Presse et mode

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LA PRESSE ET LA MODE, un mariage d’intérêt



PAUL HENRIET

La presse et la mode, un mariage d’intérêt

Dossier d’économie-gestion

Cours de Mme Akani-Guéry, 2DSAA, 2014



Sommaire Introduction............................................................................................... 5 La presse financée par la mode Les annonceurs du secteur du luxe............................................................ Les annonceurs beauté.............................................................................. La course aux capitaux.............................................................................. Le cas particulier des magazines de marque.............................................

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De nouveaux formats orientés mode 9 Des formules «traditionnelles» qui n’ont pas dit leur dernier mot............ 10 De nouveaux concepts qui séduisent......................................................... 10 Dépendance des éditeurs vis-à-vis des annonceurs : quels dangers ? ...... 11 Focus sur deux magazines 12 Vanity Fair France..................................................................................... 12 Le Figaro Magazine.................................................................................. 14 Bibliographie............................................................................................. 17 Annexes



INTRODUCTION

Dans cet exposé, je ne souhaite pas tant parler de la presse féminine que du rôle que joue l’industrie de la mode dans le processus éditorial de la presse en général. Car s’il y a des enjeux à questionner aujourd’hui autour des relations qu’entretiennent la presse et la mode, je pense qu’ils sont avant tout d’ordre économique. Il suffit de voir à quel point les services de « relation presse » ont acquis une assise solide dans toutes les grandes maisons de couture au fil du temps. Aujourd’hui, la mode irrigue toute la presse et l’abreuve en capitaux par le biais de la publicité, si bien qu’une interdépendance profonde s’est tissée entre les deux acteurs. Pour ce qui est de l’historique des publications mode, je ferai très court. Disons que la presse estampillée « magazine de mode » descend de la grande famille des magazines féminins. Si l’on considère La Galerie des Modes et Costumes Français comme l’une des premières occurrences d’édition de « presse mode » (fin XVIII°s), la presse dite « féminine » s’est mise en place au XX°s avec l’arrivée de la photographie. Une histoire relativement récente, donc. Depuis lors, le secteur s’est développé pour arriver à des publications de plus en plus diversifiées et spécialisées. Aujourd’hui on distingue les magazines féminins généralistes, type ELLE ou Marie Claire, de la presse mode pure et dure représentée par Vogue, L’Officiel, etc. Le magazine de mode est plus pointu et s’adresse à des connaisseurs exigeants. La maquette est toujours soignée, le papier et la qualité d’impression sont impeccables, la forme est souvent un dos carré-collé, et surtout, la sélection des produits est très sophistiquée : si le magazine de mode promeut beaucoup le luxe, le magazine féminin parlera souvent de « mode accessible ». Son prix est par conséquent plus élevé (3,60€ en moyenne, contre 2,30€ pour le féminin), et son statut de vitrine du luxe en a fait un des choux gras du monde de la presse.

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Mais depuis quelques années, entre l’avènement du numérique et la crise économique mondiale de 2008, on parle de « crise de la presse écrite ». Les magazines se vendraient moins, les fonds seraient de plus en plus difficiles à lever, et les projets innovants auraient du mal à éclore. Nous verrons ici de quoi il retourne, quelles sont les stratégies pour pallier à ces écueils, et en quoi l’industrie de la mode est impliquée. Dans un premier temps, nous étudierons de quelle façon la mode finance la presse. Ensuite, nous constaterons que la presse écrite renouvelle ses formats pour être plus attractive, et que la mode se taille une part belle dans ce « lifting ». La question sera posée de savoir si la dépendance de la presse vis-à-vis de l’industrie de la mode met en danger la liberté de ton des rédactions. Enfin, nous ferons un zoom sur deux magazines très observés, voire pris pour modèles actuellement : Vaniy Fair France et Le Figaro Magazine.


LA PRESSE FINANCÉE PAR LA MODE

Ma première question sera la suivante : Quelles sont les principales sources de revenus de la presse ?

Les annonceurs du luxe.

Car ce n’est pas la vente de papier qui rapporte les plus d’argent aux magazines, mais bien les annonceurs.

La presse est le premier média en termes d’investissements publicitaires. Et plus particulièrement, la presse est le support de prédilection des annonceurs du luxe qui déversent des sommes considérables sur le papier glacé.

