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Manuel Hermia
frit jazz, saisi au cœur
Par Guillaume Malvoisin ~ Photo : Benoît Linder
maNuel hermia dressait des Kaiju et des cheeseburGers lors du derNier festival jazzdor. le saxoPhoNiste a Posé soN tablier le temPs d’uNe reNcoNtre.
Manuel, pendant le shooting de cette interview, tu as entendu les balances des sax de l’autre groupe, Koma Saxo. Tu as décroché direct.
J’ai une oreille de saxophoniste donc j’entends d’abord ces fréquences-là. C’est marrant, il n’y a rien à faire. Un bassiste va d’abord écouter les basses. On est attiré par certaines gammes de fréquences ou certains instruments. Moi, c’est par la mélodie et les hauts médiums.
Tu te souviens de ta toute première improvisation ?
J’avais 11 ans. Je faisais de la clarinette classique depuis un an. Ma mère a rencontré un monsieur qui devint mon beau-père pendant toute mon adolescence. Il était architecte, féru de jazz et de free jazz. On avait une vraie médiathèque à la maison, il y avait cinq mille plaques. À ce momentlà, je me destine au jazz, par les extrêmes. Comme je faisais de la clarinette, je jouais du New Orleans, enfin j’essayais. Et ce qu’on écoutait à la maison, c’était Albert Ayler, Archie Shepp, Coltrane et beaucoup de free. Très vite, j’ai découvert le mot « improvisé. » Je me suis lancé dans des impro libres, tout seul et vers 11 ans. Ça, je me souviens, ouais.
Et de la sensation reçue ?
Ah oui. Je me souviens surtout de la révélation. Je me suis dit : « Ah ouais, on peut faire ça, le faire vraiment. » Parce qu’évidemment dans le milieu académique, on pouvait pas. Ça ne se faisait pas et même quand j’en parlais, c’était très très mal perçu, car à l’époque, je faisais des concours classiques de clarinette et tout.
Le jazz avait réellement aussi mauvaise presse ?
Il y avait une vraie frontière. On appelle ça le conservatoire en France, en Belgique c’est les académies. Il y avait un directeur qui m’avait interdit de m’inscrire en saxophone. Il savait que je voulais faire du jazz, mais ne voulait pas que je détruise mes acquis. C’est hallucinant. Y avait pas de conservatoire supérieur de jazz à l’époque en Belgique, j’ai passé mon examen en Hollande. On m’a dit : « On te prendrait bien, mais tu souffles dans ton saxophone comme dans une clarinette. C’est dommage parce que tu improvises bien » et alors là, je me suis rendu compte des dégâts de ces débilités. J’ai vu un conservatoire supérieur à La Havane. Y a trois départements : classique, jazz, afro-cubain. Quand tu rentres, tu es obligé de tout faire. Tout est mis à égalité. C’est magnifique. Ça devrait être comme ça la Belgique, partout, toujours.
C’est quoi le jazz quand tu l’approches pour la première fois ?
Au départ, juste une musique dans un espace de liberté. Après, j’ai quand même vite pris conscience de ce qu’il y avait derrière parce qu’on m’en parlait. Et puis les premiers concerts que j’ai vus, c’était Sun Ra, l’Art Ensemble Of Chicago, Shepp, quand même des trucs assez barrés. Et j’étais conscient du message. En même temps avec l’Art Ensemble, on ne peut pas trop le rater non plus. Par contre, ça m’a jamais posé problème d’être blanc et européen pour faire ça. En 2011, avec Manolo Cabras et Joao Lobo, on a fait un album où on a essayé vraiment d’apporter du sens. L’album s’appelle Austerity et on s’est dit : « Finalement, ce cri qu’il y a dans le free, il est universel, on peut l’importer de n’importe quelle époque, n’importe quel contexte, à partir du moment où il fait sens, il fait sens. »
Tu te préoccupes de cet aspect politique ?
J’ai vécu deux ans aux États-Unis aussi ça m’a aidé à comprendre mieux un peu ce que les afroaméricains vivaient là-bas. C’est quand même assez… Je ne m’attendais pas à voir un tel, une telle ghettoïsation. Je suis arrivé à 20 ans à Los Angeles tout heureux d’arriver dans une ville hyper cosmopolite et en fait j’ai rarement vu autant de racisme de ma vie. Je me suis tout de suite approprié cette musique comme espace de liberté. Ce que j’aime c’est l’improvisation. Comme pour la musique indienne que j’adore jouer. Elle a créé, simplement et depuis trois millénaires, un espace pour l’improvisation. Il est écrit nulle part que ça n’appartient pas à tout le monde.
C’est vrai, tu joues aussi du Bansuri.
Au départ, c’était un peu un amour choc, comme ça, vraiment un grand choc. On joue un peu de modalités dans le jazz mais pas tellement. La diversité qu’il y a dans la musique modale en Inde, c’est hallucinant. Y a 3 000 ans de répertoire, c’est à dire six fois plus que notre époque classique, c’est un truc de ouf.
