Cordage et deux ligatures michel lombardo Clair Charpentier
Cordage
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Premièrement
Rahbelva, Maître et Seigneur du Cordage, se dressa sur sa selle et fixa le sable. Sous le grand disque écarlate, sur les dunes errantes qui marquaient la frontière de son Espace, son nom et son titre s'inscrivaient : Rahbelva, Maître et Seigneur du... La suite restait en suspens dans le sable et sur les lèvres comme une confidence retenue. Sans presser sa monture, il avança face à l'astre rouge. Il s'arrêta de nouveau quand les lettres furent sous son regard. Alors en se retournant, il put lire le nom de son Espace : CORDAGE ! Ainsi seulement maintenant, après avoir pénétré l'Espace, il pouvait avoir la certitude d'être arrivé. Le Cordage ! Son lieu secret ! Son visage, sans perdre l'impassibilité qu'il affichait depuis le commencement du voyage, se mit à briller tandis qu'une brise rafraîchissait son front. Le sable se fit plus léger aux ongles de la monture. Il oublia alors la longueur du chemin parcouru. Son cœur se desserra et il n'eut plus soif. Les mille questions qui alourdissaient son crâne s'envolèrent comme les oiseaux Fous des oasis du Cordage : ces oiseaux au vol si léger qu'on croit une vapeur, mais qui rompent les branches sur lesquelles ils se posent. Se posant tous et toujours sur le même arbre, ils le tuent aussi sûrement que la hache du bûcheron. En ces temps l'Espace était vaste. Voilà pourquoi il l'avait rencontré si vite, bien qu'il ne sût pas très bien quand avait débuté le voyage. Mais il fut d'autres temps où l'Espace était si restreint, si infime, que Rahbelva lui-même ne l'aurait retrouvé, aurait-il disposé d'une infinité de vies ou des yeux amplifiés du pays des Rouages. Il avait vu les Rouages et il les fuyait dans ce pèlerinage alangui. Cette contrée était loin après les dunes ; mais il avait beau être reculé, il encerclait le Cordage comme une ceinture trop serrée : parfois Rahbelva étouffait. C'est alors que l'Espace devenait si restreint, si infime que les Rouages eux-mêmes ne l'auraient découvert si telle avait été leur intention. Mais les Rouages ignoraient Rahbelva. Les Rouages n'existaient que pour eux-mêmes. Rahbelva en avait ressenti une agression frustrante contre sa propre personne : son lieu ne devenait-il pas restreint et infime ? Mais cela était bien avant le Voyage ! Bientôt Rahbelva vit les palais de toile, les tours de drap et de fils d'or de sa ville. Elle était dressée comme la voilure d'un navire très grand sur l'océan des sables. Elle avait surgi brusquement entre lui et l'horizon. Elle se rapprochait maintenant. Le voyage finissait. Rahbelva pourrait se reposer. La vision réjouissait le cœur comme une source au milieu du désert. La ville était couleur du sable et du soleil. A la force de l'écarlate, à son impétuosité, répondait la chaleur reposante de l'or pâle. Parfois un voile bleu, léger comme le ciel, flottait au milieu des auvents dorés. Et haut, très haut, sur les mâts inclinés, les bannières nerveuses aux armes du Cordage claquaient dans la lumière. Le bruissement des fontaines lui parvenait et l'envie de boire vint à lui comme l'envie du péché. Des enfants s'avancèrent, criant de joie : l'allégresse s'étendait à tout le Cordage. Ceux-là s'inclinèrent et respectèrent Rahbelva qui avait voyagé. Il pénétra dans la ville où le peuple était venu accueillir son Maître et Seigneur. Les femmes vinrent lui offrir l'eau et le miel ; elles le précédèrent dans le palais de cristal où il put enfin ôter la bure du pèlerin et redresser son front de Maître et Seigneur du Cordage.
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Deuxièmement
Après qu'il se fut lavé des poussières et de la fatigue du retour, Rahbelva se rendit dans les salles de son palais où l'attendait la Femme au Corps Agé, sa Génitrice. Une vague inquiétude plissait son front. Comment la retrouverait-il après que tant de soleils eurent décliné sur son absence, elle, déjà si vieille à son départ ? Enfin il entra dans la grande salle de réception et la vit, parée de la large ceinture des jours de joie en velours bleu. Il vit que sa poitrine nue, ce qui est l'usage des femmes du Cordage, était plus fripée et tombante qu'avant son pèlerinage. Mais on pouvait toujours y lire le tatouage rituel, celui que tous portent gravé sur leurs seins : "Rahbelva Maître et Seigneur du CORDAGE", le nom de l'Espace écrit à l'envers et en caractères plus grands, comme sur les dunes de la frontière. Alors, quand tous eurent rejoint leur place, que le mythomane eut pris ses tables pour écrire l'Histoire, Rahbelva fit entendre sa voix : - "Toi, Femme au Corps Agé, ma génitrice et mon épouse première, vous, gens de cet Espace errant, Rahbelva, Maître et Seigneur du Cordage avait quitté sa tentepalais quand les dunes semblaient si serrées, si proches, qu'elles auraient pu boire avidement toutes les sources de cette ville. Rahbelva, moi, je suis parti. J'ai cherché après les marches, la contrée des Rouages pour connaître ce qui m'étouffait et rendait le Cordage si restreint et infime. Longtemps j'ai erré au sommet des dunes, le vent soulevant le sable aux pas de ma monture, le soleil tirant le pourpre de ma peau. L'Espace était si petit, les dunes si étroites, j'ai cherché longtemps. Puis au matin suivant un incertain crépuscule, alors que la désespérance asséchait mes lèvres et ridait mon cœur, l'horizon se mit à briller d'un éclat que plus tard j'appris à nommer : Acier ! J'avais trouvé les Rouages. Je m'avançai vers eux. Je sentais dans mon ventre poindre de façon insistante une sensation étrange et confuse qu'en ce pays d'acier on appelait la peur. Le chemin bien que plat et sans ornière se faisait plus pénible à chacun de mes pas. La chaleur enserrait mes tempes, donnait à l'air une coloration palpable comme la moiteur d'un tunnel. Long était ce tunnel. Brusquement, sans que rien ne m'y prépare, la lueur, forte jusqu'alors, devint insupportable, l'atmosphère s'emplit du martèlement de mille tambours et des stridulations de centaines de cornes aiguës. Je fermais les yeux et bouchais mes oreilles, convulsivement... Mon cerveau me parut éclater, je fondis dans l'inconscience. Plus tard, sans comprendre immédiatement où je me trouvais, je m'éveillai, hébété et rompu, au milieu de bruits et de lumières toujours aussi puissants. Mais après la terrifiante surprise, j'en supportais les éclats. Je restais longtemps étendu, essayant de puiser de nouvelles forces dans la chaleur du sable mais celui-ci était dur et froid. Etonné, je tentais d'en prendre dans mes paumes et de le filtrer de mes doigts écartés. Cela me fut impossible. La matière que j'expérimentais était compacte et lisse. Je regardais mieux : une plaque glacée, d'un éclat bleuté, s'étendait à droite et à gauche à perte de regard : l'Acier. Devant moi, il semblait que la ville des Rouages y était posée délicatement. Sa lueur était sinistre... La peur, cette étrange contraction des entrailles, se fit insinuante. Je me tournais pour fuir et re-
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trouver la douceur du Cordage. Mais rien ! Les dunes avaient disparu. A l'infini se développaient les chaussées et les structures d'acier. Une lame de désespoir me faucha et je tombai à genoux. Je pleurais la perte du Cordage durant une éternité. Mais peu à peu me revenait le souvenir de l'étroitesse de l'Espace. Je me tournais face à la ville et je l'insultais. Longuement, jusqu'à ce que la gorge me brûle. Mais les Rouages ignoraient Rahbelva, les Rouages ignoraient le Cordage. La rage froide me prit et fièrement je marchai vers eux.