Une définition s’impose : Dans le monde de la communication et des medias, un annonceur est une entreprise qui investit en vue de se faire connaître. Il établit une campagne publicitaire qu’il diffuse grâce à l’achat d’espaces ou de moyens de communication, dans la presse notamment. La presse justement, est totalement dépendante de ces revenus. Notons par exemple qu’ils représentent les trois quarts du chiffre d’affaire des magazines féminins haut de gamme. La vente de magazines au lectorat est donc une source de bénéfices secondaire, néanmoins indispensable pour attirer les annonceurs. Il est en effet essentiel de les appâter en s’implantant dans un secteur plébiscité par le marché publicitaire, soit avoir un lectorat susceptible d’acheter les produits ventés par la réclame. Le niveau de gamme du magazine doit correspondre à celui du produit vendu par l’annonceur. Le secteur du luxe, qui cristallise un grand pouvoir d’achat, est donc un filon exploité par la presse pour attirer un maximum d’annonceurs qui payent cher leur espace publicitaire. On comprendra donc que la fidélisation des annonceurs passe par la fidélisation du lectorat (un magazine aussi populaire que ELLE, tiré en 32 éditions, vend chaque année 40.200 pages de pub). Le niveau de gamme d’un magazine (son positionnement) s’exprime certes à travers la qualité du contenu, mais aussi à travers sa forme (qualité visuelle et matérielle : maquette élégante, couverture accrocheuse, qualité du papier, qualité de la reliure). C’est là qu’est la valeur ajoutée qui participe de l’identité d’un magazine et le différencie de ses concurrents. Cette prévalence de l’appréhension visuelle dans la stratégie de vente se retrouve largement dans les publicités qui, en particulier dans le secteur de la mode, privilégient l’image au texte (fort pouvoir d’accroche et de mémorisation de l’image). La stratégie, c’est aussi le choix de l’emplacement de chaque publicité au sein des pages du magazine. Si une annonce et un article présentent un lien (direct ou indirect), ils seront donc mis physiquement en relation.

Soyons clairs, quand je dis « presse » je ne parle pas des programmes TV (bien que Télé Z, Télé 7 jours, etc. soient les plus gros vendeurs de papier…), mais plutôt des magazines féminins haut de gamme et autres suppléments de quotidiens. En effet, le lectorat de ces supports correspond précisément aux acheteurs potentiels du luxe (ceux qu’on appelle les CSP ++, ou Catégories Socio-Professionnelles élevées). Egalement, ce sont des magazines qui ont « une forte capacité d’influence sur l’envie de consommation des lecteurs » (Anne Philip, directrice marketing de la régie de Mondadori). Ils cherchent d’ailleurs à fournir « une offre éditoriale adaptée au monde du luxe » et affinent de plus en plus leur cible afin d’attirer à eux les plus gros annonceurs. Nous aurons l’occasion de revenir sur ce point. Voyons plutôt la part d’investissement des marques de luxe pour leurs campagnes selon les médias : 36.5% pour la presse, 12.7% pour la télévision, 12.3% sur Internet, 10.3% sont consacrés à l’affichage, et la radio est largement ignorée avec 2.3% d’investissement. Notons que la part d’investissement pour la presse est largement en augmentation, puisqu’elle a fait un bond de 20% depuis 2008. Kantar parle même de 50% du budget publicitaire global alloué aux supports presse


en 2012 pour les annonceurs luxe (avec en tête de proue LVMH et Kering, respectivement 53% et 40%). Ces chiffres et leur évolution témoignent des efforts de la presse écrite pour développer cette source de revenus précise, seule à résister aux ravages de la crise. Ainsi, au cœur de la tempête, la presse magazine parvient à tirer son épingle du jeu grâce aux investissements publicitaires des marques de luxe. « La conjoncture économique défavorable fait briller de mille feux l’univers du luxe » écrit Marketing Magazine, un éclat dont les reflets profitent aux magazines. Cécile Colomb, directrice générale des Echos Medias parle de « relation d’échange » : « Les annonceurs comptent sur nous pour leur retombées éditoriales, comme nous comptons sur eux au plan publicitaire ». Condé Nast France (Vogue Paris, Glamour, GQ, Vanity Fair France) se dit « complètement dévolu au luxe » : « c’est une industrie qui se montre, et nous montrons ce qu’elle fait », « nos titres sont régis par les mêmes critères que les marques de luxe : une histoire, des codes identitaires permanents, des personnalités fortes comme les rédactrices en chef ou les photographes, et l’image d’être acteur de cette famille » (Xavier Romatet, le PDG). Une série d’intérêts communs qui amène les annonceurs et les rédactions à travailler main dans la main, jusqu’à se consulter sur le choix d’un papier par exemple (anecdote qu’évoque Cécile Colomb). Les publicités deviennent les fruits d’une élaboration commune, les deux partis étant force de proposition. Des collaborations qui contribuent à travailler une image de marque pour les annonceurs comme pour les magazines, en perpétuelle recherche « d’affinités éditoriales ». Le mélange des genres n’a pas beaucoup lieu, et quoi de plus luxe que du luxe qui parle du luxe ? A Xavier Romatet de conclure : « Nos magazines ont une vraie vocation de prescription. Beaucoup de marques reviennent vers nous chaque mois pour nous dire qu’elles ont vidé leur stock ». La dépendance est donc bilatérale, et les retombées bénéficient à chacun.

