Deux contes

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Deux Contes

michel lombardo Clair Charpentier


Ghleen

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Ghleen était belle. Ghleen était blonde avec une peau de safran chaud semée de cuivre et d'or. Il l'avait rencontrée, frêle et douce, à l'abri derrière son sourire d'enfant, alors qu'il prenait pour la première fois son poste d'assistant au Complexe de Contrôle Démographique. Lui était plutôt taciturne, avec une chevelure brune et rebelle. Il riait difficilement, non qu'il n'en ait jamais envie, mais il avait peur de gêner. Son vocabulaire était réduit à quelques phrases élémentaires, juste ce qu'il fallait pour communiquer avec ses collègues ou ses supérieurs. D'ailleurs, personne ne lui demandait son avis. Tous se contentaient d'apprécier son travail puis d'en médire. Ghleen le regardait souvent, prenant comme par plaisir, une moue capricieuse, un air de s'ennuyer. Ghleen l'avait envoûté. Pourtant, il continuait à vérifier les billes magnétiques sur de puissants ordinateurs - le nombre d'enfants qu'il faut, là où il faut, pendant qu'elle le regardait de son sourire étrange à travers les cloisons transparentes du Complexe. Après le cycle de présence au Complexe, chacun s'en allait dans les tubes de transport vers son logement ; chacun rejoignait son compagnon avec lequel il échangerait les banalités quotidiennes, sempiternelles, démoralisantes qui... qui parfois aidaient à vivre, à supporter le rythme des Communautés Nivelées, la vision des suites invariables de logements parallélépipédiques, de tubes orthogonaux, de cloisons transparentes... l'envie de crier refoulée, de courir réprimée, de chanter méprisée... Mais outre les habituels moments de dépression programmés - l'alimentation comme les autres besoins humains, de la respiration à la restitution des matières, était un monopole de la Fédération des Communautés, il éprouvait généralement du plaisir à retrouver son compagnon, de sexe masculin, qui partageait son logement, ses joies, ses peines et bien sûr son hamac. Ils avaient, tous deux, été programmés post-génétiquement pour être homosexuels. Ceci afin d'éviter tout désordre psychologique. Son compagnon n'exerçait aucun job précis, il en avait le droit et en usait. Ghleen avait pour compagnon, de sexe masculin aussi, un spécialiste du réglage des androïdes. Il était grand, blond comme elle, mais un défaut de programmation l'avait rendu peut-être plus autoritaire qu'il n'aurait fallu pour que l'équilibre du couple fût vraiment harmonieux. Et ce déséquilibre avait renforcé chez lui ses tendances paranoïdes. Ghleen souffrait-elle réellement ? Elle se le répétait plusieurs fois par cycle. Pourtant son compagnon était si rassurant, si rassurant ! Mais il n'était pas auprès de Ghleen pendant les périodes de travail, à réprimer ses soupirs et ses langueurs. Et elle lançait vers son collègue brun un irrésistible regard d'enfant égarée. En cette fin de cycle de Gestation, les ordinateurs se faisaient moins voraces en billes magnétiques et l'ambiance du Complexe se fit plus détendue. Aussi levait-il plus souvent les yeux. Et il surprit le regard de Ghleen chargé d'infinies promesses. Dès cet instant, il ne cessa de penser à ce qu'aurait pu être sa vie auprès d'elle. Il en rêva de nombreuses fois. Les fantasmes l'emportaient sur des grèves immaculées ; ils étaient baignés d'un souffle chaud d'iode et de sel, la mer caressait le sable. Ces rêves demi-conscients lui donnaient un air d'animal perdu, 2


