Dix petits pâtés michel lombardo Clair Charpentier
si tu as trop chaud elle couvrira ton corps la rosée d'été (auteur immémoré)
Dix petits pâtés
1 - Philatélie D’un côté il y a la boite remplie de timbres, de vieux coins d’enveloppes, de timbres aux cachets gras des quatre coins du monde, des enveloppes entières aux coins cornés, rabotés, des cartes postales de n’importe où et de nulle part, des enveloppes et des cartes adressées à des inconnus qui parfois portent ton nom, comme un clin d’œil ironique : tu fais partie du monde ; c’est une boite verte, en carton qui avait dû contenir, dans un temps oublié, un flacon, un objet, quelque chose de beau, de précieux et de cher. De l’autre, il y a l’album vide, un classeur à anneaux auquel on pourrait rajouter des pages, l’album orphelin, avec ses réserves, ses rails bien alignés, bien propres et luisants, ses pages de carton noir, ses rainures transparentes qui claquent quand l’ongle les accroche ; quelques timbres de grandes dimensions et colorés sont alignés sur les premières lignes de la première page, puis la succession de timbre s’interrompt brutalement au milieu d’une ligne. Entre les deux, il y a la fatigue d’un soupir.
2 - Macramé Regardez-le tisser, nouer ; il façonne, il sculpte des nœuds, il tire sur la corde blanche et lisse, la tend, il la tortille, l’entortille, la noue, la tresse et la tord jusqu’à ce que la cordelette sculptée prenne la forme d’une nacelle, comme deux mains qui se joindraient pour porter l’eau à la bouche ; ou bien alors, elles prennent consistance d’objets inutiles, de parures sans éclats, de sacs sans tenue, de pièges à temps. Avec une rage lente, avec ce qui lui reste de rage, il tire sur les torons, les fils qui coupent, il s’escrime, il s’échine, il s’enrage sur les fils devenus lames qui tranchent ses doigts ; il saigne si fort, il ne peut plus compter sur ses doigts ; c’est avec les paumes, avec les dents qu’il noue les cordes maintenant, ces cordes devenus râpes qui entament, rongent la chair. Peu à peu, sang pour sang, il déroule et enroule, déroule et ré-enroule le fil de chanvre, le fil d’Ariane sans trouver le chemin dans le labyrinthe de sa vie.
3 - Poterie Ses doigts se chargent de glaise humide. La peau de ses mains devient glaise, terre rouge, sanglante. Sur le tour le bloc d’argile oscille de droite à gauche, d’avant en arrière, comme un danseur ivre. Ses mains tentent de le maintenir tant bien que mal au centre du plateau, elles le serrent, l’empoignent et laisse dans la terre humide les trainées profondes de ses doigts avides. Il empoigne la terre comme s’il s’agissait d’une femme qui lui échappe, qu’il voudrait retenir. Ses pieds dansent sur le volant d’entrainement comme un derviche obnubilé, ses doigts pénètrent profond dans la terre collante qui obstrue les pores de la peau, la recouvre d’une gangue souple et onctueuse, puis remonte lentement sur les avant bras. L’argile gonfle, prend de plus en plus de place sur le plateau. Elle le déborde, tourne sur elle-même ayant finalement pris vie. Des plaques de terre se détachent, se collent sur son visage, lui façonne un masque exalté jusqu’à ce que tout le torse aussi en soit recouvert, absorbé, jusqu’à ce que le tourneur et l’argile ne fasse plus qu’un tas immonde et dégoulinant, tournant et tournant sans cesse au milieu d’un néant informe.