Troisièmement
Rahbelva suit le mur depuis longtemps, très longtemps. Rahbelva ne sait pas compter le temps. Dans l'Espace, le temps n'existe pas ; seulement une apparente durée pour justifier les mots avant ou après... Au Cordage, les gens de Rahbelva n'ont pas besoin de repères ; il leur suffit de savoir que le temps a passé où les jeux et la danse étaient de mise, que vient maintenant le temps de la réflexion et des prières. Encore plus tard, l'amour... et les peaux dorées brilleront au soleil, les gosiers s'enflammeront pour un chant caressant. Au Cordage, le temps est inutile. La vie des hommes est réglée par la courte disparition de l'astre, mangé par les sables, et sa course tout autour de l'horizon, ne s'en écartant jamais beaucoup. La vie des hommes est parfois perturbée par le resserrement de l'Espace. Mais dès que les Rouages libèrent Rahbelva de leur étreinte, l'étendue redevient infinie et la vie des hommes reprend son cours paisible. Les enfants jouent et rient jusqu'à la métamorphose. A ce moment, ils perdent leurs ailes et deviennent des adultes. La perte en est cruelle pour celui qui devient un homme. Il est un peu jaloux des femmes qui, elles, conservent leur parure dorsale longtemps après la bienheureuse époque de l'enfance. Alors quelquefois, il se rend chez le mythomane qui lui raconte, mille fois répétée, l'histoire d'un sol où s'épanouit un être qui trouve une parure d'ailes après sa métamorphose. La légende affirme que ces ailes sont ornées de myriades de couleurs qui n'existent pas au Cordage, et que cet animal au vol chaotique accomplit la volonté divine de réjouir la vue des hommes de ce sol lointain. Ce n'est, bien sûr, qu'une légende chantée par le mythomane mais les hommes aiment les légendes et ignorent l'impatience. Qu'importe le temps ! Pourtant Rahbelva connaît l'impatience. Ses yeux sont brûlés à force de fixer les flammes changeantes. Il cherche la porte, le seuil qui lui permettra de franchir le mur de la cité d'acier. Il reconnaît à présent, dans les changements, les couleurs qui blessent. Il peut prédire leur apparition aussi sûrement que le resserrement des dunes signifiait son asphyxie et l'infirmité de l'Espace. Il suit les variations d'éclats, fermant les paupières pour diminuer la douleur qu'il prévoit, quand il se rend compte que l'intensité des fulgurations a diminué à un point précis de la muraille de lumière. Le regard figé sur ce point, il contemple une théorie de boules lumineuses, translucides et pulsées, qui en émergent pour se diriger à une vitesse impressionnante vers les structures d'acier et brutalement se diluer dans l'atmosphère après une courbe sèche et ascendante. Comme le sable qui coule des dunes, les lumières jaillissent dans un bruissement fluide en un flot ininterrompu. Alors, peu à peu, vient à la conscience de Rahbelva l'idée de la possibilité de pénétrer
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dans la cité. Il se précipite vers la source du jaillissement craignant que celui-ci ne s'interrompe et que le passage lui soit dérobé. Devant le mur clos d'où surgissent les boules de lumière, une hésitation le retient : peut-être s'agit-il de la peur, mais surtout, comment va-t-il abattre les pierres intangibles de la forteresse des Rouages, puisqu'il n'y a pas de porte. Ses espoirs s'évanouissent. Comment pourra-t-il connaître les secrets des Rouages, comment pourra-t-il délivrer son Espace confiné, étouffé par les dunes, comment pourra-t-il alléger son cœur ? D'un mouvement de violence désespérée, il se rue contre la muraille qui s'écarte sur son passage. Sans comprendre, mais sans crainte non plus, Rahbelva marche au milieu des flammes qui ne le brûlent pas, au milieu du vacarme qui ne heurte plus ses oreilles. Pour lui qui ne sait rien du temps, la durée s'étire et se contracte à chacun de ses pas. Il ne pense pas, il ne sait plus penser. Les couleurs l'émerveillent ; ses rétines s'irisent, des flammes, fleurs impondérables, éclatent dans sa tête. Il les entend doucement murmurer et le calme s'installe en lui. Maintenant, Rahbelva est debout, tendu, sur une immense place d'acier. Il fixe avec vénération un gigantesque monument de feu aux cent couleurs mêlées dans les contours vagues d'un géant assis.
Quatrièmement
- "Moi, Rahbelva, Maître et Seigneur du Cordage, j'admirais et respectais Ordrin comme un enfant ailé respecte Rahbelva. Les muscles figés et l'âme en repos, je recevais dans mon esprit les paroles d'Ordrin, le Premier Rouage. - "Homme de l'Espace, disait-il, depuis d'innombrables révolutions de l'Astre tu combats de ton angoisse la présence des Rouages. Pourtant, homme de l'Espace, le Rouage ne s'inquiète pas de ton existence. Seuls ont une importance pour moi, Ordrin le Premier d'entre eux, les Rouages qui servent le Dessein. Si tu ne deviens l'un d'eux, tu n'existeras pour aucun de mes Rouages, tu ne seras qu'inexistence. Mon regard fut alors attiré irrésistiblement par de nombreuses rangées d'hommes aux visages et aux membres d'acier poli. Ils étaient alignés, impassibles, puissants et brillants sous les éclats d'argent du Premier Rouage. - "Homme du Cordage, insistait celui-ci, tu deviendras l'un d'eux." J'acquiesçai avec vénération à cet ordre comme s'il s'était agi de ma propre volonté. Je marchais et mes pas précis me conduisaient sur de longues passerelles de métal brillant ; je traversais des arches lancées par-dessus les flammes vives ; je pénétrais ces flammes mêmes comme pour me purifier. J'allais sans crainte et sans questions jusqu'au cube de métal que je nommais ma loge. Heure après heure, minute après minute - des mots de ce pays d'acier, j'appris à vivre en Rouage, à réagir comme un Rouage, à penser en Rouage, à n'avoir qu'un seul désir de Rouage : être félicité par Ordrin, mon seigneur. Je devins esclave de mon propre désir de plaire. Je quittais quand il me l'ordonnait, ma loge pour me rendre à pas comptés et égaux devant une lucarne parcourue d'étranges fulgurations verdâtres
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desquelles je ne savais rien d'autre qu'il me fallait signaler à un Rouage immobile toute variation dans les signes de ce hublot. J'étais heureux. J'étais heureux parce que je me savais utile au Dessein. Je croisais d'autres Rouages à mon image quelquefois. Comme le leur, mon visage était recouvert de métal, mes membres étaient d'acier, comme le leur mon regard était figé. Jamais ne vint à ma conscience l'envie de m'approcher d'eux, jamais ne vint à la leur le désir de s'approcher de moi. Mes instants comme les leurs étaient comptés méticuleusement. Sous nos peaux de métal, nous étions des Rouages parfaitement identiques. A aucun moment je n'eus besoin de savoir ce que cachaient ces masques, je n'eus jamais envie d'en connaître les pensées. Jamais le désir de contempler un sourire, un regard humain ne se manifesta en moi. Nous ne pensions pas réellement. Une seule préoccupation absorbait nos cerveaux : accomplir la tâche pour servir le Dessein d'Ordrin qui imprimait jour après jour dans mon crâne la nécessité de ce dessein et me persuadait qu'il était mon bonheur. A quoi bon poser des questions, j'étais heureux. Les flammes et les couleurs étaient mon bonheur, le vacarme était mon bonheur, le bonheur d'Ordrin pour Rahbelva. Pourtant... Pourtant, un jour - c'est ainsi qu'on nommait la durée d'une période, un jour qu'aux ordres d'Ordrin je m'éveillais dans ma loge avant de me rendre devant ma lucarne, la porte d'acier de la cellule ne s'ouvrit pas suffisamment pour me livrer passage. J'attendis donc debout et immobile face à cette ouverture imparfaite, souhaitant que tout rentre dans l'ordre. L'attente fut très longue, si longue que l'impatience qui m'avait quitté depuis que j'étais un rouage, se réveilla en moi. D'un geste nerveux, j'empoignai la porte et la tirai à moi. Elle vint sans aucune difficulté si ce n'était un grincement inhabituel. Je portai mon regard sur le sol pour voir ce qui avait occasionné ce bruit étrange. Je vis ! Je vis dans l'acier bleui une traînée courbe et brillante qui avait suivi le mouvement de la porte : de mon voyage à travers les dunes, dans ma quête du pays des Rouages, j'avais emporté un grain de sable. Un grain de sable... ! Un grain de sable sous une porte si parfaitement jointe qu'il l'empêche de s'ouvrir ! Un grain de sable suffit à rendre un mécanisme parfaitement contrôlé incapable d'assumer sa fonction... La colère qui avait commencé à me gagner tomba brutalement, et je me souvins... de ce que j'avais oublié : le Cordage, les femmes aux seins nus qui attendaient Rahbelva, les femmes aux ailes blondes, femmes dédiées à l'amour, au repos... le Cordage...
Cinquièmement
Le crâne de Rahbelva se peuple des mille souvenirs du Cordage. Les hommes, corps souples, entre les voiles légers des palais de toile... les femmes aux poitrines offertes... son palais de cristal et d'or pur qui abrite ses pensées intimes et sa génitrice, la Femme au Corps Agé, le mythomane, ses gens et les enfants, tous l'attendent au Cordage, dans l'Espace de sable et de soleil, parmi les oasis d'ombres fraîches. Il revoit les nuées d'oiseaux Fous et les arbres sacrifiés, les montures dociles et les dunes mouvantes...
