La culture n'a pas de prix
07 —— 09.2017
45
SAISON DIX-SEPT /DIX-HUIT
Départ arrêté
La Vase
Théâtre Group’
Pierre Meunier et Marguerite Bordat
La Cantatrice chauve
Désobéir
Eugène Ionesco Jean-Luc Lagarce
Mathieu Riboulet / Anne Monfort
/
La Mission
Saigon
Heiner Müller / Matthias Langhoff
Les hommes approximatifs / Caroline Guiela Nguyen
La Passion de Félicité Barette
Juliette et les années 70
Gustave Flaubert Guillaume Delaveau
Flore Lefebvre des Noëttes
Bérénice
George Dandin
Jean Racine Célie Pauthe
Molière / Jean-Pierre Vincent
/
/
blablabla
Je suis d’ailleurs et d’ici
Encyclopédie de la parole Emmanuelle Lafon /
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Violaine Schwartz
ours Directeurs de la publication et de la rédaction : Bruno Chibane & Philippe Schweyer Rédacteur en chef : Emmanuel Abela emmanuel.abela@chicmedias.com 06 86 17 20 40 Secrétaire de rédaction : Cécile Becker Relectures : Cécile Becker, Sylvia Dubost, Wendy Noel Direction artistique et graphisme : starlight
Ont participé à ce numéro : REDACTEURS
Françoise Abela-Keller, Florence Andoka, Nathalie Bach, Émilie Bauer, Cécile Becker, Valérie Bisson, Marie Bohner, Benjamin Bottemer, Caroline Châtelet, Baptiste Cogitore, Jean-Damien Collin, Antoine Couder, Sylvia Dubost, Gabriel Franck, Xavier Frère, Sylvain Freyburger, Julie Friedrichs, Anthony Gaborit, Paul Kempenich, Melody Kern, Déborah Klintz, Claire Kueny, Lizzie Lambert, Nicolas Léger, Léa Lemmel, Camille Locatelli, Stéphanie-Lucie Mathern Guillaume Malvoisin, Séverine Manouvrier, Marie Marchal, Alice Marquaille, Fanny Ménéghin, Mylène Mistre-Schaal, Nour Mokaddem, Aurélien Montinari, Alice Neurohr, Wendy Noel, Adeline Pasteur, Adeline Poidevin Segura, Léa Signe, Martial Ratel, Christophe Sedierta, Yves Tenret, Claire Tourdot, Aurélie Vautrin, Fabien Velasquez, Nathanaelle Viaux.
PHOTOGRAPHES ET ILLUSTRATEURS
Éric Antoine, Vincent Arbelet, Pascal Bastien, Julian Benini, Laurence Bentz, Olivier Bombarda, Sébastien Bozon, Ludmilla Cerveny, Nicolas Comment, Léa Crespi, Alexis Delon, Thibaud Dupin, Mélina Farine, Sherley Freudenreich, Sébastien Grisey, Hanamatsuri, Florian Hilt, Olivier Legras, Stéphane Louis, Philippe Lutz, Patrick Messina, Renaud Monfourny, Arno Paul, Bernard Plossu, Olivier Roller, Dorian Rollin, Christophe Urbain, Henri Vogt, Nicolas Waltefaugle.
CONTRIBUTEURS
Bearboz, Nicolas Bezard, Catherine Bizern, Léa Fabing, Christophe Fourvel, Jérôme Mallien, Ayline Olukman, Chloé Tercé, Sandrine Wymann.
COUVERTURE
© Brigitte Grignet / Agence VU’
IMPRIMEUR
Estimprim – PubliVal Conseils Dépôt légal : juillet 2017 ISSN : 1969-9514 – © Novo 2017 Le contenu des articles n’engage que leurs auteurs. Les manuscrits et documents publiés ne sont pas renvoyés.
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ÉDITO
sommaire
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Nº45
CARNET Le monde est un seul 7 Pas d’amour sans cinéma 9 Identités en séries 11 Une balade d’art contemporain 32-33 Carte blanche à Mostafa Saifi Rahmouni Ashiya 86-89 Take me somewhere nice 90-91 Regard 92 A world within a world 94 Scénarios imaginaires 96-97 Carnaval 98
50
FOCUS 12 — 24 La sélection des spectacles, festivals et inaugurations
INSITU 26 — 30 Peinture, vidéo, installation, photographie… tour d’horizon des expositions de notre grand Est
RENCONTRES 34 — 46 Ran Blake 34 Thomas de Pourquery 38 Helena Noguerra 40 Oiseaux-Tempête 42 Kim Gordon & Rodney Graham 44 NSDOS 46
MAGAZINE 48 — 80 Revue TOPO 48 Valérie Mréjen 52 Philippe Lutz 56 L’Atelier Contemporain 58 Fernand Léger au Centre Pompidou-Metz 60 Balade au Kunstmuseum 62 Jérôme Zonder au Musée Tinguely 65 The Fairytale Recordings au FRAC Franche-Comté 66 Manish Nai à la Fondation Fernet-Branca 67 Michael Beutler au FRAC Alsace 68 Mike Bourscheid 69 Triennale Jeune Création Luxembourg 70 Luxembourg aux Rencontres photographiques d’Arles 71 Scènes de rue à Mulhouse 72 Mousson d’été 73 Barbara Engelhardt et le Maillon 74 Enquête made in Grand Est pré-Avignon 76
SELECTA Disques 82
Livres 84 3
édito Par Philippe Schweyer
Sous les étoiles
Le jour n’allait pas tarder à se lever. Des cadavres de bouteilles d’alcools plus ou moins forts jonchaient le jardin. Il n’y avait plus grand-chose à picoler, mais il restait un grand saladier de taboulé, des merguez cramées et quelques parts de tiramisu. Les invités en état de conduire s’en allaient les uns après les autres. Allongé sur la pelouse, je contemplais l’immensité étoilée. Une amie s’est accroupie pour me tendre son joint. On avait passé la soirée à rire comme des baleines en se parlant du bon vieux temps et il était temps de discuter de choses sérieuses. Elle s’est penchée sur moi pour m’examiner dans la pénombre. — C’est quoi cette tâche de sang sur ton pantalon ? — De la glace à la framboise. — Mon parfum préféré. T’es vraiment maladroit. — Il paraît… — Il faudrait écrire une chanson sur un garçon maladroit qui a rendez-vous avec une fille splendide. Malheureusement pour lui, il ne peut s’empêcher de s’acheter une glace à la framboise juste avant de la retrouver. Comme il est très maladroit, il renverse sa glace sur son beau pantalon blanc et il ne peut plus aller à son rendez-vous. Sa vie est fichue et il ne lui reste plus qu’à se pendre dans sa chambre pendant que la fille splendide s’envoie en l’air avec son meilleur ami… Heureusement, il rate son suicide et finit sa vie avec la marchande de glace. — Le tube de l’année… — T’es saoul ? — Non. — Moi non plus. À mon âge, je connais bien mon corps… J’ai bu une vingtaine ou une trentaine de bières. Mais pas d’un coup, donc ça va… — Ah… — Tu fais quoi couché dans l’herbe si t’es pas saoul ? — Je compte les étoiles. — T’as pas fini. — Ça me donne le vertige. — C’est quoi le plus important vu du ciel ? — L’amitié. L’amitié et la fête. — Ce soir, tu es servi. — Les amis, c’est précieux. Rien de tel qu’une belle fête pour entretenir l’amitié et penser un peu plus fort à ceux qui sont déjà partis. — Ceux-là, sont comme des étoiles dans le ciel ? — Non, ils sont avec nous. — T’as le vin triste. T’es sûr que ça va ? — Dans quelques années, ce jardin aura disparu. Plus personne ne se souviendra de nous. — C’est pour ça qu’il faut vivre pleinement sans s’économiser ! — Oui, faisons la fête tant qu’il est temps. — T’appelles ça faire la fête, passer la soirée à compter les étoiles ? — Il faut dire à tes amis que tu les aimes avant qu’il soit trop tard. — Tu vas me faire chialer avec tes conneries. Elle s’est éloignée à la recherche d’une dernière canette de bière. J’aurais voulu lui dire combien elle était importante, mais je n’étais plus capable d’articuler le moindre mot. J’entendais vaguement les rires et les chuchotements des enfants qui me tapotaient le visage en me disant au revoir. J’avais dû boire quelques verres de trop. Au fond du jardin, quelqu’un jouait de la guitare. J’ai tendu l’oreille et reconnu Johnny Cash et Joe Strummer qui chantaient Redemption Song, une vieille rengaine de Bob Marley. Ce n’était pas imaginable que toute cette beauté disparaisse. Ce jardin, cette musique et cette belle amitié étaient plus forts que tout. Les étoiles pouvaient se casser la gueule d’un moment à l’autre, mais l’amitié était éternelle. Pour Minouche in the sky with diamonds
URBAN
Benjamin Clementine – Nils Frahm – Francesco Tristano Anne Teresa De Keersmaeker – Rodrigo Leão & Scott Matthew Abonnement 5 concerts: à partir de 70 € Ticketing: (+352) 26 32 26 32 www.philharmonie.lu
Partenaire automobile exclusif:
Partenaire officiel:
Le monde est un seul n°44 Par Christophe Fourvel
Ne pas choisir parmi les livres de Jean-Luc Sarré Voilà maintenant plus de vingt-cinq ans que je chemine dans le paysage des livres de Jean-Luc Sarré. Depuis la parution chez Flammarion des Journées immobiles, recueil à l’écriture patiente, comme fondue dans l’inerte et tenue aux aguets de mouvements infimes et quotidiens. Il est vrai qu’il existe chez Sarré, depuis toujours, c’est-à-dire depuis l’enfance oranaise, un talent particulier pour l’ennui, une manière de rendre cru l’immobile et d’en saisir ainsi les moindres tremblements. C’était présent dès les premiers livres comme La Chambre (Flammarion, 1986) et Extérieur blanc (même éditeur, 1983) : jardin de nuit/ le feuillage/on l’entend contre le volet/il gratte/comme s’il voulait entrer/l’été veut en finir/avec l’été. Parfois c’est plus visuel, nous ne sommes pas loin d’être guidés par l’œil d’un peintre (la route vers la mer/ est longtemps jaune et grise/elle va dans l’air chaud/ et les vapeurs d’essence/c’est la route des insectes / et des peurs infimes aussi celles/des joies étranges). Il faut dire que Jean-Luc Sarré admire certaines peintures à l’égal de certains livres comme il aime la musique, cette beauté qui se passe de mots et se réjouit de nos silences. Après Les Journées immobiles, il publie à 48 ans son premier livre de notes (Rurales, urbaines et autres, Fourbis, 1991) et va désormais poursuivre cette œuvre de prose incisive, parfois drôle, plus référencée que les poèmes, publiant ainsi plusieurs recueils réunis en 2010 chez l’éditeur suisse La Dogana (Comme si rien ne pressait) avant de faire paraître un nouvel opus, Ainsi les jours, aux éditions Le Bruit du temps. Pas une autre main ni une autre écriture : la même intelligence de celui qui épingle l’outrecuidance ordinaire et les épiphanies humbles des jours de semaine, la majesté d’un geste ou d’une lumière, l’ironique beauté d’une fleur ou d’un animal, égarés sur le pâle carton de notre petit jeu social. À force d’être l’arpenteur d’un territoire géographique (l’homme ne quitte guère un petit périmètre autour de son appartement, dans le XIIe arrondissement de Marseille) il est devenu une sorte de vigie, passant le quotidien au sas de l’écriture. Ce n’est que ça et là, sous l’injonction d’un souvenir, d’une blessure que ravive un état de ciel, d’un deuil trahi par un mot, que l’auteur délaisse son tamis pour entreprendre, un air de jazz ou la
réminiscence d’un aphorisme de Jules Renard ou de Chamfort dans la tête, les ruelles de l’enfance ou des jeunes années. En retrait des affaires du monde (J’ai débarrassé ma journée de tout ce qui pouvait l’encombrer et voici qu’à présent une minuscule idée noire me barre le chemin), il peut écrire sèchement avoir L’errance pour tout idéologie, sentence qui sonne chez certains comme un détachement coupable mais qui s’affiche, ici, autant comme un axe de recherche que comme un scepticisme élégant. La pratique de la prose a légué plus de ductilité à ses vers. Car, si jusqu’à présent, tous les recueils de poèmes qui ont suivi Embardées (La Dogana, 1994) jusqu’à Autoportrait au père absent (Le Bruit du temps, 2010) déclinent les nuances d’une même palette, le vers a pris depuis de la vitesse, se décale, s’amuse en des enjambements audacieux ou en devenant « costumé » (Poèmes costumés, Farrago, 2003, réédition Le Bruit du temps, 2017). Nous sommes bien face à une œuvre, au sens d’une tentative pour épuiser les possibles d’un « être au monde » avec lesquels on ne transige qu’à la marge, c’està-dire là où se conçoit le rythme du poème, sa découpe dans la page. Face à tant de constance, je suis incapable de valoriser un recueil plutôt qu’un autre et c’est ce qui me conduit à cet inventaire un peu laborieux d’une bibliographie qui a toute l’apparence de la légèreté et toute l’essence de la profondeur, honteux par avance d’oublier Bat B2, La Part des Anges, Bardane et plus encore Affleurements qui eut la bonne idée de reprendre Comme un récit, poème compact, ténébreux, zénithal, dédié aux années de terreur algériennes et paru une première fois aux éditions Étant donnés, sous la houlette du poète François Zénone. Ils sont quelques-uns, les poètes, à s’être imprégnés de la lecture de JeanLuc Sarré. Tous ne l’avouent pas mais pour qui sait lire, l’influence de cet auteur « demeuré dans l’ombre » comme le qualifie Jean Roudaut est grande. Une ombre portée depuis la haute solitude et qui ne revendique rien. Une ombre, comme celle saluée par les maîtres zen, et dont on sait, depuis Tanizaki, qu’elle possède la vertu, les nuances et la qualité des plus pures clartés.
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Michael Beutler Pipeline Field entrée libre en savoir + sur l’exposition et ses rendez-vous frac.culture-alsace.org
Cette nouvelle exposition est présentée dans le cadre du projet collectif « Le travail à l’œuvre », initié par les trois Frac du Grand Est.
exposition 1er juillet — 5 novembre 2017
À découvrir chez nos partenaires : Frac Champagne-Ardenne 19 mai - 17 septembre L’alternative 49 Nord 6 Est – Frac Lorraine 23 juin – 5 novembre Ressources Humaines
© M. Beutler, Pipeline Field, Chapelle Saint-Jacques — centre d’art contemporain photo F. Deladerrière (détail) Collection Les Abattoirs — Frac Midi-Pyrénées
Pas d’amour sans cinéma n°30 Par Catherine Bizern
À la mesure de l’essai 1 Octobre 2016. Table ronde sur l’essai. J’écoute évoquer Adorno, Lukacs, Montaigne et la littérature, Starobinski, mais aussi Marker, Gorin et d’autres cinéastes, philosophes, critiques. Les intervenants parlent de films et de cinéma et il me semble que ce qu’il en est de l’essai devrait en être de l’amour. Il est la liberté, l’inquiétude, la recherche, la spontanéité. C’est ainsi que Jacques Rivette qualifie l’essai dans sa lettre à Rossellini dans les Cahiers du cinéma en 1955. C’est ainsi que mon amour serait. Un amour qui ne rime à rien, ne mène à rien. Pas une construction close mais un chemin discontinu, un parcours remis en question sans arrêt. Dans l’amour il y a la place pour le doute. Un amour qui se construit sans logique par un renouvellement incessant de sa forme et de sa pensée. L’amour n’est pas un système. C’est une coulée ineffaçable. Son caractère ouvert n’est délimité que par son contenu. Si intense qu’il exclut la possibilité de se nommer simplement et efficacement. Dans l’amour la discontinuité est essentielle. Elle permet de se savoir faillible, tâtonnant, prêt à se soumettre à la réflexion et à l’épreuve. L’amour doit se savoir provisoire pour résister au temps. Revendiquer le variable et l’éphémère pour mieux tenter de l’éterniser dans un moment inextinguible. Un amour qui se construit du côté de l’hérésie à l’encontre de l’opinion admise. Qui ne se soumet à aucune instance quelconque, à aucune idéologie. Pas de formes existantes auxquelles se conformer, pas d’assimilation du passé, pas de syntaxe préétablie.
Qui se construit dans la désobéissance aux règles orthodoxes de la pensée. L’amour exige l’insoumission jusqu’à être malpoli. L’amour est insolent, iconoclaste, irrévérencieux. Il échappe à toute pensée majoritaire pour mieux répondre à ses propres exigences auquel il se tient rigoureusement. L’exigence à être vrai dans sa singularité impure. L’amour ne joue pas le jeu. Pour aimer il faut se débarrasser de la vérité et être sans relâche à sa recherche. Une vérité dépouillée de tout paraître. L’amour est sans certitude et s’expose à l’erreur mais ne renonce jamais à son idéal de se dépasser lui-même. L’amour est une méditation : une pensée qui devient une émotion et retourne à la pensée. Aimer c’est un engagement de déconstruction et de reconstruction. C’est avoir le loisir de l’enfance, le droit à l’incohérence, le devoir de la fantaisie. C’est créer une forme, non pas s’y soumettre, et tenir un fil ténu à partir de ce qui vient et ne pas savoir ce qui va arriver. Aimer c’est découvrir un je en quête d’une histoire et expérimenter l’histoire jusqu’au bout de soi-même. C’est-à-dire faire de soi-même le théâtre d’une expérience intellectuelle sans l’effilocher, d’une expérience charnelle sans contrainte, d’une expérience émotionnelle sans norme. L’amour est une entreprise acharnée et prodigue, un défi. C’est une promesse et une pratique. Et il faut être obstinée.
1—T out est dans Jeux sérieux - Cinéma et art contemporains transforment l’essai direction : Bertrand Bacqué, Cyril Neyrat, Clara Schulmann et Veronique Terrier Hermann Edition MAMCO & HEAD – Genève 2015. Et aussi dans Notes sur la littérature Theodor Adorno -Editions Champs essais
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Identités en séries n°1 Par Cécile Becker
Girls : ode aux errances
Cette année, j’aurai 30 ans. Récemment, un ami me disait : « Tout se passe entre 20 et 30 ans. » J’ai entendu sa phrase comme une tentative maladroite de fixer un long moment de questionnements qui n’auraient ensuite, injustement, plus lieu d’être. Il y avait sous cette sentence l’idée performative d’une définition immuable – et induite par la norme –, que Judith Butler, théoricienne du genre, dénonce vertement. Toujours est-il que, lancée en l’air, elle a insidieusement fait écho à mon propre processus de définition. Il ne me resterait plus, alors, que quelques mois pour devenir cet être formé et reconnu par le Grand Autre ? Fallait-il que je me lance, dans ce court laps de temps restant, dans une course effrénée vers d’autres tentatives avant d’être rangée dans une case ? Comme toujours dans ces moments-là, des résonances peuvent être trouvées au gré de ces objets culturels que l’on croise. Injustement encore, on pense à la littérature, au cinéma ou à la musique, laissant de côté les séries qui ont marqué et marquent encore toute une génération. Si elles pré-existaient, évidemment, à ma condition, il me semble qu’elles se sont aujourd’hui totalement agrégées au quotidien du grand nombre. Trop pop, donc impropres, seraient-elles délaissées de l’analyste savant ? Populaire, Girls l’a été – le grand final de la série a été diffusé cette année –, tout comme sa créatrice Lena Dunham qui s’est fait « voix de sa génération » après avoir – il faut s’en souvenir – fait l’objet de jugements miteux ici ou là, dénonçant sa tendance narcissique à (au
choix) : montrer son corps considéré trop rond – n’aurait-elle donc, sapristi, aucune pudeur ? –, parler et montrer ses ami.e.s (toutes et tous malheureusement blanc.he.s, c’est vrai) – Jessa et (l’insupportable) Marnie font partie IRL de son cercle d’intimes –, exposer sans fard ses phases émotionnelles ascendantes, descendantes, ses tocs, ses névroses, ou même l’ennui le plus total – dont on présupposerait que tout le monde se fout. « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. » Serions-nous si futiles que nous aurions constamment besoin de nous détourner d’un quotidien tourmenté par l’échec ? Hannah, interprétée par Lena Dunham, dort, pisse, baise, doute, se drogue, vomit, tape ses symptômes sur Google en bonne hypocondriaque, écrit, beaucoup, s’inscrit à des ateliers d’écriture, abandonne, devient journaliste, abandonne encore, s’assume en professeure, puis enfin en autrice, tente une expérience lesbienne, s’endort dans le métro ou à demie-nue sur les cuisses d’Elijah, son colocataire ex-petit ami devenu gay, ramasse le corps ramolli de son père – qui sortira du placard lui aussi – après un coït parental, se défait de ses ami.e.s, tombe éperdument amoureuse d’Adam, le quitte, revient, regrette – scène sublime montrée en pleurs grimaçants –, fait un bébé toute seule et l’élève avec l’aide de (l’insupportable) Marnie. Girls est une série brillante d’un réalisme nécessaire. Fait rare : entre chaque saison, les personnages évoluent, hors-écran donc, laissant ces ellipses au libre imaginaire du spectateur. Lena Dunham ne fait que dépeindre une galerie de personnages comme autant de possibilités d’errances. Marnie, vierge effarouchée, découvre une sexualité libérée avec l’aide d’un artiste qui lui fait l’amour par le verbe. Shoshanna, bourgeoise extatique, s’isole à Tokyo pour grandir. Jessa, collectionneuse de sexe, renonce à une vie sans attaches par l’amour, toujours aussi cru et charnel. Simone de Beauvoir écrivait : « On ne nait pas femme, on le devient. » Que devient-on exactement ? On ne nait ni maman, ni putain, on le devient, on s’en défait aussi parfois. Entre les deux, avant, après, plus loin, reste tout un monde à expérimenter, tout le temps. Le corps n’est qu’une enveloppe qui ploie et se déploie, ouverte à tous les vents. J’ai bientôt 30 ans, je crois que je ne sais pas grand-chose de ce que je suis. Ces vents-là, j’accepte qu’ils me défassent.