approfondissaient son regard et le lâchaient plus démuni, plus insatisfait de sa vie et de son compagnon. Celui-ci voyait bien, mais que pouvait-il faire contre ce que son ami ne s'avouait pas lui-même. Il n'y avait rien. Rien. Rien qu'un rêve plus grand que le monde, plus grand que les millions de galaxies, un rêve proprement infini. Un jour, au cours d'une pause, Ghleen s'approcha de lui. Il sentit le rythme de son coeur accélérer sous l'afflux d'adrénaline, ses mouvements se firent moins précis ; et il sut que s'il essayait de parler, les mots trahiraient son émotion. Aussi la regarda-t-il sans oser ouvrir les lèvres. Ghleen, cruelle, perçut immédiatement le trouble de son voisin. En profita-t-elle pour accentuer la pression de son regard sur lui ? Personne n'en jurerait ! Quoi qu'il en fût, il fondait de confusion. Et les pires tortures n'auraient pu lui arracher un son. Ghleen, tendre, compatit et se mit à parler, parler. Elle parla longuement de ce qu'elle désirait, du temps qu'elle trouvait programmé par une bande d'imbéciles microcéphales, de ses loisirs, de milles choses insignifiantes mais qui prenaient une importance considérable dans la perception de son interlocuteur. D'autres collègues se joignirent à eux et eurent le mérite de ne pas laisser mourir la conversation. Peu à peu, il retrouvait tout son sang froid et à un moment, il fut capable de dire : - "Aimes-tu la clarinette ? Moi, j'en joue chaque fois que j'ai un temps de libre. La surprise des autres fut indescriptible : - "Mais il est fou ! - "Mon pauvre vieux, faut te faire réviser ! Tu peux pas rester comme ça ! - "La clarinette ! A-t-on idée de jouer de la clarinette ? Légalement, les paléoloisirs n'étaient pas interdits car les Communautés Fédérées étaient des temples élevés à la gloire de la Liberté. Mais un consensus social, la mode peut-être, voulait que l'intérêt suscité par les coutumes anciennes fût considéré comme une absence cruelle de goût, une manifestation des perversions passées, un grave défaut de programmation post-génétique. Il était donc un dément. Tous s'éloignaient en ricanant, l'air gêné ou tremblant de fureur contenue. Ils fuyaient de crainte que cette folie ne fût dangereusement contagieuse. Ghleen pourtant demeura et quand les autres furent hors de portée de sa voix, elle se rapprocha encore davantage et souffla à l'oreille émerveillée du clarinettiste : - "J'aime et j'en joue !" L'intervention programmée d'un séisme de force Huit n'aurait pu le sortir de l'état de prostration béate dans lequel elle le contemplait. Longtemps après, il reprit conscience du monde extérieur. Cherchant Ghleen d'un regard affolé, il constata qu'elle était partie retrouver son compagnon. La tristesse qui l'envahit en un instant sembla devoir lui retirer tout élan vital. Il dût faire sur lui-même un effort colossal pour se rendre au tube et rentrer dans son logement. Le lendemain, il expédia si vite son travail, qu'il lui restait de très longs moments avant de songer à rejoindre