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Le Rouage qu'il est devenu lui donne la nausée. Il fuit. Il court au milieu des Rouages indifférents vers le mur, vers la liberté, vers les sables accueillants. Ses oreilles entendent de nouveau l'infernal vacarme, les couleurs le meurtrissent. Il court. Il s'élance sur les arcs et les poutrelles d'acier. Personne n'essaie de l'arrêter. A nouveau le Rouage ignore Rahbelva. Enfin il parvient au pied du mur. Il s'y précipite, mais les flammes le rejettent brutalement dans la cité. Il ne comprend pas. Lui qui était entré si facilement au Rouage, simplement en acceptant la loi d'Ordrin, le voilà maintenu contre sa volonté dans un lieu qu'il veut fuir. Le Premier Rouage veut garder ses proies. Mais Rahbelva n'est la pâture de personne. S'il le faut, Rahbelva détruira le Rouage. Les Rouages ne sont pas si puissants puisqu'ils ont relâché leur étreinte. Ou plus exactement, Rahbelva le perçoit maintenant, Ordrin se sent tellement invincible qu'il n'a pas besoin de surveiller ses Rouages. Ceux-ci n'ont que l'ambition de le servir fidèlement. Pourtant un grain de sable... Rahbelva veut détruire le Rouage qui le retient, mais il est aussi faible qu'un enfant privé d'ailes. Comment peut-il vaincre un gardien si puissant ? Tout en s'agitant de folles pensées, Rahbelva rejoint son emplacement sous le regard du hublot phosphorescent. Là, tout en surveillant malgré lui les séries symboliques qui défilent à l'écran, il commence à envisager sa réclusion et son évasion avec plus de calme. Quand au Cordage, un enfant doit soulever un fardeau trop lourd pour lui, un autre enfant lui prête sa force et à deux ils font ce qu'un enfant seul n'aurait pu accomplir. Peut-être existe-t-il dans cette contrée métallique un autre enfant privé de ses ailes ? Qui sait ? Peut-être sont-ils nombreux ! L'espoir renaît dans son cœur comprimé. Dès que l'ordre lui est donné de regagner son cube, Rahbelva rejoint la file des Rouages sur les passerelles et cette fois, il regarde ; il observe ses semblables, hommes alignés, aliénés, aveugles, sourds aux autres rouages, hommes aliénés, alignés, se suivant sans se voir, sans même avoir la moindre sensation que l'autre existe. Rahbelva les fixe intensément, essayant de deviner qui, derrière ces masques tous semblables, est moins éloigné de la conscience, lequel est encore un peu maître et seigneur d'une parcelle d'identité. Mais ils se suivent tous identiques dans l'uniformité de leur peau de métal, ils avancent à pas précisément réglés, participant à un dessein inconnu, voués à un destin obscur. Il examine ces formes se mouvoir d'une façon si parfaite que ses yeux se brouillent à force d'imaginer un geste inadéquat, un murmure, un soupir... un faux pas. Mais ils défilent sans se tromper, sans rien qui puisse les différencier, d'un même pas mécanique, sans varier leur allure. Il semble à Rahbelva qu'il soit le seul à qui la lucidité ait été rendue. Tous identiques, ils avancent comme un seul mécanisme. Dans un geste dérisoire, Rahbelva s'élance et tente d'arrêter un rouage, de le retourner vers lui, d'arracher son masque. Mais derrière ce visage d'acier, un autre masque tout aussi impénétrable dissimule la chair ; et derrière celui-ci, un autre encore, et encore et encore... Rahbelva est désemparé. Il est seul, seul dans ce paysage glacé où le soleil ne pénètre pas, où la lumière est artificielle, où le sol, les murs, le ciel même, sont artificiels. Il tombe sur ses genoux et prenant son visage dans ses mains, il se laisse emporter par le désespoir. Il se blottit dans les souvenirs du Cordage et peu à peu
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les Rouages qui défilent, s'estompent dans ses larmes. S'il pouvait, d'un effort de volonté, se retrouver sur les dunes... ! Tout à coup, comme si la foudre était tombée sur lui, il découvre un visage décomposé. Lentement, il se lève, tourne les yeux vers l'horizon et sourit. Rahbelva a compris. Il a enfin compris la vraie nature du Rouage. En vérité, la ville métallique n'existe pas. C'est lui, lui seul qui l'a créée. Le Cordage infirme, c'est lui ; les dunes serrées, c'est lui ; le Rouage, Ordrin, c'est lui, c'est lui ; c'est lui par son angoisse. Le Cordage semblait parfois trop doux, parfois trop limpide à Rahbelva. Dans ces moments, les dunes s'approchaient, menaçantes. Rahbelva devenait malade de terreur. Alors il créait un pays insensible et froid contre lequel sa haine pouvait éclater : le Rouage. Le Maître et Seigneur du Cordage devenait esclave du Premier Rouage qu'il avait lui-même créé. Pour se punir d'être heureux. Il sait maintenant qu'il n'aura plus besoin de ce pays de flammes givrées, de vacarme et d'acier. Les dunes ne se refermeront plus sur son cœur. Il nie le Rouage, le repousse loin, très loin de sa conscience, il le détruit. Rahbelva est étendu sur les dunes. A quelques pas, sa monture fouille le sable. Le grand soleil roule sur l'horizon, marquant la direction du Cordage. Rahbelva se lève, enfourche lentement sa monture et marche vers l'Astre pourpre.
Epilogue Sous les dalles métalliques, dans une crypte de la cité d'acier, le Rouage numéro RB-20-A gît inerte. Un autre Rouage le remplace devant l'écran de contrôle d'approvisionnement énergétique ; un autre Rouage occupe sa loge et comble l'espace laissé libre dans la file des Rouages. Ils l'ont déconnecté sur l'ordre d'Ordrin parce que le Rouage numéro RB-20-A avait un défaut : RB-20-A rêvait quelquefois.
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Premièrement
- "Regarde la mer, Rahbelva. Ta ville a atteint le bord du monde et les palais de toile sont enfin immobiles. Ici le sable est gorgé de la promesse de l'eau et le vent est soumis à l'écume. Le sable sec de nos errances est fécondé maintenant par le sel, et l'horizon flamboie de la couleur du ciel et des bannières. Est-ce le but, Maître et Seigneur ? Ou devons-nous apprêter un nouveau départ ? Xanda, le vieillard, Xanda le mythomane du Cordage, interrogeait Rahbelva, le Maître et Seigneur de cet Espace errant. Tous deux, le vieux serviteur et le Maître, suivaient le chemin des vagues paresseuses ; la trace de leurs pas s'étendait à l'infini sous le soleil écarlate. Au bout de la plage, quand le sable s'incline sous les rochers torturés, ils s'assirent. Rahbelva rompit alors le silence, le blanc suivant la question de Xanda : - "Tu connais le sens des runes que le vent sculpte sur les dunes, la signification des lettres, Xanda, et tu les utilises pour écrire l'Histoire du Cordage sur les tables vénérables. Ici, le sable sous la caresse de l'océan est lisse et doux et pur comme le sein des jeunes femmes. Mais la page ainsi effacée n'est-elle pas plus riche d'appels et de symboles que tous les mémorables parchemins de tes coffres ? La planéité de ces rives n'est-elle pas grosse des questions sans réponses, des désirs inassouvis ? Ma ville de toile, tissée d'or et de cristal, a voyagé longuement sur les sables assoiffés et elle a touché le bord. Mais dis-moi, Xanda le sage, as-tu vu sur les sables la marque de ma frontière ? Non ! Rien que l'océan salé, l'espoir d'un Espace plus vaste que l'infini des dunes. A toi je le demande, Xanda, faut-il laisser mourir l'espoir ? Longtemps encore, le silence pesa sur eux après que Rahbelva eut parlé. Leur regard suivait la course indolente du soleil, qui sur la mouvance du liquide, avait des reflets de cuivre. Puis, comme à regret, le Maître et Seigneur du Cordage troubla de nouveau l'espace de sa voix : - "Xanda, toi dont la mémoire est plus profonde que mes souvenirs, toi dont la connaissance est un vase pour mes désirs, qui les déchiffres avant même que je ne les comprenne, Xanda l'ancien, nous suivrons la grève. Cela était connu de toi bien avant que mes lèvres ne s'entrouvrent pour le dire. Les toiles du Cordage, ses palais, ses fontaines, glisseront aux bords de l'océan comme il en a toujours été. Et si un moment le sable cesse de supporter notre errance, les vagues seront bien assez fortes... Assez fortes. Et l'horizon jamais n'aura de fin. Car tel est mon désir, Xanda, telle est ma volonté. Xanda s'agita sur les rochers. il se dressa devant Rahbelva qui sentit l'irritation le gagner, et lui dit d'une voix toujours douce : - "Maître et Seigneur ne te courrouce pas. Je sais tout de toi puisque je suis de ton peuple et nous sommes tes créatures. Ta joie est notre bonheur, ton bonheur notre
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béatitude. Tu m'as créé vieux et sage pour peupler ta mémoire ; des enfants ont perdu leurs ailes et sont devenus des adultes. Ta génitrice, la Femme au Corps Agé, est restée sur la frontière, là-bas, après ton pèlerinage, à lire éternellement ton nom. L'histoire en est écrite sur les tables. Mais depuis ton retour, Rahbelva, plus aucun ventre n'a été fécondé, plus aucun enfant ne s'est métamorphosé. Les oiseaux Fous ont détruit tous les arbres et aucun n'a repoussé. Quelque chose en toi a changé. Penche-toi sur le chemin parcouru par ton Espace. Depuis d'infinies générations le Cordage errait sur le sable poudreux et maintenant l'océan se couche au pied des mats. Je ne m'oppose pas à ton désir, je ne le peux pas, mais écoute ta créature te demander de puiser en toi la raison de ton désir, Maître et Seigneur. Le Cordage est ton Espace, tu le conduis où tu veux, nous suivrons... Rahbelva s'était levé pour écouter Xanda ; à présent il marchait vers son palais tissé d'or et de cristal. Plus tard, quand les montures seront reposées, que les femmes aux ailes blondes, à la poitrine offerte seront satisfaites et repues, le peuple de Rahbelva reprendra l'errance originelle. Et quelle importance si les dunes sont devenues des vagues... !
