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Aurélie Gandit 72-73, Bajazet

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Disques

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écrire, esT-ce convaincre ?

Par Caroline Châtelet

Jeanne Balibar dans Bajazet – en considérant Le Théâtre et la peste (photo de répétition) © Mathilda Olmi

Vendredi, nous buvions un verre avec A., L. et S. au bistrot de Saint-Laurent-sous-Coiron, en Ardèche. S., Strasbourgeois de son état, s’enquit du sujet de mon prochain article pour Novo. Je lui et leur parlais alors de Bajazet – en considérant Le Théâtre et la peste. Dans ce spectacle créé en 2019, Frank Castorf – directeur de 1992 à 2017 du théâtre de La Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz, à Berlin – se saisit d’une tragédie en cinq actes de Jean Racine de 1672. Si Bajazet se déroule dans le sérail d’un sultan (Amurat), ce dernier, absent, constitue une inquiétante figure omniprésente. Castorf resserre la pièce entre cinq personnages : la favorite d’Amurat Roxane, son frère Bajazet (dont Roxane est amoureuse), Atalide l’amante de Bajazet, le vizir Acomat et son confident Osmin.

Après avoir résumé succinctement l’histoire, j’ai changé de braquet. Parce que si l’intrigue ne suffit jamais à aborder un spectacle, le travail de Castorf excède toutes les tentatives de synthèse. 1) D’abord, parce que Castorf entremêle avec virtuosité les niveaux de discours et les périodes historiques. Non contents d’agréger au texte de Racine plusieurs écrits du poète et écrivain Antonin Artaud, ainsi que des citations de Blaise Pascal et de Fiodor Dostoïevski, les choix dramaturgiques et scéniques prolongent ce geste de sédimentation. Tandis que les références contemporaines (avec des Unes de journaux affichant Trump et Macron) comme les costumes de diverses époques siglés Louis Vuitton ou Chanel rappellent la collusion entre le pouvoir politique, les médias et les grands groupes de luxe, la scénographie – constituée d’une tente bleue évoquant une burqa, d’une gargote dont l’intérieur ne sera visible que par la vidéo et d’un imposant portrait d’un dirigeant ottoman adjoint d’une enseigne lumineuse – poursuit cet anachronisme volontaire. Ce faisant, c’est la prolongation de structures de pouvoir et de domination qui nous sont ainsi données à voir, la manière dont cellesci traversent les époques comme les territoires. 2) Ensuite, parce que tout spectacle de Castorf réussit à allier théâtre et vidéo sans que jamais cette dernière ne phagocyte le plateau, amplifiant, au contraire, la dimension théâtrale. Quoique très présentes, les images donnent accès à des espaces cachés aux regards, révélant les secrets d’alcôves, relayant les émotions des personnages : leur trouble, leur douleur, leur triomphe, aussi. 3) Enfin, parce que comme le dit Jeanne Balibar (dans un article pour la revue Regards), Castorf « expose le conflit. Castorf prend acte que le théâtre est fait pour raconter les contradictions entre les personnes,

présenTée conJoinTemenT par le Tns eT le maillon, la Dernière créaTion Du meTTeur en scène allemanD frank casTorf consTiTue une expérience raDicale, exigeanTe eT passionnanTe.

les idées, les groupes, les pulsions. La matière du poème théâtral est l’antagonisme. » En prolongeant le spectacle après la mort des personnages et, donc, au-delà de la tragédie racinienne, le metteur en scène met en œuvre une opérante critique : critique du patriarcat, le renvoi en cuisine de Roxane et Atalide sonnant comme un retour à l’ordre et une mise à nue de l’illusion de leur pouvoir ; critique du pouvoir politique, les vainqueurs étant les troubles Acomat et Osmin, rompus aux manigances.

Tandis que nous prenions un autre verre, j’ai douté : était-ce suffisant ? Iraient-ils ? Surtout, pourquoi étais-je à chaque fois prise d’un tel prosélytisme à l’égard de Castorf ? Je décidais alors de décrire l’inconfort que peuvent produire ses créations, la manière dont elles résistent, ainsi que le sentiment que leurs sens ne s’épuiseront jamais. L’on éprouve devant son travail une âpreté mêlée de fascination et la sensation aussi rare que fructueuse de n’y rien comprendre en y entendant tout. J’insistais sur l’énergie et la virtuosité des acteurs (Jeanne Balibar, Jean-Damien Barbin, Adama Diop, Mounir Margoum et Claire Sermonne) et soulignais la certitude de les voir déplacés par ce travail. Pour appuyer tout cela, je rapportais ce que m’avaient raconté Adama Diop et Mounir Margoum. Contrairement aux trois autres interprètes, ces deux-là travaillent pour la première fois avec Castorf. Ainsi, tous deux ne savaient pas, au début des répétitions, quel rôle ils incarneraient – seuls ceux des femmes étant déjà distribués. Après un premier jour où le metteur en scène exposa le projet (en allemand, traduit par Balibar ou l’assistante à la mise en scène), les acteurs se sont retrouvés le deuxième jour en costumes (burqa jogging pour Mounir Margoum, tenue de sultan siglée Louis Vuitton pour Adama Diop). Suivirent trois semaines et demie de travail avec une petite poignée d’heures par jour au plateau. Les comédiens y suivaient les indications de Castorf qui donnait en direct texte et mouvements, tandis que des assistants prenaient des notes et filmaient. L’équipe a, ainsi, déroulé progressivement la pièce sans jamais revenir sur une scène, recevant tous les soirs un « Regie Buch » (cahier de notes) avec le texte à apprendre et les notations de mouvements. Après une poignée de jours consacrée à un filage acte par acte où Castorf put revenir sur des détails comme ne rien dire, voire, donner des références d’œuvres ou d’auteurs, il ne restait plus que deux jours avant la première. Deux jours qui furent consacrés au filage de la première partie pour le premier jour, de la seconde pour le second. Ce mode de travail singulier amenant les interprètes à jouer pour la première fois le spectacle dans son intégralité le soir de la création participe sans conteste de l’urgence traversant chaque opus de Castorf. Le pressentiment de voir des acteurs en dialogue intime et nerveux avec leur rôle, la sensation d’un théâtre au présent et en tension perpétuelle, s’enracinent à coup sûr dans ce mode opératoire. Ce processus qui se fonde sur une confiance totale du metteur en scène en ses acteurs – Castorf n’assistant jamais à une représentation –, laisse, également, une liberté folle à ces derniers. Exigeant pour les comédiens, exigeant pour toutes les équipes participant à sa conception, exigeant pour les spectateurs, chaque spectacle de Frank Castorf est aussi exigeant de lui-même. Et promet d’accompagner, de nourrir intimement, de déplacer celle et celui qui y assistera.

La bouteille était vide. Avais-je réussi à les convaincre ? Impossible à dire. Peu importait. La seule chose qui comptait, c’est que je me devais d’y retourner.

— BAJAZET – EN CONSIDÉRANT

LE THÉâTRE ET LA PESTE, théâtre du 6 au 10 avril au Maillon (présenté avec le Théâtre national de Strasbourg), à Strasbourg www.maillon.eu www.tns.fr

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