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focus
Les Blue Orchid – © Sofiane Boualia
Panic in Dijon © Opéra de Dijon
Opéra de bois Qui ne connaît pas le célèbre conte italien Pinocchio ? L’histoire du petit pantin de bois aux folles aventures a fait le tour du monde et se métamorphose aujourd’hui en un opéra enchanteur. Cette création est l’œuvre du dramaturge Joël Pommerat (Cendrillon, Le Petit Chaperon rouge) et du compositeur Philippe Boesmans. Les deux n’en sont pas à leur première collaboration puisqu’en 2015, le second avait mis en musique Au monde, la pièce du premier pour le Théâtre de la Monnaie à Bruxelles. Ici la réinvention du conte de Carlo Collodi ouvre en juillet le Festival international d’art lyrique d’Aix en Provence avant d’être présentée à l’Opéra de Dijon en octobre. 6 chanteurs d’envergure monteront sur scène pour interpréter des personnages hauts en couleur. On retrouvera bien évidemment le marchand d’âne, la fée et le directeur de la troupe, qui sera également le narrateur de l’histoire. Ce rôle majeur sera interpreté par le baryton Stéphane Degout dont le répertoire varié l’a fait jouer sur les plus grandes scènes : à la Scala de Milan, au Metropolitan Opera à New York ou au festival de Salzburg. Ce premier opéra de la saison 2017/2018, interprété par le prestigieux orchestre KlangForum Wien, oscillera entre réel et merveilleux. Par Wendy Noel
PINOCCHIO, opéra du 6 au 10 octobre à l’Opéra de Dijon www.opera-dijon.fr
La scène de la Péniche Cancale va vibrer aux sons des guitares et batteries des groupes Blue Orchid et Rocket Bucket à la mi-septembre. Ces jeunes artistes régionaux ont été invités par La Vapeur, qui soutient et accompagne la scène locale depuis plusieurs années. Ce n’est d’ailleurs pas la première fois qu’Alex (guitariste) et Mathis (batteur), membres de Blue Orchid, montent sur une scène dijonnaise. « La première fois qu’on est monté sur la scène de La Vapeur, c’était la toute première fois qu’on jouait devant autant de monde. C’était vraiment impressionnant ! Éprouvant même... » Les deux amis d’enfance, originaires de Clamecy dans la Nièvre, se sont sans doute remis de leurs émotions. Ils peuvent s’appuyer pour cela sur leurs solides influences, Ty Segall, Together Pangea ou encore les Bass Drum of Death parmi les modèles qui les guident. Après avoir gagné le tremplin musiques de R.U Dijon en mars dernier, ils ont en projet l’enregistrement de leur premier EP en studio cet été. « S’amuser, rencontrer des gens, s’éclater, c’est ce qui nous plaît dans la musique. » Et ils entendent bien continuer à faire des concerts aussi longtemps que possible. Avec des potes, c’est encore mieux. C’est le cas ici avec les Dijonnais de Rocket Bucket rencontrés au cours d’un autre concert. Du rock garage, du punk, des musiciens passionnés, que demander de plus ? Par Wendy Noel
BLUE ORCHID/ROCKET BUCKET, concert le 14 septembre à la Péniche Cancale, à Dijon www.lavapeur.com
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La Mission, pièce de Heiner Müller
Kakatoes for ever
Redécouvrir la ville
La Maison de l’université de Dijon © DMP Dijon François-Jay
On connaît surtout de Dijon sa chouette porte-bonheur et sa Tour Philippe le Bon, symboles de la richesse historique de la ville. Toutefois la cité des Ducs, outre ce patrimoine, abonde d’une vitalité architecturale que l’exposition Dijon archi/culture ! entend montrer. 14 projets urbains menés au cours de ces deux dernières décennies dans le domaine de la culture et du savoir sont mis en lumière au Musée de la vie bourguignonne. Parmi eux : la Maison de l’université, la médiathèque Champollion, la Vapeur et le Consortium. Cette ancienne usine métamorphosée en centre d’art contemporain est l’œuvre de l’architecte japonais Shigeru Ban, lauréat du Prix Pritzker en 2014. D’autres grands noms ont participé à la dynamisation de la ville en faisant se côtoyer ancien et contemporain. Cette caractéristique dijonnaise constitue l’axe directeur du parcours thématique qu’offre l’exposition. Les différents types d’interventions architecturales que sont l’édification, la réhabilitation, la conservation et l’expérimentation y sont interrogés et invitent le lecteur à observer l’extraordinaire mutation qu’a connue Dijon ces dernières années. Ludique et immersive, l’exposition propose des dispositifs inédits comme des time-lapse retraçant les chantiers, des modélisations 3D ou une table tactile. Une programmation culturelle entoure de plus cet événement avec des visites guidées des édifices mentionnés, ou des ateliers pour petits et grands sur le thème de la ville. Par Wendy Noel
EXPO DIJON, ARCHI/CULTURE ! 14 ÉDIFICES POUR UN PARCOURS CONTEMPORAIN, jusqu’au 6 novembre au Musée de la vie bourguignonne, à Dijon vie-bourguignonne.dijon.fr
Pour fêter les 70 ans de décentralisation théâtrale avec la création des CDN, le théâtre bisontin promet un beau début de saison. En octobre est donnée à voir une création des 2 scènes, La Cantatrice chauve dans une mise en scène de Jean Lagarce. Joué en 1991 à Besançon, ce sont à nouveau les acteurs de la compagnie Les solitaires intempestifs, qui interpréteront pour les abonnés du CDN la célèbre pièce de Ionesco. Viendra ensuite en novembre La Mission du dramaturge allemand Heiner Müller. Déjà présenté en Avignon en 1989 par le metteur en scène Matthias Langhoff, l’expérience est réitérée cette année avec pour acteurs de jeunes boliviens issus d’une école de théâtre de Santa Cruz. Trois missionnaires français sont envoyés en Jamaïque pour y organiser le soulèvement d’esclaves suite à la Révolution française mais leur mission est empêchée par l’arrivée au pouvoir de Napoléon. Révolution avortée, liberté bafouée ne sont d’ailleurs pas sans rappeler la situation bolivienne actuelle. Enfin en décembre est proposée une création originale La Passion de Félicité Barette. Cette adaptation des Trois contes de Flaubert est l’œuvre de Guillaume Delaveau, artiste associé au CDN cette saison. L’écrivain réaliste se retrouve au côté d’un de ses personnages, Félicité une servante illettrée. Les deux protagonistes sont habités par des apparitions mystiques et des rêveries littéraires brouillant les pistes sur leur identité même. Par Wendy Noel – Photo : Colin Dunlop
LA CANTATRICE CHAUVE (réservée aux abonnés du CDN), théâtre du 10 au 12 octobre LA MISSION, théâtre du 22 au 23 novembre LA PASSION DE FÉLICITÉ BARETTE théâtre du 5 au 9 décembre au Centre Dramatique National de Besançon www.cdn-besancon.fr 13
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Arcade Fire
Rêves d’or
L’artiste Renart
Détonner la friche Prenant place chaque année au cœur de la friche désaffectée de la Rhodiacéta, le festival Détonation continue de s’imposer comme le festival bisontin de la rentrée à ne pas rater. Chargés d’histoire et de singularité, les lieux qui accueillent Détonation œuvrent à l’identité du festival et ont permis de déployer des activités numériques pour le public : vidéo mapping, photos projetées sur les murs… La volonté des organisateurs ? Rassembler des genres musicaux divers et faire découvrir des artistes de la nouvelle scène. Cette année, on aura l’occasion de découvrir sur scène le jeune producteur Renart, représentant de la nouvelle scène techno française. Dans un univers bien à lui, il sculpte ses musiques en s’inspirant du Roman de Renart qui lui a valu son nom de scène et sa personnalité poétique. Ses sets sont intenses aux textures travaillées et teintées de notes trance amenant à un Voyage Chromatique : une histoire, à la fois hypnotique et psychédélique tout comme l’univers cosmique et rétro du dernier album Voyager de Vitalic, artiste dijonnais largement attendu, qui rythmera également l’une des trois soirées du festival. Détonation détonne et marque des points avec une programmation éclectique construite autour d’artistes d’horizons variés : Acid Arab, The Blaze, Amadou & Mariam et bien d’autres encore feront de ce week-end un événement à part entière. Par Léa Lemmel – Photo : Rebekka Deubner
FESTIVAL DÉTONATION, festival de musique du 28 au 30 septembre à la Friche, à Besançon www.larodia.com
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Comme tous les ans début juillet, la presqu’île du Malsaucy voit son calme et sa quiétude perturbés par l’arrivée de centaines de milliers de festivaliers à l’occasion des Eurockéennes. Le festival incontournable du Grand Est revient pour sa 29e édition et voit plus grand encore cette année. 4 jours de musique, 70 artistes, et pas des moindres : Arcade Fire, Iggy Pop, Justice, Beth Ditto, Nina Kraviz, etc. Tous les nommer serait trop long, mais on retiendra tout de même quelques coups de cœur, comme Kevin Morby, le chaleureux songwriter américain, ou Solange, la sœur de Beyoncé porteuse d’une soul envoûtante, qui enchantera tout en délicatesse et suavité le ciel belfortain. On attend aussi avec impatience de danser et de s’extasier sur les nouveaux titres du groupe français Phoenix. Les 4 garçons dont les apparitions scéniques sont rares viennent tout juste de sortir leur 6e album, Ti amo. Disque idéal pour l’été avec une tonalité très italienne. On attend avec impatience le dimanche pour découvrir leurs nouveaux sons en live. De la pop au reggae en passant par du hip-hop, de l’électro ou du métal, les Eurocks conservent cet éclectisme qui leur sied tant et qui ravive les foules. N’oublions pas non plus le camping – inévitable pour tout festivalier digne de ce nom – qui cet été déménage pour encore plus d’animations et de festivités. Par Wendy Noel – Photo : éric Kayne
LES EUROCKÉENNES, festival de musique du 6 au 9 juillet, presqu’île du Malsaucy www.eurokeennes.fr
legrand9.fr
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Pere Ubu
Nouvelle frontière
Retrouvailles au théâtre Au cœur de la forêt vosgienne, se cache un drôle de navire en bois. Pourtant, ni matelot ni capitaine à l’horizon, mais plutôt un joyeux méli-mélo de comédiens, musiciens et techniciens. Ce navire c’est le Théâtre du Peuple à Bussang, qui tous les étés depuis sa création en 1895, s’anime et propose des pièces originales. Au programme des Estivales 2017, un vaudeville de Feydeau en après-midi, une réécriture de Britannicus par l'auteur québécois Steve Gagnon en soirée et des pièces courtes pour égayer petits et grands le reste de la journée. Cette édition se veut aussi musicale avec l’interprétation des plus grands morceaux d’Offenbach mais aussi d’airs africains. Une hétérogénéité qui fait la renommée du théâtre et qui s’observe à travers l’alchimie entre professionnels et amateurs ! Le directeur artistique, Vincent Goethals, dont c’est la dernière année de mandat, a souhaité que cette édition soit surtout synonyme de retrouvailles. Se produiront de nouveau sur la scène vosgienne des comédiens des saisons précédentes et sera proposé en ouverture le concert Et si nos pas nous portent, spectacle-phare de la saison 2013. Le temps d’un week-end, les auteurs qui ont écrit pour le théâtre ces dernières années, se réuniront pour partager une fois de plus leur univers. On retrouvera entre autres Sedef Ecer, Marie-Claire Utz ou Laurent Gaudé pour le plus grand plaisir des spectateurs habitués. Encore un été riche en rires, en émotions et en découvertes théâtrales ! Par Wendy Noël
LA DAME DE CHEZ MAXIM… OU PRESQUE !, du 14 juillet au 26 août EN DESSOUS DE VOS CORPS, JE TROUVERAI CE QUI EST IMMENSE ET QUI NE S’ARRÊTE PAS, du 26 juillet au 26 août au Théâtre du Peuple, à Bussang www.theatredupeuple.com
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Qu’on se le dise : le festival Météo – anciennement Jazz à Mulhouse – reste l’un des plus beaux rendez-vous pour tous les amateurs d’un jazz qui frictionne les oreilles, qui sature et qui dérange. Bref, qui ouvre. À signaler cette année la présence exceptionnelle du guitariste Marc Ribot, guitariste et compositeur américain rencontré aux côtés de Tom Waits, John Zorn, Elvis Costello et Alain Bashung pour un set de son trio Ceramic Dog, dans le cadre d’une programmation en partie consacrée aux guitar heroes. Présence également des mythiques Pere Ubu du remuant David Thomas, ce groupe qui au mitan des années 70 a inventé le punk – rien que cela ! – à Cleveland, en pionnier d’un genre qu’il ne cessera de faire évoluer vers des musiques nouvelles. Présence enfin des saxophonistes Evan Parker et Peter Brötzmann avec des approches bien différentes de leur instrument mais qui disent l’infini des possibilités qui s’offrent à eux et par conséquent au public. Derrière ces experts, c’est bien plus qu’une scène qui se révèle d’année en année : c’est une attitude frondeuse, qui vise à repousser les limites de la frontière. C’est surtout la volonté d’en découdre avec la vie, tragiquement et de manière sublime, en suivant d’autres voies. Vers d’autres aventures que celles qu’on cherche à nous imposer sans cesse. Un festival salutaire, à bien des égards. Par Emmanuel Abela
MÉTÉO, festival du 03 au 26 août, à Mulhouse (et du 3 au 19 août à la campagne) www.festival-meteo.fr
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Pixies
Where’s my mind?
Sex Beat Avec Cochrane, dès les premières mesures, on sait clairement où l’on se situe : dans cet âge d’or du début des années 80 qui revisitait le meilleur du blues, avec cette candeur psychédélique qui rendait les groupes si attachants en leur temps. Rien de surprenant au fait que Thierry Cladé, ancien membre de Pavillon 26 – un groupe culte à Mulhouse – se revendique de Ian McCullough, le leader charismatique d’Echo & The Bunnymen. Il y a quelque chose de Jeffrey Lee Pierce ou de Certain General dans sa manière de porter avec vigueur ses compositions ou, bien sûr, de Nick Cave via Johnny Cash. Serait-ce cela la blue wave, ce mélange qui associe une belle architecture rythmique et la fragilité d’une guitare qui tourbillonne ? Il y a des chances… Chez The Hook, le psychédélisme a également rendez-vous avec le blues, mais dans une version 60’s proto-heavy que ne renieraient ni les Pretty Things ni les Yardbirds. Hard on ! Les guys aiment ça, et ça se sent ! Plus de distance en revanche pour Féroces, un trio bisontin, qui se fait son petit nom dans le milieu du post-rock, notamment quand il tourne avec les maîtres du genre : Tortoise. À la différence de leurs devanciers, on trouve chez eux une touche new wave et pop qui se manifeste par l’absence de chanteur et l’utilisation de samples d’acteurs figurant dans les extraits de films français cultes des années 60 et 80. Mis en boucle, ces voix sèment immanquablement le trouble pour le plus grand plaisir du public. Au final, trois instants musicaux en plein air au Bel Air labellisés Médiapop Records, la maison de disque qui fait les beaux jours du rock d’ici. Par Emmanuel Abela – Visuel : Cochrane par Anne-Sophie Tschiegg
La Foire aux Vins de Colmar fête ses 70 ans cette année. Quel parcours pour cette manifestation née en 1948 du besoin de relancer la production du vin en Alsace après les dégâts causés par la guerre – les plus anciens se souviennent des âpres combats dans la « poche » de Colmar ! L’histoire a pris une autre tournure quand Johnny Starck a repensé l’ensemble du projet de festival dès son arrivée en 1957. Il programme les artistes qu’il défend en tant qu’impresario, grosso modo toute la variété française de la fin des années 50 et du début des années 60, ouvrant la porte à toute la vague yé-yé qui fait ses armes sur les scènes de France, avec un passage obligé par Colmar. Depuis, le festival s’est internationalisé, mais la recette n’a pas fondamentalement changé : les jeunes pousses comme les têtes d’affiche sont chouchoutées dans le cadre d’un festival qui fidélise aussi bien les artistes que son public. Ces dernières années, la Nuit Blanche – ouvertement orientée club – et la hard-rock session confirment la volonté non seulement de diversifier les publics mais de construire des plateaux en parfaite cohérence. Cette édition anniversaire avancée de quelques semaines à la fin juillet réserve forcément son lot de surprises. Du côté de Novo, on se réjouit de revoir les Pixies sur scène, mais aussi Placebo. On a beau jouer parfois les grincheux, ces deux groupes, pionniers chacun dans leur genre respectivement à la fin des années 80 et au début des années 90, nous confrontent à une forme musicale pure : le rock électrique dans ce qu’il présente de plus ambigu et naturellement de plus subversif. Par Emmanuel Abela
MÉDIAPOP RECORDS AU BEL AIR, concerts avec Féroces le 22 juillet, The Hook le 25 juillet, Cochrane le 27 juillet, dans le cadre du festival Plein Air au Bel Air, à Mulhouse du 21 au 29 juillet www.cinebelair.org www.mediapop-records.fr
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LA FOIRE AUX VINS DE COLMAR, festival du 27 juillet au 6 août au Parc des Expositions, à Colmar www.foire-colmar.com
MÉTÉO MULHOUSE MUSIC FESTIVAL
JAZZ & AVENTURES SONORES
22-26.08.2017 WWW.FESTIVAL-METEO.FR
BILL ORCUTT / MATTHEW SHIPP / THE NECKS / OREN AMBARCHI / LAURA CANNELL / MUSICA ELETTRONICA VIVA / HAMID DRAKE / PERE UBU / YANN GOURDON / JASON KAHN / NORBERT MÖSLANG / MARC RIBOT / SABU TOYOZUMI / MAGDA MAYAS / ONCEIM / EVAN PARKER / TOSHINORI KONDO / GURO SKUMSNES MOE / PETER BRÖTZMANN / L’OCELLE MARE / METTE RASMUSSEN / KRISTOFF K.ROLL / HILD SOFIE TAFJORD / CHRIS CORSANO / JULIEN DESPREZ / ISABELLE DUTHOIT / AYMERIC AVICE / JOHN TILBURY / HARRISON BANKHEAD / INGEBRIGT HÅKER FLATEN / MADS FORSBY / ÈVE RISSER / FRANZ HAUTZINGER / SYLVAIN DARRIFOURCQ / VALENTIN CECCALDI / EDWARD PERRAUD / BENJAMIN DOUSTEYSSIER / WILL GUTHRIE / BENJAMIN DUBOC / & BEAUCOUP D’AUTRES…
FESTIVAL MÉTÉO BP 1335/ F-68056 MULHOUSE CEDEX +33 (0)3 89 45 36 67
INFO@FESTIVAL-METEO.FR WWW.FESTIVAL-METEO.FR
ILLUSTRATION © THOMAS DANTHONY / GRAPHISME © OK KYUNG YOON
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Château et hobbits
Le Festival Natala, c’est un mélange gouteux de musique, d’apéro et de cinéma : un cocktail merveilleux. Teinté de découvertes ou de redécouverte sonores et visuelles, la programmation promet de belles surprise avec un nom qui ressort : François Virot revient après huit longues années d'absence avec Marginal Spots d'une grâce toujours aussi fragile. Ce vétéran lyonnais en matière de pop lo-fi l’a enregistré dans son « petit local de 12 m2 pas très confort » de Villeurbanne. Un disque totalement home-made aux imperfections assumées qui nous fait voyager à travers l’univers musical des années 70. Dans une atmosphère déroutante et pourtant si entraînante, la batterie prend le dessus et sa voix s’accorde parfaitement aux notes très pures de ses morceaux. Dès l’introduction avec Médicine on se sent sortir à moitié de la route mais les rythmiques bien accrochées nous ancrent à la frontière entre goudron et terre. Chacun des morceaux trouve sa ligne directrice et surprend parfois comme Tour de Force qui empreinte des détours reggae. Un bricolage incroyable en rapport avec l’esprit d’un festival foutraque, enthousiaste et plein de promesses. À l’image de son temps.
Les fans du Seigneur des anneaux seront comblés cet été puisqu’ils auront la chance de voir à Strasbourg la porte de la Moria, l’anneau unique ou encore le gant de Sauron. C’est à l’occasion des 10 ans du rattachement du Haut-Kœnigsbourg au département du Bas-Rhin qu’a lieu cette singulière exposition. Mais quel est le lien, à première vue improbable, entre la célèbre trilogie de fantasy et le château alsacien ? Ce lien c’est John Howe, le directeur artistique des films. Cet ancien étudiant de l’école des Arts décoratifs de Strasbourg s’est fortement inspiré de la forteresse et de son mobilier pour élaborer décors et costumes. Sera ainsi exposé un fauteuil du XVIIIe siècle dont la copie quasi exacte apparaît dans la maison de Bilbon le Hobbit. On retrouvera également des éléments d’armures des XVe et XVIIe siècles qui font directement écho à l’univers guerrier des films. Cette manière originale d’aborder le Haut-Kœnigsbourg s’agrémentera de panneaux explicatifs sur l’histoire de la citadelle mais aussi de photos de l’artiste strasbourgeois, Kenevra. Ce dernier s’est fait connaître avec la « Toy photography », qui consiste à mettre en scène des figurines – ici de l’univers geek – dans des lieux réels. Des séances spéciales sont également programmées au cinéma Star Saint Exupéry pour voir ou revoir les trois films. Décidément un été plein de fantasy !
Par Léa Lemmel
Par Wendy Noel – Photo : Jonathan Sarago
Festival Natala, du 13 au 16 juillet au Parc du Natala, à Colmar www.hiero.fr
Du Haut-Kœnigsbourg à la Terre du Milieu, exposition jusqu'au 22 juillet à l’Hôtel du département, à Strasbourg www.bas-rhin.fr
François Virot – © Juliette Henrioud
L’esprit du temps
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© Brno Del Zou
Envies de rentrée
Avishai Cohen
J-a-z-z Chaque année, on se fait la réflexion que décidément Au Grès du Jazz inscrit à sa programmation le fleuron du jazz contemporain. Au point qu’il nous faut l’admettre : alors qu’il fête cette année ses 15 ans, le petit festival de cette commune des Vosges du Nord a rejoint les plus grands. Avec la présence cette année de Avishai Cohen qui nous livre le contenu de son nouvel album Jazz Free, Biréli Lagrène – en régional de cette étape devenue incontournable – avec son acoustic quartet mais aussi en trio avec Jean-Luc Ponty et Kyle Eastwood, Nils Peter Molvaer, le Jan Garbarek Group avec Trilok Gurtu, on atteint des sommets ! Mention spéciale à la présence d’Archie Shepp en duo avec Joachim Kühn, ou la rencontre de l’âme de l’Afrique, telle que nous la transmet le saxophoniste américain en pleine conscience de son héritage, et des sonorités free, urbaines et européennes, du pianiste allemand. Un saut au-delà des frontières mais aussi en dehors du temps dans le cadre d’une rencontre qui rend hommage au jazz éternel. Par Emmanuel Abela
AU GRÈS DU JAZZ, festival du 5 au 15 août à la Petite Pierre www.festival-augresdujazz.com
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Le début de saison 2017-18 du Théâtre de la Manufacture nous invite dès la fin du mois de septembre à un anniversaire : celui des 70 ans de la décentralisation théâtrale et de l’apparition des Centres Dramatiques Nationaux. On pourra y découvrir les métiers du théâtre, visiter les coulisses et s’initier à la pratique théâtrale ou recevoir une « Vraie fausse leçon de dramaturgie » avec la metteuse en scène Sara Llorca, qui créera au mois de décembre Les Baccanthes. On assistera également à une répétition publique du Menteur de Julia Vidit, également artiste associée à la Manufacture la saison prochaine. La pièce de Corneille constituera d’ailleurs l’un des premiers spectacles de la saison à venir. Julia Vidit y poursuit la déclinaison d’un discours autour de la vérité et de la dissimulation : dialoguant entre 1664 et 2017, Le Menteur conte l’arrivée à Paris de Dorante, qui usera de son charme et de ses mensonges pour parvenir à ses fins. Une mise en scène de la puissance du langage, et d’un choix : celui de l’utiliser comme une arme. Le second grand rendez-vous de la saison sera Eva Peron et l’homosexuel, sur un texte de Copi par Marcial di Fonzo Bo. Depuis son exil en France dans les années 70, Copi écrivit sur Eva Peron une farce tragique, violente, hors-norme et en même temps totalement ancrée dans la réalité. Les symboles du pouvoir politique et sexuel, les figures de la diva et du despote sont dynamités et recomposés par l’audace et le talent de l’enfant terrible du théâtre argentin. Par Emmanuel Abela
70 ans de la décentralisation théâtrale, le 23 septembre ; Le Menteur, création de Julia Vidit, du 3 au 8 octobre ; Eva Peron et l’homosexuel, du 7 au 9 novembre. Au Théâtre de la Manufacture à Nancy. www.theatre-manufacture.fr
Manish Nai
Manish Nai, Untitled, 2016 – Indigo jute, wood, 228.6 × 10 cm
10 juin — 08 octobre 2017
La Terre la plus contraire Les artistes femmes du prix Marcel Duchamp
2, rue du Ballon — 68300 Saint-Louis (Fr)
www.fondationfernet-branca.org
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Fase, Four Movements to the Music of Steve Reich © Herman Sorgeloos
Danser en rond JonOneRock, On My Hand and Knees, 2016 © Silvio Magaglio
Dancing in the street Souvent perçu comme un art contestataire et provocateur, l’art urbain s’est démocratisé au cours du XXe siècle grâce à des artistes comme Banksy, pour devenir ensuite, l’un des mouvements picturaux les plus importants de son époque. Son succès tient dans la capacité des artistes à rester anonymes en se choisissant pour la plupart des pseudonymes. Progressivement, l’art urbain se fait reconnaître comme une forme d’art contemporain à part entière et de nombreuses expositions autour de ce mode d’expression artistique naissent dans les villes du monde entier. Art éphémère ou art évolutif, le street art englobe diverses techniques telles que le graffiti à la bombe aérosol, le pochoir, l’affichage sauvage ou encore les performances de rues. À travers les œuvres d’artistes émergents d’Europe ou d’Amérique, l’exposition The New face of graffiti constitue une rétrospective de ce mouvement artistique. Le parcours de l’exposition retrace toutes les formes esthétiques qui bouleversent le street art depuis son avènement dans les années 1970. L’artiste français Silvio Magaglio lève le voile, à travers ses photographies à l’argentique en noir et blanc, sur toute une génération d’artistes issus du graffiti. Vingt années de photo qui offrent un plongeon dans le travail d’artistes reconnus dans le milieu ou vivants encore dans l’anonymat. Du noir et blanc, l’on passe à l’univers graphique et coloré d’artistes tel que Koolfunc’88 (Fr) ou Sawe (Es). Toujours dans un monde en couleur, l’artiste allemand Golden Green arbore un style particulier dans un langage qui lui est propre : un univers rétro-futuriste peuplé de personnages surréalistes. Par Léa Lemmel
The new face of graffiti, exposition jusqu’au 17 septembre à l’Arsenal - Cité musicale, à Metz arsenal-metz.fr
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Dans le cadre du Red Bridge Project, 3 institutions culturelles du Luxembourg ont décidé de travailler main dans la main. Le Mudam, la Philarmonie et le Grand Théâtre entendent faire tomber les barrières habituelles entre les différentes pratiques artistiques afin de bâtir des ponts entre elles. Le choix de la figure centrale du projet s’est naturellement arrêté sur la célèbre chorégraphe et danseuse bruxelloise Anna Teresa De Keersmaeker. Connue pour son exploration des relations entre danse et musique, elle ne cesse de mettre en pratique cette fusion de plusieurs arts. Son avant-gardisme et ses chorégraphies quasi-géométriques font d’elle un monstre de la danse contemporaine. Pour le Red Bridge Project, elle monte sur la scène du Grand Hall du Mudam pour réinterpréter sa toute première création : Four Movements to the Music of Steve Reich. Créée en 1982, cette chorégraphie s’appuie sur la musique du compositeur américain Steve Reich, pionnier de la musique minimaliste. Une danse épurée, voire austère avec un cycle répétitif de mouvements simples sera donnée à voir avec le deuxième mouvement, le Violin Phase. La danseuse – qui a écrit dans la forme du rondo – transpose littéralement la musique en évoluant en cercle. En 2011, Anna Teresa De Keersmaeker avait interprété cette danse sur du sable au MoMA à New York, traçant progressivement un grand motif circulaire. Danse et musique se subliment alors ! Par Wendy Noel
DE KEERSMAEKER - « VIOLIN PHASE », danse le 17 septembre au Mudam, à Luxembourg www.philharmonie.lu
Direction Michel DiDyM
et l’Abbaye des Prémontrés présentent
la mousson d’été écrire le théâtre d’aujourd’hui
au programme de cette 23 édition e
lectures, spectacles, conférences, débats, spectacle de rue, Université d’été européenne
les spectacles : NON C’EST PAS ÇA (Cie Le Grand Cerf Bleu) WALKING THÉRAPIE (dir. Fabrice Murgia) en partenariat avec le projet de coopération Fabulamundi. Playwriting Europe «Crossing generations» soutenu par le programme culture 2014-2020 de l’Union Européenne / avec le soutien du CnT, de la SACD et de l’ONDA
Programme complet le 15 juin sur www.meec.org
• conception graphique Julien Cochin
avec les auteurs : REBEKKA KRICHELDORF (Allemagne) LOLA MOLINA (France) PAULINE PEYRADE (France) ROLAND SCHIMMELPFENNIG (Allemagne) RASMUS LINDBERG (Suède) PHILIPPE MINYANA (France) CHRISTOPHE PELLET (France) LISA NUR SULTAN (Italie) MARÍA VELASCO (Espagne) LOLA BLASCO (Espagne) IVAN VIRIPAEV (Russie)
3 > 8 OCT
16 > 20 OCT
24 > 25 OCT
7 > 9 NOV
13 > 23 NOV
30 NOV
5 > 9 déC
12 > 14 déC
rIChArd III / LoYAuLtÉ me LIe
18 > 21 déC
Les bACChAntes
15 > 20 jaN
Les eAux et Forêts
Création
Corneille / Julia Vidit
nAnCY JAzz PuLsAtIons Le sYndrome de CAssAndre Yann Frisch (festival michtô)
evA Peron & L’homosexueL Copi / Marcial Di Fonzo Bo
neue stÜCke #6
Stolpersteine Staatstheater / Gypsies, Roma in Europa / Das Ende von Eddy
bAL LIttÉrAIre de LA sAInt-nICoLAs CLouÉe Au soL George Brant / Gilles David de la Comédie-Française Shakespeare / Jean Lambert-wild Euripide / Sara Llorca
Création
Marguerite Duras / Michel Didym
30 jaN > 2 féV
sPIrIt
6 > 9 féV
dîner en vILLe
13 > 14 féV
Le ChAnt du CYgne
20 > 23 féV
un moIs à LA CAmPAgne
13 > 16 mars
nÉnesse
19 > 21 mars
19 > 20 mars
LA mousson d'hIver Ces FILLes-Là
12 > 20 aVril
15 > 17 mai
dAns LA PeAu de L’ours
24 > 25 mai
CeLuI quI tombe
29 mai > 1er juiN
us !
vo Abonnez-
Nathalie Fillion
Christine Angot / Richard Brunel Anton Tchekhov / Robert Bouvier
Ivan Tourgueniev / Alain Françon
Aziz Chouaki / Jean-Louis Martinelli
Evan Placey / Anne Courel
6
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Création
Odile Massé / Françoise Klein (musique action) Yoann Bourgeois (cirque - danse)
burnout
Création
Alexandra Badea / Marie Denys
03 83 37 42 42 - www.theatre-manufacture.fr
Graph. & illus. Daniel Mestanza
du 24 au 30 août 2017
université d’été européenne rencontres théâtrales internationales à l’Abbaye des Prémontrés Pont-à-Mousson – Lorraine 03 83 81 20 22 – www.meec.org
Le menteur
InSitu
Wolfgang Tillmans, Silver 124, 2013
Wolfgang Tillmans En vingt ans, ses photographies sont devenues iconiques. Wolfgang Tillmans est parvenu à se construire une réputation d’artiste éclectique. Sa complexité artistique et sa capacité à capter l’instant présent, l’énergie de personnes, d’objets ou de situations, constituent sa marque de fabrique. Inventeur d’un nouveau langage iconographique, il arpente les frontières de la photographie : du sublime de la nature au vaste monde urbain, il s’attaque parfois à une vision abstraite des choses. Avec 200 travaux photographiques de l’artiste réalisés entre 1989 et 2017, l’exposition révèle la complexité d’un art à la fois irrésistible et effrayant. (L.L.) Jusqu’au 1er octobre à la Fondation Beyeler, à Riehen (Bâle) www.fondationbeyeler.ch
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e a u, Jarbas Lopes On le connaît pour ses projets communautaires, Jarbas Lopes s’appuie sur des démarches collaboratives et s’approprie les matériaux du quotidien des populations locales de son pays, pour se tester. Et de tester en retour, en insistant sur la multiplicité des singularités, notre souplesse, notre élasticité. Voire notre fluidité. (L.L.) Jusqu’au 17 septembre au Crac Alsace, à Altkirch www.cracalsace.com
Jarbas Lopes, Shock Painting, 2011.