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Les annonceurs beauté. Une famille d’annonceurs se démarque de par sa forte présence, en contradiction avec ses résultats : ceux du secteur de la beauté. Car si les publicités vantant les mérites de produits cosmétiques pullulent, leur consommation stagne. Un constat qui remet en question la corrélation entre succès éditorial et consommation. En effet, si le budget « beauté » des ménages reste important, il n’en recule pas moins. La conjoncture économique y est pour beaucoup : le consommateur se concentre sur l’essentiel et rationnalise ses achats. A cela s’ajoute un autre problème : la tendance dans le secteur cosmétique est au naturel et aux produits multi-usages (type BB cream), de nouveaux réflexes qui n’incitent pas à l’achat. Cependant, on observe que la pagination rédactionnelle consacrée aux cosmétiques a fait un bond de 41% en 5 ans ! Un chiffre qui prouve certes que les grands groupes cosmétiques ont encore de l’argent, mais surtout qu’ils croient en une influence de la presse sur la beauté. Dans un article de Cosmétiquemag, on apprend que des industriels de la beauté ont commandé une étude à Kantar Media vouée à mieux « comprendre les effets des relations publiques sur la consommatrice-lectrice-téléspectatrice ». Une étude difficile à déchiffrer car non-univoque : globalement, les produits présents dans les pages des magazines ont vu leur consommation augmenter. Pourtant, un segment comme le maquillage, qui est le segment le plus médiatique de la beauté, a vu sa consommation baisser à mesure que sa présence éditoriale augmentait. On ne peut donc pas parler de formule magique médiatique, et l’acte d’achat n’est pas proportionnel au nombre de pages imprimées. Il y a des effets de mode qui sont plus profondément ancrés dans la réalité sociale, et l’influence prescriptrice des magazines n’est pas toute puissante. Concernant la beauté, il semble que l’innovation soit la valeur sûre par excellence : elle attire l’attention des journalistes et entraîne une « convergence vers l’acte d’achat ».


La course aux capitaux

Le cas particulier des magazines de marque

La presse est donc contrainte de débloquer des fonds annexes à ses ventes pour poursuivre son activité. Mais si les annonceurs sont fortunés, ils ne peuvent pas financer le secteur tout entier. Il y a donc une véritable concurrence pour s’attirer les faveurs des annonceurs les plus riches. On verra aussi que certains groupes de presse tentent de diversifier leurs activités pour financer les tirages papier.

Si certains éditeurs se mettent à vendre des vêtements pour pouvoir imprimer plus de papier, il existe des marques de mode qui impriment du papier pour pouvoir vendre plus de vêtements. Des marques qui éditent des revues pour renforcer leur image, et mieux la contrôler. Papier glacé, maquette soignée, articles sur l’art contemporain ou la littérature : leurs publications tiennent plus du magazine haut de gamme que du catalogue.

