13 minute read
Sylvie Durastanti
L’attente maGnifiée
Par Emmanuel Abela
syLvie Durastanti a été La CompaGne De Jean eustaChe au Cours Des Dernières années De sa vie. en CompLément De Deux sCénarios éCrits pour Le Cinéaste, eLLe nous reLate Les CirConstanCes partiCuLières De Leur réDaCtion Dans un essai. Cette traDuCtriCe De WiLLiam s. BurrouGhs et virGinia WooLf en profite pour puBLier son premier roman, sans pLus attenDre. L’une Des merveiLLes De Ce DéBut D’année.
D’où vous est venue l’idée de publier les scénarios et votre premier roman ?
La publication de Nous Deux roman-photo et Sans plus attendre s’est faite par ricochets. En juin dernier, Bernard Wallet, ami de longue date, m’a dit avoir passé la veille à évoquer l’importance de l’œuvre de Jean Eustache avec des amis éditeurs, Sylvie Martigny et Jean-Hubert Gailliot, alias le bicéphale Tristram. Eux-mêmes m’ont écrit pour me demander s’il existait des archives. Je leur ai répondu qu’à ma connaissance, il n’en existait pas – hormis les scénarios archivés par Boris Eustache. Puis j’ai parlé à Bernard des scénarios que j’avais écrits en 1980-81 ; il m’a demandé de les lire, et m’a pressée de les envoyer à Tristram. Dans la foulée, j’ai demandé à Jean-Hubert Gailliot si Sylvie Martigny et lui-même pourraient lire un autre manuscrit, sorte d’olni achevé avant le confinement, pour m’orienter vers un éditeur. À ma grande surprise, ils se sont déclarés prêts à publier l’ensemble : les scénarios, l’essai et le roman.
C’est l’occasion pour vous de rétablir certaines vérités et de montrer que Jean Eustache multipliait les projets…
D’aucuns ont insinué que Jean Eustache se serait suicidé parce qu’il se trouvait dans une crise de créativité. Exposer quels projets animaient le cinéaste m’importait davantage que de préserver notre intimité passée, au risque d’essuyer des critiques.
J’imagine à la relecture de ces scénarios une émotion particulière.
Je n’avais pas relu ces textes depuis que je les avais écrits. J’en ai achevé la présentation, intitulée Pourquoi j’ai écrit certains de mes textes, tout de suite après avoir remanié in extremis et repensé toute l’architecture de Sans plus attendre. Abordée sous un angle technique, la relecture des scénarios s’en est trouvée non seulement allégée, mais enfin possible.
Ce sont les scénarios des films qui n’ont pas été tournés, mais on a le sentiment, à les lire, qu’ils constituent des œuvres à part entière. Aujourd’hui, quel regard portez-vous sur ces écrits ?
Sans la réaction de mes premiers lecteurs, qui m’ont soutenu que ces textes avaient à leurs yeux une valeur littéraire indépendante de la visée qu’ils avaient eu pour moi, je les aurais gardés par devers moi. Je crois pouvoir jauger la valeur de Sans plus attendre, mais l’intrication de ces autres textes avec mon passé me rend incapable de les évaluer froidement.
Dans Pourquoi j’ai écrit certains de mes textes, vous vous interrogez sur la raison qui a poussé Eustache à vous solliciter pour ces scénarios. Vous ne nous donnez pas vraiment la réponse.