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son compagnon. Il se mit donc en quête de Ghleen qu'il trouva rapidement, à sa place habituelle d'ailleurs. Il la conduisit par le tube ascensionnel jusqu'au niveau supérieur où ils s'installèrent confortablement à contempler le ciel naturel et le soleil artificiel qui se reflétait en mille scintillements sur la coupole de plexi. Il lui parla des espoirs qu'il avait échafaudés, des rêves et des fantasmes. Il parla longuement de ses craintes. Elle lui confia les siennes. Le silence alors se fit complice d'un instant d'ineffable bonheur. Pourtant, il fallut bien qu'elle le rompe, et de quelle étrange et cruelle manière ! - "Je vais m'en aller, énonça-t-elle. - "Ghleen la douce, je le sais, tu vas rentrer chez toi, comme moi je m'en irai dans la solitude de mon logement ... - "Non, non, l'interrompit-elle, mon compagnon et moi avons formulé il y a longtemps, une demande de transfert pour Communauté 974. L'acceptation est arrivée". Ses espoirs, comme la poussière des anciens chemins, s'éparpillèrent au vent des regrets. Le silence devint lourd, accablant. Plus tard, il dit en souriant : - "Cela ne fait rien ! Nous nous retrouverons un jour. - "Peut-être, peut-être ..." murmura-t-elle. Désormais, les cycles furent pleins des promesses d'un lointain avenir. Les paroles prirent l'inconsistance du rêve. Un soir, en pénétrant dans son logement, il chercha son compagnon : sur le hamac une bille magnétique captait son attention. Il ne prit pas la peine de l'insérer dans le décrypteur, il savait qu'il n'entendrait qu'un mot de la vieille langue : adieu ! Il se demanda ce qu'il pouvait bien ressentir ... Le cycle suivant, il demanda à Ghleen de lui donner une image d'elle. Elle lui présenta un holo bon marché, un de ceux qui s'efface avec le temps. Son portrait y était représenté d'une façon qui se voulait artistique, en surimpression avec le quadrillage des mille fenêtres éclairées d'un complexe d'habitation. Cette vision le mit mal à l'aise sans qu'il put dire pourquoi. Peut-être la multitudes des ouvertures brillantes sur le visage boudeur de Ghleen donnait-elle une nuance maladive à son regard. Il lui rendit l'holo sans rien dire. Si elle fut surprise de ce revirement, elle n'en laissa rien paraître. Il était bizarre ces derniers temps. Il se montrait même agressif quelquefois envers elle. Mais elle semblait ne pas s'en rendre compte. Ils continuaient à se promener souvent au niveau supérieur, se laissant pénétrer des rayons du faux soleil. Une fois, il y eut sûrement quelques circuits grillés dans le computer météo car dans le ciel, deux énormes soleils se disputaient le droit d'illuminer la coupole : l'artefact ressemblait tellement à Sol que longtemps ils essayèrent de deviner lequel était le vrai, lequel était le faux. Ils ne furent pas d'accord et en rire pourtant. Mais cela leur montrait bien que tout n'était pas radieux sous la voûte. Quand vint le moment de se séparer, il était plus déprimé que de coutume. 4


Bien qu'il se rendit compte du désordre occasionné à son psychisme par la pensée obsédante de Ghleen et l'idée fixe de son départ imminent, il ne s'en ouvrit que tardivement à l'andro-psy de son niveau. Celui-ci lui rappela qu'il existait un programme de révision pour chaque individu humain, et que, s'il était libre de ne pas s'y soumettre, le conseil le plus judicieux qu'il pouvait lui donner était de se faire réviser promptement. Mais il aimait trop la clarinette pour courir le risque d'une restructuration complète. Il pensait que la période de loisir qui était proche maintenant, l'aiderait à surmonter la crise de la défection de Ghleen, Ghleen qui pour l'instant était présente à chaque synapse de ses neurones. Le temps qui fuyait n'arrangeait pas leurs relations. Il lui demanda de rester, d'annuler son transfert. Elle le regarda avec amusement, un amusement nuancé de mépris. Ne pouvait-il pas comprendre qu'elle ne pourrait jamais quitter son compagnon, que celui-ci ne consentirait jamais, jamais ! qu'elle avait trop besoin de savoir qu'il lui servirait de garde-fou ! En prononçant ce mot, elle fixa plus intensément l'inconscient qui osait proposer une telle chose. Ce dernier se demandait vraiment ce qui lui arrivait : c'était bien la première fois que Ghleen s'emportait. Elle se calma rapidement et prit sa main dans la sienne. Elle la caressa avec une furtive douceur. Son esprit était troublé, sa chair remuée sous les caresses de Ghleen. Mais il lui était impossible, intrinsèquement impossible de concevoir d'autres caresses. Ghleen ne le suivrait probablement jamais dans son logement tout imprégné encore de l'odeur de son compagnon enfui. Quant à aller chez Ghleen, c'était impensable : son compagnon à elle avait obtenu un long congé de pré-transfert. Il ne lui vint même pas à l'idée que Ghleen pouvait refuser une telle proposition (ce qu'elle aurait fait vraisemblablement). Simplement, ils étaient incapables de penser autrement, ils avaient été programmés pour vivre avec un compagnon bien déterminé, la réciproque étant aussi d'une écrasante fatalité. Or si son compagnon, à lui, était parti, ce n'était qu'un accident fortuit, celui-ci aussi souffrait terriblement et reviendrait dès que l'occasion s'en présenterait. La rencontre de Ghleen, leur intersection résultait d'une analyse incomplète du Co-Ordinateur-Recruteur du Complexe de Contrôle Démographique. Ils n'auraient jamais du se rencontrer, ils auraient dû vivre à des parsecs l'un de l'autre. C'était peut-être la raison d'un transfert si aisément accepté. L'infortuné n'en saurait sans doute jamais rien. D'ailleurs, la question n'arriverait pas à se formuler à un niveau suffisant de conscience. Puis Ghleen prit le tube longue distance vers Communauté 974. C'était au tout début de la période de loisirs. Ghleen était à Communauté 974, autant dire dans une autre galaxie, un autre temps. Les relations intercommunautaires, du fait de leur parfaite inutilité, étaient rares, pratiquement inexistantes. Le compagnon de Ghleen avait dû remuer dieu sait combien de vieilles billes pour obtenir leur transfert. Il savait tout cela ; il savait la vanité d'une demande qui retournerait revêtue de la mention "NonIntégrable". Il passa des cycles démentiels à se souvenir de la peau safran et or de Ghleen. Le sommeil l'ignora. La fatigue seule parfois le faisait sombrer dans un état d'inconscience et de prostration où n'existait plus que la douleur de ses muscles tétanisés. Son logement était aussi délabré que son esprit. Déjà, les médics avaient programmé une entrée au Centre de Révision des Individus