Talents Contemporains 5e édition « Votre approche de l’eau », le thème du concours était vaste, presque infini, mais entre voyage, mutation d’un territoire ou migration, il a inspiré les sept lauréats sélectionnés dans le cadre d’un concours qui, chaque année, explore toute la variété de la création contemporaine mondiale. (L.L) Exposition jusqu’au 10 septembre à la Fondation François Schneider, à Wattwiller www.fondationfrancoisschneider.org
Zhang Kechun, Galerie Paris-Beijing
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Speedy Graphito Big Buzz Show Certains regards amusés l’ont bien noté : quand, après son investiture, Anne Hidalgo accueille à l’Hôtel de Ville de Paris le nouveau président de la République, que découvre-t-on au fond de son bureau ? Une immense toile de Speedy Graphito ! On pensait avoir perdu de vue cet artiste phare des années 80, mais il n’a jamais cessé de décliner les figures de la pop culture. À Colmar, avec des toiles monumentales, des installations et des objets, il immerge le spectateur au cœur de son univers : saturé et foisonnant. Inquiétant parfois, parce que plongé au tréfonds de notre inconscient, mais toujours plein d’une incroyable vitalité colorée. (E.A.) Du 8 juillet au 8 octobre à l’Espace d’Art Contemporain André Malraux, à Colmar www.colmar.fr
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Rodtchenko Collection Pouchkine On le sait, Alexandre Rodtchenko est particulièrement attaché à la notion même de structure que ce soit dans ses prises de vues – à l’aide des lignes de fuite –, des bâtiments et de l’espace urbain qui l’entourent, mais aussi dans ses peintures, composées de formes géométriques. On doit à ce touche-à-tout, figure emblématique de l’avant-garde russe, précurseur de génie et artiste complet, photographe, peintre, plasticien et designer, les premiers photomontages modernes, et cela dès le début des années 20. Nous venant tout droit du musée des Beaux-Arts de Moscou, la collection Pouchkine met en valeur, au travers d’une centaine de travaux la variété d’une œuvre rayonnante. (M.K.) Du 8 juillet au 2 octobre au Musée Unterlinden, à Colmar www.musee-unterlinden.com
Alexandre Rodtchenko, Projet de service à thé / Skizze eines Teeservices, 1922 Musée d’État des Beaux-Arts Pouchkine, Moscou. © Adagp, Paris 2017
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InSitu
A World Not Ours Nous serions-nous habitués à ces images de migrants qui débarquent – dans le meilleur cas ! – sur les plages d’Europe ? Nous serions-nous ainsi résignés ? Ça serait bien la pire des choses. Cette exposition collective nous conduit justement à poser un regard différent sur un drame absolu. Des artistes, photographes, cinéastes et militants, qui pour beaucoup sont originaires de régions directement confrontées au danger, à la guerre et à l’exode, s’attachent au périple des réfugiés et insistent sur deux temps : l’avant et l’après. En élargissant le cadre de ces images qu’on reçoit au quotidien, ils nous imposent de nous interroger de manière plus complète sur ce qui constitue le signe manifeste d’une faillite globale. (L.L.)
Aslan Gaisumov, Volga, 2015
Jusqu’au 27 août à la Kunsthalle, à Mulhouse www.kunsthallemulhouse.com
Promenade sage, 2015
Rien n’a jamais cessé de commencer En partenariat avec la Haute école des arts du Rhin et le LaM, musée d’art moderne de Lille, les musées de Strasbourg rendent hommage à Pierre Mercier, plasticien et enseignant. Au cœur de ce projet pluridisciplinaire et multi-sites : la question de la transmission et du flux comme moteur et témoin de l’humain. Le MAMCS expose photographies, vidéos, installations ou dessins produits entre les années 1980 et 2015, l’année de son décès, et donne à voir une œuvre qui laisse une large place au bricolage et au grotesque, nourrie de philosophie, de poésie et d’histoire de l’art. (S.D.) Jusqu’au 30 juillet au MAMCS, à Strasbourg www.musees.strasbourg.eu
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Collection desseins La collection desseins laisse libre cours aux artistes : photographes, plasticiens ou illustrateurs en publiant leurs carnets. Une adresse au corps, à la nudité, à la sensualité.
MILO Songbook
ASSEZ FLIRTÉ, BAISSER CULOTTE !
Nicolas Comment
Anne-Sophie Tschiegg
chicmedias éditions Collection desseins
Chic Médias éditions Collection desseins
28€
➀
20€
➁
Assez flirté, baisser culotte Anne-Sophie Tschiegg
L’Être Prioritaire Hakim Mouhous Hélène Schwaller
33€
➂
Milo Songbook
NO
Nicolas Comment
UV
EA UT
É
33€
33€
➃
La Nuit Jérôme Mallien
➄
Lot et ses filles Peter Knapp Emmanuel Abela
En vente à la Vitrine, sur www.shop.zut-magazine.com et en librairie
La Vitrine - 14, rue Sainte-Hélène - 67000 Strasbourg - 03 67 08 20 87
Une balade d'art contemporain Ă mulhouse017 Par Sandrine Wymann et Bearboz
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Ran Blake 13.05
Jazzdor
Strasbourg
Par Guillaume Malvoisin Photos : Pascal Bastien
D’où vient ce petit emblème qu’on trouve sur la plupart des pochettes de vos disques, sur votre site web ou certaines affiches de vos concerts ? Cela date de l’époque où je trimbalais partout le même sac de voyage. Il était noir. Je traversais régulièrement l’Atlantique pour venir jouer en Europe dans des festivals comme à Paris, Angoulême, Antibes. Qu’est-il devenu aujourd’hui ? Un petit sac bordeaux. L’autre est à la retraite maintenant et moi, je continue à jouer et à enseigner le « Troisième Courant » au conservatoire de New England à Boston. Un de vos albums qui me touchent le plus est justement Third Stream Recompositions. On y trouve des titres très aériens comme Volare ou Lush Life. C’est sur quel label ? Owl. En 1977. Oh oui ! Enregistré à Paris par Jean-Jacques Pussiau. Vous le connaissez ? C’est un homme merveilleux. Comme Jean-Philippe Allard qui a produit Abbey Lincoln ou Charlie Haden en France. Ou encore Philippe Carles. Vous connaissez Philippe Carles ? Je connais surtout son livre terrible, Free Jazz Black Power. Livre parfait ! J’ai rencontré Philippe en 1963 sur une des dates de la tournée qui a suivi The Newest Sound Around enregistré avec Jeanne Lee, l’année d’avant. Vous racontez souvent que c’est un film, The Spiral Staircase (Siodmak, 1946), qui vous a mené à pratiquer la musique. Je l’ai vu près de 18 fois en 20 jours. J’avais 12 ans. J’ai vu ce film et j’ai entendu de la musique. Spiral n’est pas un chef-d’œuvre comme peut l’être Vertigo mais je suis devenu addict aux images de film grâce à lui. Je peux citer de mémoire certains dialogues de Jacques Prévert ou certains plans de Que la bête meure ou de Merci pour le chocolat. Ou de ce film autour de l’Afrique fait par Claire Denis. C’est avec Isabelle Huppert…
…White Material. Isabelle Huppert… Quelle comédienne. Et puis Stéphane Audran, Jean Yanne. Jeanne Moreau… Donc Miles Davis. Quelle est la toute première chanson dont vous pouvez vous souvenir ? Silent Night et le gospel de Sometimes I Feel Like A Motherless Child. C’était la version de Mahalia Jackson. Ensuite viennent Good Morning, Heartache par Billie Holiday ou ce morceau d’Édith Piaf qui commence avec un truc un peu martial : pa pa pa pa-papa… Ou un morceau de Monk. Toutes ces figures populaires influencent-elles réellement votre musique, ce Third Stream, mélange de musique savante et de musique populaire ? C’est à vous de le dire, c’est un truc pour un œil critique. Peut-être sont-elles toutes en moi pour nourrir la musique que je dois jouer. Quel est votre rapport au jazz ? Je ne suis pas certain de jouer “jazz”. J’aime écouter John Lee Hooker, Robert Johnson, Mahalia Jackson mais aussi les théories musicales de Gunther Schuller et la première période d’orchestre de Stan Kenton avant qu’il ne fasse des choses épouvantables. J’ai dû entendre mes premières notes de jazz à 15 ans mais je préférais aller écouter la musique de la Black Church Of Gospel. Puis j’ai découvert les orchestres de Bill Russo et de Duke. Puis enfin la voix de Chris Connor. Peu de gens la connaissent en France, c’est pour moi la plus grande des voix de chanteuses blanches. Vous mentionnez étonnamment Al Green comme un de vos inspirateurs. Auriez-vous aimé enregistrer avec lui ? Oh, j’aurais adoré ! Pouvez-vous arranger cela ? Si vous le faites, je jure de prendre illico une business class et d’être en France sur-le-champ ! Pourquoi vous émeut-il autant ? Il me donne de la joie et m’entraîne loin des films noirs. Ce soir, je vais jouer Memphis, je vais tenter de la faire avec le swing d’Al Green.
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— Ma musique tient du film noir et du gospel mais elle a aussi une charge politique. —
La musique classique occidentale a joué également un grand rôle dans votre formation. Oui, surtout la Suite scythe de Prokofiev. Puis Debussy, Bartók. Qu’est-ce qui vous lie à ces compositeurs ? Le storyboarding.
Encore le cinéma ?! En écoutant le premier mouvement de la Musique pour cordes, percussions et célesta de Béla Bartók, j’ai des visions, des rêves éveillés. Je crois que c’est ce que devait ressentir le public qui écoutait les œuvres de Stravinsky comme Petrouchka. Mais d’autres me font cela : Honegger ou Dutilleux avec qui j’ai déjeuné une fois à Paris, homme délicieux. Je comprends désormais de mieux en mieux la Danse de la fureur tirée du Quatuor pour la fin du temps de Messiaen. C’est une chose magnifique écrite dans les camps de prisonniers tenus par les bad Germans. Oh, je ne devrais pas dire cela ici…
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Je crois que tout le monde est ok avec cela ici… On entend parfois aussi Iannis Xenakis dans votre musique. Je ne connais pas très bien sa musique. Je l’ai rencontré lors d’un concert que je donnais à Paris en 1967. J’ai été très impressionné par ses cicatrices, héritées de son expérience communiste grecque. Ma musique tient du film noir et du gospel mais elle a aussi une charge politique. C’est peut-être ce qui l’a intéressé. Comme votre composition Blue Potato ? C’est au sujet de sales flics plutôt portés sur l’agression des jeunes hommes noirs. On les appelait Honk comme le bruit que font les porcs bleus en mangeant leurs patates. C’est assez peu sympathique comme surnom… Bref, maintenant, je préfère me remémorer les images de Jeanne Moreau ou d’Isabelle Huppert. De Stéphane Audran. Oh, Stéphane Audran. Stéphane Audran, justement. Vous citez régulièrement Le Boucher de Claude Chabrol comme une de vos influences majeures. C’est un film tellement incroyable ! Il joue sans cesse avec votre sensibilité ! J’ai passé un des jours les plus chanceux de ma vie à Trémolat, sur les falaises d’où le sang rouge s’écoule sur le sandwich de la petite fille dans le film.
Après avoir vu un film qui vous marque, que faitesvous de la bande originale ? Quand un film me transporte, je rentre immédiatement à la maison pour jouer du piano. Quand j’aime la musique d’un film comme celle de Leith Stevens pour L’Équipée sauvage ou celle d’Alex North pour Un Tramway nommé Désir, je me procure le disque pour la réécouter en boucle. Sinon, je l’oublie très vite. Avez-vous déjà tenté d’oublier la musique de Bernard Herrmann pour Vertigo ? Impossible, c’est un tel génie. Je ne peux que moduler autour de la scène du cauchemar, celle du Portrait Of Carlotta Valdès ou du générique. Ce qu’il a écrit pour Sisters de Brian De Palma est époustouflant, peut-être sa meilleure partition avec Taxi Driver, sa dernière malheureusement. Revenons à vous. En écoutant votre jeu, on suppose l’influence du montage cinématographique. Gunther Schuller m’a dit cela une fois quand il m’apprenait à bien jouer Debussy. Pourquoi jouez-vous avec autant de petits motifs et d’espaces dans vos morceaux ? Je ne sais pas. Peut-être mes doigts sont-ils fatigués parfois ? L’espace est une chose primordiale en musique. En cinéma aussi, d’ailleurs, Chabrol en met beaucoup dans Le Boucher. On pourrait croire parfois que vous étudiez in situ ce que vous venez de jouer. Peut-être est-ce dû à la force des images qui m’arrivent à l’esprit quand je joue. Qu’est-ce qui vous touche si intimement dans le film noir ? Vous pourriez faire un très bon psychiatre… Tout vient du mystère. Dans Spiral, il y a cet œil qui regarde du fond de sa cachette la jeune fille qui monte l’escalier. Comme pour sonder l’humain. Je n’aime pas les films aux énigmes trop prévisibles. Le film noir met en jeu le mystère des hommes, leurs imperfections et j’aime ça. C’est avec cela aussi que je joue quand je fais de la musique. Votre musique joue-t-elle elle-même de ses imperfections ? C’est encore une histoire de vision et de ce qu’il y a en moi. Je suis assis innocemment, je joue et me laisse porter par la musique et soudain apparaît Morgan Freeman, Kim Novak ou Barbara Monk. Peut-être cela a-t-il davantage à voir avec l’imprévu qu’avec l’imperfection. Je n’ai pas besoin de me forcer, cela arrive naturellement. Ma mémoire trimballe tellement de choses avec elle. Constamment. Parfois je n’arrive pas à éteindre l’électricité et les visions. Par exemple, récemment, Shostakovich s’est invité au cœur de Blue Potato.
— J’ai dû entendre mes premières notes de jazz à 15 ans mais je préférais aller écouter la musique de la Black Church Of Gospel. — Sans prévenir ? Non ! Je le jouerai ce soir, vous verrez cela. Je serais assis, les lumières baisseront et le petit motif de la dixième symphonie viendra jouer tout seul au cœur de Blue Potato, comme si des images venaient d’un film sur Shostakovich. Une scène où il a emporté sur le toit de son immeuble un oreiller et du café pour pouvoir surveiller l’arrivée du KGB sans s’endormir. Parfois, on vous imagine jouant pour chasser des fantômes. Ah oui ? J’ai grandi dans une culture propice aux fantômes. Quand j’étais petit, on me faisait croire que des fantômes sortaient du piano, la nuit. Je ne pouvais pas dormir la lumière éteinte. Mes parents en étaient très contrariés mais j’ai gardé une grande amitié pour les fantômes. Gene Tierney tombe elle aussi amoureuse d’un fantôme dans The Ghost and Mrs. Muir. Et vous avez enregistré une très belle version du Garvey’s Ghost de Max Roach. Oh oui ! C’est Abbey Lincoln qui chante, c’est juste une ligne mélodique. Je la trouve proche de Bartók. Vous aimez Bartók ? J’aime sa façon d’intégrer la musique populaire dans sa musique. Et ses dissonances ? C’est une de vos sources pour continuer de travailler ce fameux Third Stream ? Oui, comme par exemple dans ma pièce The Death Of Edith Piaf. Vous avez payé de nombreux tributs aux standards du jazz. Avez-vous encore des choses à en apprendre ? J’ai encore beaucoup à apprendre de ces chansons. Quelle serait celle qui mériterait un album entier constitué de vos versions ? Une seule chanson ? Pauvres auditeurs… Peut-être Laura. C’est le morceau qui ouvre The Newest Sound Around. Gene Tierney pourrait ressembler à Diana Ross. Laura pourrait être jouée sous le soleil magnifique d’Antibes. Je peux la voir nous regarder avec Jeanne Lee. Je peux l’imaginer dans un village de Norvège, transie de froid au milieu des fjords. Il y a plein d’images qui arrivent. Elle pourrait aussi être brûlée par le soleil de la Côte Ouest. Elle serait Jennifer Jones. Et peut-être qu’il n’y aurait pas de Waldo Lydecker dans cette version.
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Thomas de Pourquery 26.05
Opderschmelz
Dudelange
Par Benjamin Bottemer Photo : Julian Benini
Au sortir des balances, Patricia, aux petits soins avec le Supersonic Orchestra depuis son arrivée à l’Opderschmelz pour le festival Like a Jazz Machine, demande aux musiciens s’ils ont besoin de quelque chose. « De l’amour ! », rigole Thomas de Pourquery. De l’amour, le groupe en a à revendre : il le prouvera sur scène le soir-même. Son second album s’appelle d’ailleurs Sons of Love, et si l’on en doutait encore, le leader et saxophoniste du Supersonic, sourire sous l’épaisse barbe, poignée de main chaleureuse et voix profonde de baryton, achève de nous convaincre : ce groupe est porté par des vibrations positives. « Ce sont mes frères de musique, on s’est connus alors que l’on avait même pas vingt ans », indique Thomas. Des frères membres de nombreuses familles : Poni Hoax et Limousine pour le claviériste Laurent Bardainne, Chut! inspiré par le son de la Motown pour le trompettiste Fabrice Martinez, Das Kapital, qui ressuscite l’esprit du compositeur Hanns Eisler, pour le batteur Edward Perraud... Thomas de Pourquery lui-même donne dans la pop avec VKNG, côtoie Jeanne Added, « sœur et génie », chante de grands standards américains sur Broadways avec le Red Star Orchestra... Ses premiers pas, il les a effectués auprès de Stefano Di Battista, Andy Emler ou dans l’Orchestre national de jazz de Paolo Damiani. « J’aime le mot jazz car c’est la seule musique qui se nourrit de toutes les autres ; en ça, je peux dire que je suis un jazzman, explique l’intéressé. Après, le Supersonic, en fait c’est un groupe de rock déguisé ! »
Un groupe dont l’acte de naissance porte la marque de Sun Ra, compositeur et pianiste connu pour les performances scéniques hallucinantes de son Arkestra, entouré de tout un folklore futuro-pharaonique. Le premier album du Supersonic, Play Sun Ra, reprenait quelques-uns des standards d’un musicien qui laissera une empreinte indélébile sur le groupe. « Faire naître un groupe avec une musique “adoptée”, en faisant des reprises, c’est particulier, note Thomas. Cette musique sublime nous a façonnés, nous a donné un son. » Cette propension à habiter chaque piste d’un grand fourmillement sonore, qui s’élève parfois jusqu’à devenir cosmique pour retomber sur une rythmique imparable, un sens de la mélodie extrêmement efficace et la présence du chant se retrouvent dans Sons of Love, pourtant entièrement composé, à une exception près, par Thomas de Pourquery. « On ne pouvait pas faire comme si notre aventure avec Sun Ra n’avait pas existé, on avait déjà ce son au moment d’entamer Sons of Love. C’est aussi en cela que le Supersonic est un groupe de rock : je n’ai pas écrit dans l’absolu, à partir d’une page blanche, j’ai écrit pour un groupe et pour chacun des mecs qui le composent, et que j’aime. » L’amour, toujours. Thomas assume d’en parler souvent, « simplement ». Après tout, l’afrofuturisme de Sun Ra prônait l’amour entre les peuples, partant du principe que nous étions tous des extra-terrestres et qu’il n’y avait donc ni Noirs, ni Blancs... Une musique militante, une échappatoire aussi au climat mortifère de la ségrégation, particulièrement forte dans l’Alabama des années 30 où grandit Herman Poole Blount (Sun Ra). « La musique sauve le monde... en tout cas celui de ceux qui l’aiment. Ça reste très politique, de parler d’amour : un concert, c’est un moment de paix, de communion, un espace-temps unique. La musique dilate le temps, c’est une réalité, c’est d’ailleurs concrètement la science de découper le temps ! Et c’est une nourriture fondamentale de l’âme humaine. » Des considérations qui laissent le musicien songeur ; l’esprit de Sun Ra est bel et bien présent dans la pièce. Lorsque Thomas de Pourquery, aussi doux et attachant qu’intimidant physiquement, ouvre la bouche sur scène, le contraste se poursuit ; grâce aux encouragements de Jeanne Added, il intègre le chant à quasiment tous ses projets. Sur l’album Broadways, il va même jusqu’à reprendre les grands standards américains, porté par la musique cinématographique, presque lynchienne, du Red Star Orchestra de Johane Myran. « Des petits français qui reprennent le répertoire de Broadway, des chansons comme My Way ou Lush Life, interprétées par les plus grands chanteurs américains, c’était de la folie ! Mais il ne faut pas hésiter, c’est même ça qui doit t’engager à le faire, car tant que tu y prends plaisir, ça fonctionne. » En plus d’un nouveau projet intitulé Insult Reason, en trio avec le batteur David Aknin et le bassiste Sylvain Daniel, Thomas s’apprête à franchir un autre cap, avec en prévision un album de ses chansons. « Nougaro disait que les gens qui avaient le plus de mal à chanter, c’était les musiciens, car quand tu travailles un instrument pendant dix ans, tu t’exprimes à travers lui. Alors que raconter des histoires, sans filtre, avec tes mots, ça demande d’apprendre à s’effeuiller. C’est un vocabulaire différent de la musique instrumentale, mais je pense que la bonne musique, chantée ou pas, peut toucher n’importe qui sur Terre. » Amen.
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Helena Noguerra 13.05
Forum du livre
Par Philippe Schweyer Photo : Philippe Lutz
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Saint-Louis
Tu dis que Ciao Amore est un livre de plage. Qu’entends-tu par là ? Un livre de plage est un livre agréable à lire, un livre qu’on ne sanctifie pas trop, qui peut prendre du sable et de l’eau. Pour accompagner Ciao Amore, j’ai demandé à ma nièce Nubia [la fille de Lio, ndlr] de chanter dix des chansons que chante mon héroïne dans le roman. Ce sont des reprises guitare-voix très simples. Ensuite, je l’ai filmée avec un acteur et les clips sont visibles sur ciaoamore.fr. Comment es-tu venue à l’écriture ? J’écris depuis que je suis petite. Mon papa est écrivain. Il montait dans la chambre au-dessus de la mienne pour taper à la machine. Je l’entendais quand j’allais dormir. Il y avait un vrai amour pour les écrivains à la maison et sans doute qu’écrire, c’était trouver la voie de l’amour.
rêver ? Que l’amour que j’ai pour les autres et qu’ils ont pour moi continue. Je n’ai peut-être pas de très beaux rôles, mais de l’amour, j’en ai pas mal ! Ton album Année Zéro parle des hommes de ta vie. Se sont-ils reconnus ? Pas vraiment, ils me demandent qui ils sont. C’était pour m’amuser, mais aussi parce que je suis une féministe engagée et militante. On entend tellement parler de la muse… Comme je n’aime pas ça, j’ai mis des « museaux » sur mon lit, je les ai regardés et j’ai écrit des chansons. Il y avait de la vengeance ? Il y a des chansons un peu piquantes comme Monsieur Paul. Certaines des chansons ont été écrites par Federico Pellegrini des Little Rabbits. C’est avec lui que j’ai fait l’album Bang ! qui est mon préféré.
Penses-tu encore à ton père lorsque tu écris ? Mes deux premiers livres sont écrits pour lui plaire. Je le voyais écrire en regardant des tableaux de Bacon ! Il écrit sans ponctuation, comme du free-jazz, avec une narration complètement déstructurée. Mes deux premiers romans n’étaient pas radicaux à ce point, mais j’essayais tout de même d’être très opaque et très compliquée. C’était terriblement prétentieux ! J’ai réussi à couper les ponts avec sa dictature de l’intellectuel pour lorgner davantage vers Sagan et Godard que vers Bacon. La forme de Ciao Amore est simple et digeste comme les films de Godard avant qu’il rejoigne le free-jazz ! Auparavant, je pensais qu’un artiste devait forcément exploser les formes. J’ai mis dix ans à trouver cette voie plus humble. Je veux bien donner du plaisir au lecteur, qu’il ait de la joie. Pour cela, il faut être plus humble que je ne l’étais.
Te reconnaît-on autant dans ton dernier livre que dans tes disques ? Oui, il y a toujours du sentiment, de l’humour, du recul, une mise en perspective, une absence totale de cynisme.
As-tu vraiment envoyé des courriers à Godard lorsque tu étais gamine ? J’ai écrit à Godard, à Fellini et à Michel Deville qui est le seul à m’avoir répondu. Depuis l’âge de douze ans, j’écrivais à Godard qui ne me répondait pas. À vingt ou vingt-deux ans, je lui ai envoyé un Pola de mes fesses parce qu’il cherchait des belles fesses pour une campagne de Marithé et François Girbaud. J’espérais que mes fesses capteraient davantage son attention que mes lettres, mais là non plus je n’ai pas eu de réponse. Comme je savais que Fellini était plutôt obsédé par les seins, je lui écrivais pour lui parler de l’évolution de ma poitrine. J’espérais arriver à quelque chose d’intéressant pour lui, mais ce n’est jamais arrivé.
Ça vient de ta famille ? Pas du tout. Ce sont des anarchistes hippies ex-communistes… Peut-être que j’ai mis un peu de rigueur dans une éducation très libertaire avec très peu de morale et que je suis devenue une personne avec des principes. Mais des principes plutôt gentils.
En te voyant, je repense à la séquence de Peau de Cochon durant laquelle Philippe Katerine te suit en douce avec sa caméra… Il est très bien ce film ! Cette filature est une des plus belles déclarations d’amour que je connaisse. C’est un portrait très joli puisqu’il me raconte tout en me suivant avec sa caméra. Il parle de sa jalousie, mais il dit aussi ce qu’il aime bien chez moi. Il est assez génial ce type ! Y a-t-il des réalisateurs avec lesquels tu rêves de tourner ? Non, j’ai arrêté de rêver. Je ne peux pas rêver de tourner avec Lars Von Trier. Il y a des règles. Il y a un système. Je peux rêver à des situations, que des beaux rôles arrivent… Plutôt que de rêver au prochain Kusturica, je vais laisser le hasard jouer à la roulette russe ! À quoi je peux
Tu votes en France ? J’attends qu’on donne le droit de vote aux immigrés. Je milite pour ça. Je suis Belge, mais je paye mes impôts en France depuis trente-trois ans puisque j’ai commencé à travailler comme mannequin à quinze ans et pourtant, je n’ai jamais voté ! As-tu des principes ? Un peu. Je suis Mary Poppins, tu vois ? Je suis fantaisiste, mais assez stricte. On peut rire, mais il ne faut pas déconner. C’est joyeux, mais sévère…
Comment te viennent tes chansons ? Elles naissent en marchant. En fait, il n’y a pas de règle. J’aimerais écrire une chanson pour mon fils. Les hommes ont beaucoup écrit pour leurs enfants, mais les femmes ne le font pas parce que ça fait gnangnan. En plus, il y a une grande pudeur des garçons. Si une maman fait l’éloge de son fils, il risque de ne pas être très content, alors que Laura Smet n’est pas gênée par la chanson de son père. J’ai des thèmes récurrents et ça fait très longtemps que j’aimerais écrire une chanson pour parler du Douanier Rousseau… Ça a déjà été fait ! C’est vrai, mais j’aime beaucoup l’idée.