L’intimité avec un cinéaste peut vous ouvrir les yeux et vous apprendre à voir. Exactement comme l’intimité avec un musicien peut vous ouvrir les oreilles et vous apprendre à écouter. Mais on n’apprend pas plus à cadrer et monter
Jean Eustache à droite, en présence de Jean-Noël Picq, sur le tournage d’Une sale histoire
qu’on n’apprend à jouer d’un instrument par contagion. Savoir cadrer et monter satisfait une pulsion intime, un rapport au réel très personnel. En ce qui me concerne, ce qui prime, ce n’est pas l’image ni le montage, mais le texte et l’écriture. Tout ce que j’ai écrit pour Jean Eustache n’était en fait destiné qu’à lui, qu’à devenir son objet. À cet égard, la visée d’Un moment d’absence diffère foncièrement de celle de Nous Deux roman-photo. Un moment est une sorte d’exercice de style rédigé à partir d’un simple titre et des contraintes formelles d’un lieu de tournage. En ce sens, il est littéraire. Nous Deux répond à un autre type de demande, liée aux limites du cinéma d’auteur. Encore faut-il s’entendre sur la notion même : au-delà du refus de l’académisme « à la papa » et du film de genre qui est un produit manufacturé de divertissement du public, le film d’auteur se réduit-il à l’affichage d’obsessions thématiques et d’un style singulier, via la maîtrise du montage final ? Dès l’instant où le réalisateur se trouve aussi être le scénariste, grande est la tentation de sombrer dans une interprétation de l’œuvre plus ou moins autobiographique. Bien des gens qui ont vu (et bien des gens qui n’ont pas encore vu) La Maman et la putain abordent (ou aborderont) le film avec de telles œillères. Mais le personnage masculin n’est pas Eustache, et la part faite aux autres est très belle. Plus il a avancé dans son travail, plus Eustache s’est défié de l’impasse autobiographique entre autres, en contrecoup d’interprétations abusives ou naïves confondant l’auteur du film et son personnage masculin. S’adresser à d’autres, comme à moi par exemple, était une des façons de s’en dégager.
Ces trois scénarios présentent bien des différences du point de vue de la forme, entre l’approche documentaire (Offre d’emploi), contemplative (Un moment d’absence) et plus ouvertement narrative dans sa forme dialoguée (Nous Deux roman-photo). Comment situez-vous ces scénarios les uns par rapport aux autres ?
Chacune des demandes qui m’ont été faites par le réalisateur m’a d’abord interdite, tant j’étais persuadée de ne pouvoir y répondre. Tout d’abord parce qu’en avançant dans mes études de sémiologie, je m’étais détournée de la littérature, pour ne plus lire que des textes théoriques. Et ensuite parce
Jean Eustache sur le tournage de La Maman et la putain. Photo : Bernard Prim
que ce qu’il me restait de goût pour la littérature était incompatible avec un usage utilitaire ou véhiculaire de l’écriture – ce qui est exactement le cas de l’approche documentaire d’Offre d’emploi. Mais je m’y suis astreinte car je souhaitais voir Eustache boucler ce projet. Un Moment d’absence, en revanche, constituait un exercice de style compatible avec ma conception de l’écriture. Enfin, pour Nous Deux roman-photo, je ne pouvais m’appuyer sur les deux expériences précédentes, qui différaient trop de ce que j’imaginais être un scénario. Le seul que j’avais lu était celui de La Collectionneuse qui, comme me l’a raconté Daniel Pommereulle, intégrait des monologues improvisés. Et je doutais franchement de pouvoir produire des dialogues, domaine qui m’était le plus étranger. Donc de chacun de ces scénarios, l’impression que je garde est d’avoir dû me lancer d’un tremplin toujours plus haut. Et sauter dans le vide, sans filet.
Rétrospectivement, on a le sentiment que ces scénarios s’inscrivent pleinement dans leur temps.
Une fois que j’avais écrit Un Moment d’absence et Nous Deux, Jean Eustache m’a donné à lire le scénario d’un film qui s’appelle L’oiseau des vacances, qui peut se situer aux alentours de La Maman et la putain – soit juste avant, soit pendant, soit juste après. Les deux personnages féminins semblent être les mêmes que ceux du film, et le personnage masculin est une sorte de Bel Indifférent [le monologue écrit par Cocteau, créé en 40 avec Edith Piaf et Paul Meurisse, et enregistré par Piaf en 1953, ndlr] rigoureusement muet. J’ai relu ce scénario récemment. La description de l’activité du personnage masculin, qui ne m’avait pas frappée lors de la première lecture, tant elle était conforme à la réalité, est exactement celle que je décris dans Un Moment : dans une chambre, un homme couché sur un lit dort, le téléphone sonne, il tend la main mais ne parvient pas à émerger du sommeil. Ce
n’est évidemment pas une situation exceptionnelle : beaucoup d’hommes dorment sur un lit, beaucoup de téléphones sonnent sans être décrochés pour autant. Comme je l’explique dans Pourquoi j’ai écrit…, pour ce second scénario, la situation était dictée par les contraintes budgétaires qu’imposait alors l’INA, et par la notion même de caméra de chambre. La solution que j’y ai apportée me paraissait en accord avec le pragmatisme du cinéma selon Eustache. Je ne me suis inspirée de rien d’autre. A posteriori, je suis frappée par l’analogie avec le Bel Indifférent : la voix qui parle est une voix de femme, commentant non pas l’indifférence amoureuse du dormeur, mais son indifférence au monde. Ou sa résistance au monde, selon comment on voit les choses.