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Humains ; ils n'attendaient plus qu'un appel de l'intéressé, ou que l'état de celui-ci nécessite une urgence. Puis son compagnon revint qui mit de l'ordre dans le logement, fit valoir la clause d'intimité afin que fussent débranchées les sondes médics et opacifiées les cloisons. Peu à peu, sous l'effet de l'attention et des soins de son compagnon, il retrouva un sommeil plus naturel, programmé dans la nourriture que maintenant il ingérait. Peu à peu le repos lui fit sentir toute la fatuité de son attitude passée. Il était reconnaissant à son compagnon de l'avoir aidé à s'en sortir sans appel aux médics du niveau, mais il continuait à penser à Ghleen et refusait toujours de se rendre volontairement à la révision. Pendant les longs moments de solitude que lui laissait le cycle de loisirs, il se rendait au niveau supérieur et il jouait avec passion. Chaque note de ses improvisations était destinée à Ghleen la lointaine, Ghleen la perdue. Les quelques humains qu'il rencontrait le fuyait comme si son vêtement avait été celui d'un androïde d'importation. Aussi était-il toujours seul. C'était ce qu'il recherchait par dessus tout. Pendant qu'il jouait, son esprit vagabondait sur cent façons de rejoindre Ghleen l'infidèle et se fixa sur celle qu'il pensait la plus réalisable. Il ne toucha plus à sa clarinette et consacra son temps à la recherche de vieux matériels électroniques, d'anciens outils depuis longtemps négligés par les unités de réparation : des pinces, des marteaux, un antique fer à souder, des longueurs de fil de cuivre détérioré, des circuits imprimés de récupération, et des livres, de vénérables et précieux livres imprimés sur papier. Durant son temps de programmation post-génétique, il avait appris à lire l'ancienne langue. Aussi, après quelques moments pénibles de ré-apprentissage, lut-il avidement tous ces vieux traités d'électronique. Et, un jour, il se sentit capable de mettre son projet à exécution. Il demanda à son compagnon de ne pas lui poser de questions, et il déménagea complètement une pièce de son logement pour y entreposer son matériel. Il commença par mouler une coque en résine plastique et il attaqua la fabrication par éléments modulaires des parties électroniques. Le trans-formateur de résonance psychique était le plus facile à concevoir car il utilisait un système similaire dans son job. Sans trop de problèmes non plus il le relia à un amplificateur mnémonique. Le fer à souder lui causa quelques difficultés au début car il ne savait pas qu'il lui serait nécessaire de posséder du fil fusible. Mais le hasard, ou sa bonne étoile, le servit quand il découvrit dans son stock de câblage une bobine de fil d'étain qui fondrait à la température du fer à souder. Ces deux modules, trans-formateur et amplificateur, furent ensuite intégrés à un système de contrôle avec écran holo et potentiomètres de réglage. Tout cela recevait les centaines de sondes d'un casque d'enseignement qui fonctionnerait cette fois non comme émetteur mais comme récepteur d'une image mentale. Par un faisceau d'hypo-micro-ondes, il lia l'ensemble de fixation du souvenir à un décodeurencodeur de continuum spatio-temporel, du type de ceux utilisés par les tubes de transport. Les éléments s'adaptaient fort bien dans la console centrale de la coque qu'il équipa d'un fauteuil pneumatique, non qu'il dût s'asseoir car le déplacement serait 6