Deuxièmement - "Nédagée, ma sœur, mon rire, voilà mille soleils que nos pas marquent le sable humide du rivage et mille questions encore demeurent. D'où venons-nous, enfants de Rahbelva. Les marées insolentes effacent nos empreintes. De loin en loin, quelques rochers, toujours identiques, encadrent de longues, trop longues étendues de plage. - "Oui, Elimélech, mon frère, notre Maître et Seigneur semble à jamais taciturne. Plus aucun rire n'éclaire son gosier, plus aucune larme n'a brillé sur sa joue. Depuis mille soleils... depuis que le Cordage a atteint le bord du monde. - "Xanda le Mythomane est resté sur les roches premières que les toiles de la ville ont rencontrées. Il médite l'ultime poème de notre peuple, l'ode dernière à Rahbelva, Maître et Seigneur de l'Espace errant. Pourquoi a-t-il abandonné aux vagues ses parchemins précieux, ses tables fabuleuses ? D'un poing que la rage faisait vibrer, il a enfoui son stylet si profondément dans le sable que nul ne saurait l'en arracher. Nous avons perdu notre histoire. - "Regarde, mon frère, mes ailes qui frémissaient sous l'effleurement de tes mains, ont perdu leur éclat et ne sont plus qu'une toile informe, infirme, où s'engouffre un vent paresseux. Elimélech, le vent lui-même bientôt cessera de rafraîchir nos fronts. Les bannières et gonfanons pèsent sur les mâts inutiles. Mais il est vain de décrire tout ce que le Cordage a perdu depuis le pèlerinage de Rahbelva : la génitrice, Xanda, et les enfants. Nous sommes les derniers, mon pauvre frère ! Et je pleure parce que mon ventre n'est qu'un fruit sans joyau, que pâles viscères stériles. Jamais plus nous n'entendrons rire et jouer autours des fontaines. Combien
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de femmes aux entrailles inutiles ont cessé tout d'un coup de garder l'espoir et se sont assises de lassitude, le regard perdu vers un vain horizon ? - "Et des hommes, ma sœur, aussi se sont arrêtés sur les rochers que nous rencontrions, pour tenter de se souvenir, se souvenir du sable sec, des oiseaux Fous, du Cordage de Rahbelva. Longtemps, les doigts mêlés, ils restèrent sans voix. Puis dans un soupir nerveux, Elimélech reprit : - "Nédagée, ma sœur, mon rire, nos effleurements ne réchauffent guère nos épidermes frileux ; et la caresse du soleil n'est qu'une gifle de givre. Lui qui roule sur l'horizon liquide semble d'un rouge glacial, comme une cicatrice au ciel. - "Il a des pulsations de cœur malade. - "Tantôt il grossit et déborde la voûte au-dessus de nos têtes comme une immense tache de sang, tantôt, tel une pointe d'aiguille, il blesse le firmament d'une égratignure infectée. - "Pourtant, vaste ou infirme, notre soleil a perdu la chaleur des étés du Cordage ; les sables que foulent nos pieds demeurent à jamais humides. Je crains que ce que nous nommions l'aube un jour n'existe plus tant il semble que Sol se dilue luimême dans les espaces et les absorbe en même temps. - "Un jour, il n'y aura plus de jours, il n'y aura plus de temps ! De temps pour la prière à Rahbelva ; car nos jeux déjà sont loin, bien loin perdus sur les dunes froides de l'ennui. - "Mon amour, mon Elimélech, nous ne parlons plus d'amour. Il y a si longtemps que mes doigts ne peuvent se souvenir. Pourtant, il y a eu avant et l'infini des dunes et la femme au Corps Agé et Xanda et Rahbelva, notre Maître et Seigneur, perdu dans ses rêveries. Nous qui naquîmes de sa volonté, veut-il nous faire mourir, nous dissoudre dans une brume froide et humide... - "Je ne sais pas ma sœur ? Peut-être ne veut-il rien de tout cela. Peut-être que toute cette décomposition dépasse son pouvoir et qu'il ne peut rien y changer. Nous le nommons Maître et Seigneur, mais qui est-il en réalité ? Ne souffre-t-il pas comme nous des pulsions de l'Espace ? Sa tristesse égare nos esprits. Rahbelva a perdu la maîtrise de sa création. Je sens en moi comme un goût d'achèvement. Une fin sans gloire. Une nuit glaciale enrobe nos cerveaux parce que la joie a déserté le visage de Rahbelva. Le vent ne souffle plus parce que Rahbelva a cessé de respirer. Plus rien désormais ne ranimera le Cordage. Notre Espace va errer sur les lames froides. C'est terminé pour nous, ma sœur. - "Oui, mon amour. Nédagée et Elimélech se retournèrent et eurent du Cordage leur ultime vision. La ville d'eau claire et de cristal, de toile et d'or, dérivait sur la frange liquide dans
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une brume malsaine. Nédagée et Elimélech, derniers enfants du Cordage, les derniers métamorphosés, s'entretenaient de leur désespérance. Eux, les amants de l'Espace errant, s'étaient arrêtés comme tant d'autres qui n'avaient pas voulu suivre la folie du Maître et Seigneur. Eux qui l'avaient respecté quand au loin ils le virent fatigué et poudreux au retour de son pèlerinage, eux que la joie et la béatitude avaient inondés quand il s'était penché sur leurs ailes blondes, voilà que maintenant ils se sentaient las de s'abandonner au voyage. Longtemps, ils avaient cru au but, au dessein du Cordage. Puis les soleils s'étiolant dans un long déclin inutile, ils avaient goûté au découragement. Et enfin ils se sont arrêtés. De leurs corps étreints, à leur manière, ils vont comme Xanda écrire leur dernier poème au Cordage. Mais la mer inlassable abolira l'empreinte même de leurs ossements.
Troisièmement
Dans la douleur de son mutisme, Rahbelva comptait ceux qui depuis la rencontre des vagues avaient abandonné le Cordage. Ils avaient tous déserté. Maintenant -mais que signifiait "maintenant ?" Rahbelva parcourait seul la ville qu'il avait voulue flamboyante d'or et de cristal, fraîche des fontaines d'eau claire et des toiles souples. Longtemps. Il y avait longtemps que son regard n'avait embrassé une étendue de sable infinie. Tout, ses pas, le moindre de ses élans, se heurtait à l'écume déferlant sur un sable humide et malsain. Tous avaient déserté. Les arbres et les oiseaux Fous, d'abord, quittèrent les paysages ; et les enfants refusaient de naître. Xanda l'avait outragé - du moins le pensait-il, après que sa génitrice, la Femme au Corps Agé se fut endormie à jamais. Le vieillard avait d'un geste de colère détruit les légendes et les mythes de l'Espace errant. C'était au commencement des vagues. Ensuite, d'autres s'étaient arrêtés jusqu'à Nédagée et Elimélech qu'il chérissait entre tous, dont la mer avait annexé les squelettes. Les compagnons qu'un jour il avait rêvé se sont perdus dans les brumes oxydantes. Tout son univers se désagrégeait sous ses regards impuissants. Sur les mâts lamentables s'épuisaient les bannières fières naguère, à présent lacérées sous les coups d'un vent ricanant qui luimême s'était essoufflé, remplacé par un halètement rauque et maladif. Cette atmosphère putride s'insinuait sous les voiles des palais, rongeait les tapis autrefois épais et accueillants. Mais aucun corps chaud n'en venait plus évaporer l'humidité. Rahbelva, parfois, contemplait son ancien trône de cristal ciselé et d'or poli. Il examinait avec une nostalgie déprimée la surface ternie d'embruns corrosifs, le galbe jadis propice au rêve, rompu à présent des gerçures du temps sans remède. Quand la honte de son impuissance lui martelait les tempes, que la fureur sans yeux lui broyait le gosier, il quittait d'un pas alourdi la grande salle de son palais
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où dans une vision furtive il avait cru percevoir encore la femme au Corps Agé parée de sa robe de fête, Xanda penché sur ses tables, tout son peuple attentif aux récits de lui-même, Rahbelva, Maître et Seigneur du Cordage, son Espace, son lieu secret. Il quittait la grand'salle pour rejoindre le sable gorgé de vase et promenait un œil triste sur le ciel mauve ignoré du soleil. Là, dans un hurlement brûlant de silence, il injuriait sa déchéance, l'écho de sa puissance qui, il y avait une éternité, l'avait élevé au-dessus de lui-même d'un orgueil schizophrène. Mais sa gorge était inapte au cri. Depuis son affrontement à Xanda, il n'avait pu laisser poindre la moindre parole. Ses membres étaient comme son gosier, ses gestes lui semblaient lourds et empruntés. Il se disait que la fatigue, la fatigue et l'ennui, en étaient la cause. C'était sûrement la lassitude de s'être égaré sur cette grève inhospitalière qui lui ôtait tout élan de vivre. Il s'asseyait donc dans la vase spongieuse et regardait enfler le ciel.