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Oiseaux-Tempête 21.04
L’Autre Canal
Nancy
Par Aurélie Vautrin Photo : Arno Paul
Les oiseaux-tempête préviennent les marins de l’arrivée des tempêtes. Qu’y a-t-il caché derrière ce nom de groupe ? On recherchait quelque chose qui sonnait comme un nom totem, qui mettrait en avant le côté un peu « chamanique » de notre musique. Nos morceaux naissent toujours de l’improvisation, et en concert, on joue en cercle dans un total lâcher prise, chacun au même niveau… Ce truc sur lequel on ne peut pas mettre de mots, de l’ordre de la transcendance. Vous êtes parfois une dizaine sur scène, comme ici avec Mondkopf, Blackthread, et nombre de musiciens libanais. Vous arrivez à conserver cette « magie » en élargissant le cercle ? C’est l’envie justement, créer une sorte de socle sur lequel on peut inviter tous les gens. On voyage dans la même direction quand on fait de la musique ensemble, et la magie opère quand tout le monde a trouvé sa place, quand chacun a accepté de vivre le moment. Au début, on était essentiellement un groupe de rock et petit à petit on a dérivé. Électro, musique traditionnelle… Je ne sais pas si l’on est un groupe radical, mais en tout cas on l’est dans les émotions. Soit tu restes, soit tu t’en vas. Pas de demi-mesure, pas le temps de se prendre la tête. Nos morceaux, sont souvent des premiers jets. On veut l’émotion de la première fois. Dans les relations humaines, c’est pareil. La collaboration avec les vidéastes de As Human Pattern, c’était pour accentuer l’idée de ce lâcher prise ? On dit souvent de notre musique qu’elle est le support d’images mentales… On avait envie de jouer là-dessus. Provoquer d’autres sensations, contribuer à l’immersion dans ce paysage. Surtout pas de cinéconcert, ou d’images qui illustrent le son. On est dans le dialogue, dans le ressenti… Comme une performance.
Votre musique est un mélange de cultures, de pays, d’influences… Vous n’avez pas de limites ? On délimite un terrain de jeu, mais ça ne nous empêche pas d’aller explorer ce qu’il y a autour. Les limites, ce sont les nôtres, finalement, parce qu’on n’est pas des monstres de technique. Et puis ça m’étonnerait que l’on fasse un jour du zouk ou de la musette ! Mais depuis la création du groupe, tout s’est fait un peu par hasard. Pour tout te dire, je crois que l’on n’a jamais autant répété que lors de notre résidence ici, à L’Autre Canal ! Pour nous, la musique c’est quelque chose d’instinctif, et si le morceau switche à un moment, ce n’est pas grave, tout le monde suit, chacun a son rôle. Parce que la musique c’est juste des ondes, hyper connectées au temps… D’ailleurs on a appelé l’album Al-’an! (Un an), ce n’est pas pour rien. Justement, pourquoi avoir consacré votre troisième album au Liban ? On ne s’est pas dit « tiens, on va faire une trilogie sur la Méditerranée », pas du tout. Mais il y a là-bas quelque chose qui nous relie. Le berceau de nos civilisations que l’Histoire a voulu séparer. Et le Liban… Un pays grand comme la Corse, avec dix-huit communautés, un mélange des langues, des sons, des traditions… C’était une évidence par rapport à ce que l’on fait. Raconter une histoire avec les moyens du bord, avec des textures que l’on aime, des choix esthétiques. Et des artistes du pays, qui nous imprègnent et nous complètent. Charbel Haber, toi qui vis à Beyrouth, qu’est-ce qui t’attirait dans ce projet ? Cet album, c’est comme si on avait pris un morceau de la ville, avec les images et le son. Ce n’est pas le genre d’hommage qu’on lui rend d’habitude… Beyrouth est une ville de son, pas de musique. Séparément, ils sont très gênants, mais ensemble, ils forment un tout apaisant. Et on y voit la saleté, la crasse, les murs détruits, les traces de guerre que les Beyroutins n’ont pas envie de montrer. Est-ce important de montrer cette facette. Je ne sais pas, mais en tout cas elle nous convient. Parce que l’on n’est pas des prophètes… Juste des gens qui racontent des histoires. Et dans le bruit et le chaos de Beyrouth, il y a aussi une berceuse cachée.
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Kim Gordon & Rodney Graham 03.06
Cuverie du Prince de Conti
Vosne-Romanée
Par Martial Ratel Photos : Vincent Arbelet
Début juin, le plasticien Rodney Graham et la musicienne Kim Gordon étaient en concert à l’occasion du vernissage de leur exposition en plein milieu du vignoble bourguignon à l’Académie Conti, en Côte-d’Or. Une série de lives enregistrés qui devraient donner lieu à la production d’un split vinyle édité par le centre d’art contemporain Le Consortium. Entre deux pluies orageuses, une fenêtre de tir permet à Rodney Graham de démarrer. Détendu et accompagné par David Carswel, guitariste du groupe The Destroyer, il interprète une demi-douzaine de titres folkrock, compos et reprises. Rodney Graham a
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presque commencé sa carrière artistique en tant que musicien, mais en 1982 le Canadien pose de manière quasi définitive sa guitare. Faute d’argent, il la vend et se consacre exclusivement aux arts visuels, « la musique a toujours été importante pour moi. Mais c’est l’art visuel qui me donne mon pain quotidien. Dès que j’ai eu l’occasion de me racheter un équipement, je l’ai fait. » À la fin des années 1970, il avait pourtant touché du doigt le succès avec le groupe arty-punk U-J3RK5. Pendant toute la durée du show de Graham, Kim Gordon s’installe seule, spectatrice, en haut des marches du château. On l’imagine concentrée mais peut-être aussi étonnée
de jouer devant une assistance si peu rock, les pulls noués devant et posés sur les épaules rivalisant avec les pantalons blancs cintrés. On échappe de peu aux cols claudine. New York downtown Vs la Haute-Côte. Enfin, la musicienne se lève et revient, descendant les escaliers dans un mélange de grâce et de détermination, guitare en main. Semi-acoustique qu’elle branche à une série de pédales de distorsion. 15 minutes après une déferlante pop et noisy, elle s’arrête (déjà). Après négociations, on retrouvera quelques minutes plus tard les deux artistes pour une interview aussi short que le set de Gordon, elle parlera du retour de la pluie pour justifier la brièveté du concert. Une fois la séance photo terminée, Graham se montrera disponible, on sentira Kim un peu plus tendue. Les deux se connaissent bien, ils ont récemment enregistré des titres ensemble pour une expo de Rodney et joué à Londres avec le projet de Kim Body/Head. La rencontre date des années 1980, une époque un peu folle où tous les univers et toutes les pratiques étaient amenées à se croiser, à se nourrir dans le downtown alternatif. Pour autant les deux représentent-ils les deux faces d’une même pièce, l’art et musique nord-américaine des années 197080 ? Rodney : « Oui, j’aime cette idée. » Kim : « Oui, mais il s’agit de deux manières d’expressions différentes car
il y a deux contextes totalement différents », on y reviendra. Du côté de Rodney, les tableaux présentés changent de ses productions habituelles. Des toiles également très brutes, expressives et abstraites : « ça permet de montrer une autre face de ma personnalité. Je suis parti d’un grand nombre de photos et je suis arrivé à des peintures. Ces photos étaient comme des sondages pour mon expo You should be an artist. C’est quelque chose que je n’avais jamais fait avant. » Les tableaux de Kim sont eux aussi bruts, radicaux avec ces phrases-slogan au pinceau #male white corporate oppression ou #Resist. « Mon travail pictural est sûrement plus conceptuel et performatif que mon travail musical », nous glisse-t-elle. Sur son rapport aux arts plastiques : « Dans les années 1970-1980, la musique était un échappatoire au monde de l’art parce que je ne voyais que le côté commercial, le business et les galeries. Ce monde était intimidant pour moi alors que du côté de la musique, je n’attendais rien, je n’avais aucune illusion car je ne connaissais rien à la musique ! La musique me paraissait beaucoup plus libre, expérimentale avec la no wave. » Aujourd’hui, c’est différent, Kim sourit (enfin !) de se retrouver à Vosne-Romanée dans un des domaines viticoles les plus select au monde, exposée par Le Consortium, centre d’art non moins exigeant, en compagnie d’un des artistes nord-américains les plus cotés. Kim a souri. Elle semble encore plus classe. On l’a vu jouer live pour 50 happy few. On est content même si elle vient de nous annoncer que l’interview est déjà terminée. Elle doit y aller, sûrement à cause de la pluie.
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NSDOS 24.04
Cité de la Science Sciences Frictions
Paris
Par Léa Signe Photo : Vincent Arbelet
Une soirée sous le signe de l’éclectisme : c’était le projet des Inrocks lors de leur invasion à la Cité des Sciences à Paris, le 27 avril dernier pour l’événement Sciences Frictions. Un line-up séduisant attendait le public pour une exploration musicale et sensorielle totale – La Femme, Superpoze, NSDOS et une silent party par Antinote. Si on peut reprocher au lieu ses qualités acoustiques, on a cependant noté l’audace d’avoir investi un espace si vaste (sur plusieurs étages) et tout à fait insolite pour faire vibrer le plus grand nombre, un jeudi soir de printemps. Exploration sans complexe des espaces du “musée”, démo de réalité virtuelle, dégustation d’insectes et projets tech-arty se laissaient découvrir lors de la nuit, le tout en musique évidemment, et pas n’importe comment. La Femme, comme d’habitude, nous a séduit par son concert et son humeur de folie, laissant place à Superpoze dans le Hall, chargé d’épuiser les derniers danseurs toujours motivés avec un set de qualité. Entre-temps, grâce au crew Antinote et ses fidèles DJ, on a pu se laisser aller en silence et en douceur, casques sur les oreilles, pour garder de cette soirée un souvenir de fête un peu irréelle. Mais c’est surtout NSDOS qui nous a ému cette nuit-là : il a joué trois fois dans le Planétarium, en combinaison blanche fluo-futuriste, le fondant parfaitement dans son show millimétré pour l’occasion. Entre projections d’images de ses sessions d’enregistrement en Alaska
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et reconstitutions de galaxies en mouvements, le live du “hacker de la techno” – comme l’avait présenté Trax – a bien déjoué le système et nous a transporté loin de toute attente. Selon lui, de toute façon : « Si tu fais de la techno, t’es forcément hacker. » En une courte mais constructive rencontre, l’humble et modeste Kirikoo Des (de son vrai nom) nous a confié quelques-unes de ses pensées, notamment son envie et projet de créer un art total, loin des codes classiques de la musique électronique, à l’exemple de la danse dont il est issue, qui est « l’algorithme de [s]a musique ». Quand on lui a demandé pourquoi la volonté de l’Art plutôt qu’un genre, il nous a répondu : « Se limiter à quelque chose, c’est pas vraiment ce dont j’ai envie. J’ai envie d’être libre et d’être un personnage hybride. J’aimerais bien que tout le monde soit comme ça. » Nous aussi, on aimerait. Fait-il ses machines, est-il la machine ? « J’essaie d’avoir ma patte dans ce que je fais et de ne pas être une victime des outils qu’on nous propose. Aujourd’hui, avec la musique électronique, y’a plein d’instruments qui nous envoient vers une façon de composer et je ne pense pas qu’on doive aller là, je pense que l’artiste doit justement contourner ça. » Une volonté de se dépasser techniquement pour mieux créer, explorer l’art et ses possibilités tout en se rapprochant plus de l’humain. Il nous a tellement inspiré qu’on est parti en Alaska pour écouter son projet Intuitions Vol.1.
Fantômes
Antoine Couder
Préface Rodolphe Burger
de Disponible en librairie et sur www.mediapop-editions.fr
la renommée
Par Valérie Bisson
Teenage Riot Les adolescents disposent de leur revue, TOPO. L’actualité y est dessinée, mais nulle insouciance cependant : une belle ligne éditoriale autour des sujets d’aujourd’hui. Que peuvent bien ingurgiter les ados face au flux perpétuel d’informations et d’images qui déferlent de nos tablettes, TV, ordis, portables ? Plus que jamais soumis à la vitesse de l’information, une fenêtre différente vient de s’ouvrir sur leur cerveau avec la revue TOPO ; une revue bimestrielle d’actualité déclinée sur 144 pages de bande dessinée pour les moins de 20 ans. Après trois ans d’existence et forte de son succès, l’équipe de La Revue Dessinée décide d’adapter son concept à un public adolescent et de se lancer dans une nouvelle aventure éditoriale : ce sera TOPO. TOPO comme redonner du sens à l’information, faire un bon topo sur des questions d’actualité, mais aussi comme Topolino, le Mickey italien, et aussi comme topographie… Bref, une sorte de boussole humoristique et bourrée d’intertextualité. Topo est donc une revue dessinée, mais destinée cette fois au cerveau pas tout à fait mûr et pas encore à même de bien comprendre les infos distillées par la grand’messe du 20h ou de discerner le vrai du fake, l’information de la manipulation. Pas mature, certes, mais curieux, et curieux de tout, même de savoir comment s’approprier l’info.
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La recette : associer un journaliste à un dessinateur de bande dessinée pour raconter l’actualité et les cultures du monde, sous forme de grands reportages, d’enquêtes, de chroniques ou de vulgarisation scientifique avec un seul vocabulaire : le dessin. Riche de ses multiples possibilités narratives, la BD permet d’expliquer de façon didactique des sujets complexes. S’appuyant sur les connaissances acquises en fin de collège et au lycée, les reportages traitent de politique, d’économie et d’environnement. Le vocabulaire employé est simple et efficace, le public jamais perdu de vue. La ligne éditoriale d’excellente qualité se redéfinit à chaque numéro, en inscrivant les informations dans une continuité historique afin de contrer l’effet immédiat des réseaux sociaux et pour redonner une profondeur aux événements. TOPO donne ainsi à son lectorat les outils nécessaires pour développer un esprit critique et devenir acteur de sa réflexion. La revue est née de la confrontation de deux univers ; la presse et la BD. L’équipe est toujours bicéphale : la rédactrice en chef Laurence Fredet vient de la presse et a fait ses armes à L’Événement du jeudi comme secrétaire de rédaction avant d’intégrer l’équipe de Studio Magazine puis de Marie Claire. Cheffe d’édition pour des hors-séries du Monde ou du Parisien Magazine, elle rencontre l’équipe de La Revue Dessinée en 2013 et ne les quitte plus. Charlotte Miquel, rédac’ chef adjointe, vient de l’édition et a travaillé à L’Association et aux Requins Marteaux, deux maisons qu’on ne présente plus. Du côté de la direction artistique, c’est Emma Huon-Rigaudeau qui vient de la presse et Cizo, lui aussi passé par Les Requins Marteaux et qui œuvre chaque mois pour Fluide Glacial et Picsou magazine, qui s’y collent. Les sujets sont décidés en réunion de rédaction.
D’un côté le choix des journalistes des sujets d’actu et des chroniques, de l’autre le choix des dessinateurs. Résultat : une maquette hyper-léchée, des dossiers documentés par des journalistes et illustrés par la crème des dessinateurs et dessinatrices consacrés ou en voie de l’être… En vrac : Marion Montaigne, Frederik Peeters, Nine Antico, Marion Mousse, Hugues Micol, Marie Caillou, Bernard Khattou, Killoffer, Benjamin Adam, François Ayroles, Pauline Auzou, Benjamin Bachelier, Frédéric Felder, Sacha Goerg, Claire Le Nestour, Lisa Mandel, Léon Maret, Stéphane Melchior, Pochep, Eric Salch, Stéphane Trapier, Yassine, Aude Picault, Donatien Mary, Anouk Ricard… Au final : un sujet sur l’industrie textile au Bangladesh pour comprendre ce qui se trame derrière un t-shirt H&M, une enquête sur Edward Snowden, un éclairage didactique sur la façon dont sont utilisés les impôts, des sujets sur l’empathie dans les jeux vidéo, l’art du buzz chez le rappeur Maître Gims ou la percée du populisme dans le monde… Et aussi les chroniques littéraires très
drôles de Delphine Panique dont l’une portant sur Madame Bovary au titre évocateur de « Emma ou la no-life »… Lors de la 12e édition du festival Lyon BD qui s’est tenu le 9 et 10 juin dernier, TOPO s’est vu décerner le premier prix de la bande dessinée décloisonnée ; une récompense qui couronne pour la première fois une initiative nouvelle et transversale. Jeunesse et BD documentaire font donc bon ménage ! La bande dessinée n’en finit plus, depuis plusieurs années, d’explorer le champ de la nonfiction et il fallait une distinction pour saluer ce mouvement. C’est chose faite avec ce prix nouvellement créé et attribué à TOPO. BRAVO ! Après un an d’existence TOPO compte 2 500 abonnés et vend entre 8 000 et 10 000 exemplaires de chaque numéro. Un succès qui s’explique aussi par sa vertu d’outil pédagogique pouvant être utilisé en classe ou dans les cdi. Sur le site internet, un espace de curation permet de compléter les informations contenues dans les reportages, cela permet aux jeunes lecteurs d’aller plus loin et donne un supplément de sérieux pour
le corps enseignant et les parents. Si les différentes rubriques balayent l’ensemble des espaces culturels, elles laissent aussi des plages de liberté et s’appuient toujours sur la culture adolescente en y puisant ses références et ses codes, ainsi tous les sujets peuvent être abordés, et tous les tons utilisés : drôle, absurde, voir subversif, mais toujours informatif. La série à suivre Le Meilleur des Mondes possibles retrace le quotidien d’un groupe d’adolescents qui se sont rencontrés le soir des attentats du Bataclan. Écrite par Stéphane Melchior et illustrée par Sacha Goerg, elle aborde des problématiques sociétales et certains sujets tels que les transgressions, les religions ou le sexe sans avoir un discours moralisateur ou plombant. Le projet de TOPO c’est un peu ça aussi, contribuer à créer le meilleur des mondes possibles ; se mettre au service d’une ambition collective, celle de donner aux jeunes citoyens des outils pertinents pour comprendre le monde dans lequel nous évoluons ; réflexion valable de 7 à 77 ans…
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Mostafa Saifi Rahmouni LaurĂŠat du prix Novo de la biennale mulhouse 017 (voir p.33)
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Dounia, 2016 (paper printing, 230 × 152 cm, photo prise dans un cimetière pour chiens) 51
Par Caroline Châtelet Photo : Stephanie Solinas
Dire les souvenirs et l’expérience Menant depuis la fin des années 90 un travail de plasticienne, d’écrivaine et de vidéaste, Valérie Mréjen évoque son activité littéraire à l’occasion de la sortie chez P.O.L. de Troisième personne.
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Valérie Mréjen, je l’ai découverte par l’entremise de Marie Bohner. La journaliste de Novo (et amie) m’avait offert Mon grand-père, livre dans lequel elle évoque de façon fragmentaire des souvenirs de sa famille. Préparant l’interview qui suit, j’ai cherché ce livre. Je ne l’ai pas retrouvé, mais ai appris, en revanche, qu’Édouard Levé – comme de nombreux autres proches de Valérie Mréjen – avait joué dans plusieurs de ses films. Un drôle de hasard : car c’est la lecture d’un édito de Novo, dans lequel Philippe Schweyer rendait hommage à l’auteur et artiste en pastichant son écriture (Édouard Levé s’est suicidé en 2007), qui m’a amenée à découvrir ses livres, ses photographies. Ai voulu relire le fameux édito. Je ne l’ai pas retrouvé non plus, mais suis tombée sur un autre (Novo 15), où est évoqué la correspondance de François Truffaut. Citant le réalisateur, pour qui faire un film n’est pas si différent d’écrire une lettre, puisque c’est parfois s’adresser à une seule personne sans savoir si elle la lira, Philippe Schweyer avançait l’idée que faire un magazine, « c’est comme balancer un paquet de lettres depuis un avion à réaction ». Il évoquait, également, la possibilité que certains journalistes pensent à une personne en particulier lorsqu’ils écrivent. Ajoutons à cette hypothèse très belle, éminemment intime, quelques autres, toutes prolongeant à leur manière l’intérêt pour un travail et le désir de le transmettre. Écrire des articles, et en particulier faire des interviews, recouvrerait plusieurs gestes. Disons qu’il y aurait 1) l’adresse à l’autre, ce lecteur dont on ne sait s’il vous lira ; 2) le dialogue (plus ou moins avoué) avec les personnes avec qui l’on fait un magazine ; 3) le retour sur soi, tenter de saisir une œuvre se fondant sur le souci de savoir comment elle vous transforme, et comment soi-même on l’a transformée (quel souvenir on en a fabriqué) ; 4) le renvoi d’ascenseur, la captation d’un univers étant aussi l’occasion d’essayer de rendre à l’artiste ce qu’il vous a, sans le savoir, donné. En mettant au travail tous ces gestes, les ouvrages de Valérie Mréjen ont pour particularité de susciter un balancement entre reconnaissance et effroi. Reconnaissance des faits (anecdotiques le plus souvent) narrés, comme dans Eau sauvage, où la litanie de phrases d’un père à sa fille renvoie aux étouffantes obsessions de certains parents. Ou comme dans L’Agrume qui, en racontant comment une jeune femme interprète les gestes d’indifférence d’un garçon sous un jour aimable, rappelle l’aveuglement parfois masochiste de la passion. Quant à l’effroi, il naît notamment face à des situations : l’énumération des horreurs familiales dans Mon grand-père (1999), ou, dans Forêt noire (2012) lorsque l’inventaire de morts s’accompagne des retrouvailles avec la mère, décédée il y a longtemps et constituant la première (fondatrice ?) disparition violente connue par l’écrivaine. Mais la reconnaissance et l’effroi sont également produits par la langue de Valérie Mréjen. Une langue concise, sans affect et mâtinée d’une ironie en sourdine. Les situations décrites avec neutralité prennent, par la distance et le refus de se répandre pour nommer au plus juste, une force particulière. L’horreur s’y révèle
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Photo prise sur le tournage de Blue bar (2000) © édouard Levé
plus crue que jamais et la reconnaissance parfois terrible de certaines situations, de moments, est comme amplifiée par le laconisme, le comique désinvolte. Les intitulés des livres, avec leur polysémie, signalent, eux, une prudence quant au sens des mots, des choses : Forêt noire, Trois quartiers, Troisième personne… La sortie de ce dernier opus, écrit à la troisième personne et décrivant le bouleversement induit par l’arrivée du premier enfant dans un couple, était l’occasion de rencontrer Valérie Mréjen. S’il fut plus question de son travail littéraire que plastique, c’est parce que l’écriture a toujours été centrale dans sa production. Diplômée en 1994 de l’École nationale supérieure d’arts de Cergy-Pontoise, Valérie Mréjen est devenue l’autrice de ses propres mots après s’être saisie de ceux des autres. Autour des mots, de ceux qu’on se trouve, ceux qui échappent et ceux qui reviennent, rencontre avec Valérie Mréjen. Vos premières productions au sortir de l’école d’art de Cergy sont des livres travaillant le cut-up, le collage. Quelle place occupe l’édition dans votre parcours ? Les tout premiers livres que j’ai fabriqués, à une trentaine d’exemplaires après mon diplôme, sont des textes courts avec des dessins, presque des livres pour enfants. Nous les avions imprimés avec mon cousin sur ses presses au plomb. Le livre en général, la littérature, m’ont toujours intéressée. En même temps, à l’époque, c’était un territoire lointain, presque inaccessible, et ce que je produisais quand j’étais à l’école ne ressemble pas du tout à ce que je fais maintenant. Je faisais des installations à partir de végétaux, de fils, de morceaux de carton alignés de manière graphique, comme des messages codés. C’est en sortant de l’école que j’ai commencé les collages avec l’annuaire. Une façon indirecte d’aborder l’écriture, en passant d’abord par un lent et laborieux travail de lecture.
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Vous êtes arrivée à l’écriture en prenant les mots des autres ? Ce qui m’intéressait dans ce travail de cut-up, c’était l’objet annuaire. Les noms des gens, disposés par colonnes, forment un inventaire et recensent une communauté liée par la géographie : tous ces gens habitent la même ville, un même département. La liste est, en soustexte, également liée à la Shoah, dont une partie de ma famille a été victime. Ma mère avait cherché et retrouvé les noms des membres de sa famille dans les registres des convois de déportés. Des colonnes de noms de gens disparus s’égrenaient sans fin dans ces pages. C’était aussi une façon d’inventer une forme en posant un dispositif : comment faire quelque chose de ce fatras de mots. C’est un peu comme si, ne pouvant pas utiliser les mots librement – comme s’ils ne m’appartenaient pas –, je me les réappropriais en les découpant, en passant par une possession physique. Utiliser un matériau existant offre une contrainte forte – comment faire avec ce qu’on trouve ? – mais aussi une liberté. Quel déclic vous amène à écrire à Glasgow, lors d’une résidence (juste après vos études) votre premier livre Mon grand-père ? J’étais partie pleine d’entrain et une fois là-bas, je me suis retrouvée un peu désœuvrée. Le fait d’être isolée, éloignée, de me demander pourquoi j’étais partie, m’a donné l’impulsion pour écrire. Enfin… rétrospectivement je présente les choses comme ça : “Je ne savais pas quoi faire, etc.” Mais je pense qu’à un moment donné, chacun se crée les conditions pour concrétiser une idée, présente parfois depuis longtemps. Là, dans ce contexte où je ne connaissais personne, où j’avais tout le temps possible pour me lancer dans quelque chose que je faisais pour la première fois, pour essayer une nouvelle forme, je me suis dit que c’était le moment de raconter ces histoires de famille. L’école à Cergy c’était ça, également, pour moi : un endroit ingrat, éloigné, dans une ville nouvelle sans qualités et où il n’y a rien à espérer aux alentours – à proximité de l’école vous ne trouvez ni galeries d’art, ni cafés, mais un centre commercial. Tout à coup, il fallait se donner une raison, des idées pour échapper à cet endroit déprimant
et bizarrement cela a été assez moteur. Peut-être plus que si je m’étais retrouvée dans une école avec tout le poids de l’histoire, du passé, avec tout ce que cela peut avoir d’intimidant. Vous écrivez ensuite L’Agrume (2001) et Eau sauvage (2004). Quelle articulation voyez-vous entre ces récits réunis dans Trois quartiers (2005), et débutant respectivement par MON (Mon grand-père), NOUS (L’Agrume), JE (Eau sauvage) ? Ces textes assez courts, composés de fragments et de souvenirs, composent une autobiographie à peine déguisée, une sorte de famille. On les désigne souvent comme trois portraits d’hommes. Je n’ai pas pensé l’ensemble comme une trilogie sur le moment. D’ailleurs, c’est plus un regroupement éditorial après coup. Quant au choix de la première personne, c’est ce à quoi je réfléchis le plus clair de mon temps avant d’écrire. Les trois textes sont à la première personne mais cette personne reste une narratrice, ou un narrateur. Dans Eau sauvage, par exemple, ce n’est pas moi qui parle. Ce sont des phrases entendues que je répète comme un perroquet. C’est un « je » qui est tout le temps en décalage avec moi. Si je me souviens bien, dans Forêt noire, la narratrice change d’âge, « la fille de douze ans, la jeune femme de 30 ans », etc. C’était moi mais ce n’est plus moi puisqu’au cours d’une vie on change en laissant derrière soi des fantômes de jeunesse. Vous dîtes « si je me souviens bien » : de quoi vous souvenez-vous de vos livres antérieurs ? C’est mystérieux. Pourtant, je passe beaucoup de temps à les écrire, mais pour certains, cela remonte déjà à quelques années. Et puis pour travailler sur un nouveau projet j’ai besoin de faire de la place, de laisser un peu ce qui précède derrière moi. Souvent, lorsque je fais des lectures de mes livres, je ressens un peu la même chose qu’en se revoyant sur des photos anciennes : on se reconnaît sans se reconnaître avec ces joues plus rondes, et on se trouve bien jeune à l’époque. Je garde plus la mémoire de mes films, car à force de les revoir dans des expositions ou projections, je les connais presque par cœur. Les étapes techniques de fabrication d’un film font qu’on passe beaucoup de temps en montage, mixage etc.