instantané, mais par soucis d'esthétique baroque. Sa machine, ainsi qu'il la nomma, fonctionnait sur le principe de l'image rémanente qui induisait que l'objet et son image étaient en relation étroite et constante, quoique indéterminée, dans le temps et dans l'espace. Il l'avait perfectionné en supprimant la nécessité de l'image holo, son souvenir seul serait suffisant. Il ne put essayer sa machine car il ne savait pas si elle lui permettrait de regagner son point de départ. Il pensait qu'il se préparait à un voyage sans retour, aussi préférait-il qu'il fût décisif. Pendant tout le temps que dura la construction de la machine, il oublia presque le but pour lequel elle avait été conçue ; et quand il s'en rendit compte, il douta du bien fondé sa démarche. Il pensa alors avec plus d'intensité à Ghleen pour affermir sa volonté. Son compagnon ne lui posait toujours pas de questions mais son front était soucieux, terriblement soucieux. Il se passa de longs moments encore avant qu'il ne se sentît prêt à tenter le grand bond. Puis il s'assit dans le fauteuil pneumatique, respira à pleins poumons de nombreuses fois. Il mit le contact d'antiques batteries électriques ; l'appareil bourdonna un instant pendant que les condensateurs accumulaient leur charge, puis il se tut ; seuls brillaient quelques voyants de néon. Il ajusta le casque sur sa tête ; une sueur malsaine envahit son dos et la surface intérieure de ses cuisses. Il posa ses doigts fiévreux sur les touches sensitives de la console. Alors il tendit sa mémoire sur l'image de Ghleen, un portrait qui se voulait artistique, en surimpression avec le quadrillage de mille fenêtres éclairées d'un complexe d'habitation. Quand l'image fut parfaitement nette en lui, il activa le fixateur de souvenir d'un effleurement de l'index gauche tandis que l'index droit se crispait sur le contacteur du décodeur-encodeur de continuum. Un bref instant de nausée douloureuse, et il vit que la machine avait fonctionné, son environnement n'était plus la pièce de son logement. Il ôta son casque et sortit de la coque de résine. Il se dirigea vers la lumière qui filtrait à travers une barrière de métal à claire voie, laquelle s'élevait jusqu'au plafond du lieu où il se trouvait. Alors, il vit Ghleen. Il n'avait jamais osé penser que "ça" marcherait et pourtant, "ça" avait marché ! Elle avançait au milieu d'un groupe de personnes qui, toutes, portaient d'antiques vêtements : des robes, des pantalons, des vestons, des cravates ! - "Une fête, songea-t-il, ils se rendent à une fête". Négligemment, il se tourna vers sa machine qui avait disparu : elle devait être cachée par ce mur de béton percé de trous grossiers qu'il n'avait pas remarqué auparavant. Il ne s'en occupa guère puisque Ghleen était devant ses yeux. Son coeur débordait d'affection pour elle. Il attendit qu'elle fût plus proche pour crier son nom : - "Ghleen ! Ghleen !" Elle se retourna, faisant crisser le gravier de l'allée du jardin zoologique, et sourit avec une nuance de mépris aux grimaces du chimpanzé qui secouait convulsivement les barreaux de sa cage. Elle s'éloigna, semant un rire aigu. Il se gratta le sommet du crâne, ramassa une cacahuète qu'il décortiqua soigneusement avant de la mâcher. Puis il s'assit sur le sol maculé et attendit, attendit...

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- "Ghleen !!!

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Bleu

A Fabrice, à un petit garçon que la rougeole aurait pu rendre triste.