Péripétie logique
Sous la ville d'acier, sous le Rouage, les tunnels résonnent de pas scandés. Là dans une cave sombre, le rouage RB-20-A gît inerte, délaissé par les hommes métalliques. RB-20-A rêvait. Ils l'ont déconnecté sur l'ordre d'Ordrin. Mais le Rouage défaillant rêvait toujours. Peu à peu ils l'ont dépecé. Ils ont arraché ses membres de métal qui s'étalent sur le sol maculé. Ils ont ouvert sa poitrine pour en déchirer le cœur mécanique. Mais malgré cela les connexions essentielles de RB-20-A n'étaient pas détruites. Il rêvait encore. Avec une pesante masse d'acier qu'ils abattirent sur son visage, ils firent éclater les délicats circuits de cuivre de son cerveau. Et sur l'acier noir, issue du crâne de RB20-A, une tache rouge de liquide épais et chaud s'accroche désespérément ; et rampe sur le sol ; et s'étend lentement. Lentement, comme un crépuscule dans le ciel du Cordage.
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Premièrement
Finalement, il se décida. Après un temps sans mesure, oscillant entre la rage impuissante et l'abattement contemplatif, Rahbelva, Maître et Seigneur du Cordage redressa le front. Brutalement. Alors que ses yeux mornes fuyaient sur la crête molle des vagues, la pensée de l'action prit possession de son esprit. Il sut qu'il allait bouger de nouveau, se mouvoir ; il apprit que son voyage n'était pas achevé. Pas encore. Savait-il ce que serait ce départ ? Sûrement pas. Mais la décision s'en imposait. Difficilement, comme s'il émergeait d'un long coma alcoolique, il fit jouer ses membres épuisés. Les bras d'abord qui obligèrent douloureusement les mains à prendre appui sur la vase spongieuse qu'était devenu le sable de la plage ; puis les jambes aux genoux grinçants qui se plièrent sous son corps pesant et le soulevèrent lentement... si lentement... Il fut debout. Lentement, plus lentement encore il détourna les épaules de l'océan aux reflets de mercure et son regard s'agrippa, essoufflé, à la ville qu'il allait détruire... qu'il allait détruire ! Comment une telle pensée avait-elle pu éclater comme une bulle à la surface de sa conscience ? Détruire son Espace, son lieu secret ! Ce Cordage, le théâtre de tant de joies, de milliers de caresses, la trame de son existence ! Le détruire ! Dans son esprit, l'idée de la destruction était apparue d'une façon qui le laissait haletant, une expérience violente comme un coup de poing dans l'estomac, qui le lâchait là, balançant d'avant en arrière sur ses membres mal assurés. Détruire le Cordage, voilà ce qu'il fallait faire avant de, avant de... Avant de... Ses pensées malhabiles et corrodées, usées par tant de temps d'inaction, s'estompaient comme un paysage de brume à l'aurore. Il ne savait pas ce que détruire son Espace lui apporterait. Il forçait son esprit à trouver une réponse à cette question. Mais elle lui paraissait insoluble. Il renonça. Après tout, une décision s'imposerait bien quand le Cordage ne serait plus qu'un champ de carnage. Laborieusement d'abord, comptant chacun de ses pas comme chacun des battements douloureux de son cœur, puis, plus rapidement à mesure que sa volonté s'affirmait, Rahbelva s'approchait de la ville. Il revoyait dans chaque loque qui frémissait dans le vent paresseux la tente orgueilleuse d'une créature que le voyage avait anéantie. Il revivait le claquement des bannières, l'éclat de son palais. La fierté alors possédait son âme de nouveau. Quand il fut sur la place vaste, encombrée des lambeaux dérobés aux demeures sinistres, sinistre et pleine du bruit des fantômes oubliés, il s'approcha de la fontaine envasée aux figures abattues, il se pencha vers elle pour y retrouver son visage. Mais l'eau claire et joyeuse avait cédé devant le terne limon. Il reprit sa marche hésitante à travers les venelles sordides. Il ramassa sans réfléchir vraiment à son geste un mât rongé qui lui fournit l'outil dont il avait besoin. Sentant prisonnier de ses doigts criant d'humidité cet épieu détaché du corps même de sa ville, la rage froide qui lui manquait pour accomplir ce qu'il avait décidé, le submergea comme une nausée.
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De toute la force dont il était capable à ce moment, il balança le mât par-dessus ses épaules et l'abattit sur les tentes encore dressées, il déchira à grands coups somnambules les toiles tendues. Il frappa, frappa longtemps les voiles et les mâts, il déchira, il abattit ; il fit voler le sable aux quatre angles des rues. Il courait, il parcourait sa ville et revenait plusieurs fois sur ses pas ; il repartait de nombreuses fois encore, abattant son arme comme une cognée invincible et aiguë. Il détruisit, il détruisit, il rasa, il démolit ; et la sueur baissait sur ses yeux un rideau de sang. Son souffle devint rugueux, ses gestes moins puissants, mais il poursuivait son effort ; il continua encore, encore et encore jusqu'à ce qu'épuisé, lamentable, le sol gorgé de sa transpiration l'appelle et qu'il s'y couche agité de sanglots, et anéanti. Longtemps, les spasmes hachèrent son halètement. Puis, peu à peu, ceux-ci s'espacèrent et Rahbelva put à travers ses larmes et ses hoquets regarder ce qu'il avait accompli. Les mâts qu'il avait renversés s'étaient redressés et retenaient encore intactes les toiles que sa rage avait déchiquetées. Oubliant son épuisement et la douleur de ses muscles, il s'élança en hurlant de démence à travers les rues de sa ville, enfouissant son visage tordu dans les tissus pendants, heurtant de ses paumes blessées les charpentes insolentes, les mâts et les haubans que son épieu humide avait saccagés, tous avaient repris leur posture primitive. Il retrouvait à terre les déchets que le temps et l'attente avaient arrachés à l'Espace. Mais de son œuvre à lui, il ne restait aucune ruine.
Deuxièmement
Alors, désespéré, incapable de pleurer, tant son impuissance lui semblait lourde, il regagna la plage. Face à l'océan gris il s'assit serrant contre la poitrine ses genoux brisés. Son regard se hasardait intensément vers l'horizon mauve, son regard devenait une lance, une pique pénétrante qui fouillait au lointain les vagues lasses. Rien. Aucun signe. Il avait voulu finir son œuvre, détruire son Espace. Il avait tenté le suicide pour rejoindre ses créatures, pour enfin que s'achèvent ses douleurs, être des leurs, leur appartenir et avoir comme eux droit à la fin. Pour lui, il n'y avait aucun remède. Rien. Aucun signe. Seules deux grosses larmes, comme un mouvement de clémence, s'échappèrent de la cage de ses cils. Elles glissèrent sans force sur ses joues et tombèrent sur le sable détrempé. Qui ne les absorba pas ; elles roulèrent sans énergie vers le flux passif et s'y noyèrent. Un moment elles laissèrent dans l'eau noire une tache plus claire ; mais rapidement elles disparurent. Curieux comme il ne l'avait été depuis longtemps, Rahbelva examina ce prodige. Des larmes jaillies de ses yeux mêmes pouvaient se fondre dans l'océan, être détruites sans qu'il n'en reste rien. Etait-ce le signe que son impuissance n'était pas si complète ? Avec précaution, il se dressa et marcha dans les vagues agonisantes. La désagréable impression d'humidité ne fit que croître quand ses pieds furent engloutis. Il frissonna. Il croyait ne plus en être capable. Une contraction vomique lui broya l'estomac au contact étrange de cet élément mal connu. Le dégoût le poussait à re-
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tourner vers le sable, havre dérisoire mais rassurant. Pourtant, il persista. Un autre pas et ses genoux frileux furent avalés. Il ne les voyait plus tant sombre était le liquide. Un pas encore. Il eut la sensation d'être tranché net à la hauteur des hanches. Il marcha encore, tremblant, jusqu'à ce que seule la tête émerge. Là, il s'arrêta. Il aurait voulu retourner. Mais l'eau comme une gangue le retenait fermement. Il ne pouvait qu'avancer. Il avança. Comme l'eau, la terreur le submergea quand un pas plus loin sa bouche et ses narines s'emplirent de liquide, quand ses paupières battirent désespérément dans l'eau. Pourtant, il ne pouvait faire autrement que continuer. Les yeux crispés, il progressait dans l'océan. Subitement, il prit conscience qu'il n'éprouvait pas le besoin de respirer. La surprise déchira le voile de ses paupières soudées et il vit. Il vit devant ses yeux deux petites larmes brillant comme deux étoiles, calmes et rassurantes. Il courut pour les rattraper. Le liquide n'opposait qu'une faible résistance à son élan. Il se sentait heureux, il fallait qu'il les rejoigne, il courait, il avait des ailes, il était devenu un enfant. Il ne savait pas s'il descendait vers les profondeurs de l'océan ou si, au contraire, il rejoignait la surface. Il était perdu, il se perdait délibérément. Il suivait les étoiles. Dans sa course, son corps peu à peu se désagrégeait. Il se dissolvait comme si lui-même était devenu fluide et se précipitait à la rencontre, à la fusion complète avec le liquide. Bientôt, il ne fut plus que ses deux yeux, qu'un regard poursuivant deux étoiles. Elles gravitaient l'une autour de l'autre et Rahbelva ressentait un vertige agréable et attirant en les suivant dans leur moindre déplacement. Brusquement, elles s'arrêtèrent de tourner et il put les atteindre. Elles pénétrèrent dans ce regard dont elles étaient nées. Quand elles frôlèrent ses yeux, la mer explosa. Une déflagration gigantesque, cataclysmique, souleva la surface de l'océan. Celle-ci devint blanche, brillante ; elle sembla illuminer le ciel violacé tandis que des milliards de fines bulles gazeuses la crevaient joyeusement. Puis tout s'apaisa. La mer était transparente et bleue et vive. Et nerveuse, elle montait à la rencontre d'une plage de sable blond, dominée par une forêt agitée d'un souffle frais sous un firmament d'azur.
