspective privilégiée est de type actionnel en ce qu’elle considère avant tout l’usager et l’apprenant d’une langue comme des acteurs sociaux ayant à accomplir des tâches (qui ne sont pas seulement langagières) dans des circonstances et un environnement donnés, à l’intérieur d’un domaine d’action particulier » (CECR 2005 : 15) en est l’écho plausible.

Remarquons alors que les innovations introduites par les Approches communicatives dans le modèle de l’enseignement-apprentissagene sont pas si nouvelles qu’on le pense et ne sont parvenues à s’imposer comme une réalité effective qu’au prix d’un long cheminement. Que le changement de paradigme dans l’éducation opéré au XXe siècle doit beaucoup aux révolutions rousseauistes du XVIIIe et qu’Emile lui-même a pris longtemps pour émerger comme apprenant au centre de l’apprentissage dans les années soixante-dix. Cependant, ne voit-on pas déjà près d’un siècle plus tôt se frayer le chemin de l’utile et du nécessaire de Rousseau qui l’entendit de Montaigne : « Si nous savions restreindre les appartenances de notre vie à leurs justes et naturelles limites, nous trouverions que la meilleure part des sciences qui sont en notre usage est hors de notre usage ; et en celles mêmes qui le sont, qu’il y a des étendues et enfonçures très inutiles, que nous ferions mieux de les laisser là, et, suivant l’institution de Socrate, borner le cours de notre étude en icelles, où faut l’utilité » (Montaigne, 1580 : 207), qui dit l’avoir lui-même connu de Socrate ? Il paraîtrait alors qu’il s’agirait d’un lointain héritage ou d’une très longue histoire…

Il y a pourtant une compétence attendue de l’apprenant contemporain qu’on ne retrouve pas dans l’Emile : - Savoir-être : « Cette vieille lexie a trouvé une nouvelle vigueur avec la combinaison de l’approche communicative et des préoccupations interculturelles […] L’ouverture vers d’autres cultures est donc encouragée et les apprenants sensibilisés à la relativité des valeurs et attitudes culturelles […] On aurait donc intérêt à remplacer “savoir-être” par “savoir se comporter” » (Dictionnaire de didactique 2003 : « savoir-être »). Aux antipodes du projet rousseauiste : « Vivre est le métier que je veux lui apprendre » (Emile : 42) qui n’envisage rien de moins que de transmettre le métier d’homme : « Le seul qui fait sa volonté est celui qui n’a pas besoin, pour le faire, de mettre les bras d’un autre au bout des siens : d’où il suit que le premier des biens n’est pas l’autorité mais la liberté » (Emile : 99) autrement dit, user de son propre jugement et penser par soi-même.

On peut constater que la traduction d’un auteur du XVIIIe siècle dans les termes qu’utilisent le FLE et la DLE aux XXe et XXIe siècles est réalisable sans être anachronique tout en restant fidèle à la lettre de Rousseau, ce qui donne une assez bonne crédibilité au risque d’un tel saut. Néanmoins, dans un deuxième temps, on s’aperçoit que partant d’un dispositif d’enseignement-apprentissage qui se définit quasiment dans les mêmes termes, Rousseau et l’Approche Communicative ou la Perspective actionnelle ne parlent pas de la même chose et qu’il est des conditions nécessaires et des impératifs exigés de Rousseau que ne retiennent pas les modèles actuels d’éducation ni ne projette l’Europe, mais ce n’est pas ici le lieu de cette discussion.

Nous passerons donc à l’étude d’une autre fiction de Jean-Jacques : son imaginaire de l’origine des langues.

5. « Ce QUe ParLer VeUT Dire »

Pour l’heure, attardons-nous sur la spécificité de l’espèce humaine qui la distingue entre toutes et l’en sépare radicalement : celle où se montre sa plus grande perfectibilité (terme forgé par Rousseau),autrement dit, sa faculté de langage.Emile n’est pas un sauvage à reléguer dans les déserts, c’est un sauvage fait pour habiter les villes » (Emile : 267) et, pour vivre en société, il faut qu’il sache parler.

5.1 De L’ÉNiGme : eSSai SUr L’oriGiNe DeS LaNGUeS

Le mince Essai sur l’origine des langues constitué de vingt petits chapitres fut ébauché en 1755 ‒ en même temps que le Second Discours sur l’origine de l’inégalité, et publié en 1781 après la mort de l’auteur (1778). Il nous intéressera au premier chef parce qu’il réveille un mystère dont on a perdu la trace, le seul pourtant qui nous soutient en tant qu’être humain. Mais encore, si Rousseau s’avance dans des hypothèses qui d’ordinaire bâtissent des romans, il ose répondre de ses conjectures par des déductions qui, loin d’être hasardeuses, se vérifièrent beaucoup plus tard ou qui, toujours en attente, nous laissent encore songeurs.