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Il sera une fois dans très, très longtemps, dans un pays bleu, un peuple de gens heureux. On les appellera les hommes bleus parce qu'ils auront la couleur de leur sourire. Dans le pays bleu où vivront les gens bleus, tout sera bleu, pas seulement le ciel rose des crépuscules et la mer mauve des matins d'été, mais aussi les collines et les bois, les maisons et les jardins, les rivières et les lacs. Bleu. Tout sera couleur du sourire des gens heureux. Le bonheur, par exemple, eh bien le bonheur bleu flottera dans l'air parfumé. Il dessinera de merveilleuses arabesques, les soirs d'été, autour du jeu des femmes et des enfants qui voleront, voleront vivement, essayant de se rattraper en riant, frôlant leurs ailes transparentes et fragiles dans la lumière bleue du couchant. Bien sûr, bien sûr ! Dans ce pays du bonheur tranquille, les enfants et les femmes auront des ailes, de fabuleuses ailes qui flotteront légèrement derrière eux même pendant leur marche, ondulant nerveusement comme une source fraîche. Car, tu ne le croiras pas, ces ailes transparentes et bleues seront tissées de cristaux de neige ! Alors les hommes assis devant leur maison regarderont la danse joyeuse des femmes et des enfants aux ailes vibrantes avec dans les yeux une flamme de ce bonheur empreint d'amertume que ressentent ceux qui ne peuvent voler et cependant jouissent au plus profond de leur coeur du spectacle des figures éphémères esquissées dans le ciel. Quand la nuit tombera, profondément bleue, sur les collines et les bois, sur les rivières et les lacs du pays bleu, les femmes, les hommes et les enfants rejoindront leur demeure joyeuse, s'attableront dans la grande salle claire et chaude, attendant que la fée qui dirige leur foyer ait préparé et servit le repas dans de jolies assiettes de porcelaine bleue. Oui, oui ! Tu as bien entendu ! Toutes les familles de cette contrée auront pour les guider, pour les aider dans leurs travaux quotidiens, une petite fée bleue et jolie. Ainsi, tout sera facile en ce pays. Chaque fois qu'un homme sera à la peine, pour une besogne pénible, la fée viendra à son secours ; elle parlera à son coeur, le rafraîchira de paroles encourageantes, portera pour lui son fardeau, ou alors soulagera le poids de ses outils. Pour elles, cela sera facile puisqu'elles seront des fées. Et elles seront de bonnes fées. Chaque famille du pays bleu aura dans sa maison l'une d'entre-elles pour que la vie en pays bleu soit encore plus bleue, pour profiter plus encore de ce bonheur qu'on y respirera. Les gens d'ici seront accueillants, bien qu'autour de leur vaste domaine, ils aient bâti avec l'aide des fées une immense muraille de cristal, un cristal si mince et si léger que quiconque pourra voir au travers et, oh merveille ! pourra le traverser sans s'en apercevoir. Peut-être que seul le changement subtil mais net de l'atmosphère, donnera l'impression d'une muraille bleutée. Néanmoins, les gens d'ici diront qu'elle existe bel et bien, surtout, mais ne le répète pas, ils le diront pour qu'on sache de façon certaine que l'on viendra de poser le pied en pays bleu, que l'on viendra y respirer le bonheur aux couleurs des sourires. Donc, les gens d'ici seront accueillants. Il ne sera guère de jours où un étranger ne réside chez une famille bleue, dans leur jolie petite maison bien propre, sous le regard vigilant de la bonne fée. Celle-ci prendra bien soin à ce que le visiteur ne manque de rien, que son assiette soit toujours pleine de gâteaux, de biscuits aux oranges ou à la fraise, qu'il y ait partout où il se tournera une portion de crème glacée et que son verre ne soit jamais vide de ce merveilleux sirop si frais, si doux, qu'elles sauront

