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Patti Smith et Arthur Rimbaud

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chemiNs de traverse

Par Emmanuel Abela ~ Photo : Renaud Monfourny Photo de Patti Smith : Jérôme Thirriot

daNs uN ouvraGe fasciNaNt, Pierre lemarchaNd exPlore la relatioN iNtime qu’eNtretieNNeNt deux astres flamboyaNts : Patti smith & arthur rimbaud.

Dans votre livre, vous nous exposez comment la culture américaine a été fortement impactée par le message rimbaldien par l’intermédiaire de Patti Smith, à la suite des poètes Beat.

Si on reprend l’image du lanceur de feu, le flambeau rimbaldien est attrapé par les poètes Beat dans un premier temps. Pour Patti Smith, ces derniers sont très importants : du statut de références pour elle, ils passent vite à celui d’amis; c’est le cas d’Allen Ginsberg ou Gregory Corso par exemple. Elle finit par reprendre ce flambeau dont ils s’étaient saisis en premier. Cette filiation est très importante. Quand elle offre son premier récital de poésie à la St Mark’s Church en février 1971, dans l’assistance on retrouve bon nombre de ces poètes et poétesses de la Beat Generation à l’occasion d’un passage de relais de Rimbaud aux Beat et des Beat à Patti Smith.

Et pourtant, tout cela part d’une situation presque insignifiante : le vol d’un recueil de Rimbaud à l’étal d’une librairie à Philadelphie en 1963, à l’âge de 16 ans. Que découvre-t-elle qui va conditionner sa vie de poétesse et artiste ?

Elle découvre d’abord que le hasard n’existe pas… Tout au long du livre, je reviens sur ce moment :

l’étincelle qui noue la relation entre elle et lui. Cet épisode, elle l’a beaucoup raconté à la manière d’un mythe grec, d’un conte ou d’une chanson folk qui aura évolué au cours des années. J’ai le sentiment que ce mythe fondateur, elle en a fait une légende orale qu’elle finit par fixer dans Just Kids. Il a dû lui en coûter de la figer ainsi tant elle l’a dite auparavant dans ses infinies variations.

Elle a opéré comme dans un chant médiéval auquel on rajoute des strophes ou de nouveaux détails.

Ou comme chez Dylan qui transforme indéfiniment certaines de ses chansons folk...

Patti Smith, on la sait fondamentalement, viscéralement artiste dès toute jeune, mais on a le sentiment que la découverte de la poésie de Rimbaud la conforte dans son désir.

Ce qui est assez étonnant c’est qu’elle manifeste ce désir d’être artiste au sens large; elle écrit, elle dessine, elle photographie. Quand elle arrive à New York, elle est à la fois poète et plasticienne, le choix ne s’est pas encore opéré. Elle deviendra célèbre grâce à la musique – on retrouve là le rôle du hasard dans cette histoire –, mais elle veut être artiste et faire un pas de côté vis-à-vis du chemin qui lui était tracé par sa condition. Elle veut s’extraire de son milieu, elle fuit. Il faut s’échapper. La figure de la fugue est là.

Vous évoquiez le hasard concernant son statut de musicienne et pourtant la question du rythme se pose : ce rythme singulier, anguleux, en rupture, dont va s’emparer son guitariste, Lenny Kaye, déjà contenu chez Rimbaud.

La langue rimbaldienne c’est une matière : on y trouve un rythme, une musicalité particulière. Quand Patti a voulu régénérer la poésie, ce qui était assez novateur c’était de la dire, accompagnée d’une guitare électrique. Elle a fait se rencontrer la poésie et le rock’n’roll. Bien sûr, avant elle, les poètes Beat avaient déjà mêlé musique et poésie, Ginsberg s’accompagnait d’un harmonium, Kerouac voyait dans son écriture l’improvisation du jazzman. Mais avec cette rencontre de la poésie et de la guitare électrique – l’objet symbolique de la révolution rock’n’roll –, elle entame quelque chose qu’elle va poursuivre toute sa vie : sur scène, elle peut lire un poème de Gérard de Nerval, avant d’entamer Gloria.

Cette relation à Rimbaud, elle la vit de manière ritualisée. Vous nous le relatez, lorsqu’elle effectue son premier pèlerinage très tôt à Charleville-Mézières en 1969 elle s’attache très vite à des reliques et à des lieux. Se met-elle en quête d’une forme de sacralité ?