Et, selon le principe constant de sa méthode : « Commençons donc par écarter tous les faits, car ils ne touchent point à la question. Il ne faut pas prendre les Recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce Sujet, pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels ; plus propres à éclaircir la nature des choses, qu’à en montrer la véritable origine, et semblables à ceux que font tous les jours nos Physiciens sur la formation du Monde » (Discours sur l’origine del’inégalité : 65-66).

5.2 LeS TroiS QUeSTioNS De roUSSeaU

Si une forme de langage est commune à de nombreuses espèces [Rousseau signale la communication des abeilles, fourmis et castors] pourquoi la parole surgit-elle dans l’espèce humaine ?

- L’homme n’aurait-il pas d’autres moyens de se faire comprendre ? - Mais alors, pour quelle raison la parole serait-elle si nécessaire ?

Toutes questions qui, loin d’être tranchées, font toujours débat et nous autorisent à reprendre l’Essai, quand bien même Rousseau reprendrait lui-même à nouveaux frais une

enquête commencée aux premières heures de la pensée grecque dans la lignée du Cratyle de Platon (390-385 av. J.-C). L’Essai se situe pourtant à un tout autre niveau du langage puisqu’il y est question de l’impulsion à parler, alors qu’on retrouve aujourd’hui dans l’enseignement-apprentissage des langues une résurgence de l’adéquation du mot à la chose (débat du Cratyle) et une perception univoque du langage perçue comme une nécessité vitale de l’humain.

5.3 La ParoLe

« La parole distingue l’homme entre les animaux […] la parole étant la première institution sociale ne doit sa forme qu’à des causes naturelles » (Essai : 55). Dès que l’homme est sorti du premier état denature, la communauté familiale introduit l’échange entre ses membres.

Soulignons immédiatement que Rousseau distingue le langage humain dans sa spécificité : la parole, comme le montrera plus tard la linguistique pour qui une langue est essentiellement parlée. Et, d’autre part, la forme de la parole est due à des causes naturelles, c’est-à-dire qu’elle va prendre dans l’équipement de l’humain les moyens les mieux adaptés pour ses propres fins.

5.4 L’arGUmeNTaTioN roUSSeaUiSTe

Notre système sensorimoteur nous permet d’agir sur autrui par le geste et la voix mais, tandis que le geste est visible la voix est audible. Or, il semblerait que le geste fût souvent beaucoup plus explicite qu’un discours ‒ Rousseau emprunte ses exemples à des événements historiques confondants ‒ ce qui tente à prouver qu’: « on parle aux yeux bien mieux qu’aux oreilles […] On voit même que les discours les plus éloquents sont ceux où l’on enchâsse le plus d’images, et les sons n’ont jamais plus d’énergie que quand ils font l’effet des couleurs » (Essai : 58). Preuve par la négative qui sert à rehausser sa thèse selon la rhétorique de l’argumentation.

« Mais lorsqu’il est question d’émouvoir le cœur et d’enflammer les passions, c’est tout autre chose » (Essai : id.) de sorte que, si les passions s’expriment clairement avec des gestes, elles ont de surcroît leurs accents qui nous pénètrent sans qu’on puisse s’y soustraire et nous font sentir ce que nous entendons. Ainsi, « les signes visibles rendent l’imitation plus exacte, mais l’intérêt s’excite mieux par les sons » (ibid.). Autrement dit : en passant par l’oreille, le son suscite plus d’intérêt et de curiosité que l’image parce qu’il s’adresse davantage au psychisme qu’au physique.

5.5 La PrimaUTÉ De La ParoLe

La primauté de la parole s’explique donc chez Rousseau en ce qu’il oppose le monde moral des sons au monde physique des gestes. Thèse que la linguistique moderne aurait jugée suffisante pour fonder une théorie des langues qui se distingue du code régi par des signaux.

Cependant Rousseau rajoute incidemment : « Ceci me fait penser quesi nous n’avions jamais eu que des besoins physiques, nous aurions fort bien pu ne parler jamais, et nous entendre parfaitement par la seule langue du geste » (Essai : 58) ce qui, loin d’être anecdo-

tique, va soutenir la démonstration centrale de l’Essai. Car, si nous étions en effet assignés à l’ordre de la nature, espèce humaine et espèce animale s’entendraient chacune en silence ou selon un code immuable. La réfutation se transforme en argument décisif : les besoins physiques sont insuffisants pour expliquer le langage humain. La parole alors retomberait dans l’énigme ou le mystère et serait même superflue du strict point de vue physique. Il faut donc lui trouver une autre origine, sachant que Rousseau a délibérément écarté Dieu de toute sa réflexion.

5.6 UN LieU D’iNVeSTiSSemeNT

Poursuivant son investigation (néologisme forgé dans le Second Discours contemporain de l’Essai), Rousseau va confronter son raisonnement à une plus rude épreuve en insinuant que, si les organes de la communication privilégiés chez l’humain sont l’oreille et la voix « si ceux-là lui manquaient, [sa faculté]lui en ferait employer d’autres à la même fin » (Essai : 59).