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si bien réussir. Sans parler des confitures ! Quel délice ! Brillantes et parfumées, elles feront la fierté des jolies petites fées qui regarderont avec attendrissement, la tête inclinée sur le côté et les mains jointes sur leur tablier, les gens bleus et leurs invités se barbouiller de crèmes et de sucreries jusque par dessus les yeux. Oh, oui ! Les étrangers seront bien accueillis ! Et de retour chez eux, ils parleront avec gratitude des merveilles que leur visite aura dévoilées. Mais un jour viendront au pays bleu les hommes rouges. Ils viendront dans leurs immenses chars de guerre couleur de feu. Ils auront dans leurs mains des armes terribles. La peur submergera le coeur des gens du pays bleu. Car les hommes rouges seront très, très grands, avec un visage si dur qu'il en paraîtra beau, d'une beauté cruelle et farouche. Un grand casque rouge cachera leur front, ne laissant voir de leurs yeux qu'une lueur démente et pourpre. A partir de ce moment, notre histoire peut s'écrire au passé, car ce qui arrivera aux gens du pays bleu est déjà arrivé à d'autres peuples, comme cela adviendra aussi à d'autres encore. Et les hommes rouges existent depuis bien longtemps et ils existeront encore dans très, très longtemps. Si ce ne sont eux, ils leur ressemblent beaucoup, tu sais ! Un jour, au pays bleu sont venus les hommes rouges. Ils sont venus dans de grands, de monstrueux chars flamboyants. Leurs armes étaient bien plus terribles encore que celles que tu peux imaginer, meurtrières et sanglantes. Ils étaient venus là, comme tous les autres visiteurs, après avoir franchi la muraille de cristal ; et quand ils quittèrent le pays, ils ne laissèrent derrière eux que cendres et désolation. Le silence qui alors s'installa en pays bleu était une sinistre absence de bruit. Comme des machines à faire le mal, ils pénétrèrent dans chacune des maisons du pays bleu, et méthodiquement, froidement, ils coupèrent la tête de toutes les gentilles petites fées bleues. Les hommes, les femmes, les enfants du pays, tremblants de peur, se tenaient serrés les uns contre les autres dans le coin le plus sombre de leur demeure claire. Alors, en riant d'un rire démoniaque, les hommes rouges arrachèrent les ailes de neige des femmes et des enfants, et les firent fondre rien qu'en les regardant. A ce moment, ils se sont pris à rire de nouveau, à rire si fort que tout le pays en a tremblé. Puis, ils s'en allèrent vers d'autres contrées, ne laissant derrière eux que cendres et désolation. Le silence qui pesa alors avait un étrange goût de sang. Pendant longtemps encore, le pays bleu, qu'on ne pouvait plus nommer ainsi après le passage des hommes méchants, resta muet. Puis les plaintes des hommes retentirent. Ce fut un hurlement profond de souffrance et de révolte contenues. Cela éclata dans la gorge des habitants de ce pays dévasté comme un cri d'agonie, long, intense et pénétrant. Toutes les fées étaient mortes : les hommes pleuraient la perte de leurs confidentes, de celles qui les aidaient et qui avaient fait de ces paysages un vaste domaine consacré au culte du bonheur. Ils se lamentaient aussi sur les ailes fondues, sur les soirs tristes sans les jeux des enfants et des femmes. Ils ont pleuré longtemps. C'est alors qu'apparut sur la place du village saccagé une petite fée. Oh, elle était bien faible, et son costume était bien sale. Mais elle avait survécu. Elle avait échappé au massacre parce qu'elle était la fée de la dernière maison visitée par les 9