De manière générale, le cadre formel du scénario constitue-t-il une contrainte particulière ? Ou au contraire, ouvre-t-il des voies nouvelles ?
Écrire ces trois scénarios si différents m’a confirmée dans l’idée que, passé le moment où je me dis que c’est chose impossible, il m’est facile de travailler dans un cadre contraignant.
L’écriture pour un scénario est une écriture visuelle, avec ses projections à l’écran. Échangiez-vous avec Eustache sur les images à venir et les effets de mise en scène possibles ?
Comme je l’ai écrit, Eustache m’avait proposé de tirer d’Un Moment deux versions, la sienne et la mienne. Mais je ne voulais même pas envisager cette option, n’étant pas cinéaste. Je le suis même si peu que moi, qui pense en termes d’écriture, j’avais de mon propre scénario une perception différant totalement de celle d’un cinéaste : je croyais avoir écrit avec Nous Deux un scénario trop bref. Or Jean Eustache estimait que le film serait plus long que La Maman et la putain. Depuis, j’ai appris que Rossellini estimait que le scénario d’un long métrage devait culminer à douze pages.
Que vous ont appris ces scénarios sur votre écriture ?
Peut-être qu’elle est plus malléable que je ne pensais, même si l’idée de la plier à un usage utilitaire me répugne toujours autant.
Vous avez dit quelque part que Nous Deux roman-photo vous « a révélé qu’écrire ne permet pas de sauver qui n’a plus la force de vivre » et que cela vous a dissuadé d’écrire pour longtemps. Or, depuis, vous avez écrit ce roman absolument admirable. Quelle impulsion vous a permis de vous lancer dans l’écriture de Sans plus attendre ?
Entre Nous Deux roman-photo et Sans plus attendre, j’ai publié un essai consacré à la traduction littéraire, Éloge de la trahison [en 2002, ndlr] et j’ai consacré une thèse de 500 pages, Mise en forme et mise en voix dans Naked Lunch [en 1997], à l’écriture de William Burroughs. J’ai aussi fait publier et préfacé le Livre des visions et instructions d’Angèle de Foligno, ainsi qu’un essai paru dans L’Infini sur la mystique. Mais surtout, j’ai traduit des dizaines d’opéras (de l’allemand, de l’anglais, de l’italien et autres langues), des oratorios (du latin), beaucoup de Lieder et de comédies musicales, car pour suivre les sinuosités ou rendre les aspérités du chant, je ne surtitre qu’à partir de mes traductions originales. Peu à peu, ce travail m’a empêchée de continuer à traduire pour l’édition. Et j’ai également écrit ou réécrit à titre amical les textes de certaines de mes connaissances. Sans plus attendre a mûri en marge de tout ce travail, au cours des dernières années, pour rendre à la Méditerranée un peu de tout ce qu’elle m’a donné. Ce livre qui culmine avec le retour d’Ulysse est le fruit d’un retour impossible.
Sur la question de l’attente, vous adoptez pour la Maîtresse une position très volontaire : elle ne subit pas l’attente, mais choisit d’attendre.
Le terme d’adopter est juste, car en l’occurrence, l’auteur ne se confond pas avec le personnage.
Votre approche sur ce roman est très poétique. On y sent quelque chose de l’ordre de l’oral avec cette possibilité d’ailleurs de le voir adapté sous une forme théâtrale. Qu’en pensez-vous ?