Ainsi, peu importent les organes mobilisés dans le langage, les hommes auraient fini par communiquer entre eux. Ce qui revient à dire que l’espèce humaine dispose d’un noyau linguistique profond (Chomsky) qui trouvera sa voie quoi qu’il arrive. L’argument semble remettre en cause la thèse du privilège moral du son, mais en liant moralité et sonorité, Rousseau signifie que même si la voix et l’oreille sont des organes physiques, c’est leur “effet psychique” qui est essentielle chez l’humain. Car « ce n’est pas parce qu’il a une voix et des oreilles que l’homme est un être parlant, c’est parce que sa nature est parlante et passionnée, en un mot morale, qu’elle jette son dévolu sur la voix et sur l’oreille, lesquelles se prêtent mieux que d’autres organes à l’expression des passions » (Kintzler 1993 : 221).

Il s’agit donc d’un lien d’élection ou d’une logique de l’investissement : le moral se fixe dans le physique en prenant les voies les plus faciles d’accès mais elles auraient pu être autres. Kintzler recourt alors à la théorie freudienne de la libido qui se fixe librement sur certaines parties du corps (bouche, anus, zone génitale) pour s’y investir. Ce faisant, ces zones sont l’objet d’un investissement, en expliquent certaines propriétés sans en être la cause dernière, suggère Catherine Kintzler dans un commentaire remarquable de l’Essai.

Ainsi, la parole surgit au moment de rupture entre un premier état de nature où les hommes sont encore bêtes et vivent dispersés et, un second état de nature où, en se rassemblant, ils deviennent hommes et trouvent le meilleur usage de leur propre équipement. C’est pourquoi, nous dit Rousseau, « il est donc à croire que les besoins dictèrent les premiers gestes et que les passions arrachèrent les premières voix » (Essai : 61).

6. L’imProBaBLe HÉriTier

Nous terminerons en évoquant un héritier de Jean-Jacques inattendu au XXIe siècle ; un lointain Japonais qui apprit son français chez Rousseau en écoutant Mozart ; deux « Lumières » du XVIIIe siècle venues éclairer son destin de leur voix. Jeune étudiant vivant chez ses parents, Akira Mizubayashi commença par écouter une émission de découverte et perfectionnement de la langue française sur la Radio nationale japonaise sans en comprendre un mot Le contenu de chaque leçon se réduisait donc aux seuls sons produits par les deux invités français aidés d’un professeur japonais : « C’était pour moi comme un récital à deux voix, un concert retransmis en différé où la voix de l’homme et celle de la femme se

cherchaient, se répondaient, se confondaient, s’entrelaçaient dans leur mouvement phonique délicat et soigneusement défini » (Mizubayashi 2011 : 17), et l’on saisit toute la justesse de l’intuition rousseauiste quant à l’effet du son sur le psychisme.

En 1970 au Japon, ce qui gênait le jeune Akira c’était un sentiment d’étouffement, d’emmurement dans sa propre langue, le vide des mots ambiants : « des mots dévitalisés, des phrases creuses, des paroles désubstantialisées […] des mots qui ne s’enracinaient pas, des mots privés de tremblements de vie et de respiration profonde » (id. : 22), de ceux qu’on veut fuir pour renaître avec d’autres dans un autre lieu où habiter. Une langue venue d’ailleurs raconte l’incroyable obsession de l’écoute radiophonique jusqu’à l’écholalie, l’entêtement résolu à gravir Rousseau comme on franchit l’Everest jusqu’à la dévotion de recopier ses pages pour se les transcrire (ibid. : 78), avec, pour toile de fond, la monomanie des Noces de Figaro. Vu sous cet angle, l’engagement de Mizubayashi relève de la folie ou de l’exception, à ranger dans l’inaccessible pour « l’apprenant ordinaire », ce qui dispense d’entendre ce qu’il écrit : « Je crus pouvoir puiser dans les pages du Premier Discours une force libératrice, une énergie cathartique, comme j’entendis dans les notes miraculeuses des Noces de Figaro l’euphorie des êtres qui ne vivent pas encore sous le despotisme des forces aliénantes et qui sont libres de toute mélancolie ravageuse » (ibid. : 82).

Quand le langage s’étouffe dans les idéologies, que la parole agonise dans la novlangue, que la didactique s’expertise, raffine et décompose à l’infini ses modèles et que l’horizon de l’apprenant se charge de compétences, il apparaît réconfortant d’écouter la voix des passions parler du désir d’entrer dans une langue autre : « J’ai adhéré à cette langue et elle m’a adopté. C’est une question d’amour. Je l’aime et elle m’aime si j’ose dire » (ibid. : 17). Mais celle-ci respirait encore aux accents de Rousseau, qu’en est-il aujourd’hui de la nôtre ?

BiBLioGraPHie

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