A titre d’exemple, l’arrivée de Vanity Fair en France début 2013 a mis la presse en émoi. Non pas tant en raison des ventes en kiosques, qui ne doivent pas provoquer de manque à gagner considérable pour les autres titres, mais bien pour son potentiel poids dans le marché de la publicité. Au premier trimestre 2013, les recettes publicitaires de la presse enregistraient une baisse de 10.8%, et seul le créneau mode et beauté se maintenait. Ce sont donc les annonceurs de ce secteur que tout le monde s’arrachait, mais ceux-ci n’avaient d’yeux que pour la pointure internationale qu’est Vanity Fair. Pour son premier numéro, et avant même que les annonceurs ne voient le produit, le mensuel comptait un total de 93 pages de publicité : un engouement irrationnel pour un produit sans aucune garantie de succès. Condé Nast, le groupe de presse qui lançait le magazine en France, s’est félicité de ce coup d’éclat. De façon plus générale, les magazines cherchent à attirer les annonceurs en synchronisant leur lectorat à la clientèle de ceux-ci, en débauchant des rédacteurs populaires, en débusquant toutes les nouvelles tendances, avec pour volonté profonde de maintenir un niveau de gamme le plus élevé possible.

Si la mode a besoin de supports médias pour se promouvoir, et qu’elle possède les fonds pour les financer, alors pourquoi ne pas éditer des magazines en interne ? Des supports extrêmement ciblés, témoignant de la philosophie de vie développée par la marque, et véhiculant son univers. Je pense par exemple au magazine Acne Paper. Acne (Ambition to Create Novel Expression) se définit comme une « all-including lifestyle brand », c’est-à-dire une marque qui vend un art de vivre tout entier, et qui se positionne sur de nombreux secteurs d’activité : mode, design, édition, publicité, cinéma, télévision, web, et même jouets. Le rédacteur en chef du magazine biannuel de la marque suédoise écrit « Acne Paper ne sert pas à vendre nos produits mais à apporter une réflexion sur le monde, les artistes, et les gens qui nous inspirent ». Il ne faut pas s’y

Condé Nast toujours, ne manque pas d’idées pour trouver des fonds et « poursuit ses emplettes dans l’e-commerce » titrent Les Echos. Un article qui marquait l’achat de parts de Vestiaire Collective (un site de vente de produits de luxe d’occasion) par l’éditeur. La boucle est bouclée en quelque sorte, puisque la presse se met à vendre elle-même les produits de luxe qui la financent. Mais surtout, c’est une démarche qui illustre le nouvel appétit des éditeurs pour le numérique et la manne financière qu’il représente. Globalement, Condé Nast fait preuve d’une remarquable faculté d’adaptation puisqu’il s’est déjà développé dans la restauration, les salons, le conseil, et possède une école de marketing de mode à Londres. Aujourd’hui, 85% de ses revenus proviennent de la presse, 10% du numérique, et 5% de ces nouvelles activités. Le monde de la presse est donc amené à diversifier ses activités petit à petit s’il veut continuer à s’inscrire dans un mouvement de croissance. Et il semble que le numérique, le luxe, et notamment la mode, soient les pôles les plus attractifs car prometteurs et lucratifs.

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tromper, cela reste du marketing ! Mais un marketing pensé différemment : on constate effectivement que le journal se rapproche de la revue d’art, et la marque n’apparaît que sporadiquement dans les séries mode. Les lecteurs de la revue ne sont pas nécessairement des clients de la marque, et un véritable réseau artistique s’est créé autour d’Acne qui joue maintenant les mécènes. Par ailleurs, le label n’achète aucun espace publicitaire et consacre tout son budget communication à cette édition. Une édition qui ne s’interdit pas la publicité, et accueil dans ses pages les produits de marques qui n’entrent pas en concurrence avec leurs domaines de compétences, et permettent de financer en partie la fabrication. Le pari était risqué, mais force est de constater que l’image d’Acne est très solide, et a réussi à s’exporter sans l’aide de la publicité. Si peu de marques ont renoncé à la publicité, elles sont nombreuses à s’être lancées dans l’édition, avec plus ou moins d’ambition. « Le capital image est l’un des piliers des marques de luxe. Le magazine contribue à construire sa personnalité, à donner du sens. Il ne travaille pas sur la vente directe de produits mais sur la qualité de la relation avec le client » analyse Jean-Michel Bertrand, professeur associé à l’IFM. Il ajoute « Il y a deux stratégies possibles : s’adresser au consommateur en se centrant sur la marque et ses valeurs, ou se tourner vers le monde. C’est une façon différente de toucher sa clientèle en s’assimilant à elle ».