à revisionner les images. Alors que je ne rouvre pas mes propres livres (!) sauf quelquefois pour des lectures. À quel moment le projet de Troisième personne est-il apparu ? C’est en rentrant de la clinique que j’ai eu envie d’écrire un texte, sans forcément en faire un livre, que j’ai voulu fixer quelque chose de ce moment. Le retour à la maison constitue d’ailleurs le début du livre. Je redécouvrais par la fenêtre du taxi ce paysage familier et d’un coup inédit, et je me suis dit que j’aimerais parvenir à raconter cela. Comme un défi. Puis, en voyant ma fille grandir, j’ai noté des choses mentalement, des premières fois que je ne voulais pas oublier. Au bout de quelques mois, j’ai commencé à travailler dessus. Mais ce que je raconte est concret, ce sont des moments de vie communs à beaucoup de gens (je crois). Quand l’usage de la troisième personne est-il arrivé ? J’ai dû me demander comment démarrer, me dire que cela pourrait commencer comme une pièce de théâtre, en posant un décor, des personnages. Je n’ai jamais ni plan préétabli, ni vision de la longueur d’un texte. Le fait de terminer Troisième personne à peu près à l’arrivée du langage et quand l’enfant commence à avoir de l’autonomie est venu pendant l’écriture et en observant ma fille. Ces trois premières années, les enfants les oublient, il se produit une amnésie. Tandis que les parents se souviennent de tout et redécouvrent par ricochet ce que leurs propres parents ont dû vivre. Là où votre écriture travaille jusqu’à l’os pour nommer une expérience, vous n’hésitez pas dans certains de vos films à vriller la réalité, en décalant le dispositif documentaire … Dans Portraits filmés, des personnes racontent leurs souvenirs, et dans Chamonix, les souvenirs sont joués par des comédiens, mais c’est un peu la même façon de travailler : dans les deux cas les récits ont été répétés, joués… À tel point que pour Portraits filmés on pourrait croire que ce ne sont pas eux qui les ont vécus. Le « je » devient une sorte de standard qui appartient à tout le monde. Dire « je », c’est quand même un peu gênant, c'est une chose avec laquelle je ne suis pas très à l’aise. Et puis je pense
fondamentalement que ce n’est pas intéressant de raconter ses expériences. Il faut le travail de l’écriture, qui élude, met en scène, recompose ce « je », à tel point qu’on ne sait pas si c’est moi qui parle. Toute cette fiction de qui fait quoi et de l’adresse, à qui l’on parle, crée un personnage. Ces façons différentes de rendre compte d’expériences sont-elles liées à votre rapport à la communication complexe – que vous évoquez souvent lors d’interviews ? C’est lié à mon rapport au langage. Enfant, j’étais pour ainsi dire prise en sandwich entre un père qui avait une parole automatique, désincarnée, et une mère psychanalyste dont l’attention se focalisait au contraire sur des détails, les lapsus, les incursions de l’inconscient. Le langage étant un problème de taille pour moi à l’époque – je ne parvenais pas trop à trouver mon expression au milieu de cette confusion –, cela m’a amenée à avoir envie de m’emparer de ce médium. Je ne sais pas si je saurai inventer un jour des histoires, mais le fait d’essayer de raconter quelque chose qui m’est arrivé est déjà un travail en soi. Faire cet exercice consistant à choisir les mots les plus appropriés et essayer de toucher au plus près, mon travail se situe là et c’est ce qui m’intéresse. Vous dîtes avoir noté mentalement pour ne pas oublier pour Troisième personne : est-ce le cas dans tout votre travail d’écriture ? Oui il y a quelque chose comme ça. Mais je ne note pas sur le moment, je garde ce qui reste, ce qui surnage après coup. C’est comme un journal rétrospectif, un constat de la façon dont les souvenirs s’impriment dans la mémoire, qu’ils soient intéressants, importants ou insignifiants. Pour Portraits filmés et Chamonix cela m’intéressait de demander à des personnes autour de moi quels souvenirs les avaient marquées, peu importe leur degré traumatique, anecdotique, fondateur. Il s’agissait de raconter une histoire restée en mémoire. J’aime bien intégrer ce facteur, ce laps de temps, qui efface certains aspects et en souligne d’autres : cela permet de conserver l’intégrité de l’arbitraire. Troisième personne, Valérie Mrejen, P.O.L
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Par Emmanuel Abela Photo : Pascal Bastien
La clé du paradis 56
On cherche tous notre paradis sur cette Terre. Cette quête porte sur ce qui fait sens pour nous aujourd’hui. Avec Du paradis, son livre qui se déguste avec délectation, Philippe Lutz ne cherche pas tant à le situer qu’à nous indiquer des voies d’accès possibles, intimes et sensibles. Dans ce livre, tu cherches le paradis. Rappelle-nous les conditions qui t’ont conduit à t’interroger sur le sujet. Je raconte au début de mon livre une soirée avec mes petits-enfants, dans le grand jardin à l’arrière de notre maison de campagne. Il fait bon, on a picolé un peu, et je dis : « C’est le paradis. » À ce moment-là, j’ai pensé : « T’as encore dit une belle connerie, heureusement que tes petits-enfants ne t’en demandent pas plus, qu’est ce que tu leur répondrais ? » Le paradis, je l’avais déjà en tête. On m’avait fait remarquer que mes trois livres [Îles grecques, mon amour, L’Amour de la marche, En chemin vers Saint-Guilhem, tous publiés chez Médiapop, ndlr] avaient en commun la marche. Je trouvais que c’était vrai, mais je n’étais pas fondamentalement sûr qu’il ne fut question que de cela. Ces territoires que j’explore ont autre chose en commun ; pour moi, ils incarnent des paradis perdus. Je me suis interrogé sur cette notion de paradis perdu, j’ai commencé à travailler sur ce que cela représentait pour moi, avant d’élargir la question aux représentations du paradis dans l’imaginaire occidental. Ce paradis, on l’a cherché, sur Terre : en Orient, en Afrique, en Amérique… Un des premiers paradis terrestres, véritablement ancré dans une géographie, c’est celui du Moyen-Âge : à l’époque, les hommes sont persuadés qu’Adam et Eve en ont été chassés, mais que ce paradis existe encore, quelque part. Il est très éloigné, mais on doit pouvoir y retourner. Quand on regarde les cartes médiévales, la plupart du temps à l’est en haut de la carte, on voit une représentation du paradis. Une des plus célèbres présente le paradis sous la forme d’une île, entourée de murailles au milieu desquelles sont installés Adam et Eve, on y voit le pommier, le serpent. Cette île signifie non seulement que le paradis existe vé-
ritablement sur notre Terre mais aussi qu’il est devenu totalement impossible à atteindre. Je me suis bien sûr demandé pourquoi les hommes du Moyen-Âge croyaient à ce point au paradis terrestre. J’ai trouvé plusieurs réponses : si Dieu dit que le paradis existe c’est que le paradis existe ; ensuite, les Pères de l’Église qui ont construit le christianisme, expriment une opinion claire à ce propos : l’autorité va vraiment asseoir cette idée de façon conséquente ; et dans le texte même, un détail fait que les gens y croient : on lit dans la Genèse que le Paradis est traversé par quatre fleuves, le Tigre, l’Euphrate, et deux autres fleuves. Le fait que deux de ces fleuves correspondent à la géographie humaine connue de l’époque appuie la thèse qu’il faut chercher dans ces régions. Encore aujourd’hui, des chercheurs travaillent sur ces hypothèses. Dans le livre, certains lieux sont identifiés comme des paradis sur Terre, deux d’entre eux sont liés à la figure de l’Apôtre Jean, c’est Patmos et le mont Athos. Concernant le mont Athos, tu nous rappelles que la Vierge y a trouvé refuge : la nouvelle Ève a trouvé son nouvel Éden… Oui, une légende raconte que la Vierge a accosté au mont Athos alors qu’elle était en voyage en mer Egée, un jour de tempête. Elle a trouvé le lieu tellement beau qu’elle a demandé à son fils Jésus de lui offrir la montagne. Jésus lui aurait répondu : « Je te le donne, ce sera ton jardin et ce sera le paradis ! » Mille ans plus tard, des communautés s’installent au mont Athos et y construisent toute une série de monastères. L’endroit n’a quasiment pas changé. Il présente toutes les caractéristiques du paradis : un lieu très beau, intouché, où l’on vit en harmonie avec la nature, à l’écart, coupé du monde…
La question du paradis est intimement liée à la question de la perte. Dans beaucoup de cultures, le paradis a été, mais n’est plus. Par essence, le paradis ne peut pas durer, il est menacé, il va disparaitre. J’ai discuté avec un moine du mont Athos. J’étais surpris de voir qu’il y avait beaucoup de moyens de déplacement modernes sur l’île alors que je pensais que l’île était moins sillonnée. Il m’a dit que certains voulaient même la goudronner. Cela signerait l’ouverture au tourisme de masse. Les moines ont véritablement ce sentiment de vivre dans un espace, à l’écart, mais où ils sont quand même menacés par la pression de la modernité. Il paraît qu’en été ça devient un enfer… Je comprends qu’ils cherchent à se prémunir. Peut-on affirmer qu’au-delà de la somme des récits personnels, ton livre revêt une dimension politique ? Oui, tout à fait. Je pense que si un paradis devait se situer à notre portée, ce serait un paradis qui se déclinerait par le fait d’essayer de retrouver une relation harmonieuse avec le monde, la nature, les autres bien sûr, les animaux, et donc de sortir de cette folie de consommation et de destruction de notre planète. Je dis souvent que je suis un vieil hippie, même si je n’ai pas véritablement été mêlé de façon sérieuse à tout cela. Mais de toutes les idéologies paradisiaques du XXe siècle, et il y en a eu quelques-unes, dont certaines, utopistes, qui se sont incarnées dans des systèmes politiques absolument terrifiants, qu’elle s’appelle nazisme avec son rêve d’homme nouveau – un rêve de paradis complètement dévoyé –, ou qu’elle s’appelle maoïsme, la seule qui n’ait pas débouché sur la destruction, la guerre et parfois le génocide, c’est l’utopie hippie. Parce qu’elle n'a jamais été théorisée, et qu’elle ne se veut pas totalisante. S’il y a une utopie que je voudrais sauver, ce serait bien la seule. Nous aurions envie de te poser la question : où est le paradis ? Je dis à la fin du livre que chacun a en soi son propre paradis. Nous portons tous en nous un coin de paradis. Selon l’histoire de chacun, sa culture, son lieu de naissance, sa famille, chacun va apporter sa propre réponse à cette question.
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Par Wendy Noel et Léa Lemmel Photos : Henri Vogt
L’intimité de l’art 39 livres, 5 collections, 1 homme. Des chiffres détonants pour une maison d’édition indépendante : retour sur l'aventure littéraire et artistique de l'Atelier Contemporain !
Photo des bureaux de l'Atelier Contemporain à Strasbourg
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À peine entre-t-on dans les locaux de L’Atelier Contemporain qu’on se sent ailleurs. L’immense bibliothèque qui trône au milieu de l’appartement n’y est pas pour rien et confirme la profonde affection qu’entretient son propriétaire, François-Marie Deyrolle, fondateur de la maison d’édition, avec les livres. Adolescent, il était féru de lecture et admiratif de l’objet livre. Rien d’étonnant au fait qu’il fasse ses premières armes dans l’édition sans diplôme, à Paris, avant de créer sa propre structure. « J’ai monté ma maison d’édition assez vite, sans vraiment savoir comment ça se passait. J’avais certes travaillé chez Séguier et Aubier mais sans avoir de responsabilités énormes. » Il fait faillite, mais cela ne le décourage pas : après avoir travaillé plusieurs années dans le monde du livre, il donne naissance en 2013 à L’Atelier Contemporain. Un nom qui suscite la curiosité et qui s’inspire du titre d’un recueil de Francis Ponge. « Ponge est un poète très important pour moi
et pour le XXe siècle. Il a un rapport très particulier à la description, au monde qui nous entoure. Il a écrit Galet, un livre de 140 pages sur un bout de caillou. La façon dont il tourne autour est passionnante et cette méthode, il l’applique à l’art », nous confie l’éditeur. Avec la même approche intimiste, la maison cherche à savoir ce qu’il se passe dans l’atelier et à comprendre ce qui entre en jeu lorsqu’on crée une œuvre. Après la parution d’une revue de création littéraire, il se lance dans la publication de livres avec pour seule collaboratrice sa maquettiste Juliette Roussel. Même s’il avoue qu’il souhaiterait parfois déléguer, l’éditeur s’emploie à assurer chaque étape de la fabrication d’un livre : de la réception du manuscrit à la promotion de l’ouvrage. « J’essaie de servir au mieux une œuvre, de proposer un accompagnement qui soit idéal. Les œuvres, les écrivains et artistes que je publie m’importent, me nourrissent. Ce que je veux, c’est suivre les gens dans un processus, dans une démarche. » Écrivains et artistes nourrissent en effet son catalogue, qui lorsqu’on le feuillette témoigne bien de l’appétence incontestable que l’éditeur a pour l’art. Outre les Écrits d’artiste ou les Essais sur l’art, on retient surtout la collection &. Y cohabitent art et littérature afin de montrer que les deux modes d’expression peuvent très bien s’accorder. Jean Dubuffet dialogue ainsi avec Valère Novarina, Leonardo Cremonini avec Régis Debray. Le philosophe, publié chez Gallimard, n’a d’ailleurs pas hésité une seconde pour faire ce livre. Publier des grands noms n’est pas incohérent avec une petite maison d’édition insiste François-Maris Deyrolle : « Si on établit un projet sérieusement, on peut travailler avec des gens qui ont un peu de reconnaissance. »
Et en travail sérieux, il s’y connaît. Chaque œuvre parue est le résultat d’une réflexion approfondie autant sur le plan de la maquette que sur celui du projet intellectuel. Dans Peindre Debout – mosaïque d’entretiens inédits avec Dado, peintre et dessinateur monténégrin –, un véritable effort est porté sur l’appareil critique. Outre la volonté d’éclaircir et d’informer le lecteur, ce travail vient surtout combler un manque bibliographique dû à l’absence d’ouvrage aussi complet sur l’artiste. Néanmoins, chaque livre ne subit pas ce traitement. « Je n’ai pas de règles : certains livres auront des préfaces, d’autres non, certains des notes, d’autres des explications. Dans la collection Littérature par exemple, c’est différent. Ce sont des œuvres à part entière. Les livres-là ne sont pas des essais donc on essaie de faire un objet littéraire. » Faire réfléchir le lecteur, transformer son regard pourrait tout de même être considéré comme une règle que s’impose l’éditeur strasbourgeois. Son dernier livre justement, paru peu avant l’élection présidentielle, est une critique à l’égard des hommes politiques. L’auteur, Christophe Fourvel [par ailleurs chroniqueur régulier de Novo, ndlr] y dénonce la société actuelle et nous met face à nos responsabilités de consommateur et d’électeur. La lecture permet alors de faire éclore cette prise de conscience et, comme l’espère François-Marie Deyrolle, à terme, de « changer le monde ». Il tient également ce discours concernant les artistes. L’éditeur pense qu’ils ont un rôle à jouer dans notre société et lorsqu’on lui demande si lui aussi, en tant qu’éditeur, se considère comme artiste, il est catégorique. « Je ne suis pas un artiste. C’est certes un travail créatif mais ce n’est pas de l’art, c’est un travail de passeur,
d’amateur éclairé et passionné. » Un travail, une mission qu’il n’est pas prêt d’abandonner aux vues des divers projets qu’il a en tête et comme il le dit lui-même : « Une maison d’édition, c’est quelque chose de long à construire, il y a toujours du travail. » Derniers ouvrages parus : Nicolas Pesquès, Sans Peinture ; Renaud Ego, Le geste du regard ; Christophe Fourvel, Ce qu’il aurait fallu. À paraître : Pierre Buraglio, Notes discontinues. www.editionslateliercontemporain.net
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Par Benjamin Bottemer
Procédés de synthèse Fernand Léger : le Beau est partout au Centre Pompidou-Metz retrace un demi-siècle de recherches et d’explorations menées par un artiste fasciné par le progrès et sensible à de multiples formes d’expression.
C’est l’exploration d’une époque, à travers le parcours d’un homme qui y aura été profondément lié, que propose cette première grande exposition consacrée à Fernand Léger depuis vingt ans. Celle-ci nous place dans un premier temps au côté du jeune Fernand Léger, qui arrive à Paris à 19 ans depuis sa Normandie natale, délaissant ses études d’architecture. Les bruits et les images de la ville, ses machines, ses lumières, ses publicités colorées et le contact de la foule le fascinent et lui inspirent ses premières œuvres cubistes. Pour Léger, « le beau est partout » ; pour lui faire concurrence, il usera de tous les moyens mis à sa disposition par l’effervescence artistique et technique de l’époque. Ainsi, La Noce recombine les éclats d’une scène de rue, formes humaines et architecturales imbriquées, avec déjà un intérêt précoce pour la couleur. Les Toits de Paris ou Paysage témoignent également de sa démarche de compositeur d’images fragmentées. La machine, symbole d’un monde en mouvement, apparaîtra à de nombreuses reprises dans son œuvre : Les Éléments mécaniques ou Les Hélices en donnent à voir les premières expressions. S’ouvrent ensuite au visiteur, comme au peintre à la fin des années 1910, les perspectives offertes par le graphisme des panneaux, signaux et pictogrammes de la ville : la lettre entre dans le monde de Léger. La révolution de la typographie lui inspirera Le Typographe ou Nature morte ABC. Proche des poètes et des auteurs, dont Guillaume Apollinaire et Blaise Cendrars, il réalisera auprès de ce dernier une série de lithographies et des livres illustrés. Dans les années 20, l’image constituera un autre champ d’exploration pour Léger. Le cinéma, summum de la modernité, l’intéresse : il collabore à L’Inhumaine de Marcel L’Herbier et
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réalise même son propre film, le très expérimental Ballet mécanique, mise en images d’objets et de figures humaines, comme dans sa peinture. Il suit l’architecte Charlotte Perriand dans ses pérégrinations photographiques et dessine ses modèles ; les surprenants Silex, Quartier de mouton et Ruche sédimentaire présentent, au sein d’une sorte de cabinet au cœur de la scénographie de l’exposition, une autre facette insoupçonnée de Fernand Léger. Homme du monde, il apprécie les sorties et les spectacles, notamment le ballet. Cet attrait pour la scène introduira davantage de figures humaines dans son œuvre ; en témoignent Les Trois Musiciens, La Danse ou sa Composition aux trois figures. Il entre de plain-pied dans le monde du spectacle vivant en réalisant une toile de fond et les costumes de Skating Rink et de La Création du monde pour le Ballet suédois. À nouveau, ces expériences sont pour l’artiste davantage des véhicules pour la mise en mouvement des formes que des réalisations académiques. Le superbe portfolio Cirque, auquel contribuent ses amis Blaise Cendrars et Darius Milhaud, croise les pratiques du graphisme, de l’édition, et son goût pour cet univers coloré et dynamique. L’une des dernières parties de l’exposition Le Beau est partout s’attarde sur les liens de Léger avec l’architecture, pour laquelle il entretiendra tout au long de sa carrière un intérêt véritable et une vision avant-gardiste. Auprès de Robert Mallet-Stevens, Charlotte Perriand et surtout Le Corbusier, il appelle de ses vœux une « entente à trois » entre le mur, le peintre et l’architecte révolutionnant l’idée d’espace, utilise la couleur pour « briser » le mur, s’investit dans les arts décoratifs. Le signe d’une curiosité qui ignore les jugements de valeur pour mieux laisser libre cours à une véritable invasion des surfaces ; après le cinéma, la scène, la photographie, l’édition, c’est donc l’architecture qui sera le support de quelques réalisations audacieuses et controversées, marquées par l’abstraction, la couleur et un langage géométrique,
Projet d’affiche pour le film de Michel L’Herbier L’Inhumaine (film muet noir et blanc, 1924). Biot, musée national Fernand Léger Photo © RMN-Grand Palais (musée Fernand Léger) / Gérard Blot © ADAGP, Paris, 2017
comme ses peintures murales pour le Pavillon de l’Esprit nouveau de Le Corbusier (du nom de la revue à laquelle le peintre collaborera épisodiquement) à l’Exposition internationale des arts décoratifs en 1925. Faisant le lien entre cette partie de l’exposition et celle consacrée à l’engagement politique du peintre, proche du Parti communiste français, le monumental Transport des forces de 1937, présenté dans le cadre de l'Exposition Universelle (Exposition Internationnale des arts et techniques appliqués à la vie moderne) qui ouvre ses portes aux artistes dans le contexte du Front populaire, juxtapose un train, une chute
d’eau, des fils électriques... Cette entrée dans la monumentalité se poursuivra avec ses créations futures, dont l’emblématique Les Constructeurs, faisant la synthèse de son art et démontrant ses préoccupations pour la condition ouvrière et les classes populaires. Une proximité idéologique qui ne l’empêchera cependant pas de réaliser une série de vitraux remarquables pour l’Église du Sacré-cœur d’Audincourt. Un signe que les engagements politiques ou esthétiques de Fernand Léger, aussi affirmés qu’ils soient, n’ont jamais cessé de se nourrir des influences de la société en mouvement de la première partie du XXe siècle : un monde en mutation, dont le peintre a récolté les richesses pour donner naissance à une œuvre protéiforme et résolument libre. FERNAND LÉGER. LE BEAU EST PARTOUT, exposition jusqu’au 30 octobre au Centre Pompidou-Metz www.centrepompidou-metz.fr
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Par Emmanuel Abela
La promesse de l’art
Dans le nouveau bâtiment du Kunstmuseum à Bâle, le visiteur ne privilégie aucune des trois grandes expositions estivales. Il les prend toutes, et découvre un concentré d’art du XVe à l’avant-garde du début XXe, en trois temps.
Temps 1, étage 2 : ¡Hola Prado!
Francisco de Zurbarán, Agnus Dei, vers 1635-40, 37,3 × 62, Museo del Prado
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Les œuvres circulent depuis bien longtemps – elles circulaient déjà sous la forme de gravures, titillant l’imaginaire des amateurs d’art et des artistes à travers l’Europe toute entière. Aujourd’hui, qu’ils soient privés ou émanent d’institutions, les prêts sont monnaie courante, ils alimentent rétrospectives et thématiques auprès d’un public qui voit venir à lui des œuvres qui nécessitaient parfois bien des déplacements. Les échanges de bons procédés entre les musées sont nombreux, même si du fait de la notoriété de certaines œuvres, avec les assurances qui les accompagnent, certaines pièces ne peuvent plus guère être déplacées. Au Kunstmuseum à Bâle et au Museo del Prado à Madrid, il a été décidé de procéder autrement. Les deux musées ont mis en dialogue leurs prêts respectifs : une série de 10 toiles de Picasso au cours de l’été 2015 a voyagé de la Suisse vers l’Espagne ; aujourd’hui, ce ne sont pas moins de 24 toiles qui font le voyage en sens inverse, des œuvres du Titien, de Zurbaràn, Velàzquez, Murillo et Goya. Lesquelles sont confrontées au fonds du Kunstmuseum Basel composé de tableaux de Memling, Baldung Grien, Holbein le Jeune ou Rembrandt. On l’a compris, la démarche est double : non seulement les œuvres se déplacent dans un sens comme dans l’autre, mais surtout elles conversent avec d’autres œuvres conservées. Ainsi, le public découvre celles qui sont prêtées et redécouvre un fonds avec lequel il a pu se familiariser précédemment. Tout cela renoue légitimement avec la situation qui faisait que les artistes voyageaient eux-mêmes du nord au sud et d’est en ouest en quête de sensations plastiques nouvelles. De la confrontation des pratiques naissaient des courants
Paul Cézanne, Baigneurs, 1890 © 2017. Digital image, The Metropolitan Museum of Art /Art Resource/Scala, Florence
nouveaux, certains d’entre eux ont posé des jalons de l’histoire de l’art. L’histoire de l’art justement, dont « l’écriture, nous le rappelle avec pragmatisme Bodo Brinkmann, commissaire de l’exposition, naît de l’observation méthodique et la comparaison des œuvres ». Et de poursuivre : « Cette exposition montre que c’est une pratique naturelle. » En effet, rien de plus naturel que de s’attarder sur Ecce Homo du Titien – également représenté par une magnifique Salomé –, vers 1565, et cette Flagellation presque anachronique sur la forme, mais pourtant datée de 1515, de Hans Holbein le Jeune. Rien ne semble rapprocher ces deux œuvres séparées de 50 ans à peine, mais de passer de la première à la seconde nous rappelle que les deux racontent la même histoire, de manière très expressive pour l’une, plus apaisée pour l’autre : une histoire qui pourrait se résumer à la figuration de l’Agnus Dei de Francisco de Zurbaràn de 1635-40, autrement dit un sacrifice. On le sait, l’iconographie de la Passion constitue un mouvement en soi, et même si les expressions plastiques sont multiples, l’émotion qu’elle suscite se prolonge magistralement d’œuvre en œuvre.
Temps 2, étage 1 : Cézanne révélé. Du carnet de croquis à la toile. Il a suffi au visiteur de s’arrêter devant un dessin, Portrait d’un homme barbu (Armand Guillaumin) de 1865, pour lui faire admettre une chose simple : il se situait là au bon endroit. Dans les salles environnantes, les 154 feuillets, présentés pour la plupart recto-verso, constituent la plus vaste collection de dessins de Paul Cézanne. Cette somme magistrale livre derrière chaque trait le secret d’une pensée qui a fini par embrasser cette fin du XIXe siècle. La ligne est éclatante d’une vibration qui entraîne tout sur son passage. C’est le cas de tous ces croquis reproduisant les chefs-d’œuvre des maîtres de la sculpture grecque et romaine du Louvre par exemple. Qu’on ne s’y trompe pas cependant : la pratique se prolonge chez Cézanne bien au-delà de sa période de formation, comme s’il cherchait à retourner sans cesse au motif initial, pour nourrir chacune des étapes de sa pratique artistique – ou chacun de ces instants de bascule vers une forme nouvelle. Le visiteur sourit quand il constate l’hypertrophie du pied de la figure directement inspirée d’une sculpture classique de Pierre Puget. Il n’y voit là aucune maladresse ni négligence chez Cézanne, il situe sa volonté de dépasser le strict modèle pour épouser des formes plus amples, plus vastes, comme si la figure cherchait à se libérer elle-même de son carcan charnel. Et puis, son sourire se fige devant le tableau des Sept Baigneurs de 1900. À l’aube du nouveau siècle, Paul Cézanne pose une intention, comme nulle autre avant lui. Il fait le lien entre ses sources classiques,
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avec la déclinaison de ces nus qui renvoient autant à l’Antiquité qu’au classicisme né du mouvement baroque, mais l’artiste précurseur du postimpressionnisme fait plus que cela : il indique en insistant avec son approche très graphique une voie picturale nouvelle, mouvante et une nouvelle fois vibrante. D’ici peu, d’autres entendront l’appel, Picasso en tête. Bien sûr, le visiteur ne découvre pas cette œuvre, mais environnée de tous ces carnets, dont l’étude de Baigneurs en 1890, au crayon graphite et à l’aquarelle, mais aussi des toiles d’époque comme les troublants Harlequin ou Baigneur aux bras écartés, l’évidence est là. L’émotion aussi.