Sans plus attendre fait entendre des voix : celles de personnages méconnus, comme la Maîtresse, ainsi nommée pour la dégager de l’ombre portée par la Pénélope silencieuse et victimisée liée aux interprétations conventionnelles, ou celles de personnages secondaires, tout aussi
négligés. Sans avoir du tout la prétention de produire un roman polyphonique bakhtinien, j’ai opté pour l’oralité car je ne voyais pas d’autre façon d’être à la fois fidèle à Homère et de restituer par l’écriture ce moment de l’histoire de l’humanité qui se trouve justement en-deçà de l’écriture. Comme l’étaient les conteurs qui ont narré les aventures d’Ulysse à des auditeurs suspendus à leurs lèvres, et comme l’étaient tous les hommes et toutes les femmes qui ne disposaient que de la parole, avant l’écrit. Ce moment est pointé dans l’épisode de la vallée aux papillons, situé dans un temps suspendu, entre une ère où l’écriture a existé, chez les Minoens, et l’ère suivante, où elle a été perdue : les signes ne signifient plus rien à celui qui les découvre. Au-delà de cet épisode, comment évoquer cette ère qui, pour être lointaine, n’était cependant pas muette ? Opter pour un flux de conscience, ou rebaptiser Pénélope Dedala, m’aurait semblé totalement artificiel. C’est pourquoi chacun des monologues intérieurs de la Maîtresse poursuit à la fois le chant intime qu’elle s’interdit de vocaliser et un dialogue impossible avec l’absent. Et les autres voix se situent en contre-chant. Il serait certes tout à fait possible d’adapter telles quelles les voix en contre-chant. Mais comment restituer le dialogue impossible avec l’absent sans achopper sur le vide ? Ce roman pourrait également être adapté au cinéma, avec un dispositif de voix off. On visualise les situations mais aussi une mise en scène possible. La question de l’image est-elle chez vous inhérente à la question de l’écriture ?
En écrivant Sans plus attendre, je me suis interdit d’user de termes modernes. Et, de la même façon, j’ai tenté de rendre la perception que les Grecs pouvaient avoir de la nature dans l’Antiquité. Comme l’a subtilement démontré Adeline GrandClément dans son étude sur les couleurs, l’image que les Grecs se faisaient de la mer différait grandement de la nôtre. Chez Homère, n’existent que quatre couleurs : le blanc du lait, le rouge du sang, le jaune glauque du miel, et le noir, qui est parfois celui de la mer. En d’autres termes, la mer n’est jamais bleue. Pas plus qu’elle ne l’est dans mon roman. Essayer simplement de montrer au cinéma une île grecque équivaut à produire une carte postale touristique. L’écriture peut contourner le problème, l’image ne le peut pas. Cet exemple infime montre à quel point notre vision est colonisée par le cinéma. Avec Meshes of the Afternoon, Maya Deren a montré de pures images ; avec Méditerranée, Jean-Daniel Pollet a montré d’autres images, mais comme le cinéma avait déjà vieilli, et son public muri, il a eu besoin du soutien du texte. L’image écrite n’est pas l’image cinématographique. Visualiser des situations, imaginer une mise en scène, l’écriture le fait déjà par elle-même, en elle-même : en relisant la scène où, dans l’embrasure de la porte de la chambre des femmes brusquement ouverte, les intrus découvrent à la lueur des torches Pénélope figée, une petite lame luisant entre ses doigts suspendus dans l’air, je vois à présent une sorte de Georges de La Tour que je n’avais bien sûr pas en tête en écrivant. Que peut y apporter le cinéma, sinon la violence de l’irruption ? Sinon le mouvement ? Sinon l’impact du montage ? Toutefois, le montage n’est pas le privilège du cinéma. Et la multiplication effrénée des plans a produit une véritable usure du regard. Diamétralement opposée à l’insatiable boulimie d’un public déjà gavé d’images, ma démarche a consisté à me mettre dans la nuit, avant l’aube, au seuil de la maison, face à la campagne, et à me dire : Suis-je incapable de voir ? Je dois voir ce qui va survenir. J’ai dû voir quelque chose, car il y a deux jours, une amie écrivain m’a appelée pour me parler précisément des pages consacrées au lever du jour. Comment laver les yeux de toutes les images de cinéma pour montrer cela ? Juste cela ?
— NOUS DEUX ROMAN-PHOTO ET AUTRES ÉCRITS POUR JEAN EUSTACHE, Sylvie Durastanti, Tristram
— SANS PLUS ATTENDRE, Sylvie Durastanti, Tristram