DE NOUVEAUX FORMATS ORIENTÉS MODE

Tiraillée entre une tradition qui a fait ses preuves, et des nouveautés prometteuses, la presse s’adapte à une demande qui évolue. Tout est question de stratégie et de juste dose pour garantir la pérennité des éditions papier. Car le papier n’est pas mort, loin de là. Si la rumeur voudrait faire croire à un tout numérique dans un avenir proche, ce n’est pas ce que disent les chiffres, on le verra. Une rumeur fausse au point qu’on voit dernièrement percer la tendance du « Web to print », des sites Internet qui marchent suffisamment pour se décliner en version papier.

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Des formules « traditionnelles » qui n’ont pas dit leur dernier mot

De nouveaux concepts qui séduisent

On le disait plus tôt, les féminins hauts de gamme profitent du rayonnement intense du luxe, et des groupes comme Lagardère ou Condé Nast sont remarquablement dynamiques. Pour parler concret, le CA 2013 de Condé Nast s’élevait à 95 millions d’euros, soit une hausse de 8% par rapport à 2012. Sa rentabilité nette à deux chiffres depuis 2006 permet à l’éditeur de multiplier les projets, de lancer de nouveaux magazines.

Si les publications citées au-dessus prouvent l’efficacité de recettes bien rodées, l’innovation reste un des termes clés qui dirige la création de projets éditoriaux. Les nouveautés existent à plusieurs échelles : ajout d’une rubrique, ajout d’un supplément, lancement d’un nouveau magazine. On observe par exemple dans les quotidiens l’apparition de cahiers thématiques ciblant un public plus pointu, qui traiteront parfois d’économie, parfois de sciences, de sport, ou d’art. Notons cependant que l’on reste majoritairement dans la déclinaison d’un produit qui marche, et que les nouveaux venus n’apparaissent que pour se greffer à une marque existante et faire office de valeur ajoutée.

Nouveaux ? De moins en moins. On évoquait tout à l’heure le lancement de Vanity Fair France qui illustre bien la frilosité des éditeurs vis-à-vis des projets ex-nihilo. En période de crise, on constate qu’ils préfèrent décliner leurs marques, ou importer des concepts étrangers. C’est le cas de Vanity Fair, d’origine américaine, et qui était déjà un succès international. Encore une fois, je parle certes de succès en kiosque, mais surtout de succès en termes de revenus publicitaires, puisqu’avec la déclinaison d’une marque connue les éditeurs peuvent s’appuyer sur un réseau d’éditeurs international déjà formé. Il existe d’autres exemples de titres étrangers francisés avec succès : Grazia, GQ, Neon, ou encore Cosmopolitan. Tout l’enjeu lors de ce genre de lancement est d’adapter le magazine au marché local : l’ancrer dans la réalité française. Il semble que la clé de la réussite soit l’exécution locale : le Cosmopolitan français n’est pas une traduction de Cosmopolitan américain. En parlant du succès flamboyant de Grazia en France, le PDG de Mondadori France donne un exemple : « Il a fallu s’adapter à la culture française. Alors qu’il n’y a pas une seule page sur les expositions ou le cinéma dans la version britannique, nous en avons huit ici ». Ce qui est valable à l’importation l’est aussi à l’exportation : le magazine ELLE, décliné depuis 1985, est présent dans plus de 40 pays. Véritable symbole du pouvoir d’attraction de la presse féminine, ELLE semble être une marque indémodable. Le magazine arrive encore à battre des records de diffusion en jouant la proximité via des éditions locales. La presse féminine sous sa forme traditionnelle est donc loin d’être fanée. Elisabeth Leurquin, de Marie Claire précise : « D’autres segments ont bien plus souffert que nous d’Internet, notamment la presse TV. Les femmes, surtout pour les sujets mode, ont besoin de la caution d’un magazine ». La mode serait donc un des secrets de durabilité de ces titres…