Otto Freundlich, Komisches Auge, 1921/22, pastel sur carton, 81 × 65, Privatsammlung, Paris, Courtesy Applicat-Prazan
Temps 3, étage -1 : Otto Freundlich, Communisme Cosmique Le visiteur aime être éprouvé dans ses certitudes. Il aime cet instant où il a cru savoir, mais ne sait plus ; cet instant, où l’espace vertigineux de l’inconnu s’ouvre à lui. Avec l’exposition consacrée à l’artiste allemand Otto Freundlich, il est servi. Il est bien obligé de l’admettre : il ne connaissait pas celui dont on dit justement qu’il « connaissait tout et tout le monde », sous-entendu tout avant tout le monde. Cet inclassable entretenait des relations – et souvent de franches amitiés – avec les artistes issus de toutes les avant-gardes : expressionnisme, fauvisme, cubisme, dadaïsme, De Stijl ou le Bauhaus. Si bien qu’il n’appartient à aucun de ces mouvements-là, avec cette conséquence qu’il n’apparaît que de manière isolée dans les rétrospectives qui leur sont consacrées. Ce que découvre le visiteur c’est un artiste tout à fait incroyable, pionnier à bien des égards, qui a su très vite donner des contours nouveaux à la figure, très anguleux, quasi organiques, avant de faire disparaître celle-ci au profit d’une approche abstraite parfois diffuse, à mi-chemin entre les expérimentations plastiques d’un Paul Klee ou d’un Kandinsky dès le début des années 20. Il met son œuvre au service d’un discours hautement politisé : une vision totale qu’il a baptisé « le communisme cosmique », fruit de réflexions tous azimuts et synthèse des utopies de son temps. Il va sans dire que cette vision a fait l’objet des railleries des Nazis, ceux-ci une fois arrivés au pouvoir. Le pauvre Otto Freundlich a vu l’une de ses œuvres servir de couverture du guide de l’exposition Art Dégénéré : une sculpture dont non seulement le titre a été changé, mais aussi la forme finale pour en grossir les traits. Ses œuvres ont été confisquées, et certaines détruites. Son départ très tôt pour la France – il habite à Paris dès 1924 – ne l’épargne guère. Au moment de l’invasion par les troupes allemandes, il fuit dans les Pyrénées avant d’être dénoncé et déporté. Il meurt durant sa déportation ou à son arrivée dans le camp de Sobibór en mars 1943 – ou à Majdanek, selon d’autres sources. Le visiteur est amer, il passe de l’enthousiasme que lui procurent des productions quasi extatiques à la découverte d’une destinée tragique qu’il juge injustement occultée. Cette exposition restitue l’importance d’un artiste essentiel, révélateur de la vitalité de son temps. Avec beaucoup de justesse, comme une belle promesse à tenir. ¡HOLA PRADO!, exposition jusqu’au 20 août CEZANNE RéVéLé. DU CARNET DE CROQUIS à LA TOILE, exposition jusqu’au 24 septembre OTTO FREUNDLICH, COMMUNISME COSMIQUE, exposition jusqu’au 10 septembre au Kunstmuseum Basel
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Par Mylène Mistre-Schaal
La chair du dessin La mine de plomb alliée au fusain et la subtilité des nuances de gris sont deux éléments incontournables du travail de Jérôme Zonder. S’y ajoutent une forte charge émotionnelle et un peu de provocation, pour décliner différentes facettes de la barbarie humaine. Elle nous fait face sans nous regarder. S’apprête-t-elle à ouvrir ses mains sur son visage ou cache-t-elle son désespoir derrière la frondaison de ses doigts aux ongles écaillés ? Dans Portrait de Garance, l’accès au visage est interdit par ce rempart de chair qui entretient une certaine ambiguïté. Impression renforcée par la technique graphique employée où se fondent une précision photo réaliste et des zones grossièrement pixellisées, désormais illisibles. La peau devient une surface vibrante dans laquelle s’écrit ce que l’on ne peut pas voir. Et justement, Jérôme Zonder, jeune artiste français issu de l’école des Beaux-Arts de Paris, nous invite à poser les yeux sur des scènes dont on préfère habituellement détourner le regard, par confort ou par déni. Impossible d’échapper à la mosaïque d’images qui tapissent, de haut en bas, l’un des murs. S’y entrechoquent plusieurs univers graphiques où se mêlent le trait du dessin d’enfant, des clins d’œil aux comics américains, la touche floconneuse des empreintes au doigt et un crayonné à la précision époustouflante. Sans nous laisser reprendre notre souffle, ces évocations déclinent la barbarie humaine. Elles se réfèrent aux grands traumatismes de l’histoire comme les camps de la mort mais aussi à une violence plus « quotidienne » qui s’insinue presque tranquillement comme dans cette chambre d’enfant où le plaisir du jeu se dilue dans l’effroi. Pris dans ce flux d’images, le spectateur est confronté au cycle perpétuel de la violence dans lequel les zombies de The Walking Dead deviennent les avatars contemporains de La jeune fille et la mort (1517), allégorie macabre du peintre rhénan Hans Baldung Grien. Comme nous le rappelle l’intitulé de l’exposition, Dancing room, l’espace est conçu comme une salle de bal dont le centre, inoccupé, fait office de piste. Dans la salle attenante, comme un écho, Mengele Totentanz de Jean Tinguely, l’une des pièces maîtresses du musée, a trouvé son nouvel écrin. Un dialogue s’établit d’emblée entre ces deux réminiscences actuelles du thème de la danse macabre. « Dessiner c’est creuser dans l’image » et aller « dans la chair du dessin », nous dit Jérôme Zonder. Dans cette quête, il pousse la représentation comme le spectateur dans leurs retranchements. Il nous confronte à une ronde d’images implacables, et déjà, nous sommes pris dans la danse.
Jérôme Zonder, Portrait de Garance #26, 2017, mine de plomb et fusain sur toile marouflée, 200 × 133 cm, Collection privée, France © Jérôme Zonder Photo : Courtesy Galerie Eva Hober, Paris.
JÉRÔME ZONDER. THE DANCING ROOM, exposition jusqu’au 1er novembre au Musée Tinguely, à Bâle www.tinguely.ch
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Par Léa Lemmel
Vue de l’exposition Saâdane Afif, The Fairytale Recordings, Frac FrancheComté, 2017 – Courtesy : Saâdane Afif et Raebervon Stenglin, Zürich Photo : Blaise Adilon
La trace d’une voix Peut-on emprisonner parole et musique ? Et si oui, quel sens attribuer à cet acte ? Sur la base d’une performance vocale, Saâdane Afif construit une œuvre poétique, digne d’un conte de fée.
Alors qu’il expose pour la première fois The Fairytale Recordings en France, Saâdane Afif résume bien son œuvre : « Une poésie à plusieurs mains ». Il insiste ainsi sur la collaboration qui a conduit les maîtres de la manufacture de porcelaine de Nymphenburg à façonner cette série de huit vases en suivant les dessins de l’artiste. Peut-être le conte de fées se raconte-t-il déjà là, mais revenons un instant en arrière : en 2004, lors de l’exposition Melancholic Beat à Essen, Saâdane Afif demande à l’artiste française Lili Reynaud Dewar des paroles de chansons en relation avec chacune des quatre œuvres présentées, Brume, Everyday, Black Spirit et Blue Time ; ces textes sont exposés au mur, aux côtés des œuvres auxquelles ils se réfèrent. Depuis, l’artiste travaille continuellement en ajoutant de la musique à ses œuvres, laquelle constitue, selon ses propres dires, la « base de son travail » : « Ces chansons sont une tentative de mise en forme de ce qui se passe dans la tête des gens lorsqu’ils regardent une œuvre d’art », nous explique-t-il. C’est sans doute pourquoi il s’intéresse tant à l’invention du phonographe, à une époque où l’on se posait la question de la restitution des sons au public. D’où cet étrange dispositif qui résulte d’une performance pendant laquelle la chanteuse et actrice d’opéra Katharina Schrade a interprété huit textes rédigés par Lili Reynaud Dewar, Tom Morton, Ina Blom, Mick Peter et Tacita Dean. De manière immatérielle et poétique, les textes des six artistes ainsi que la voix de Katharina Shrade sont enfermés dans ces vases à tout jamais. Saâdane Afif gèle les mots dans son œuvre, une belle façon de revenir à l’avant Edison, époque où l’on se posait la question de comment imprimer les sons pour les restituer au public. Les vases font, quant à eux, écho à la performance en elle-même : une figurine en porcelaine surmonte chaque couvercle, elle représente le geste que la cantatrice exécute au début de chacune des huit interprétations. Ici, un doigt levé façon disco, là un bras tendu ou les mains sur les hanches… D’autres sources nous renvoient au passé : on ne peut s’empêcher de relever le clin d’œil que l’artiste adresse à Rabelais et à son ouvrage Le Quart Livre dans lequel Gargantua conserve les voix en les gelant dans la glace ; enfin, la forme donnée à ces vases rappelle celle des vases canopes qui, dans l’Égypte antique, servaient à contenir les restes embaumés d’un défunt. Les vases de The Fairytale Recordings contiennent, eux, quelque chose de plus précieux encore : la trace immatérielle d’une existence. THE FAIRYTALE RECORDINGS, exposition jusqu’au 24 septembre au Frac Franche-Comté, à Besançon www.frac-franche-comte.fr
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Faire naître l’abstraction
Par Julie Friedrichs
La Fondation Fernet-Branca accueille Manish Nai, artiste atypique, défenseur et explorateur de l’abstraction. Ses œuvres jouent avec la matière et notre regard. Elles nous dévoilent un peu de l’Inde – son pays d’origine – ses villes bondées, excessives ou tout autre chose d’ailleurs… Untitled, 2017 Used clothes and wood, 400 pieces 213 × 7.6 × 7.6 cm / 84 × 3 × 3 in each (detail)
Manish Nai ne donne pas de titre à ses créations. Jamais. Ses compressions de vêtements, ses monographies en toile de jute, ses photographies de panneaux gigantesques ou ses œuvres monumentales laissent libre cours à l’imagination. Même l’exposition, présentée durant la Foire de Bâle, n’a pas de titre. Ni de sens de visite. Artiste inclassable, loin de tout courant, Manish Nai explore le quotidien, parle d’opportunités et d’observations. Il dit, en toute simplicité, avoir toujours cru en son travail, avoir persévéré, et continuer aujourd’hui à suivre sa voie. « I always see the abstraction. » Mais une abstraction non pas spirituelle ou intellectualisante ; sa quête est celle de l’impact visuel, son expressivité brute, sa force artistique. En 2000, alors qu’il débutait en tant qu’artiste, après notamment des études en dessin et peinture à la L.S. Raheja School of Art de Bombay, son père per-
dait son emploi. Il avait à sa disposition quantité de jute, matériau qu’il côtoyait et explorait depuis son enfance. Pour ses premières œuvres, Manish Nai a alors naturellement travaillé peinture et jute sur toile. Et c’est, raconte-t-il, en stockant ces fils prélevés que l’idée des compressions de tissus a fait son chemin : dans la boîte, le négatif était devenu positif et créait une intrigante sculpture. Travailleur, expérimentateur opiniâtre, Manish Nai pratique son art au quotidien, s’enrichit de ce qui l’entoure. De ses promenades en ville, il a ramené une collection de photographies de panneaux aux formes et aux couleurs sublimes. Leur accumulation, au premier étage de la Fondation Fernet-Branca, nous emmène, comme sur un trottoir, à longer les compressions de tissus qui racontent des histoires, celles de ces individus et de leurs vies, côte à côte, les uns sur les autres, dans ces cités surpeuplées et bigarrées. La composition, faite de compressions, juxtapositions, empilements, attire l’œil et mène dans des espaces géographiques et mentaux, proches et lointains. Le regard ne reste pas longtemps happé par cet étonnant objet artistique, déjà se détache l’œuvre circulaire d’un bleu indigo quasi hypnotique. Manish Nai travaille avec le bleu depuis 6, 7 ans. Ces compressions de jute monochromes sont des révélations : l’abstraction est imagination, interprétation… étriqués dans nos vies, dans nos corps, oppressés, compressés, comprimés… C’est en tuant la matière, totalement, que Manish Nai fait naître ses créations. Et ses versions monochromes font se concentrer sur l’essentiel : la forme. « Visual impact. » Pour sa dernière trouvaille, différente des expérimentations menées jusqu’ici, tenue secrète durant quelques années et à présent exposée en 5 exemplaires, Manish Nai joue encore avec notre regard. Illusions d’optique, formes immobiles mais mouvantes, pixels atypiques... « Attractive abstractions ! » MANISH NAI, exposition jusqu’au 8 octobre à la Fondation Fernet-Branca, à Saint-Louis www.fondationfernet-branca.org
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Par Emmanuel Abela
Le refuge de l’art Sous le titre Le travail à l’œuvre, les Frac du Grand Est se réunissent autour d’une thématique commune. Au Frac Alsace, l’artiste allemand Michael Beutler présente Pipeline Field. Depuis l’avènement de l’industrialisation au XIXe, l’objet se situe au cœur de la réflexion que mène l’artiste sur la société de son temps. La grande bascule duchampienne se fait sur la base de la réutilisation – la réinterprétation serait-on tenté de dire – d’un objet, hors de son contexte initial, pour lui permettre d’intégrer une autre sphère, celle de l’art, avec une nouvelle fonction. Avec les avant-gardes du début du XXe, la fascination a porté sur les machines, mais l’accélération, aprèsguerre, du processus consumériste et la prolifération des objets du fait de la mécanisation, ont conduit les artistes à se réinterroger davantage. Et même si cette thématique semble avoir été délaissée depuis les années 80 au profit d’une forme de dé-
Michael Beutler, vue de l’exposition Pipeline Field, Chapelle Saint-Jacques centre d’art contemporain, Saint-Gaudens, 2014 - Photo : François Deladerrière
nonciation pop, parfois plus cynique, des artistes s’inscrivent dans la filiation de leurs devanciers et prolongent une voie singulière qui s’intéresse à nouveau au matériau industriel. C’est le cas de Michael Beutler. Sans chercher le mimétisme industriel, cet artiste allemand de renommée internationale utilise des matériaux simples avec la volonté de créer des espaces de grandes dimensions. Pour Pipeline Field de la collection Les Abattoirs du Frac Midi-Pyrénées, le dispositif est simple : Beutler transforme la salle d’exposition en véritable hall de production inspirée par une usine de Rotterdam d’où sortaient des tubes en métal. Avec les machines archaïques qu’il crée pour l’occasion, il organise une production « invasive » de pipelines sculpturaux. Il renoue ainsi avec une approche immersive troublante – on pense immanquablement à Joseph Beuys au Centre Pompidou et à son installation Plight – qui place le visiteur au cœur d’une œuvre qui semble close parce qu’environnante, mais qui reste étonnamment ouverte à des développements évolutifs et participatifs. Ouverte également à des formes qui bien que déterminées n’en manifestent pas moins leur fragilité : les variations de teinte ou de diamètre des pipelines révèlent un certain nombre d’erreurs. Ces petites imperfections sont, selon l’artiste, inhérentes à toute démarche créatrice. Cette manière de fonctionner l’amène à poser la question d’une société construite sur la base d’une modernité robotisée et numérisée, donc normée, hypra-structurée, qui ne laisse plus de place à la moindre humanité. Il le fait avec cette vision critique, très constructive, qui vise à réanimer – au sens premier, redonner une âme – ces objets qui nous environnent, quitte à plonger à l’intérieur non seulement de ce qu’ils sont mais aussi de ce qui permet de les fabriquer. Loin de tout fétichisme et de manière amusée, il s’attache à son enveloppe mais aussi à son intérieur, avec une mise en abîme qui peut prendre une dimension vertigineuse. Inconsciemment, sans doute a-t-il en tête cette merveilleuse citation de Walter Benjamin : « L’intérieur est le lieu de refuge de l’art. » MICHAEL BEUTLER, exposition du 1er juillet au 5 novembre au Frac Alsace, à Sélestat www.frac.culture-alsace.org
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Par Benjamin Bottemer Photo : Luke Andrew Walker
Secondes peaux Mike Bourscheid représente le Luxembourg à la Biennale de Venise. Il habite son pavillon de costumes extravagants qu’il revêt lors de performances surprenantes, questionnant l’intime, le genre et la tradition. Il rentre tout juste de la Cité des Doges et s’apprête à retrouver Vancouver, où il réside depuis 2012 : Mike Bourscheid peine encore à donner ses impressions sur sa présence à la Biennale de Venise où il vient de présenter l’exposition Thank you so much for the flowers, organisée par le Casino Luxembourg. « Je manque encore de recul », explique l’artiste de 32 ans, qui s’avouait « surpris », à cause de son jeune âge, d’avoir été choisi par un jury international pour investir le pavillon luxembourgeois lors du prestigieux rendez-vous mondial de l’art contemporain. « Ce fut une formidable occasion de rencontrer toutes sortes de gens du milieu de l’art et aussi les visiteurs, particulièrement lors de mes performances. Il y a une énergie particulière qui passe dans ces moments-là, ça me permet de donner une autre version de mon œuvre. » Sculpteur, il explore également la couture pour créer des costumes étonnants, richement élaborés, qu’il revêt lors de ses performances. « J’ai une curiosité de sculpteur, aussi bien pour la céramique et le bronze que pour le cuir et la soie », précise-t-il. À Venise, The Goldbird Variations et sa jupe à volants au renflement évocateur ou les énormes têtes roses surmontées de moustaches de This is how I imagine love côtoient l’exubérant « pyjama » de Thank you so much for the flowers, où l’artiste se coiffe d’un grand vase et invite les visiteurs à jouer les arrangeurs floraux. Autant de façon de questionner les notions de genre, la pression sociale, notamment celle exercée par la famille, toute une série de codes avec lesquels Mike Bourscheid joue avec un humour indéniable. « Mes costumes peuvent évoquer l’amour, dire que l’on peut choisir malgré les normes, qu’il existe d’autres versions du masculin et du féminin, du mariage, du foyer... l’humour aide à faire passer cela, car il est lui-même
un langage hors-normes. » Après les performances du vernissage, ses costumes se présenteront comme des sculptures au sein de la Ca’ del Duca, appartement vénitien minutieusement décoré par l’artiste. On éprouve le sentiment de parcourir un foyer peuplé de fantômes, où les meubles et la décoration ont été possédés par un poltergeist malicieux et assez barré : pantoufles prises dans le bronze, imposantes chaussures et tabliers en cuir numérotés... « Par rapport à d’autres pavillons, comme des églises ou des palais très marqués par l’esprit de Venise, la Ca’ del Duca était idéale. Ça m’a permis de créer six univers dans autant de pièces, une sphère très intime. » Mike Bourscheid rend hommage aux traditions en mettant en valeur des savoir-faire traditionnels, mais il pratique aussi l’art du détournement, introduit des contrastes qui déroutent et interrogent, avec le sublime et l’absurde comme alliés. THANK YOU SO MUCH FOR THE FLOWERS, exposition jusqu’au 26 novembre à la 57e Biennale de Venise. www.luxembourgpavilion.lu
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Par Wendy Noel
Déphasés Pour sa 4e édition, la Triennale Jeune Création mise sur le jet-lag. Entre exploration du subconscient et mix de cultures, les artistes sélectionnés s’en sont donnés à cœur joie.
Isabelle Mattern, Alpha
Qui ne s’est jamais senti un peu déphasé après un voyage de plusieurs heures en avion ? Quelle heure est-il, où suis-je voire même qui suis-je, sont alors de ces questions qui nous taraudent. L’exposition qui a lieu au Luxembourg cet été a voulu mettre en relief cet état de décalage, d’entre-deux, en demandant à de jeunes artistes leur propre interprétation. Plus de 120 dossiers ont été envoyés pour 25 projets retenus au final. La plupart sont des créations inédites, spécialement présentées à l’occasion de la Triennale et témoignent d’une grande diversité. « On trouvait important d’ouvrir l’exposition à toutes les disciplines pour ce sujet, de faire participer des gens qui ne sont pas forcément dans les arts plastiques à 100% mais laisser la part belle au design aussi, à une hybridation des genres qu’on retrouve de plus en plus aujourd’hui », argumente Anouk Wies, la commissaire de l’exposition. Si certains artistes ont vu dans le thème un questionnement sur notre surexposition aux médias et aux images, d’autres ont plutôt joué sur cet état entre rêve et réalité. L’artiste Rémy Laporte a ainsi puisé dans ses propres rêves pour élaborer un travail artistique physique. Partir de soi, interroger ses origines sont des inspirations communes à de nom-
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breux artistes, surtout lorsque la plupart vivent ou travaillent au Luxembourg. « Ici on a cette idée de vivre dans différents lieux, d’avoir des racines dans un lieu, mais de bouger beaucoup. Même si on franchit juste la frontière pour aller dans le pays voisin, on est quand même face à une nouvelle culture », explique la curatrice. Cette multi-culturalité, le mélange des langues sont à la source du travail d’Isabelle Mattern. Pour la Triennale, la jeune artiste a mis en place un dispositif composé d’un clavier, sur lequel le visiteur entrera un mot, et d’un écran sur lequel apparaîtront plusieurs images de bouches. Celles-ci prononceront les lettres dans différentes langues et avec différents accents. Décalage supplémentaire : si le visiteur écrit aux Rotondes, celui au Cercle-Cité pourra lui aussi voir ces bouches parlantes. Relier deux lieux d’exposition était très important pour la coordinatrice. Ce formidable moyen de décloisonner l’art permet de « se questionner par rapport à l’institution muséale. Il y a l’idée de s’infiltrer dans le quotidien des gens, de ne pas demander au public de franchir la porte d’une galerie, d’un musée en exposant aussi à l’extérieur ». Le visiteur devient plus qu’un simple observateur, il est invité à participer au travail artistique, voire à s’y immerger comme dans ce long couloir, où casque sur les oreilles, il redécouvre la Divine Comédie de Dante. Mais outre une expérience sensorielle et artistique, la Triennale est aussi « un véritable tremplin pour ces artistes de moins de 35 ans, qui peuvent décrocher de nouvelles expositions et commandes auprès de professionnels, voire participer à la Biennale de Venise ». Où se situent alors rêve et réalité ? TRIENNALE JEUNE CRÉATION, exposition jusqu’au 27 août au Cercle-Cité et aux Rotondes, à Luxembourg www.jet-lag.lu
Par Benjamin Bottemer Photo : Armand Quetsch
Territoires en lumière Aux Rencontres photographiques d’Arles, Armand Quetsch présentera Dystopian Circles, visions contemplatives de l’Europe actuelle, dans le cadre de la première collaboration d’envergure entre le Grand-duché du Luxembourg et le festival.
C’est un territoire et une scène méconnue dans l’univers de la photographie que s’attachera à présenter l’ASBL Lët’z Arles, créée dans l’optique d’un partenariat exceptionnel avec les Rencontres photographiques d’Arles. Sur trois ans, jusqu’à l’édition 2019 où seront fêtés les 50 ans du festival, elle mettra le Luxembourg en lumière. L’année 2017 sera l’occasion d’un premier volet baptisé Flux feelings, lui-même divisé en trois parties : Dystopian circles, une exposition d’Armand Quetsch, une résidence du jeune photographe Daniel Wagener et un panorama de la photographie au Luxembourg où l’on retrouvera des images de photographes luxembourgeois et de Martin Parr, Hilla et Bernd Becher, Valérie Belin ou encore Stephen Gill ; environ vingt-cinq artistes y seront présentés. « Sur le thème du territoire, on montre à la fois le travail de
la scène locale et celui de photographes ayant travaillé au Luxembourg », explique Armand Quetsch, également chargé de la production et de la logistique pour Lët’z Arles. Dystopian circles, montrée au CNA ce printemps, rassemble une série de clichés pris entre 2004 et 2014, période pendant laquelle Armand Quetsch a multiplié les voyages en Europe, notamment dans le cadre d’un périple entre Bruxelles (où il a vécu douze ans) et la ville italienne de Lampedus, débuté en 2008, au début de la crise migratoire. Mais le voyage va changer la donne et déplacer le sujet. « Le thème peut paraître documentaire, le sens ne l’est pas, précise le photographe. Car des images documentaires sur le sujet, il en existe déjà beaucoup, je ne voyais pas l’intérêt d’en faire de nouvelles. Je rapporte seulement ce que j’ai vu dans un contexte précis, à travers un voyage entre deux destinations qui symbolisent les valeurs européennes et les questionnements qui les entourent. » Flâneur, zigzaguant entre l’Allemagne, l’Autriche, la Grèce, les Balkans, écartant l’humain de devant l’objectif, l’artiste documente par des visions contemplatives dont l’association déclenche l’émotion. Au sein de la chapelle de la Charité à Arles, Armand Quetsch s’attellera à recréer le dialogue entre ses différentes photos, qui seront tirées sur des panneaux de bois de différents formats et disposées de manière à se répondre. « Dans tous mes travaux, il est question de ce que l’image peut véhiculer, en s’éloignant de toute prétention explicative. De nombreux changements de vision sont intervenus pendant mes voyages, c’est aussi tout l’intérêt d’un travail qui se complète et s’équilibre au fil de mon parcours. Récemment, avec ma série Ephemera, j’explorais l’intime ; cela a laissé des traces sur le regard extérieur que je porte à travers Dystopian circles. » DYSTOPIAN CIRCLES, exposition dans le cadre de Flux feelings, expositions aux Rencontres photographiques d’Arles du 3 juillet au 24 septembre, et au Cercle Cité de Luxembourg au printemps 2018. www.letzarles.com
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Par Wendy Noel
Bitume en fête Le festival Scènes de rue envahit la ville de Mulhouse pour sa 21e édition : 5 jours de découvertes artistiques pour avoir « la tête dans les étoiles et les pieds sur terre ».