Prologue
Dans la caverne, sous la ville d'acier, la tache de liquide pourpre s'étire du crâne éclaté de RB-20-A, le rouage défaillant, jusqu'à une fissure entre les dalles de métal. Par cette faille noire, étroite, elle glisse et s'évade vers la lumière, à travers le sable aride, vers l'océan limpide.
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Les rouages du pays d'Ordrin, un jour eurent besoin d'eau pour satisfaire aux nécessités de la soif et de leurs travaux. Les sources sous la ville se vidèrent dangereusement puis se tarirent. Alors les rouages industrieux érigèrent des charpentes monumentales pour acheminer un conduit vers la mer, loin, très loin après le désert. Cela leur prit très longtemps, un temps pendant lequel ils connurent les souffrances de la soif. Mais un jour, le conduit finit par plonger dans l'eau d'un lagon de sable blond après avoir traversé une forêt d'un vert intense que les rouages ne remarquèrent pas. Ce jour là le vent avait chassé les nuages et le ciel était profondément bleu. Enfin les citernes de la ville purent être remplies, et les rouages apaisèrent leur soif.
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Dans l'Ile
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Te rappelles-tu l'île des morts où nous étions cet hiver-là ? Nous marchions, toi et moi, épaule contre épaule, dans les ronces et les éboulis d'une forteresse en ruine. De chaque cellule sombre de ce manoir rompu, les plaintes des agonisants torturés frappaient douloureusement à nos tympans. Quelquefois nos pas ont résonné sur la dalle de granit épais qui couvrait un puits, une oubliette profonde où le silence des noyés broyait nos cœurs angoissés. Les marches creusées que nous avons gravies, étaient noires et mates du sang des égorgés qui y coula. Et nous devinions derrière les cloisons insondables les hurlements des emmurés. Nous sommes parvenus à une vaste salle, longue, basse et aveugle, où les roues désaxées, les forges mortes, les trépans brisés, les cages aux barreaux rongés semblaient revivre leurs lugubres labeurs, indifférents aux douleurs transperçantes des suppliciés. Nous avons marché en prenant garde de ne pas réveiller le fantôme des bourreaux à la cagoule de cuir, et l'ombre affamée des vautours. Dans un couloir dont les voûtes disjointes menaçaient de nous ensevelir, un corridor interminable, des crochets d'équarrisseurs pointaient encore leurs courbes aiguës, impatients de retenir une omoplate, une clavicule frêle, de s'épanouir dans le mou rose d'un poumon. Nous sommes arrivés enfin au faite d'une tour branlante. Les créneaux en étaient abattus, les mâchicoulis obstrués d'indéfinissables déchets ; et les gargouilles décapitées ricanaient encore. Nous avons regardé vers les rochers tourmentés aux pieds de la tour, là où la mer sauvage a pris possession de tant de défenestrés, là où les désespérés se sont brisés les os. Le vent nous rapportait ces histoires et nous avons frissonné du froid de la mort. En courant de panique, nous avons déserté la tour de l'orgueil, les rochers et l'abîme des illusions, longé en hurlant le couloir des errements et de la peur. Nous avons traversé sans rien voir que notre angoisse la salle immense des banquets orgiaques où s'engouffre le temps. Nous avons dévalé l'escalier vertigineux des plaisirs crus, des passions violentes et vigoureuses ; nous avons glissé sur la margelle du puits de nos désirs les plus enfouis, laissant loin derrière nous les chambres obscures des souvenirs et des regrets. Hors d'haleine, la peur hachant encore nos tripes fluides, nous nous sommes arrêtés, guettant dans le silence nos cœurs qui battaient nos artères. Te rappelles-tu l'île des morts où nous étions ? Te rappelles-tu ? La pression du sang s'apaisant dans nos veines, nous avons pu rire hystériquement du cauchemar que nous venions de faire. Tournant le dos aux murs écroulés, aux ronces dominatrices, nous avons descendu le sentier étroit qui nous ramenait au port minuscule de cette île oubliée. Comme nous franchissions avec précautions le dernier escarpement qui dérobait le débarcadère à nos regards, nous avons été surpris de ne trouver à cet endroit, aucune trace de l'esquif qui nous avait déposés. A regarder de plus près, nous ne reconnaissions plus dans l'amas de rocs emmêlés qui heurtait les vagues nerveuses, la digue de béton et les anneaux de fer rouillés auxquels notre embarcation avait accosté. Il semblait que le paysage que la côte nous offrait, était tel qu'il existait avant que quiconque ait pensé faire une escale de cette île perdue. En nous demandant comment un tel prodige avait bien pu s'accomplir, et si par un fabuleux hasard, le chemin que nous avions suivi, nous avait égarés, nous avons remarqué que la mer, transparente quand nous avions débar-
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qué, prenait une teinte profonde et pourpre, telle qu'elle pouvait l'avoir sur les abysses du large ; comme si l'île s'était déplacée de centaines de miles vers le milieu de l'océan. La panique et l'angoisse ont reflué vers ma gorge tandis que je me retournais vers toi pour quêter de ta bouche un apaisement, une parole de compréhension. Mais mes yeux ne rencontrèrent qu'une ombre indistincte qui s'estompait lentement pour laisser place à un buisson d'épines qui bientôt s'enflamma et dont il ne reste que la cendre. Te rappelles-tu l'île des morts où nous étions ? Te rappelles-tu ? La solitude lourde comme un ciel d'orage, j'ai repris le chemin vertigineux du château effrité. En repassant le porche qui s'élevait, raide, à l'entrée de la cour, j'ai voulu me joindre aux pendus que le vent faisait osciller, marquant ainsi le temps ricanant. Mais chaque fois que mon pied quittait la pierre moussue qui me séparait du sol, chaque fois que le chanvre rugueux écrasait mon gosier, la corde semblait se rompre. J'avais beau raccourcir ce lien, il m'était impossible de me pendre. J'ai voulu alors me précipiter dans le gouffre du puits et m'y noyer. J'ai déplacé le lourd couvercle de granit et, fermant les yeux, j'ai glissé vers l'ultime vertige. Mais à peine mon corps touchait-il l'eau glaciale qui croupissait au fond, que je me retrouvais debout, fermant les yeux, prêt à me lâcher dans l'abîme. Une nouvelle fois, je me jetai dans le liquide sombre ; j'étais encore debout, fermant les yeux, au bord du trou attirant. Gravissant l'escalier tournoyant, j'ai cherché à terre un éclat de silex. Après que j'en ai trouvé un, je le fis éclater pour le façonner comme une lame tranchante. Je l'ai plongé plusieurs fois dans mon cœur, mon sang ne coulait même pas. J'ai sectionné les veines de mes poignets, les artères de ma gorge, mon sang refusait de se répandre. L'angoisse grandissait comme une fleur sinistre dans mon plexus ; la panique, comme un couperet, hachait mes gestes. Je me précipitai en hurlant pour réveiller les geôliers masqués de la salle des tortures, je ranimai la forge et, quand cela fut fait, toujours criant, je me couchai sur la roue, me liai, et attendis mon supplice. Un à un les bourreaux vinrent près de moi, m'entourèrent à m'étouffer. Je devinais leurs yeux torves et sanglants derrière les cagoules de cuir. Puis, un à un, ils reprirent leur sommeil pesant. Et les vautours, dans un froissement de plumes, reprirent leur posture pensive. Les crochets de boucher se rompirent quand je leur offris la chair frêle de ma gorge. Et quand j'atteignis le sommet de la tour, la mer se couchait au ras des créneaux. Lentement, je coulai en elle et j'avançais, attendant comme une délivrance que mes pas ne s'incrustent plus dans le sable. Mais il me fallut longtemps marcher avant de me rendre compte que l'eau ne dépasserait pas la hauteur de mes chevilles. Alors résigné à vivre éternellement mon chagrin et ma solitude, je rejoignis la cour dévastée. Sur la margelle du gouffre inconsolable, je me suis assis et j'ai pleuré, arrachant de mes tempes les cheveux hirsutes. Gorgé de solitude, rongé de rage et d'impuissance, j'ai compris qu'éternellement, je vivrai mille douleurs. J'étais dans ce château, les cris des torturés et l'angoisse des morts. Et moi-même étais mort, et lucide jusqu'à la fin des temps, je revivrai mon agonie. Te rappelles-tu l'île des morts où nous étions ? Te rappelles-tu ? C'est là que depuis des millions et des millions d'instants, je guette un horizon sans rides.