Tu mélanges le jazz et la musique indienne ?
Au départ, je me suis lancé là-dedans comme un monde séparé et puis très vite j’ai eu envie de créer des ponts. Par exemple, avec le trio, avec Sylvain Darrifourcq et Valentin Ceccaldi, j’utilise des bribes de ça, comme d’autres choses, comme des bribes d’idées jazzisitiques ou des bribes de bruitisme. J’ai beaucoup de plaisir à mélanger des langages qui ne viennent pas du même endroit. Après, parfois il faut chercher un peu pour que ça puisse fonctionner. Mais c’est ce que je cherche. Pouvoir faire cohabiter tout ce langage un peu free où il y a du bruitisme et de l’organisation de notes un peu chaotique, c’est-à-dire non idiomatique, je préfère appeler ça comme ça. Juxtaposer ceci avec des langages idiomatiques arabes, vieux style ou hard bop.
Tu juxtaposes aussi ton goût pour le mélodique et les idoles du Free.
Je crois que j’aime vraiment l’équilibre entre les deux. Et puis, c’est quelque chose qu’on partage un peu tous les trois, ici, dans le groupe. On aime la mélodie, on aime le groove. On aime aussi les formes assumées, contemporaines, mais on n’a pas envie de sacrifier l’un au prix de l’autre. Pour moi, la mélodie est très importante, le cri aussi, le chaos aussi, et je cherche toujours un genre d’équilibre, mais c’est vrai que j’aime profondément les deux en fait.
Comment s’est créé le trio qui joue à Jazzdor ?
C’est un choix d’affinité musicale, un flash humain, quoi. C’est une rencontre. J’ai entendu Valentin puis on s’est rencontrés, lui il m’a entendu aussi et puis voilà, on a vraiment eu une envie… J’appelle ça des flashs, au même titre qu’on peut avoir des flashs amoureux, y a des flashs musicaux
à Jazzdor
où on sent qu’il y a une rencontre à faire. On a eu de la chance que ce jour-là il y ait eu quelqu’un qui nous connaissait bien tous les deux à Orléans, qui nous a mis une date d’emblée pour le festival l’année d’après. Et puis Valentin venait de rencontrer Sylvain Darrifourcq, il m’a dit : « Faisons ça avec lui parce que, tu vas voir, ça va bien coller. »
C’est d’abord un choix humain plus qu’un choix musical ?
Sylvain et Valentin font partie d’une certaine mouvance du jazz actuel. Ils sont aussi ce qu’ils sont tous les deux, en tant que personnalités avec des exigences artistiques que j’apprécie beaucoup. Je suis rentré dans leur façon de faire. Je suis arrivé avec mon bagage, mais j’ai été séduit par leur façon de faire : on prend le temps, on cherche, on dit souvent : « Non, c’est pas ça » on continue à chercher. Ils m’ont vraiment surpris par ce niveau d’exigence, que je n’ai pas toujours rencontré dans mon entourage à un tel degré, et aussi avec une attitude assumée de regard contemporain sur la musique, à dire : « Voilà, on cherche une forme qu’on puisse défendre, qu’on puisse expliquer, qu’on puisse comprendre, qui ne ressemble pas à autre chose, qui soit nous, mais qui ne soit pas du remâché. »
Trio tout à fait démocratique ?
Oui, on part toujours d’un matériau que quelqu’un amène et puis on le traite ensemble. Et puis là, dans la façon de le traiter il y a aussi une définition d’une structure, d’une certaine élasticité. Ce qu’on aime bien, c’est qu’on a des points de rencontre, on a des thèmes et puis il y a de grandes fenêtres d’impro. On sait comment on va construire, mais il y a une grande liberté, donc c’est un bon mix entre les deux, et il y a parfois des gens qui nous disent : « Ce que vous faites, c’est du free. » Non, c’est pas parce qu’il y a du cri et parfois beaucoup d’énergie que c’est du free. En fait, c’est très structuré, on sait bien où on va.
Le sax ténor et le violoncelle sont les deux instrus qui ont le timbre le plus proche de la voix humaine.
On en est conscients, mais on essaye juste de ne pas se rentrer dans les pattes au niveau des fréquences. Ce qui est le plus fou avec le violoncelle, je trouve, c’est que c’est un instrument qui peut remplir plusieurs fonctions. Il peut prendre une fonction de basse, il peut prendre une fonction harmonique, il peut prendre une fonction mélodique, en passant de l’un à l’autre beaucoup plus facilement qu’une contrebasse ou qu’un sax. Et Valentin, il fait les trois comme un monstre.
En parlant de monstre, tu joues du sax ténor. Coltrane, il est toujours aussi bon aujourd’hui ?
Ouais… Je le mets au même niveau qu’un Bach, c’est intemporel. C’est une musique à l’état brut, donc de prime abord, c’est pas un son qui peut vieillir. Il y a un tel centrage et une certaine émanation spirituelle dans son son, je ne crois pas que ce sont des choses qui vieillissent. Donc voilà, je lui souhaite l’éternité.
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