Des danseurs casqués, une fille sur un fil, des explosions de patates, des clowns sur une montgolfière… ces univers délirants sont le propre du festival mulhousien dont la folle diversité est désormais habituelle. « Nous avons toujours voulu proposer des spectacles qui peuvent s’adresser à un public très large, familial et à un public plus adulte avec des questions sociétales, sur notre rapport au monde. C’est une alchimie toujours un peu subtile », explique Frédéric Rémy, le directeur artistique de Scènes de rue. Une alchimie, qui est devenue peu à peu la marque de fabrique du festival et qui invite aussi bien au rire qu’à la réflexion. Et des pièces qui font réfléchir, il y en a un certain nombre. On retiendra notamment Sous le pont, né de la collaboration entre Abdulrahman Khallouf et Amre Sawah, tous deux réfugiés syriens. Ce texte bouleversant construit à partir d’histoires vraies interroge l’asile, désormais au cœur de l’identité syrienne, et la responsabilité des occidentaux. Le spectateur se retrouve ainsi face à un réfugié au futur incertain. Cette approche de l’actualité entraîne une prise de conscience nécessaire. « Dans ce type de festival on a une responsabilité, avoue Frédéric Rémy, qui est de ne pas seulement être dans le plaisir mais aussi dans le sens, dans le fond. » Les artistes ont d’après lui ce pouvoir de révéler la folie de notre monde grâce à une singularité, un décalage, une poésie qui leur est propre. C’est ce que fait aussi la compagnie Carnage productions avec son spectacle ZérO Killed. D’une manière décalée et caustique, il met en scène le retranchement de neuf femmes et hommes qui tentent de survivre et d’échapper au chaos du monde extérieur lorsque 120 personnes viennent leur demander refuge. 120 personnes incarnées par le public. Car le spectacle de rue c’est aussi cela : la possibilité un lien direct entre l’acteur et le spectateur, entre la scène et la salle. Les barrières disparaissent, et un rapport de proximité quasi-intime se met en place. Le trek danse est de cette trempe-là. « Cette nouvelle pratique s’apparente à la balade d’exploration. Cette proposition s’inscrit dans la tendance des balades urbaines, à partir d’un travail sur les
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Sous le pont, co-production entre la FAB et Amre Sawah © Iyad Kallas
cinq sens. Ça permet d’éprouver et d’observer la ville différemment, d’une manière singulière, artistique. » Une randonnée en petits groupes dans Mulhouse, pour se réapproprier l’espace public, pour vivre une aventure humaine et une expérience sensorielle. La compagnie Les 3 points de Suspension propose elle aussi quelque chose de singulier : du balnéocivisme (une des drôles de surprises du festival) pour offrir du bien-être à tous : hommes, végétaux et animaux. Une édition où bitume mulhousien rime avec éveil des sens et de la conscience. SCÈNES DE RUE, festival des arts de la rue du 12 au 16 juillet, à Mulhouse www.scenesderue.fr
Par Caroline Châtelet
Une Mousson qui ne s’émousse pas À la Mousson d’été, le travail des auteurs guide les choix, le festival se faisant fort depuis vingt-trois ans de placer l’écriture dramatique au centre de son projet.
Tiago Rodrigues, qui présentera son spectacle Entre les lignes.
Dans les métiers artistiques, les auteurs figurent parmi les professions les plus précaires. Peu rémunérés, fragiles socialement (à titre d’exemple, un auteur ne peut bénéficier d’allocation-chômage), rares sont ceux qui vivent de leur travail d’écriture – une situation obligeant à mille et une activités connexes et que certains évoquent dans leurs romans, comme François Bégaudeau avec dérision dans La Politesse. Concernant le théâtre, si l’écrivain occupe une place différente dans ce champ artistique – maillon de la chaîne de création, l’auteur précède ou accompagne la conception d’un spectacle – les difficultés sont les mêmes. Majoritairement exclus ou tenus à l’écart des processus de création, les écrivains dramatiques peinent à voir leurs textes mis en scène ou seulement lus et édités. Seuls quelques-uns, no-
tamment par le développement de collaborations pérennes avec des metteurs en scène, acquièrent une visibilité au long cours, tandis que d’autres deviennent metteurs en scène de leurs propres écrits. En attendant une amélioration de ce contexte – qui sait, avec une ministre de la Culture issue de l’édition, tout peut arriver ? – les structures et festivals dédiés aux écritures dramatiques contemporaines ont d’autant plus d’importance. Grâce à eux, auteurs, spectateurs, comédiens, metteurs en scène, traducteurs ou encore éditeurs se rencontrent. Ce travail, cela fait plus de vingt ans que la Mousson d’été s’en acquitte. Créé et dirigé par le metteur en scène et actuel directeur de La Manufacture – Centre dramatique national de Nancy Michel Didym, le festival propose des lectures, mises en espaces, concerts, rencontres, etc. Autant d’occasions – le plus souvent gratuites – de découvrir des écritures, les dispositifs scéniques économes et légers favorisant la transmission d’une langue, d’un propos. Comme le souligne Michel Didym, la Mousson d’été « est un processus : nous permettons à tous de cheminer vers la dramaturgie contemporaine ». Sur les près de cinq cent textes reçus, une vingtaine seront retenus pour cette vingt-quatrième édition du festival, venus de France, d’Italie, d’Allemagne, de Suède ou encore de Russie. Après une Mousson 2016 ayant annoncé se centrer sur le politique et son appropriation par tout un chacun, l’édition 2017 s’oriente sur les questions de la résistance. Pour Michel Didym, les résistances sont multiples, « résistance intérieure, résistance à l’oppression, à l’argent ou encore à la domination familiale ». Et le metteur en scène d’évoquer « Henrik Ibsen, qui au début du XXe siècle, a été l’un des premiers auteurs à se positionner dans son écriture sur l’émancipation de la femme et les ravages de la religion. Nous sommes dans une période ou contrairement à ce qu’on pense, ces deux questions, si elles prennent des formes diverses, étranges, demeurent à l’ordre du jour, et traversent certains textes. » LA MOUSSON D’ÉTÉ, festival du 24 au 30 août à l’Abbaye des Prémontrés de Pont-à-Mousson www.meec.org
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Par Caroline Châtelet Photo : Pascal Bastien
Une femme de qualité 74
Fin avril, les tutelles (Ville, État, Région) et l’association du Maillon ont annoncé la nomination de Barbara Engelhardt, qui prendra la tête du théâtre strasbourgeois le 1er septembre prochain.
Devant introduire la nouvelle directrice du Maillon, théâtre de Strasbourg et scène européenne, on avait envie de lister succinctement : une femme / Allemande / moins de 50 ans. On s’est dit qu’on ne le ferait pas. Car même si l’on s’en félicite intérieurement, on connaît le revers de ce choix de présentation. Citer en premier ces données, c’est courir le risque de faire de Barbara Engelhardt la « femme de service », soit celle dont la désignation va permettre aux tutelles (avec un soupir de soulagement) de retourner à leur immobilisme – et de continuer à nommer des hommes / blancs / de plus de 50 ans à tous les postes similaires. Ensuite, ayant eu vent de l’arrivée prochaine, le 1er septembre 2017, d’Eva Kleinitz (femme / Allemande / moins de 50 ans) à la tête de l’Opéra National du Rhin, on se dit que Strasbourg doit bénéficier d’un microclimat, et que dans cette ville, les gens n’ont même plus à s’en réjouir : c’est normal, quoi. Enfin, parce que l’autre conséquence de la « femme de service » est, parfois, de masquer la légitimité professionnelle : une femme serait là plus pour satisfaire les quotas que pour ses compétences. Et puis, on s’est repris : après tout, prenons l’envers du revers : non seulement l’arrivée de Barbara Engelhardt signale l’ouverture de la direction de structures culturelles à d’autres profils – il n’est jamais trop tard –, mais elle consacre, surtout, le parcours d’une femme de qualité. Un parcours d’une telle cohérence que sa nomination au Maillon semble, d’ailleurs, plus un retour qu’une arrivée. Pourtant, à ce sujet, Barbara Engelhardt est catégorique. Certes, si elle a assuré de 2005 à 2015 la programmation du festival Premières, co-organisé à ses débuts par le TNS et le Maillon puis, par la suite, avec le Badisches Staatstheater de Karlsruhe, elle était « un électron libre entre plusieurs partenaires institutionnels ». Le Maillon, c’est ces dernières semaines qu’elle a commencé à vraiment le connaître de l’intérieur. Au côté de Bernard Fleury, ex-boss du lieu parti à la retraite en 2015, elle a assuré la gestion par intérim du théâtre. Tous deux ont en effet, suite au
départ précipité (en décembre 2016) de l’éphémère directeur Frédéric Simon, terminé la programmation de la saison prochaine. Une saison 2017-2018 « pas facile à défendre » – au vu de sa conception dans une période trouble – mais où s’affirme déjà certains axes défendus par la directrice : celui d’une « logique internationale et européenne multidisciplinaire, avec des nouvelles compagnies, des premières en France et des premières venues d’artistes à Strasbourg ». Le projet souhaité par Barbara Engelhardt pour le Maillon prend appui sur l’histoire artistique de ce théâtre, et son « ouverture surprenante à des propositions artistiques qui s’attachent à créer un rapport individuel et en même temps diversifié au réel ». Cette caractéristique, Barbara Engelhardt souhaite la prolonger, tout en accentuant les deux pôles de rayonnement. « Il s’agit d’inscrire le Maillon sur le territoire du Grand Est et dans l’Europe. Ces dimensions sont complémentaires, ce sont deux pôles aussi importants l’un que l’autre. L’Europe est à Strasbourg, Strasbourg “est” l’Europe et il faut travailler sur cette idée, profiter de l’atout de cette ville transfrontalière, en testant des formes de coopération et d’échanges. » La coopération va, d’ailleurs, s’avérer indispensable au Maillon avec son déménagement qui approche. Car si la construction d’un nouveau théâtre est bien toujours prévue, les travaux ont pris du retard et ce décalage va l’amener à travailler à partir de l’été 2018 (date de la destruction du bâtiment du Wacken) hors les murs, notamment chez ses partenaires culturels. En attendant le nouvel équipement et ses deux salles de représentation, Barbara Engelhardt entend déjà mettre en œuvre une programmation « d’écritures scéniques variées », « l’invention de formats de rencontres différents avec les spectateurs », et le développement de la production, soit l’accueil d’artistes sur des temps de création développés. Ce goût pour l’éclectisme et le passage d’une dimension à l’autre semble avoir toujours existé chez Barbara Engelhardt. Dès ses études, et jusqu’à ses premières expériences professionnelles.
Ainsi, tout en suivant un cursus universitaire en Allemagne (et une année d’échange à Bordeaux) au terme duquel elle obtient l’équivalent de l’agrégation en histoire, en littérature allemande et française, elle cultive son intérêt pour les arts plastiques et le théâtre. Après avoir travaillé comme journaliste et rédactrice en chef, de 1996 à 2001, de la revue Theater der Zeit – Politik und Theater à Berlin, elle s’installe en 2001 en France. C’est là qu’elle commence à mettre en œuvre différemment son regard affûté de spectatrice, en réalisant seule ou en duo la programmation de deux festivals rapidement reconnus au niveau national pour leur qualité : Le Standard Idéal à la MC93 de Bobigny (de 2004 à 2012) et Premières, dédié aux jeunes metteurs en scène européens. Tout en collaborant en tant que dramaturge avec le metteur en scène d’opéra David Marton, elle dirige depuis 2010 en Allemagne, à Braunschweig, le festival Fast Forward, dont la dernière édition aura lieu en novembre. Lorsqu’on évoque auprès d’elle cette inclination aussi persistante que naturelle à jouer les saute-frontières entre les disciplines artistiques, les fonctions, comme entre les pays, Barbara Engelhardt suggère avec discrétion son enfance. Ou comment la particularité d’un projet prend sa source dans les constructions et expériences les plus intimes… « J’ai grandi dans un village sur le Rhin, donc sur la frontière, et ce transfrontalier est présent pour moi depuis toujours. J’ai vu cette région changer, et si la création de passerelles entre la France et l’Allemagne a pris du temps, l’ouverture est réelle. Cette logique amène à porter le regard vers un horizon plus large, au niveau européen. Nous avons un futur commun, nous partageons les mêmes responsabilités et les mêmes inquiétudes, mais aussi les mêmes émotions et les mêmes espoirs. » Le Maillon, Théâtre de Strasbourg et scène européenne www.maillon.eu
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Par Caroline Châtelet
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Ma vieille ville natale Le Festival d’Avignon se tiendra du 6 au 26 juillet (pour le In), du 7 au 30 (pour le Off). L’occasion de scruter les enjeux du Off, auquel participent plusieurs compagnies de l’est de la France.
Médée Kali, texte de Laurent Gaudé, mise en scène de Emilie Faucheux (Compagnie Théâtre de Ume) – Photo : Thomas Journot
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sans limites, dans un monde enfin débarrassé des adultes, à jouer et à danser au son d’une musique merveilleuse ? » Ce faisant, le réalisateur relie ces questionnements à ceux que lui inspire son périple à Disneyland Paris, ce royaume du simulacre constituant l’objet de son film : « Une question surtout me préoccupe, une plus que toutes les autres. Nous, (…) les 45 000 qui serons à Disneyland aujourd’hui, serons-nous les enfants de l’histoire ou n’en serons-nous que les rats ? La musique qui nous attire est-elle aussi brillante que l’eau qui court au soleil, ou bien est-elle incohérente et triste, d’une aigreur à serrer le cœur et à faire se dresser les cheveux sur la tête ? » Je ne suis jamais allée à Disneyland Paris. Mais chaque été, lorsqu’arrive juillet et que, comme la majorité des personnes travaillant dans le champ théâtral, je prends la route d’Avignon, je songe à ce film. À ce conte. Les milliers de personnes qui se rendent dans la Cité des Papes pour le festival sont-ils les enfants ou les rats de l’histoire ? La musique qui les attire est-elle mélodieuse ou incohérente ? Si rats et enfants il y a, qui des artistes, spectateurs, programmateurs, loueurs de salle et de logements à des prix exorbitants sont les premiers ? Les seconds ? Attirés par la possibilité de vendre leur spectacle, les artistes ne se muent-ils pas en joueurs de flûte tentant de convaincre les badauds de voir leur création ? Dans son film, Arnaud des Pallières ne donne aucune réponse définitive à ses questions – tout est affaire de point de vue, certainement. Pour Avignon, c’est la même chose : certains vous vanteront la vitalité et l’éclectisme de la manifestation, creuset de la création artistique française comme internationale. D’autres fustigeront le festival créé en 1947 par le metteur en scène Jean Vilar, aujourd’hui désigné comme le In, pour ses tarifs, ses billets impossibles à obtenir ou son supposé élitisme, et adouberont le Off. D’aucuns, encore, exécreront le dévoiement du Off, né en 1966 de la volonté de l’auteur André Benedetto de proposer un espace de création libre et alternatif, et basé aujourd’hui sur les règles du secteur privé. Car là où le In, comme tout festival, programme – voire, produit – des spectacles selon une ligne artistique impulsée par son directeur (depuis 2014, le metteur en scène et auteur Olivier Py), le Off fonctionne comme un marché : la décision de participer au festival relève du seul choix d’une équipe théâtrale. Et celle-ci prendra en charge, dans la plus édée Kali, texte de Laurent Gaudé, mise en scène de Emilie Faucheux (Compagnie Théâtre de Ume) M Photo : Thomas Journot grande majorité des cas, l’intégralité des frais inhérents : logement, déplacement, défraiement, location du théâtre, Au début de Disneyland, mon vieux pays natal, documentaire génial par son interrogation mélancolique sur les états de l’enfance dans une forme diffractant voix, image, discours, fiction, témoignage, Arnaud des Pallières raconte en voix-off l’histoire du Joueur de flûte de Hamelin. Évoquant le conte, le réalisateur s’interroge sur sa morale et soulève certaines de ses ambiguïtés : « Les enfants avaient-ils été punis pour la faute de leurs parents ou connaissaientils au contraire un bonheur désormais
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La Dernière Bande texte de Samuel Beckett mis en scène par Cécile Gheerbrant (Compagnie Les Oreilles et la queue) – Photo : Agnès Weill
communication, etc. Avignon se révèle ainsi pour les compagnies du Off un gouffre financier, dont certaines ne se relèvent pas. Comme l’écrit la critique Diane Scott (dans Carnet critique), « le “Off” d’Avignon est devenu en cinquante ans une caricature du capitalisme : hégémonie des critères financiers, surenchère immobilière, obsession publicitaire, faiblesse artistique de la majorité des propositions. De son côté, le “In” chapeaute en partie, symboliquement par son prestige, et réellement par ses capacités de production, l’institution théâtrale publique, qui s’est modifiée elle aussi, vers une centralisation et une intégration plus grande, ainsi que vers une forme de tassement. » En dépit de ces critiques récurrentes, les compagnies s’y pressent et le Off continue son expansion : 980 spectacles en 2009, 1416 en 2016, et 1480 annoncé pour cette édition 2017. Parmi les équipes françaises et étrangères tentant l’aventure cet été, quarante-neuf viennent des deux grandes régions de l’est : dix-sept de la grande région Bourgogne-Franche-Comté, trente-deux de la région Grand Est (Alsace, Lorraine et Champagne-Ardenne). Toutes ont été sollicitées afin de répondre à quelques questions : Avignon leur semble-t-il incontournable ? Qu’est-ce qui motive leur choix ? De quelles aides ont-elles bénéficié ? Etc. sur les quarante-neuf, dix-huit, présentant à elles toutes vingtet-un spectacles, ont répondu (les compagnies Itek, des Bestioles, Théâtr’âme, la Grange aux histoires, Luce, Coup de théâtre, Astrov, Les Objets volants, Pardès rimonim, le Piéton, Les Oreilles et la queue, Ormone, Rue des chimères, l’association Illusion ou réalité, le
Théâtre de Ume, le Théâtre Spirale, Le Théâtre du Peuple et le NEST - CDN de Thionville-Lorraine). Qu’elles en soient remerciées. Les quelques éléments suivants se nourrissent, en partie, de leurs paroles.
— Tout et son contraire D’abord, constatation sans surprise : oui, il y a vraiment de tout à Avignon, qu’il s’agisse du modèle économique, des tarifs de billetterie (parmi les cent vingt-huit lieux dont cent dix-neuf théâtres du Off, un billet peut coûter, en tarif plein, entre 3 et 30 €), du coût de location de la salle, de la jauge, des esthétiques, des publics visés, etc. Concernant le genre, si le théâtre domine – neuf cent cinquante-deux du total des spectacles du Off se désignent comme tels – d’autres champs sont présents : cirque, marionnette, mime, théâtre musical, danse, clown, chanson, magie, etc, destinés à des âges divers. Côté textes, les classiques mainstream côtoient les auteurs contemporains, les écritures de plateau croisent les montages de textes, les pièces succèdent aux adaptations de romans. Citons La dernière bande de Samuel Beckett joué par la compagnie Les Oreilles et la queue, Médée-Kali de Laurent Gaudé par le théâtre de Ume, ou l’auteur et comédien Serge Valletti monté par les compagnies Coup de théâtre (Encore plus de Gens d’ici) et Théâtr’âme (Jésus de Marseille). Si cette diversité n’est pas nouvelle et est constitutive de la manifestation, la constance de certaines caractéristiques – courte durée des spectacles, distributions allégées (en
somme, le monologue d’une heure est la norme) – rappelle que venir à Avignon a un prix. Par ailleurs, un mouvement est apparu récemment, celui de la présence d’institutions théâtrales, auparavant uniquement présentes dans le In. Ainsi, le Théâtre du Peuple de Bussang joue pour la première fois cette année dans le Off, à l’initiative de son directeur Vincent Goethals. Programmé avec sa propre compagnie dans le In en 2003 (année de l’annulation du festival en raison de la crise liée à la réforme de l’intermittence), venu dans le Off en 1989 et 2008, le metteur en scène joue William’s Slam. Le spectacle ayant eu, comme Vincent Goethals le raconte, « un très beau succès l’été dernier aux Estivales de Bussang », jouer à Avignon est l’occasion d’une visibilité et de lancer « un appel au public avignonnais de venir par la suite dans nos Vosges découvrir notre mythique théâtre du Peuple ! » Le Nest - centre dramatique national de Thionville, programmé en 2000 dans le In, et habitué du festival pour, selon son directeur Jean Boillot, « découvrir des spectacles et des gestes artistiques », joue cette année également pour la première fois côté Off. Parmi les raisons ayant amené ce choix, Jean Boillot évoque : « Il est certain que nous y serons visibles, plus qu’ailleurs. Nous espérons rencontrer des professionnels que nous ne pouvons rencontrer dans d’autres endroits, de manière si condensée. Et puis, c’est aussi une concentration de journalistes et la possibilité d’avoir une visibilité médiatique. Enfin, c’est une incroyable expérience que de jouer pendant trois semaines consécutives : le spectacle va s’en trouver transformé. » Cette présence de tous les types de structures pourrait faire croire à une homogénéisation du champ théâtral, voire à une disparition des rapports de hiérarchies au sein de ce secteur, il n’en est rien (comme le détaille le paragraphe suivant). Cela dénote, en revanche, de la pression accrue exercée sur toutes les structures théâtrales. Outre les injonctions à la diffusion et à la visibilité, l’inscription dans un réseau, son développement, participe de la survie des structures. Comme le souligne Jean Boillot, « de plus en plus de centres dramatiques participent au Off pour atteindre d’autres cercles de professionnels, devenus inatteignables autrement. »
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— Le bon lieu Trouver un lieu s’avère éminemment stratégique, d’autant que la sélection s’effectue dans les deux sens… Le choix dépend des conditions techniques, des finances – la location d’un créneau horaire pouvant avoisiner les vingt mille euros, selon le prestige et la renommée du théâtre – et de critères tels que le type de spectacle. Le Gilgamesh-Belleville, par exemple, a une programmation attentive aux questions d’actualités et aux problématiques politiques (la prison, le vote, le conflit israélo-palestinien, le nucléaire, etc.). C’est dans ce théâtre que Jean Boillot présente La Vie trépidante de Laura Wilson de Jean-Marie-Piemme, et que la compagnie Pardès rimonim joue Un siècle, écrit et mis en scène par Bertrand Sinapi. Et puis il y a aussi le réseau, la visibilité. Comme le précise la metteuse en scène et interprète du Théâtre de Ume Émilie Faucheux, qui jouera Médée-Kali de Laurent Gaudé à Présence Pasteur, « ce lieu est géré par le Théâtre de l’Espoir, situé à Dijon comme ma compagnie. Présence Pasteur est spécialisé dans les écritures contemporaines, ce qui nous correspond, c’est un lieu qui a une visibilité auprès des professionnels, et qui nous proposait un tarif avantageux. » Si la location est le modèle dominant, certains théâtres travaillent en co-réalisation avec les compagnies, partageant la billetterie et une partie des risques financiers. Enfin, ces dernières années, de plus en plus de collectivités territoriales – outre l’attribution de subventions spécifiques – choisissent de gérer un théâtre, programmant ainsi des artistes de leur territoire. Accompagnant à travers plusieurs dispositifs quatorze spectacles cet été, la région Grand Est en programme huit dans la Caserne des pompiers, salle accueillant historiquement les artistes de Champagne-Ardenne. Pour Cécile Gheerbrant, metteuse en scène des Oreilles et la queue qui figure parmi les huit heureux élus de la Caserne, jouer dans ce « lieu repéré des programmateurs et des spectateurs », était une priorité. C’est également le cas de la compagnie Astrov, dont le directeur artistique Jean de Pange explique : « Participer au festival en étant programmés nous positionne de façon très positive face à cette expérience avignonnaise (qui peut
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être très violente pour les équipes). Ce soutien, notre présence dans ce lieu spécifiquement, décale un peu les enjeux en ajoutant une dimension collective et territoriale qui nous plaît beaucoup. » À tous ceux qui envisagent Avignon comme un espace où chacun partirait avec les mêmes chances, l’étude de ces choix de lieux rappelle que, là comme ailleurs, les rapports de classe et de distinction opèrent. Une hiérarchie forte s’exerce et un programmateur ira plus volontiers découvrir un spectacle dans un théâtre dont il sait que la sélection est opérée par des instances institutionnelles dont il reconnaît la légitimité (collectivités, metteur en scène de compagnie, directeur de théâtre dans une autre ville, etc.)
— Tuer le monstre ? La dernière question adressée aux compagnies portait sur une citation du metteur en scène Claude Régy (Libération, 2001) : « Pensez à ce que l’on voit dans les rues d’Avignon pendant les tristes semaines où se manifeste cette monstruosité qu’est le Festival et qui ressemble plus à une foire exposition qu’à quelque chose qui aurait encore quelque lien avec l’art. D’ailleurs, il faudrait supprimer le Festival d’Avignon pendant plusieurs années, qu’on oublie cette infection pour avoir idée de reconstruire autre chose. (...) La situation est alarmante, mais c’est celle de toute notre société, on a le théâtre que l’on mérite. » Parmi les réflexions sur cette position, citons celle de Cécile Gheerbrant, dont l’analyse souligne les paradoxes du Off : « À Avignon, les compagnies sont à la fois victimes et bourreaux.
Victimes parce que nous ne maîtrisons pas la surenchère exponentielle du nombre de salles qui s’ouvrent chaque année, du nombre de spectacles qui se jouent, de la mainmise des marchands de salles sur le Off parfois peu regardants sur la qualité et même le professionnalisme. Le slogan d’AF&C (Avignon Festival & Compagnies), “1000 spectacles et 1000 émotions”, ne me fait pas bondir de joie ! Il ne faut pas se leurrer, ils pourraient ajouter “1000 déceptions”, pour les spectateurs comme pour les artistes. Bourreaux car nous sommes aussi complices peut-être d’y retourner, en y allant nous semblons cautionner ce fonctionnement. » Néanmoins, continuet-elle, « la parole et le regard des artistes sont essentiels pour l’évolution du paysage artistique. Cela dépasse largement le cadre du Off, par exemple nous devrions être plus présents dans les comités d’experts qui régissent les aides à la création. Le “prêt-à-créer”, les grilles, les cahiers de charges prennent de plus en plus de place. (…) Mais l’équipe de la compagnie Les oreilles et la queue n’est pas maso ! En fait, nous nous réjouissons aussi de l’effervescence que génère le festival, des rencontres, des retrouvailles, des expériences que nous vivrons et partagerons ! Oui il y a bien quelque chose de pourri au Royaume du Off mais le vice c’est excitant, ça génère de l’euphorie ! » Alors, pour paraphraser Arnaud des Pallières disant « Disneyland existe, les enfants aussi sans doute », peutêtre que si « Avignon existe, le théâtre aussi sans doute ? » FESTIVAL D’AVIGNON, du 6 au 26 juillet (In), du 7 au 30 (Off) www.avignonleoff.com www.festival-avignon.com
FLOTATION TOY WARNING The Machine That Made Us / Talitres – Differ-Ant
BRIGHT PHOEBUS PEASANT
Lal & Mike Waterson / Domino Richard Dawson / Domino Les Anglais sont d’indécrottables nostalgiques – ça tombe bien, nous aussi ! Ainsi, le label fleuron Domino revisite l’un des pans de leur culture intime : le folk. Une orientation affirmée avec la publication de l’album magnifique de Shirley Collins, et aujourd’hui confirmée avec la réédition du disque culte signé Lal & Mike Waterson, Bright Phoebus en 1972. À l’image de ce qu’expérimentait le duo The Incredible String Band quelques années auparavant, cet enregistrement, qui compte parmi ses plus grands fans Arcade Fire, Stephen Malkmus ou Jarvis Cocker, ouvrait une voie nouvelle dans la longue tradition du folk : débridée et hautement habitée. Quarante-cinq ans après, il garde toute sa force de rayonnement, comme en témoignent les réminiscences qu’on peut relever ça et là dans le dernier enregistrement de Richard Dawson : avec Peasant, cet équilibriste de l’avant-folk natif de Newcastle nous livre une suite de contes extatiques afin de dresser « le panorama d’une société en désaccord avec elle-même ». Troublant, fascinant même. (E.A.)
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En 16 ans d’existence, ces Londoniens qui ont migré pour la plupart d’entre eux au Pays de Galles n’en sont qu’à leur deuxième album. Publié 13 ans après la belle promesse de Buffler’s Guide to the Flight Deck en 2004, ce disque inespéré qui puise avec une grande modestie aux sources mêmes de l’avant-garde pop anglaise est troublant à bien des égards : hors du temps, il avance comme ces navires d’explorateur dans le brouillard du grand nord, parcourus de toutes parts par les délicieuses caresses du froid. Avec la réserve de ceux qui ne cherchent guère à s’exposer, il libère une tendresse fragile qui nous attache à chacune de ses brisures. (E.A.)