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L'Enfant- ChĂŞne
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C'était décembre, au tout début du mois. L'automne, cette année, avait été clément. Il n'avait que modérément plu, et l'air se plaisait d'une température invariablement douce. Les feuilles des arbres avaient du regret à jaunir. Je marchais ce jour-là comme je le faisais souvent, au nord de la résidence dans la large et longue haie de chênes qui la sépare de l'extérieur. Quelquefois auparavant, je m'étais approchée de la bordure et avais regardé avec terreur l'épaisse brume grise et froide qui bouillonnait en volutes visqueuses juste après les derniers troncs. Je n'avais jamais eu le courage d'aller plus loin. D'ailleurs, à la résidence, personne ne va jamais vers les bordures. Je déambulais sans but, serrant dans une main un grand panier d'osier, dans l'autre les bords relevés de ma lourde jupe de velours. L'esprit vide de questions importantes, j'emplissais mes yeux de cet automne brillant. Bientôt nous allions célébrer les festivités d'hiver... Quelle ironie ! L'automne s'attardait. Comme moi, il se plaisait sur ses sentiers, à sentir, de lui-même, cette brutale odeur d'humus. L'hiver était loin, derrière la lumière dorée, et pourtant il était là, dans les préparatifs de la fête à la résidence. Ce paradoxe saisonnier me faisait frémir de plaisir. J'en riais dans ma tête tandis que mes pieds se posaient avec légèreté sur le tapis de feuilles craquantes, sur les glands inutiles. D'aussi loin que je me souvenais, rien n'avait jamais changé à la résidence. J'avais eu brusquement conscience un jour d'exister et depuis mon apparence était restée la même, toujours jeune et élancée ; de longs cheveux bruns que je ne coupais jamais et qui ne poussaient pas, faisaient un cadre sombre à mon visage plus que pâle, tracé fermement et sans la moindre ride. J'étais une jeune femme belle, comme étaient beaux et jeunes tous ceux de la résidence. Le temps n'avait sur nous aucune prise. Nous avions tous, je crois, pris conscience ensemble de notre existence, dans ce même lieu immuable où les arbres ne poussaient pas malgré leurs changements de couleurs réguliers, où l'herbe des prairies toujours rase ne demandait aucun entretien. Nous vivions à la résidence depuis un temps incalculable, ne nous souciant de rien ; les nourritures venaient sur les tables quand nous ressentions la faim. Ce jour-là j'examinais par jeu le sol que découvraient mes pas quand, d'un gland fendu, je vis une petite tige verte et fragile se frayer un chemin vers la lumière. Je m'assis après avoir posé mon panier et lissé ma jupe ; j'admirais ce prodige : quelque chose grandissait et changeait à la résidence ! Je m'approchais encore plus près de cette tige qui s'épanouissait maintenant en deux larges feuilles aux bords crénelés. Quand la jeune pousse se sentit assez forte, elle me dit : - "Bonjour ! Surprise et presque craintive, je tendis mon visage vers elle pour entendre comme un cri de souffrance : - "Lumière ! J'ai besoin de lumière ! Ecarte tes cheveux, s'il te plaît, laisse-moi le soleil ! J'eus un brusque mouvement de recul : - "Merci ! - "Mais qui es-tu ? lui demandai-je de plus en plus intriguée. - "Je suis un enfant chêne, je me nourris du soleil et de la terre, j'aspire à grandir. Cette réflexion me fit éclater de rire : - "Mais rien ne croît à la résidence. Depuis cette éternité que je me sais vivre, rien n'a jamais grandi !
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Mon rire aurait pu être reçu comme une marque de mépris ; l'enfant chêne au contraire joignit son rire au mien et m'affirma de façon péremptoire qu'il ne savait pas comment ni pourquoi, qu'il grandirait, qu'il deviendrait le plus grand chêne de ce bois avant de mourir lentement, lentement retourner à la terre d'où il était issu. Ces mots que j'entendais dans ma tête sans qu'ils vibrent sur mes tympans, y étaient associés à des images de forêts mouvantes, brûlées aux flammes de l'été, renaissant sous la cendre au printemps. Or, si je ne pouvais décrire exactement ces images, elles formaient avec les mots que je comprenais un ensemble dont la vérité s'imposait inévitablement. - "Mais alors, tu grandis en ce moment même ! Tu mourras un jour ? - "Bien sûr, sotte que tu es ! Tu ne grandis pas, toi ? - "Non ! Et je racontais ce que je savais de la résidence. Je sentais qu'il m'écoutait attentivement, essayant de comprendre sans y parvenir tout à fait la notion que moimême appréhendais à peine, de la durée hors du temps, une durée profondément subjective, une durée irréelle, sans mouvement d'importance, un présent figé, un passé inconsistant servant de modèle à un hypothétique futur. Au moment où je terminais péniblement mes explications, je sus qu'il pleurait : - "Mais pourquoi ?" - "Ne le sais-tu pas ? Ce pays n'existe pas, il a été inventé par un dieu dément ; toimême à qui je m'adresse n'a pas de réalité. Je te perçois et t'entends, mais n'est-ce pas plutôt un cauchemar que je fais ? Je suis né chez les fous ! Après un moment de silence, je lui répondis : - "Quelle importance cela peut-il avoir ? Tu verras, la résidence n'est pas un mauvais lieu, les saisons y sont douces, la terre riche, le soleil puissant ! Et je te parle ! Je te parle même si je ne suis qu'une illusion ! Il s'enferma alors dans une longue bouderie et je ressentis le besoin de partir. Le jour suivant, je vins de nouveau près de lui. Il avait encore poussé et plusieurs rameaux feuillus couronnaient sa tige déjà forte. Il m'accueillit joyeusement : - "Vois comme j'ai grandi ! Je le sentais fier. - "Maintenant, je n'ai plus peur de l'ombre. Il me demanda de lui parler encore de la résidence, de la vie que nous y menions, mais je compris qu'il voulait seulement réfléchir et retarder le moment de notre séparation. Je racontais. Mais avant que je ne le quitte, il questionna : - "Viendras-tu demain ? Je voudrais tant. Mais j'aimerais aussi que tu penses à ton existence, à nos vies parallèles. Le temps ne t'effleure pas tandis que j'ai déjà la taille d'un arbrisseau. Demain je serai arbuste. Après une hésitation il ajouta : - "Bon, maintenant tu dois aller. Au revoir ! Je rentrai en courant pour ne pas penser, mais je savais que mon esprit allait se torturer d'inutiles suppositions. Jour après jour l'enfant chêne croissait. Il était devenu un arbre jeune et robuste dont le feuillage était suffisamment épais pour arrêter les rayons du soleil. Une fois, il voulut savoir en quelle saison nous étions. - "En hiver, répondis-je - "Sais-tu qu'en hiver les arbres ne poussent pas ? - "Mais ici rien ne pousse. Hiver, été, ce ne sont que des conventions.
