NOVO N°63

Page 74

Écrire, est-ce convaincre ? Par Caroline Châtelet

Jeanne Balibar dans Bajazet – en considérant Le Théâtre et la peste (photo de répétition) © Mathilda Olmi

Vendredi, nous buvions un verre avec A., L. et S. au bistrot de Saint-Laurent-sous-Coiron, en Ardèche. S., Strasbourgeois de son état, s’enquit du sujet de mon prochain article pour Novo. Je lui et leur parlais alors de Bajazet – en considérant Le Théâtre et la peste. Dans ce spectacle créé en 2019, Frank Castorf – directeur de 1992 à 2017 du théâtre de La Volksbühne am Rosa-Luxemburg-Platz, à Berlin – se saisit d’une tragédie en cinq actes de Jean Racine de 1672. Si Bajazet se déroule dans le sérail d’un sultan (Amurat), ce dernier, absent, constitue une inquiétante figure omniprésente. Castorf resserre la pièce entre cinq personnages : la favorite d’Amurat Roxane, son frère Bajazet (dont Roxane est amoureuse), Atalide l’amante de Bajazet, le vizir Acomat et son confident Osmin. 74

Après avoir résumé succinctement l’histoire, j’ai changé de braquet. Parce que si l’intrigue ne suffit jamais à aborder un spectacle, le travail de Castorf excède toutes les tentatives de synthèse. 1) D’abord, parce que Castorf entremêle avec virtuosité les niveaux de discours et les périodes historiques. Non contents d’agréger au texte de Racine plusieurs écrits du poète et écrivain Antonin Artaud, ainsi que des citations de Blaise Pascal et de Fiodor Dostoïevski, les choix dramaturgiques et scéniques prolongent ce geste de sédimentation. Tandis que les références contemporaines (avec des Unes de journaux affichant Trump et Macron) comme les costumes de diverses époques siglés Louis Vuitton ou Chanel rappellent la collusion entre le pouvoir politique, les médias et les grands groupes de luxe, la scénographie – constituée d’une tente bleue évoquant une burqa, d’une gargote dont l’intérieur ne sera visible que par la vidéo et d’un imposant portrait d’un dirigeant ottoman adjoint d’une enseigne lumineuse – poursuit cet anachronisme volontaire. Ce faisant, c’est la prolongation de structures de pouvoir et de domination qui nous sont ainsi données à voir, la manière dont cellesci traversent les époques comme les territoires. 2) Ensuite, parce que tout spectacle de Castorf réussit à allier théâtre et vidéo sans que jamais cette dernière ne phagocyte le plateau, amplifiant, au contraire, la dimension théâtrale. Quoique très présentes, les images donnent accès à des espaces cachés aux regards, révélant les secrets d’alcôves, relayant les émotions des personnages : leur trouble, leur douleur, leur triomphe, aussi. 3) Enfin, parce que comme le dit Jeanne Balibar (dans un article pour la revue Regards), Castorf « expose le conflit. Castorf prend acte que le théâtre est fait pour raconter les contradictions entre les personnes,


Turn static files into dynamic content formats.

Create a flipbook
Issuu converts static files into: digital portfolios, online yearbooks, online catalogs, digital photo albums and more. Sign up and create your flipbook.