ASYNC Ryûichi Sakamoto / Milan Music Il y a une belle douleur à l’œuvre dans le nouvel album de Ryûichi Sakamoto. Huit ans après sa dernière livrée personnelle, ce toucheà-tout revient avec un opus en forme de solde de tout compte. Entretemps, l’interprète du ténébreux capitaine Yonoi dans Furyo a connu la maladie, dont il est sorti vivant mais pas indemne. Épreuve qui semble naturellement avoir bouleversé sa musique, tant les textures sonores qui composent cet async se révèlent affectées, froissées, comme passées au papier de verre. Chaque titre fonctionne à l’image d’un plan dans un film « rêvé » de Tarkovski. De petits mondes mystérieux, lovés sur eux-mêmes et nécessitant, pour qui veut y déceler la lumière qui perce au travers de la brume, une attention soutenue, mais souvent récompensée. (N.B.)
ULRIKA SPACEK Modern English Decoration / Tough Love – Differ-Ant Il est toujours amusant de constater comment un style s’impose à nouveau comme une évidence : à l’écoute du second album de ce séduisant groupe londonien pourtant formé à Berlin, on se replonge au début des années 90, à cette époque où Slint, Pavement et Lou Barlow exploraient en slackers les méandres incertaines d’une pop électrique lo-fi. Mais nul mimétisme ici, en s’abreuvant à la source du psychédélisme et du punk newyorkais séminal, ces cinq gars-là inventent une esthétique qui leur est propre : pure, abrasive, mélancolique et délicieusement surréelle. (E.A.)
BEACH FOSSILS Somersault / Bayonet Records – Differ-Ant On les avait quittés plutôt jeunes, post-punk et ténébreux en 2013, on les retrouve avec une poignée de chansons qui déconcertent par leur maturité. Avec une orchestration riche mais mesurée, mêlant cordes, clavecin, piano, flûte traversière – quel bonheur sur Saint Ivy ! – et saxophone, ces natifs de Brooklyn semblent en quête d’une lumière nouvelle, lorgnant outre-Atlantique du côté des classiques britanniques du genre : les Kinks, Smiths ou Felt. L’addiction est immédiate, et l’on se surprend à fredonner ce qui constitue la somme élégante de petits bijoux pop. (E.A.)
Saison 17 | 18 opera-dijon.fr | 03 80 48 82 82
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INFORMATIONS ET RÉSERVATIONS WWW.LARODIA.COM/DETONATION
Une cuisine familiale, des produits frais et locaux vous attendent au restaurant du Centre d’Art Contemporain de la Fondation. Une pause savoureuse au milieu du jardin de sculptures et des expositions !
Mercredi - dimanche : 10 h - 18 h 27 rue de la Première Armée - 68700 Wattwiller - France T. +33 (0)3 89 82 10 10 - M. +33 (0)6 04 14 31 95 s.blaser@lebistreau.org Exposition en cours : Talents Contemporains 5ème Edition, jusqu’au 10 septembre 2017.
A BROKEN HALLELUJAH De Liel Leibovitz / Allia
ARNAUD ROUSTAN Violence du moyen / L’Âge d’Homme Il y a ceux qui cherchent la félicité chez H&M, passent leur vie en mode shuffle, espionnent leurs voisins ; et ceux qui écoutent du rock trop fort, écrivent les lettres d’amour que tout le monde rêve de recevoir, détruisant les restes de concept et arrachant les cœurs et les culottes. Au bureau des lettres Anonymes, on s’amuse beaucoup ; autant en essayant de changer le monde qu’en essayant de trouver sa place. Aymeric et Sébastien dansent sur les ruines pour se libérer de l’ordinaire. Dans Violence du Moyen, la langue est lucide ; les portraits du quotidien et ses personnages font un pas de côté ; le banal devient sublime. Ce premier roman parle de façon drôle d’un monde où il est de plus en plus difficile de communiquer mais où la rédemption est possible avec une bonne blague. Comme si le Her de Spike Jonze avait rencontré la poésie de Michel Houellebecq. (S.-L.M.)
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Sous-titré « Rock and roll, rédemption et vie de Leonard Cohen », cet ouvrage érudit, magnifiquement illustré, retrace les liens entre la vie, les croyances et l’art de Leonard Cohen. Pour raconter le parcours du poète canadien devenu une icône de la chanson, l’auteur qui a eu accès aux 140 cartons de ses archives personnelles s’appuie sur des lettres, des notes et des témoignages de proches. On retient cette déclaration de Cohen, jeune poète interviewé à la télévision en 1957 : « Je suis préoccupé quand je me lève le matin, mon vrai souci est de découvrir si je suis, ou non, dans un état de grâce. Je me livre à cette recherche et, si je ne suis pas en état de grâce, j’essaie de retourner au lit. » (P.S.)
SYD BARRETT, LE ROCK ET AUTRES TRUCS De Jean-Michel Espitallier / Le Mot et le Reste Nombreux sont ceux qui ont cherché Syd Barrett. À la différence, Jean-Michel Espitallier, poète, écrivain et batteur, savait vraiment où habitait le fondateur du Floyd – l’adresse lui avait été communiquée comme le Graal ultime. Et même s’il n’en fit rien – si ce n’est d’apercevoir l’icône dans la voiture de sa sœur ! –, il rapporte cette somme de souvenirs, et parfois de non souvenirs, qui en disent long sur la personne magnifique. Avec une plume alerte, il nous révèle ce qui fait le fondement de son attachement au rock. En se racontant, il nous raconte, nous tous, en définitive. (E.A.)
UNE SŒUR De Bastien Vivès / Casterman Après s’être essentiellement investi ces dernières années dans la série Lastman, toujours en cours, Bastien Vivès nous revient dans le registre intimiste qui a fait ses premiers succès avec Une Sœur. Il y décline à nouveau l’enfance, les femmes, le rêve et le fantasme avec ce récit très osé qui nous fait vivre l’adolescence en accéléré d’Antoine, 13 ans, le temps d’un été en famille. Celui-ci passe son temps à dessiner des Pokémon avec son petit-frère avant l’arrivée d’Hélène, 16 ans, une amie de la famille venue passer quelques jours avec eux. À ses côtés, il connaîtra ses premières transgressions et expériences charnelles. Dans son inimitable style minimaliste et pourtant très expressif, Bastien Vivès conte avec simplicité et sensibilité une tranche de vie qui évoquera sans doute à tout un chacun des souvenirs d’un été inoubliable et précieux. (B.B.)
ONE TWO THREE FOUR RAMONES De Cadène, Bétaucourt et Cartier Futuropolis Quoi de plus compliqué que de retracer en condensé la vie d’un groupe ? Les trois auteurs de cet ouvrage ont opté pour un parti-pris audacieux qui raconte l’histoire des Ramones à rebours, en insistant sur le parcours personnel de Dee Dee. De cette plongée dans les bas-fonds du punk qui nous renvoie aux lignes les plus scabreuses de Please Kill Me, l’ouvrage de référence en la matière, on retiendra les pages saisissantes qui relatent l’enfance désastreuse d’un môme en quête d’ailleurs. (E.A.)
A World Not ours Exposition collective Coproduction la Kunsthalle et la Fondation schwarz KuNstHAllEMulHousE.CoM
SPEEDY GRAPHITO
BIG BUZZ SHOW
du 8 octobre au 8 juillet 2017 ESPACE D’ART CONTEMPORAIN ANDRÉ MALRAUX 4 Rue Rapp 68000 COLMAR contact : 03 89 24 28 73 ou artsplastiques@colmar.fr ENTRÉE LIBRE du mardi au dimanche de 14h à 18h, excepté le jeudi de 12h à 17h.
Sven’t Jolle, Sans papiers, 2005, plâtre pigmenté – Courtesy Galerie Laurent Godin, Paris – Photo : © Hugard & Vanoverschelde
01.06 — 27.08 2017
Ashiya n°3 Par Jérôme Mallien
Pratiquer la Voie Jérôme Mallien travaille dans le petit bar qu’il a ouvert à Ashiya, tout près d’Osaka et de Kobé. Troisième volet de son journal. Un peu partout chez Mimi et Gégé, des photos de Jean Cocteau, saint patron du bar. Parce que, selon une plaisanterie datant sans doute des années 1920, « un cocktail, des cocteau ».
19 avril
20 avril
J’ai beaucoup de soucis avec l’écriture de L’origine du Zen, le film documentaire (ou « docu-fiction » ?) que j’aimerais tourner ici l’an prochain. Beaucoup de choses sont claires dans mon esprit et sur le papier (le sujet tout entier compris, de quelque manière que ce soit, dans le titre pourtant provisoire ; le découpage en quatre saisons ; les personnages ; les lieux principaux), sauf une chose essentielle : le rapport à la langue japonaise, que je parle encore très mal, mais dont l’opacité est précisément un des sujets du film. Du coup, comment faire pour rendre les situations intelligibles, mais pas trop ; pour restituer cet état qu’évoquait Roland Barthes dans son bouquin sur le Japon, et que je connais bien, où l’on est enchanté par la musique de la langue, ou de lalangue, mais nullement prisonnier du sens, puisque celuici nous échappe autant que nous nous en échappons. Ce qui est exclu, c’est de tout sous-titrer. J’ai une amie, japonaise, qui est traductrice : faut-il que j’en fasse un personnage central ? Mais ça me paraît artificiel, et en tout état de cause, ça change toute la perspective du film. Bref, c’est le bordel dans ma tête. En plus, comme je prends régulièrement des cours de japonais et que j’essaie de le faire avec sérieux, cette opacité va de plus en plus se dissiper au fil des mois, et ce sera comme si une part importante du récit s’était évaporée avec elle ! Merde !
Tournant dans la programmation musicale de Mimi et Gégé, sur laquelle je garde une main jalouse : un peu moins de soul, presque plus de french pop, mais beaucoup d’easy listening et de mod jazz. J’abreuve mes clients, parfois interloqués, des disques merveilleusement légers et sophistiqués de Ray Conniff (rythmiques élémentaires, cuivres flamboyants, chœurs stratosphériques pour des covers pop de rêve), les meilleurs étant ceux produits entre 1965 et 1975 ; de ceux du génial xylophoniste Dave Pike, dont l’album Jazz For The Jet Set bénéficie, outre son titre radical, d’une pochette de légende : une fille assise dans une pose impossible est habillée d’un uniforme d’hôtesse de l’air de la Braniff Airlines des 60’s, à faire pâlir toutes les collections de Paco Rabanne. À l’orgue, Herbie Hancock. Ou encore les hits imparables de Mongo ‘Yeh Yeh’ Santamaria, Jimmy Witherspoon ou Boogaloo Joe Jones – tout un continent musical à peu près oublié de tous, et qui me paraît constituer, entre 1960 et 1970, quelque chose comme l’apogée du cool… Bon, je redécouvre aussi le magnifique Coming back concert des Sex Pistols à la Brixton Academy en 2007. Un gang de braillards plus ou moins obèses et remplis de bière balancent devant une salle en fusion We Are England, une déclaration d’intention en tout point parfaite : on est encore vivants (contre toute attente) et on vous fucke. Grandiose, mais peu exploitable chez Mimi et Gégé, bistro franco-japonais un poil bobo...
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24 avril
9 mai
Je n’avais pas ouvert le bouquin depuis bien... je ne sais plus : je relis Vingt ans après de Dumas, et je réalise que c’est un des plus beaux romans écrits en français sur la mélancolie historique. La Fronde, Paul de Gondi (que Dumas orthographie « Gondy » !), Mazarin traité en personnage de comédie, bellâtre dont est amoureuse folle une reine de France quasiment envisagée en nymphomane tardive, Aramis devenu abbé, mais qui saute tout ce qui bouge, etc. Et cette phrase que prononce D’Artagnan quand il finit par tuer, par inadvertance, son ex-ennemi juré Rochefort devenu son ami : « Comte, j’ai frappé sans savoir que ce fût vous. Je serais fâché, si vous mouriez, que vous mourussiez avec des sentiments de haine contre moi ». Ce « mourussiez » me ravit.
Bon, Macron président. Que dire ? Manu-les-bellesmirettes, chéri de ces dames et des chroniqueurs économiques, va vous mitonner, pour peu que les législatives prochaines lui accordent une majorité, une politique ultra-libérale d’une sauvagerie sans précédent en France. Vous allez souffrir. D’ailleurs, taux d’abstention sans précédent. Et on a déjà vu fleurir ça et là, paraît-il, dans la rue ou quelque réunion publique, des pancartes où était écrit : « Mort aux banquiers ». Ce programme minimal, simplement de mise dans toutes les périodes prérévolutionnaires, a d’ailleurs fait frémir d’indignation tous les commentateurs. C’est Arthur Cravan, je crois, qui disait : « Nul ne ment plus qu’un homme indigné ». En attendant, les niaiseries d’usage. La « marche du Carrousel du Louvre ». La posture gaullo-mitterrandienne. « Incarner la fonction ». La « refondation de la vie politique francaise ». Blah Blah Blah.
On passe, Masuko et moi, impromptu dans un mag télé de la chaîne Kansai TV consacré à Shiya : “totemo oshare”, « très élégants », nous dit le journaliste en nous abordant dans la rue. Du coup, on est tout fiers !
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21 mai De temps à autre, notre bistrot est privatisé, et l’une ou l’autre de nos clientes y organise ce que les Japonaises appellent, un peu pompeusement, une tea party. Voici quinze jours, c’était ma copine Lily-san, délicieuse trentenaire toujours habillée comme une lolita pop, qui convoquait ses amies pour une de ces tea parties, en l’occurrence officiellement placée sous le signe d’Alice – oui, celle de Lewis Carroll. Aussi ai-je vu débouler huit nanas d’âges divers – de 17 à 65 ans ! –, toutes enfouies dans une profusion de jupons de dentelles, de robes satinées à manches ballons, d’extensions capillaires blondes et ondulées, de rubans, de frous-frous, de sacs à main strassés, de colliers à perruches, de faux ongles chamarrés. Bref, de vraies poupées. L’après-midi se déroula comme un rêve : l’une d’entre elles, entre deux âges, avait amené des dizaines de livres illustrés pour enfants en bas âge, genre Doucette la souricette ou Pauvre Boubou, qu’elle lut à ses compagnes dans un concert de gloussements extasiés – la femme japonaise est sans doute la plus glousseuse du monde. On but beaucoup de thé, mais pas une goutte d’alcool. On mangea des petits gâteaux à base de haricots rouges. Elles s’accordèrent toutes à me trouver très kakoii, quelque chose entre mignon et cool, ce qui me fit très plaisir. Et l’on se quitta en s’embrassant, ce qui est le signe au Japon à la fois d’un plaisir et d’une transgression – elles en étaient, si la chose est possible, encore plus roses ! Autre tonalité hier : c’est mon amie Megumi-san, médecin de son état, mais surtout grande amoureuse de toutes les cultures underground, gothique avec beaucoup d’élégance (elle porte rarement autre chose que du noir, avec une prédilection pour la fausse fourrure, la plume, le friselis, tout ce qui peut la faire ressembler un oiseau noctambule), qui organisait sa première tea party à double visée artistique et thérapeutique. Elles étaient six, toutes vêtues de yukatas assez somptueux (lin et soie, ce genre), à l’exception d’une très jolie femme aux cheveux peroxydés qui avait opté pour un long fourreau en lame or, peutêtre en référence à son nom, Zelda-san – comme une de mes filles, soit dit en passant. Après avoir grignoté, Megumi-san nous munit chacun d’un masque de chat, totalement blanc, à charge pour chacune et chacun (mais j’étais, là encore, le seul homme avec néanmoins Chida-san, un ami ostensiblement gay, ce qui est assez rare ici) de le décorer à son goût avec le matériel de peinture qu’elle avait apporté.
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À la sortie de sa tea-party dédiée à Alice (celle de Lewis Caroll), mon amie Lily-san, c’est celle de gauche, prend la pose avec moi et une copine.
Allons bon, me dis-je derechef, atelier loisirs créatifs ! Mais pas du tout : une fois que chacun(e) se fut exécuté(e), et eut posé sur son visage son masque décoré par ses soins, les compagnes de Megumi-san prirent à sa demande, tour à tour, la parole pour raconter leurs respectives vies sexuelles, ou son absence (l’une n’avait plus fait l’amour avec son mari depuis treize ans et se refusait à le tromper, elle tremblait légèrement, une autre voulait quitter son mec alcoolique, mais avait peur qu’il ne se suicide, etc.) ; et ceci sans aucune gêne apparente, sollicitant un conseil, glissant des regards humides, et même d’aventure, là encore, gloussant avec amusement ou nervosité, c’était selon. Après-midi délicieuse et fascinante, une fois de plus. En même temps, question : comment ce peuple, qui a fait de la réserve, du non-dit, de l’ombre, les éléments essentiels de sa morale et de son esthétique, peut-il dans le même temps se révéler aussi radicalement impudique ? Quoi qu’il en soit, j’adore.
À gauche Nakajima-san, 73 ans, promoteur enthousiaste à Ashiya du « laughing yoga », en compagnie d’Inoue-san, un ami professeur qui fut naguère dans les « zengakuren », les syndicats étudiants hyper-violents des 60’s. Ça picole sec !
5 juin
12 juin
Hier soir, mon pote Nakajima-san, 73 ans, était vraiment bourré. J’aime beaucoup Nakajima-san, ça a été mon premier ami japonais voici quatre ans, on se fait des petits cadeaux sans nombre, il est même venu me dire bonjour à Strasbourg pendant la période ou j’y ai séjourné. Il a une femme et une fille, toutes deux délicieuses, mais que je ne vois pas souvent – je crois qu’elles se méfient un peu de moi : le bistrotier, l’ennemi des familles ! Et désormais Nakajima-san est très occupé : il a créé et animé, après avoir suivi un stage du côté de Bombay, la première association de « laughing yoga » dans la région du Kansai. Le « laughing yoga », comme on s’en doute, c’est le yoga du rire, ça consiste a travailler sa respiration et son rapport au corps et au monde à travers le rire comme source d’énergie. Ça paraît un peu louf, mais c’est très sympa. Quoi qu’il en soit, hier soir, mon Nakajima-san est sorti de chez Mimi et Gégé sérieusement vacillant, mais hilare, et a commencé à dansoter dans la rue en levant les bras au ciel et en poussant de grands « Ha Ha Ha » venus du fin fond du ki. Un de ces jours, il va se faire serrer par les flics, c’est couru.
C’était couru : au premier tour des législatives, le PS et Les Républicains s’effondrent, le FN et la soit-disante France insoumise font de la figuration plus ou moins intelligente, et les macronistes d’En Marche raflent la mise – majorité absolue et écrasante très probable dimanche prochain. No comment, rendezvous dans la rue sous six mois. Masuko et moi, on s’est baladés tout le dimanche du côté de Ashiyagawa River, du côté des chutes d’eau, en parlant des cerisiers, de Yoko Ono qui possède ici une maison où elle ne met jamais les pieds, des prochains Hana-bi, les feux d’artifice qui sont, à Osaka, toujours sublimes dans les nuits d’été. On a même été interpellés et filmés par une équipe de Kansai TV qui faisait un sujet sur Ashiya et qui nous a trouvés tous deux très élégants. Cool ! Alors la politique française, pardon, mais j’en ai rien à secouer. « C’est ainsi qu’on étudie la Voie, en courant pieds nus à l’insu de tout le monde. Pratiquer la Voie, c’est faire la culbute, et toutes choses culbutent en même temps. Au moment où les murs croulent, on peut étudier les dix directions et voir de tous côtés par la porte sans porte ». (Dogen, qui fut au XIIIe siècle de notre ère un des principaux propagateurs du Zen au Japon)
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Take me somewhere nice n°3 Par Nicolas BÊzard
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En Europe, je suis loin de moi-même. J’ai besoin du voyage, de sa gratuité, de son absence d’enjeu. Des vérités sont cachées à l’intérieur. Souvent on est déçu. Des choses banales : l’amour, l’obsession… Il faut tout photographier. Tout ce qui n’est pas photographié disparaît. La photographie est un sérum de vérité qu’on injecte dans le réel. Un accès direct à la beauté non-intentionnelle des lieux, des gens. Impossible de tricher. On se l’inocule à soi-même. Car rien dans l’inattendu qui ne soit attendu secrètement par soi. L’enfoui. L’inavouable.
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Regard n°8 Par Nathalie Bach
Barbara Lass dans L’Amour à vingt ans (sketch Andrzej Wajda)
All-In Couchée, cassée, cognée de toutes mes passes secrètes, de mes mille mains ici et là encore et de combats vains, mêlés et majeurs. Oh, le beau jour que celui-ci, amène-moi encore l’endroit de mon vacarme, le seul à rallier tous les étages de ma gorge. Je jouis. Aussi profondément que je m’allège de ton putain de pilier d’amour dont je n’ai de souvenir qu’un foutre hasardeux et convenu. Oh, le beau jour que ce jour chamadé de spasmes, les plus dégueulasses, les plus brillants, les plus me ressemblant parce que quand je m’admire dans le claque de mon lit, j’avale ma divine rivière d’un rebord de doigts fiévreux. Coule ma déesse, coule, par-dessus la hampe de mon esprit milliard, non, toi, si, toi, la fille des gares ou le garçon joli, mais je t’aime aussi, encore, que crois-tu, je me perds au soleil de ton image. Dans ton palais j’engouffrai ma verge langue, tu déclinais un sexe orange, ou bleu selon l’extasy des saisons. Tu voulais te cacher, j’empruntais le parc noir de l’autre astre en prenant bien soin de garder le chemin de courbe. Tes longs cheveux se paminaient de chants terreux, au-dessus du pont de fer. Alors, j’évaluais tristement ton cœur sachant tout aussi tristement que rien ne nous rapprocherait jamais plus. Je t’ai dit, j’écrirais cette histoire, et puis j’ai fui, démise de ma propre soumission. Je me suis caressée tout de suite en arrivant à l’hôtel, il fallait me conduire en marqueuse jusqu’au bout. Toi, l’autre encore un autre, tu m’as rejointe le temps d’un baiser. Et toi, l’autre si autre, j’ai mordu tes seins en pensant à tous les autres. Je me suis enduite de toi, à la racaille amertume de ta chaleur jusqu’à lécher tes grolles boueuses.
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Je nierai le temps, l’ennui, pour peu que tes lèvres promettent tout l’avenir du monde. Tu es ma femme, mon enfant fou, fait de monstres et calciné de mortes guerres. Mon amour d’état secret, ma lave, ma crevure. Je ne serai pas ton amie. Au-dessus du lobe de ton oreille il y a ce petit tatouage qui parle mieux que nous. Suçoté par ma bouche avide, le bruit de mon plaisir te parvient au tempo exact. Je te mangerai jusqu’à demain, jusqu’à la fin, toi le garçon des gares et toi la fille jolie, amours de mes vies parades, les seules vraies. Je jouis de nos mémoires, à chaque seconde de peau, je jouis de le dire, je jouis de le taire, je suis un putois, une loutre malséante, je cours sur les berges la nuit, je pense au mot amour et je m’arrache le cœur de joie. J’ai financé toute ma détresse sur un divan léopard, où je me prends. Oh, ma belle vie.
Un vrai regard sur les villes ZU
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Culture Tendances Lifestyle
ZU Culture Tendances Lifestyle
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City magazine Gratuit
City magazine Gratuit
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Le journal Haguenau & alentours
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REPORTAGE
La forêt de Haguenau
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DOSSIER
L'été dans l'eau
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N o 1 — MAI 2017
COMMUNAUTÉ D’AGGLOMÉRATION DE HAGUENAU LES TEMPS FORTS DE L'ÉTÉ
Oh les beaux jours !
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VU PAR…
Bischwiller Brumath Haguenau Pfaffenhoffen
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REPORTAGE
Éco-quartier Thurot
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Lorraine Été 2017
Strasbourg Été 2017 1
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Trimestriel
Strasbourg
Culture — Kultur Tendances — Trends Lifestyle
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Culture — Kultur Tendances — Trends Lifestyle
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Journal "Haguenau et alentours"
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Rhin Supérieur Nord Oberrhein Nord
Rhin Supérieur Sud Oberrhein Sud
Frühling—Sommer Printemps—Été
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Semestriel
A world within a world n°10 Par Emmanuel Abela, photo : Léa Fabing
Le murmure des siècles Au-dehors, plus un bruit. Les canons ont cessé de tonner au loin. Rien ni personne depuis des jours. Est-ce fini ? Vont-ils tous rentrer ? Je n’ose y croire. Je m’aventure hors de la grange. Comme ces félins au ralenti, je franchis le seuil de la porte, le bout du nez tout d’abord, une joue ensuite, puis les oreilles en tournant la tête dans tous les sens. Je pose le pied au-delà de la frontière de la vie. Le droit tout d’abord, le gauche ensuite, et le corps suit malgré lui. Me voilà tout entière de l’autre côté. Je scrute un horizon brumeux sur lequel se dessinent des nuages de fumée ; ils me rappellent ces fumeroles que j’avais pu admirer au pied de l’Etna. Abusant de ma candeur enfantine, mes parents m’avaient expliqué que ces émanations en provenance du sol nous signalaient la présence voisine de la porte de l’enfer. Moi je les avais crus. Surpris de la terreur qu’ils avaient provoquée en moi, ils avaient hésité à me dire qu’il ne s’agissait que d’une mauvaise farce d’adulte. Aujourd’hui, ils ne sont plus là pour se moquer tendrement de moi… Je me dis qu’ils avaient peut-être raison : l’enfer n’est pas si éloigné.
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Au fond de moi, je le sais : Micha, lui non plus ne rentrera pas. Il m’avait pourtant dit qu’il me reviendrait. Avec un courage qui me surprend moi-même, je me dirige vers la maison de ses parents. Eux aussi sont partis depuis si longtemps. La maison a été visitée à maintes reprises. La nuit parfois j’entendais le craquement de la porte d’entrée fatiguée de tant de visites inconnues. À mon tour, je franchis le seuil. Les images se superposent, celles d’un temps d’avant, époque heureuse où j’entrais non comme une intruse, mais avec la promesse d’un chocolat chaud. J’aimais tant quand la grand-mère de Micha faisait couler le lait dans sa petite passoire métallique pour en recueillir la surface crémeuse ; au grand dam de Micha, j’étais la destinataire privilégiée de la cuillère qu’elle me tendait avec un sourire non feint. Dans un mouvement irrépressible, je me dirige vers sa chambre. Ses livres sont éparpillés sur le sol, la plupart déchirés ; au milieu de la pièce, un matelas éventré, des meubles retournés. Sa table de travail a été projetée contre la vitre brisant les carreaux du bas ; seul le tiroir est là, intact. Tous juste a-t-on pris le temps de le fouiller pour ne constater qu’un maigre butin : une gomme, un encrier, une plume, des cartes à jouer et quelques crayons. Dans la pénombre, je distingue son phonographe recouvert de poussière. Un disque est posé dessus, ces grands disques noirs du siècle dernier. J’appuie sur une touche. Comme par enchantement, une lumière rouge s’allume dans un ultime souffle électrique, le disque se met à tourner. Derrière le roulement de tambour, une voix d’ange : I won’t run away no more, I promise I say my prayers every night, I promise
Scénarios imaginaires n°9 Par Ayline Olukman
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Carnaval n°13 Par Chloé Tercé — Atelier 25
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© Jérôme Zonder, Foto: Courtesy Galerie Eva Hober, Paris