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- "Pourtant, les autres chênes n'ont plus de feuille. - "Et toi, tu grandis ! Mais c'est toi l'exception ! Le paradoxe, c'est toi ! C'est toi qui n'existes pas, c'est toi ! - "Peut-être, mais mon tronc est ferme et plein de sève ; je sens la vie en moi, je suis le symbole de la vie. Sans que je puisse les contrôler, les larmes jaillirent de mes yeux. J'éclatais en sanglots, de lourds hoquets soulevaient ma poitrine. C'était une impression nouvelle et douce, ces larmes qui mouillaient mes joues. Malgré la douleur des spasmes, je sentais mon corps et mon esprit se décharger d'une tension énorme accumulée depuis que j'avais rencontré l'enfant chêne. Je sentais en moi une immense tendresse, une compassion sans borne pour cet être voué à la mort et au pourrissement. Et je savais qu'il y avait en lui autant de pitié et de douceur attentive envers moi que son pauvre bois rugueux pouvait en contenir. Je ne comprenais pas pourquoi. - "Pauvre petite fille, me dit-il, pleurer ne sert à rien mais ça soulage, je crois ! Il y avait de l'ironie dans le ton qu'il employa mais je ne le sus que plus tard. Pourtant, une de ses branches, sans doute agitée par la brise effleura la peau de mon cou. Cette caresse involontaire mit à jour dans ma chair la trace d'une vieille émotion atavique, d'un désir de tendresse et d'amour que les gens de la résidence feignaient d'ignorer. Sans résistance, je cédai à mon impulsion et toujours hoquetante, j'étreignis convulsivement le tronc de ce chêne vivant. Vivant ! En y repensant, maintenant que tout a changé, je prends conscience de la rapidité avec laquelle l'enfant chêne avait forci. Je me rappelle quand je l'étreignis, mes bras pouvaient encore se croiser par delà son tronc. Mais cela ne me préoccupait pas ; il était toujours cet enfant végétal et raisonneur qui avait réussi à me faire pleurer. Plus tard il devint un adulte au tronc gigantesque, aux branches tourmentées. Sa voix vibrait profondément dans mon cerveau. Pourtant, jamais je n'eus l'impression qu'une longue période de temps s'était écoulée, même si je ne remarquais aucune différence dans son apparence à chacune de mes visites. Il était vrai que notre conception de la durée ne faisait aucune référence au vieillissement. Déjà il avait la force et la certitude des êtres soumis à l'évolution. Et plus tard cette force, cette certitude ne firent que croître avec l'épaisseur de son feuillage et la masse de son tronc. A partir de ce moment d'abandon, je ne craignais plus de m'approcher très près de lui, je n'eus plus honte de l'étreindre de la frêle puissance de mes bras ; ma peau sur son écorce déjà rude était traversée par une coulée de profonde tendresse. Je ne sais si mon imagination dérivait, mais plus d'une fois j'eus le sentiment que ses branches maîtresses se tendaient douloureusement autours de mes épaules. J'en étais songeuse, pensant que seul le vent aurait pu mouvoir les branches d'un arbre et, à la résidence, le vent était quasiment inexistant. Cela attisait tant ma curiosité qu'un jour je lui demandais : - "Mais dis-moi, tu peux bouger ces lourdes branches ? - "Non, répondit-il, pas vraiment. Mais la durée n'est pas identique pour toi et moi. Quand tes bras s'enroulent sur mon corps, le temps lui-même s'étire tellement que j'ai le temps de pousser tant de sève dans mes branches que tu perçois leur mouvement. Littéralement, je voudrais pouvoir te serrer dans mes bras comme toi seule en es capable ; je le voudrais, sais-tu frêle immortelle. Je voudrais être un
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homme qui te ressemble et avoir reçu le don de te plaire. Car sais-tu, fragile immortelle, ce que je ressens pour toi, aucun chêne de ce monde figé, aucun chêne de n'importe quel univers ne peut le ressentir. J'envie la douceur de tes paroles, la gaieté de tes pas, la joie de tes sourires, la profondeur de ton insouciance. Je souffre de ton immortalité. Alors je profite de la dilatation du temps pour, moi aussi, un tout petit peu, éprouver le frisson, le désir d'une caresse. Mes bras feuillus veulent s'enrouler sur ton corps. Je parvins à ce moment à formuler ce que je sentais confusément depuis longtemps, depuis bien longtemps : - "Mais... mais, mais... tu m'aimes ! - "Peut-être existe-t-il un autre mot, pourtant celui-ci est convenable. Dès lors et comme par une logique inéluctable, la joie que je recevais de la présence du chêne se mêlait d'une sorte de coquetterie capricieuse. Je prenais plaisir à varier l'heure de mes visites pour simplement constater l'état d'impatience dans lequel je le retrouverai. Parfois, j'étais boudeuse sans raison et sans plus de raison, d'autres fois j'étais débordante de tendresse. Je me serrais contre lui à faire pénétrer son écorce sous ma peau. Je faisais durer ces instants jusqu'à ce que ses grandes branches frôlassent mon dos pour me retirer rapidement en riant. D'autres fois j'attendais encore plus longtemps et je m'abandonnais à ses caresses furtives puis de plus en plus insistantes. Je sentais alors en lui un bouillonnement de sève qui se transmettait à mon propre sang. Cette durée si distendue, si incompatible avec nos états tellement différents de végétal et d'être de chair, se rendait complice d'un éclatement de bonheur qui pénétrait mon corps et son bois jusqu'à l'oubli total de notre identité, jusqu'à l'abandon de toute volonté. J'étais heureuse, je le savais heureux. Il y avait en lui cette longue patience que, je le sais maintenant, ont seuls les êtres conscients de leur fin irrémédiable. Il subissait mes caprices d'enfant avec la sérénité patriarcale que lui donnait de plein droit sa condition de chêne. J'aurais pu dans son bois solide et vif graver jusqu'à la souffrance des cœurs empennés, je sais que s'il avait pu sourire, ce sourire aurait été fixé à sa physionomie plus profondément que la pauvre cicatrice de mon lamentable canif. Lui possédait, depuis la contrainte de ses racines enlisées jusqu'à la liberté aérienne de ses feuilles gorgées de soleil et de vent, la conscience de vivre. Je n'étais, femme au corps lisse, aux seins brûlants, tendus sur son écorce ridée, qu'un spectre inconsistant et éternel face à lui bientôt poudre et sciure. Mais là ! Si présentement là, fier et joyeux d'être là pour le temps qu'il avait à être là. En ces moments de réflexion, le mystère de mon apparition à la résidence provoquait dans l'intimité de ma conscience une étrange douleur. Je me sentais alors proche d'une révélation. Il est vraisemblable que sans la rencontre de l'enfant chêne, aucune question n'aurait troublé mon esprit. J'aurai vécu mon éternité comme mes compagnons, sans émoi, sans frisson, en souriant éternellement. Il grandissait. Il avait atteint désormais la taille des arbres qui l'entouraient. Mais il eut été difficile de dire qu'il leur ressemblait, sans qu'il fût pour autant différent. Tous les arbres de la bordure étaient des chênes, mais il était le seul chêne en train de mourir. Je trouvais à terre de plus en plus fréquemment des branches sèches et cassantes près de ses racines. Peu à peu son corps de bois solide retournait au limon.
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Il grandissait. Il dépassait maintenant le faite des plus grands arbres. Ses feuilles avaient autorité pour imposer leur couleur. Mais il se mourait. Il le savait. Sa patience immuable était forgée de désespoir. Je le savais, je sentais qu'il me voulait toujours près de lui, toujours plus proche. En fait, je ne quittais guère le havre de son feuillage. Mes compagnons de la résidence m'étaient devenus sans consistance. Je ne ressentais plus le besoin de me nourrir. Seul demeurait vivace en moi, tenace et opiniâtre, le besoin d'être près de lui, soulager sa fin proche. Mes bras l'étreignant avec violence, je gavais mon âme de sa puissance. Car, malgré la proximité de sa chute, émanait de lui une impression de force bourrue et tendre, empreinte d'un humour désespérant. Souvent, il parlait de sa fin prochaine en disant que je pourrais peut-être le voir se consumer pour moi. Il ajoutait un ton plus bas, avec une ironie tranchante : - "Si tu peux disposer d'une cheminée ! De cheminées, la résidence en était dépourvue, pourtant je savais de quelles constructions il voulait parler. Je comprenais même ce que signifiait "se consumer". J'avais une peine aussi lourde que tous les arbres de la bordure, comme si une branche de chêne me transperçait le cœur. Qu'était ce monde clos, cette terre oubliée, hors du temps, cette résidence où nous n'avions d'autre but que d'exister, satisfaire nos souhaits ? J'étais prête à croire le chêne mourant et affirmer que je n'étais que l'expression d'un rêve de dément. Ou bien étais-je moi-même folle, folle au point de croire que j'étais éternelle, folle de douleur en sachant que mon ami allait me quitter pour rejoindre la pourriture des sentiers ? Ce jour là, je me suis de nouveau surprise à pleurer. Le bois de son tronc rongé de vermine cédait sous la pression de mes embrassements, sa voix devenait lointaine et faible. Il me disait de ne pas souffrir et j'avais mal. Il me disait que nous nous reverrions sûrement et il pourrissait sous mes caresses. Je le serrais, je le serrais si fort, si fort, et je pleurais. Lui ne disait plus rien. Il souffrait, il agonisait sans un frisson comme souffrent les arbres. Et d'un coup, il s'est abattu. Lourdement dans le fracas étouffé de la poussière de son bois rongé. Je crois que je me suis mise à hurler. Quand je m'éveillais, je pris conscience en même temps que j'étais incapable de mouvoir mon corps. Je pouvais seulement incliner ma tête de droite et de gauche. Sur ma droite, il y avait un miroir dans lequel je vis. Je vis un lit vaste et profond dont les draps tachés de sang noir supportaient une femme vieille, ridée, dont les mains aux articulations noueuses se crispaient sur un pieu de chêne profondément enfoncé dans sa poitrine. Je vis deux hommes inconnus, portant des vêtements souillés, se tenant à gauche, brandissant de leurs poings puissants de lourds maillets de bois. Je vis la vieille ouvrir la bouche pour hurler et le cri jaillit de ma gorge. Et je me retrouvais, tenant ma lourde jupe de velours d'une main, un panier de l'autre, en train de chercher sur le sol de la bordure la trace d'un gland fendu.
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