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Evidemment, une métamorphose éditoriale vient toujours se calquer sur une métamorphose sociale. Ainsi, le décloisonnement des genres dans le domaine de la mode a ouvert un boulevard pour ce qu’on appelle maintenant la « presse masculine ». Une presse qui n’existe sous sa forme actuelle que depuis quelques années, puisque le leader du segment, le magazine GQ, est arrivé en France il y a 5 ans seulement. La tendance a le vent en poupe aujourd’hui plus que jamais : ces derniers mois ont vu arriver le lancement du mensuel Lui, celui d’une nouvelle formule du magazine de luxe L’Equipe, Sport & Style, et en octobre celui de ELLE Man. Des publications orientées mode et beauté, qui viennent remplacer la vieille génération (des titres comme FHM ou Men’s Health orientés automobile, hightech, et « jolies filles »). On parle aussi de « masculins lifestyle », soit des généralistes haut de gamme qui se font porte-drapeau d’un art de vivre. Preuve que les éditeurs y croient, ELLE Man et Lui ont été lancés sans qu’aucune étude ne soit menée après des lecteurs, persuadés de pouvoir profiter de la même vague d’engouement que GQ. Une deuxième tendance remarquable et celle de la conquête des marchés émergents. Si la Chine est l’Eldorado des marques de luxe, pourquoi n’en serait-il pas de même pour les médias de luxe ? Les principaux titres de Condé Nast sont déjà implantés là-bas et rencontre un succès retentissant, suivant l’exemple de ELLE présent sur place depuis 1988. Notre ELLE Man d’ailleurs, existe depuis quelques années dans 10 pays d’Asie sous le nom de ELLE Men. Les touristes chinois, si friands du luxe à la française, sont particulièrement visés. On pense par exemple au gratuit Vogue Paris Traveller, un bisannuel entièrement rédigé en mandarin et dédié à l’art de vivre à la française, distribué dans les aéroports au million de visiteurs chinois qui parcourent l’Hexagone chaque année. Egalement en mandarin, le trimestriel Paris Chic


lancé en 2011 par Le Figaro à l’attention des chinois en visite à Paris. Il s’agit véritablement de sur-mesure ! Que ce soit pour la conquête du public masculin, ou la conquête de clients chinois, on voit que la presse se construit en symétrie par rapport à l’industrie de la mode. Une dernière tendance très en vogue doit être évoquée : celle des suppléments de quotidiens. Le Figaro avec Madame Figaro et Le Figaro Magazine, Le Monde avec M le Magazine, L’Express avec L’Express Styles, L’Equipe avec L’Equipe, Sport & Style : de plus en plus de quotidiens proposent en fin de semaine un supplément magazine, ou « supplément lifestyle ». Des publications à mi-chemin entre le féminin et le newsmagazine. Les journaux en parlent tellement qu’il semble que ce soit la nouvelle référence en terme de presse mode (évidemment, il est dans leur intérêt d’en faire la promotion…). Car les quotidiens ont bien compris qu’ils devaient adapter leurs supports s’ils voulaient attirer les gros annonceurs. Ils ont compris qu’ils devaient enfiler le costume plus glamour du magazine. Et il se trouve que les annonceurs luxe sont très intéressés par le lectorat de journaux comme Le Figaro ou Le Monde, qui sont généralement des actifs en possession d’un grand pouvoir d’achat : les fameux CSP ++ que tout le monde s’arrache. On a donc affaire à une presse généraliste qui crée de toute pièce des magazines en harmonie avec l’univers du luxe pour drainer plus de revenus publicitaires. Et les annonceurs se bousculent pour y apparaître ! Tant et si bien que le CA d’un groupe comme Figaro Medias est maintenant issu à 40% de la publicité, se rapprochant des chiffres des magazines féminins. Le contenu aussi se rapproche des féminins : même sujets beauté et mode, mêmes publicités, mais à un prix bien inférieur. Le mimétisme devient tel que Condé Nast et Marie Claire ont fait condamner Le Figaro pour concurrence déloyale !

Dépendance des éditeurs vis-à-vis des annonceurs : quels dangers ? Je prendrai un exemple pour illustrer les potentielles dérives d’une dépendance de la presse info vis-à-vis des acteurs de la mode et de la beauté.

Si l’ajout d’un supplément à ces quotidiens en fin de semaine entraîne une augmentation du prix, provoquant par la même une baisse des ventes, le manque à gagner est très largement compensé par l’augmentation du portefeuille publicitaire. Avec le temps, ces nouveaux supports prennent de plus en plus de place sur le marché de la publicité, attirant des annonceurs allant de la joaillerie à l’automobile, en passant par la haute couture. L’image du luxe s’intercale entre les articles de grandes plumes du journalisme, pour un cocktail détonnant qui semble tout écraser sur son passage.