hommes rouges. Elle s'était rendue compte à temps de ce qui arrivait, et, en toute hâte, avait construit une fausse petite fée de chiffon et c'est celle-ci que les hommes terrifiants avaient sacrifiée tandis qu'elle-même se cachait. Les hommes reprirent donc un peu d'espoir. Mais essaie d'imaginer la tâche immense qui attendait notre pauvre petite fée rescapée. C'était un travail presque insurmontable. Il fallait aider tout le monde, faire que le pays soit de nouveau le pays bleu. Elle était toute seule à préparer les délicieux desserts de biscuits à la fraise et aux oranges, seule à cuire les bonnes confitures brillantes, seule pour aider tout le monde. Bien vite, elle fut très, très fatiguée. Mais surtout, elle ne pouvait rendre aux enfants et aux femmes leurs fabuleuses ailes de neige, pas plus qu'elle n'était capable de faire revivre les fées disparues, ces fées belles et gentilles dans leur robe de soie bleue, ces fées qui lui faisaient défaut pour accomplir une part de la besogne. Bien vite elle fut épuisée, mais avec courage et obstination, elle essayait de rendre tout le monde heureux, de redonner au pays sa belle couleur d'antan, la couleur bleue du bonheur. Un jour pourtant, quand les hommes se réveillèrent après une aube bleue, ils rencontrèrent près de la fontaine de la place, un très vieil homme aux cheveux entièrement blancs et au visage creusé de rides profondes, un très vieil homme qui devait avoir fait un très long voyage et qui arrivait là, fatigué et perclus de douleurs. Cet homme portait gravé dans les rides de son visage la trace d'un grand bonheur passé. Cela leur sembla bizarre parce qu'ils ne le connaissaient pas : ici, tous les gens heureux sont des amis reconnus de tous. Mais quand ils s'approchèrent pour le saluer, ils remarquèrent, dans ces mêmes rides, le souvenir de larmes cruelles. Tout cela était étrange. Pourtant, le premier instant de malaise dissipé, il restait dans l'attitude de cet homme, l'expression d'une immense bonté. Après qu'ils lui eurent souhaité la bienvenue, les hommes et les femmes s'activèrent à soulager sa soif avec le délicieux sirop de la petite fée. Puis ils lui présentèrent une grande portion de tarte aux pommes : il leur apparut qu'il adorait cela. Une fois rassasié, le vieillard demanda à rencontrer la petite fée qui avait préparé de si bonnes choses. Quand il la vit, ses yeux, un peu ternes et mornes, reprirent l'éclat de la jeunesse, ses rides s'effacèrent, son dos se redressa, et c'est un tout jeune homme qui salua la fée. Celle-ci, face à lui, oublia tout d'un coup sa fatigue, elle oublia l'imminence des travaux quotidiens, elle oublia qu'elle était une fée pendant que leurs regards clairs se pénétraient mutuellement. L'homme bon leur révéla alors qu'il était un magicien que la magie n'intéressait plus et qu'il était parti, il y avait très longtemps, sur les routes du monde, à la recherche du vrai bonheur. Il déclara ensuite qu'il l'avait trouvé ici et qu'il voulait épouser la petite fée bleue, si celle-ci acceptait, bien entendu, et qu'il aimerait bien vivre parmi eux, dans ce pays des aubes claires. La petite fée sembla s'embraser de bonheur. Elle bondit au cou de l'homme bon et l'embrassa pendant de longues secondes. Aussitôt, le mariage fut célébré : il y eut une grande fête. Cette fois, ce furent les hommes qui préparèrent les gâteaux et les confitures, la grenadine et l'orangeade. Cela ne fut pas aussi bon que si la fée s'en était occupée elle-même, mais elle dit que c'était très bon, pour faire plaisir aux gens du pays bleu. Le magicien sans ma10


gie le leur dit aussi parce qu'il était bien élevé. Et pour leur prouver sa reconnaissance, il retrouva un peu de magie en offrant aux femmes et aux enfants une nouvelle et encore plus belle parure d'ailes de neige. Tout le monde fut très content. Le magicien et la fée s'aimèrent jusqu'à la fin des temps, aussi, mon petit ami, il est bon à présent de reprendre notre récit au futur. Car tout ce qui suit n'arrivera peut-être pas. Mais, qui sait ! Ils s'aimeront jusqu'à la fin des temps et ils auront de nombreux enfants qui égayeront leur maison. Tous seront de gentilles petites filles. En grandissant, elles deviendront de gentilles petites fées bleues. Alors, peu à peu, les gens d'ici retrouveront dans leur foyer la même joie, le même bonheur qu'avant puisque chaque famille aura de nouveau sa petite fée domestique. On dit aussi, mais cela est une autre histoire, qu'un jour le magicien et la fée partiront vers le pays des hommes rouges et que chaque fois qu'ils rencontreront un de ses habitants, ils le transformeront en homme bleu rien qu'en le regardant. Ainsi le pays rouge deviendra une province du pays bleu. Peut-être aussi ne partiront-ils jamais et resteront toujours dans ce beau pays des matins limpides à s'aimer et à s'aimer encore.

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