Ces rituels peuvent renvoyer au sacré, mais aussi aux habitudes qui peuvent se créer chez un vieux couple, non ? Je n’en parle pas dans mon livre, mais là ça m’apparaît comme quelque chose d’évident. Il y a de cela chez de vieux amants. Leur amour a tellement duré que des rituels se répètent : chaque 20 octobre, dès l’aube, Patti souhaite à Arthur un joyeux anniversaire; de même, quand elle va à Charleville, elle se rend très vite sur sa tombe ; entre autres rites, certainement, qui lui appartiennent…

Patti Smith sur la tombe dʼArthur Rimbaud

Dans la relation intime qu’entretient Patti Smith à Arthur Rimbaud, le terme d’« idole » peut-il être employé ?

Oui, je pense. Il y a quelque chose de l’ordre de l’adoration.

Au début de l’ouvrage, on sent chez vous la tentation d’une forme de démonstration : vous établissez des liens permanents entre leurs destinées respectives. Puis vous vous émancipez pour explorer des formes plus poétiques.

J’étais à cheval entre le récit, l’enquête journalistique et l’essai. Je me tenais en équilibre, et peut-être m’est-il arrivé de chuter ? Dans les deux premiers chapitres, je retrace une intimité qui ne s’était pas encore déclarée ou que Patti Smith n’avait pas encore décelée. Alors, peut-être peut-on y lire quelque chose de l’ordre du tour de force. Mais là où j’ai pris le plus de plaisir à écrire c’est quand, en effet, je me suis autorisé à imaginer, notamment à la fin lorsque j’évoque l’enregistrement de Mummer Love ou l’aurevoir au Michigan [après la disparition de son mari, Fred ’Sonic’ Smith en 1994, ndlr]. J’ai pu déployer une écriture que j’ai souhaité, dans ce livre-là, au service d’un propos. Un propos que j’ai essayé de ne pas trop quitter du regard.

On sent pourtant un lâcher-prise qui s’inscrit totalement dans la filiation d’un Rimbaud ou d’une Patti Smith. Ils vous invitent à le faire, et vous vous l’accordez finalement.

Oui, j’ai débuté par une enquête de laquelle est née l’organisation d’un plan, pour employer un terme prosaïque. Et finalement naissent ces moments où je me libère; ils n’étaient pas prévus, mais alors pas du tout prévus. Même pas le matin même ! Ces passages sur les studios Electric Ladyland à New York ou le Michigan m’ont complètement échappé. Peut-être ai-je eu, moi aussi, envie de me faire la malle? Oui, me tailler en quelque sorte… Il n’y a pas de raison que ce soient les deux seuls à pratiquer l’art de la fugue, non? Pour cela, j’ai emprunté des chemins de traverse. Je ne pouvais pas ne faire que cela, je gardais cette volonté de raconter la relation entre les deux, mais je me suis offert ces passages comme des libertés.

Un mot sur l’évolution stylistique de Patti Smith : on la sent plus rimbaldienne à ses débuts, dans ses premiers recueils, avec un propos âpre et des formes sèches.

Au début, elle emprunte les pas de Rimbaud, oui. Elle se retrouve vraiment à mi-chemin entre lui et les poètes Beat. Et puis finalement, elle s’émancipe de ce poids-là. Personnellement, j’ai une préférence pour sa poésie d’après – Les Glaneurs de Rêve ou Présages d’Innocence –, parce que je la trouve peutêtre plus singulière, plus ample.

Par l’intermédiaire de Patti Smith, la veine rimbaldienne aura un effet décisif, fondateur, sur le mouvement punk. Elle marque une rupture très nette.

Oui, inviter à couper les ponts avec ce qui précède et s’affranchir des codes, c’est ce qui obsède Arthur Rimbaud dès Le Bateau ivre. Patti s’inspire de cette manière très déterminée d’aller vers l’inconnu, vers quelque chose qui n’a jamais été dit ni exprimé, ce qui est de l’ordre de la « vision », qui donc n’appartient qu’à soi. Et ne correspond à aucun repère dans le monde tangible. Je le relate : elle griffonne dans un hôtel une phrase

de Joe Strummer du Clash « No more Beatles, Stones or Elvis in 1977 », qu’elle met en rapport avec le texte de Rimbaud dans lequel il conchie les ancêtres – « Merde aux ancêtres / Shit on your ancestors. » La rupture est franche, on fait table rase et on avance…

Après, on le sait pour Rimbaud, Patti Smith et Joe Strummer, la rupture est affirmée, mais paradoxalement les trois ont parfaitement intégré ce qui les précédait, au point de pouvoir s’en affranchir.

Oui, les Clash ne sont pas les Pistols. Tout comme Patti Smith, ils ne sont pas dans une approche nihiliste. On construit certes quelque chose de nouveau, mais sans détruire ce qui vient juste avant. D’où l’ambigüité du terme punk qui renvoie à des réalités bien différentes.