Libération a lancé son supplément lifestyle en 2007, intitulé Next. Pressentant les écueils à venir, la directrice du groupe déclare très vite après le lancement « Les annonceurs choisissent Libération pour son audace et sa modernité. Je ne vends jamais sa ligne politique. » En 2012, lorsque l’intention de Bernard Arnaud de prendre la nationalité belge pour raisons fiscales devient publique, le journal affiche en Une un « Casse-toi riche con ! » retentissant. Immédiatement, le patron de LVMH porte plainte, et fait retirer les publicités de son groupe de Libération. Dior, Louis Vuitton, Guerlain… les publicités retirées auraient fait perdre au journal entre 500 000€ et 700 000€ ! Appuyé solidement sur ses convictions, le quotidien titrera le lendemain un ironique « Bernard, si tu reviens on annule tout ! ».

La presse s’adapte donc aux évolutions du marché de la consommation, dépendante qu’elle est des revenus publicitaires. On voit qu’il s’agit principalement d’un dialogue entre grands groupes de la presse et grands groupes du luxe qui fait la pluie et le beau temps. Pour autant, la loi du marché triomphe toujours, jusqu’où les éditeurs courberont-ils l’échine pour s’attirer les faveurs des annonceurs ?

Si l’anecdote est amusante, les dérives qu’elle pointe ont de quoi effrayer. Le besoin de revenus publicitaires qu’est celui de la presse peut-il remettre en cause sa liberté de ton ? Assurément oui. Et on est en droit de se demander jusqu’où va l’emprise des annonceurs sur les médias. J’ouvre la question, ce n’est pas mon propos d’y répondre ici.


REGARD SUR DEUX MAGAZINES Si les principales stratégies marketing de la presse actuelles ont été abordées plus tôt, il reste à voir dans quel écrin elles s’inscrivent. J’établirai ici un descriptif général de deux des publications qui incarnent le mieux les tendances éditoriales de ces dernières années : Vanity Fair France, et Le Figaro Magazine.


Vanity Fair France Vanity Fair est un mensuel du groupe américain Condé Nast (Vogue, Glamour, GQ). Sa version française a été lancée en Juin 2013 par l’antenne locale de Condé Nast. Il est vendu aujourd’hui au prix de 3,95€. Le magazine propose des articles longs à l’écriture soignée, avec un mélange de thèmes intellectuels, de sujets « people », le tout avec une touche de glamour. On y parle autant de personnalités du monde du spectacle, qu’issues de la politique, de la mode, ou de l’actualité. Un éclectisme dans les sujets comme dans le ton qui draine un public très varié, et en fait une publication extrêmement populaire. On en parle même comme de LA référence mondiale de presse magazine, avec des qualificatifs comme « mythique ». Son ancrage est particulièrement puissant dans la société américaine. La page wikipédia du titre évoque son apparition dans la série La Petite Maison Dans La Prairie (la petite Nancy Oleson lit le magazine en cachette sous ses draps…). On peut également évoquer le dernier film de Sofia Coppola, The Bling Ring, dont l’intrigue a été inspirée par un article de Vanity Fair. L’équipe française est constituée notamment de Michel Denisot, en tant que directeur de rédaction, et d’Anne Boulay, au poste de rédactrice en chef (ex journaliste chez Libération, ex rédactrice en chef de GQ). Si cette dernière fait l’unanimité, l’élection de Michel Denisot en a laissé certains songeurs : « Est-ce la bonne personne pour incarner Vanity Fair, alors qu’il apparaît à la télévision comme dépassé ? ». Son carnet d’adresses et ses qualités d’interviewer restent cependant des valeurs sûres. Le lancement de la version française a également amené à se demander si ce mélange de « people haut de gamme » et de glamour était transposable en France. « Qu’est-ce que le people haut de gamme en France ? Mettre Johnny Hallyday en couverture ? » D’autre part, il faut prendre en compte que le créneau mensuel est celui qui souffre les plus en termes de diffusion et de recettes publicitaires. En plus de cela, les principaux concurrents du magazine sont les suppléments lifestyle ou les people chic (de M le magazine du Monde à Paris Match), des hebdomadaires qui ne souffrent pas de problèmes de diffusion – en particulier les suppléments quotidiens. Pour autant, on ne s’inquiète pas trop pour Vanity Fair,

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qui a rencontré un grand succès auprés des annonceurs avant même sa première parution (on évoquait plus tôt les 93 pages de publicités du premier numéro). On sait d’ailleurs que les titres de Condé Nast font jusqu’à 80% de leur CA sur la publicité, ce qui a de quoi rassurer. L’arrivée de Vanity Fair marque l’avènement de la mondialisation de la culture et du divertissement, ainsi que l’attraction pour le modèle américain. Il est révélateur d’une frilosité des éditeurs qui préfèrent miser sur des valeurs sûres. On imagine pouvoir bientôt pouvoir le compter parmi la liste de plus en plus longue des titres étrangers francisés avec succès, à l’image de GQ, autre succès de Condé Nast. Une nouveauté qui n’en est pas vraiment une, mais qui vient répondre à une réalité économique particulièrement incisive.