Dans l’ouvrage, vous évoquez une autre relation essentielle au parcours de Patti Smith : celle qu’elle entretient à une artiste française, Lizzy Mercier Descloux, dont elle était la colocataire.

C’est vraiment quelqu’un d’important pour elle. Elle a malheureusement disparu du paysage du rock. Quand Patti Smith chante Elegie à l’Olympia, elle énumère de grands disparus, tous archi connus, parmi lesquels Elvis ou James Marshall Hendrix. Se niche au cœur de sa liste Lizzy Mercier Descloux. Patti ne l’a pas oubliée. Effectivement, elles ont vécu un temps ensemble – Lizzy était la compagne de Michel Esteban qui a fondé ZE Records. Elles partagent toutes deux un amour du sacré et de Rimbaud avec qui Lizzy présente une ressemblance troublante. Une ressemblance que Patti souligne à plusieurs reprises dans des interviews et que confirment certaines photos de Michel Esteban. Je relate les conditions d’une cérémonie, dite de la « minerve » [qui consiste à brûler de manière rituelle la minerve que porte Patti à la suite d’une chute de scène à Tampa, en Floride, ndlr]. De cette cérémonie il résulte ces étranges photos dans lesquelles Patti arbore une robe blanche, en Isabelle [Rimbaud, sœur du poète, ndlr], alors que Lizzy est Arthur. Le fait que Patti ait laissé son amie endosser le rôle d’Arthur en dit long sur leur complicité et le respect qu’elle lui manifestait. La période est courte – quelques mois, peut-être un an, à peine – durant laquelle la relation est intense. Lizzy apparaît par exemple dans la pochette de Radio Ethiopia, puis elle disparaît du jour au lendemain, tel un feu follet : elle part sur les traces de Rimbaud pour de vrai, en Afrique, puis elle a ce parcours que l’on connaît assez mal, avec des disques qui expérimentent des métissages musicaux et géographiques, avant de terminer son existence en Corse en tant que peintre. Artiste pluridisciplinaire, elle s’entiche de photographie et multiplie les voyages : elle est une tête chercheuse, comme Patti ou comme Rimbaud lui-même, toujours aux aguets. C’est en cela qu’elle me semble bien intégrer cette constellation, d’étoiles toujours filantes dans le ciel, à la recherche d’une vérité nouvelle.

Lizzy est cet autre lien à la France, parmi tant d’autres. Patti a adopté notre pays qui l’a adoptée en retour.

Avec ce livre, j’ai cherché à raconter cela. Mais je ne me suis pas autorisé à aller trop loin dans ces territoires-là. Il y aurait tant à dire, naturellement sur sa relation à la France, mais aussi à d’autres poètes français. J’ai essayé de m’en tenir à ce fil qu’elle a tissé avec Arthur Rimbaud, un fil qui me mène finalement en Belgique, à Mons par exemple, dans la prison où fut enfermé Verlaine. Quand j’ai décidé de travailler sur ce thème j’en pressentais l’intérêt, mais j’étais loin de supposer qu’il m’amènerait à découvrir tant de choses : cette relation que Patti entretient est étonnamment structurante ; elle débute, très jeune chez elle, et se maintient à un niveau très élevé jusqu’à aujourd’hui. La fidélité qu’elle lui manifeste est incroyable. Ça ne change pas chez elle, c’est fixe. C’est le chemin, son chemin.

Ce qui semble également rimbaldien chez Patti, c’est qu’elle est devenue la figure incontestable d’une ouverture constante au monde. Sa parole est irradiante, comme celle de Rimbaud…

La parole de Rimbaud est sans doute plus énigmatique, pleine de mystère. Mais effectivement, il y a quelque chose de l’ouverture totale chez elle ; elle accueille, elle vient. Une journée qui ne soit émaillée de découverte était une journée perdue pour lui, j’imagine. Tout comme pour elle, aujourd’hui : elle se réveille, et elle est prête à accueillir ce qui va advenir ou ce qui va lui être révélé. Sa parole pourrait paraître parfois sentencieuse, mais elle m’apparaît d’une grande sincérité. Elle est demeurée intacte dans sa recherche de vérité, et c’est ce qui la lie également à Rimbaud, à cette différence près que, lui, il passe comme une comète. Même sur son lit de mort, à quelques heures de succomber, il était encore en train de dicter une lettre pour repartir en Afrique…

— PATTI SMITH & ARTHUR RIMBAUD,

UNE CONSTELLATION INTIME,

Pierre Lemarchand, Le Mot et le Reste

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