Le Figaro Magazine Le Figaro Magazine est un supplément hebdomadaire du quotidien Le Figaro. Il paraît chaque Vendredi et est vendu conjointement avec le journal, ainsi que Madame Figaro, et Le Figaro TV Magazine. L’ensemble est vendu 4,50€, alors que le journal seul coûte 1,80€. Le Figaro Magazine et qualifié de publication « lifestyle », puisqu’il promeut un art de vivre et une pensée étendus à de nombreux sujets : politiques, culturels, tendances. Sa ligne éditoriale suit une idéologie politique clairement de droite, mais qui se veut moderne, voire parfois décalée. Bien que Madame Figaro draine la majorité du contenu mode et beauté, Le Figaro Magazine n’en n’est pas exempt mais abordera le sujet sous le prisme de la réussite entrepreneuriale par exemple. Si les suppléments lifestyle connaissent un grand boum aujourd’hui, celui du Figaro fait office de précurseur puisqu’il a été lancé en 1978 ! C’est donc un pionnier du genre, qui a inspiré toute la famille des quotidiens. N’ayant pas honte de la réussite sociale, le groupe conçoit très tôt ce support pour mordre sur le marché des magazines. Il propose alors une offre éditoriale adaptée au monde du luxe, dont le lectorat serait constitué de ceux qu’on appelle aujourd’hui les « descision makers » (cible stratégique d’actifs entre 25 et 49 ans, moteurs de la vie économique). Associé à un contexte éditorial maîtrisé (hors actualité), les marques s’intéressent très vite à ce support d’annonces. On parlera tantôt de « produit captif », tantôt de « piège à pub ». A présent, le segment luxe du groupe Figaro Medias représente 40% de son CA. C’est Madame Figaro qui lui rapporte le plus, étant particulièrement adapté à la réclame de luxe (17 millions d’euros en 2012). Le support apporte en plus un suivi éditorial des marques qui le choisissent pour leur publicité, si bien que le week end ce sont les annonceurs qui incarnent l’actualité du Figaro. La machine est bien rodée ! Ce modèle de développement a permis au journal de devenir un groupe de médias qui se décline sur de nombreux supports, et qui se donne les moyens d’être moderne. Il a fallu attendre la crise économique pour que les autres quotidiens, contraint de trouver de nouvelles ressources de revenus, se mettent à copier la démarche. Un modèle capitaliste, qui tire autant de profit que possible de l’environnement économique. On comprend mieux pourquoi la directrice de Libération semblait marcher sur des œufs en annonçant le lancement de Next…


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Bibliographie Marketing Magazine, Les médias, vitrine de choix des marques de luxe, Novembre 2013. Le Figaro, Le marché des magazines masculins s’est décomplexé, Octobre 2013. Cosmétiquemag, De l’influence de la presse sur la beauté, Octobre 2013. Les Echos, Condé Nast poursuit ses emplettes dans l’e-commerce, Septembre 2013. Le Monde, L’arrivée de « Vanity Fair » en France inquiète le reste de la presse magazine, Juin 2013. Stratégies (supplément), Idylle de papier, Mai 2013. Stratégies, De la toile au papier glacé, Avril 2013. Stratégies, Des titres étrangers à la française, Décembre 2012. Stratégies, La presse féminine n’est pas fanée, Décembre 2012. Cosmétiquemag, La beauté s’invite dans la presse info, Décembre 2012. Stratégies, Presse quotidienne, Octobre 2012. Stratégies, Des cahiers thématiques pour un public plus pointu, Octobre 2012. M le magazine, La mode sous presse, Mai 2012. Marketing Magazine, Les médias s’abonnent au luxe, Avril 2012. Le Figaro, « Vogue » : « Il fallait tourner une page », Janvier 2011. Le Figaro, Lagardère restera propriétaire de la marque « Elle », Janvier 2011.




Dossier d’économie-gestion

Cours de Mme Akani-Guéry, 2DSAA, 2014


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