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4 - Jardinage Creuser la terre, retourner la terre, la bêche s’enfonce, fend la glaise lourde et humide. D’un coup de talon brutal, la lame gagne encore quelques centimètres dans la chair de limon. La blessure s’élargit, devient plus profonde. Le tas de terre remuée au bord du trou prend du volume. À l’aide du tranchant de l’outil, il dresse les parois de la cavité. Il pense qu’elles doivent être verticales, nettes et planes. Quand il se sent satisfait, d’un mouvement heurté et grinçant, il sort de l’excavation, plante sa bêche dans le tas de terre inerte et s’essuie le front. Voilà, c’est assez profond. Lentement, boitillant, il s’approche du rosier qui, grâce aux soins qu’il lui prodigue depuis des années, est recouvert de fleurs volumineuses, aux pétales solides d’un jaune vif. Quelques coups de sécateurs brefs et claquants lui permettent d’assembler quelques tiges dont il gratte les épines avec la lame ébréchée de son couteau. Il retourne vers l’excavation, un trou régulier et propre ; il y disperse les fleurs cueillies sur le fond ombreux. Il imagine une boite de bois reposant tout au fond sur laquelle s’étaleraient les roses. Il secoue la tête, et commence à remplir le trou si bien proportionné qu’il vient de creuser avec la terre qu’il en a extrait. Il ne le remplit pas complètement. Il se tourne alors vers le pot noir contenant un jeune olivier qu’il dépote et plante avec sa motte au milieu de la butte qui s’est formée. Soigneusement, sans trop serrer, il lie le mince tronc au tuteur de châtaignier qu’il vient de planter profondément à côté de la motte de terre. De quelques coups de bêches nerveux, il finit de remplir le trou. Puis il tasse de son mieux la terre autour de la tige grêle. Il a fini. Il verse le contenu d’un arrosoir d’eau pour bien humidifier les racines qui, peu à peu vont se lover autour de la boite jusqu’à ce que celle-ci pourrisse et offre son contenu à l’appétit de l’arbre.
5 - Photographie Lentement, il s’approche, il rampe sur le sol humide, l’herbe grasse du printemps imprime des sillons glauques sur le tissu de ses vêtements, aux coudes, aux genoux… Le matériel qu’il traine péniblement dans une sacoche rebondie, le ralentit un peu, mais il ne s’en préoccupe guère, il a tout le temps. Il sent qu’il est arrivé. Il s’arrête sans bruit. Furtivement, il extrait de sa besace un appareil photo dernier cri muni d’un objectif énorme. Il le manipule aisément cependant. Il l’époussète d’un souffle léger et discret, ses doigts le frôlent comme s’ils le caressaient. Se plaquant tout contre la terre collante, veillant à ne faire craquer aucune brindille, callant ses coudes comme le trépied d’une arme, il empoigne l’appareil photo, fixe son œil sur le viseur, négligeant le petit écran vidéo. Sans dévier de sa position, du pouce droit, il déplace quelques boutons tandis que de la main gauche il fait tourner une des bagues sur l’objectif. Voilà, il est prêt, il l’a dans le viseur, bien cadré, pas dans la pastille, juste un peu sur la gauche de l’écran, laissant visible sur la droite un arrière plan indiscernable de plantes, de tiges, dans un camaïeu de vert, allant du jaune paille au bleu du ciel. Il n’attend plus que le signal d’un rayon de soleil se reflétant sur les larmes du coquelicot pour presser le déclencheur. Il est patient, c’est une de ses forces, la seule peut-être. Il sait qu’il peut attendre longtemps, très longtemps, comme cette soirée où il a attendu que la nuit se tourne vers lui et lui présente son portrait, un portrait sans visage, sous le regard indifférent d’une énorme lune froide, comme il a attendu encore plus longtemps, pendant une nuit glaciale d’hiver, sur le lit d’une chambre mal chauffée, afin de pouvoir capturer comme par surprise, son propre paysage intérieur, une nature morte.
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6 - Lecture À force de tourner les pages de ce livre, de les user de yeux et de ses doigts, de les corner, de les battre comme des cartes, il finit par pénétrer derrière chaque caractère, se glisser entre les lignes, passer de la fausse à la belle page d’un seul clignement de paupière. Comme on dit dans les milieux autorisés, il a réussi à s’identifier au personnage que par convention on appelle le héros. Évidemment il s’agit d’un héros d’encre et de papier, mais un héros tout de même. Un héros qui, parfois, est loin d’avoir un comportement héroïque, mais qui possède le courage des mots, qui ceux-ci ont l’audace d’avoir été imprimés après avoir été conçus de l’invention et de l’imaginaire, souvent de la mémoire, par le talent parfois, parfois par la suffisance de l’auteur, d’une aventure intérieure, avant tout intérieure, intime. S’il n’est pas toujours héroïque, le héros est humain, apte à la compassion envers les faibles et les opprimés, apte aussi à la cruauté gratuite contre ces mêmes faibles et opprimés, capable de bravoure et geignant de couardise, d’actes grandioses et des plus viles mesquineries, d’une intelligence subtile et preste, aussi fine et leste que celle de l’auteur — c’est dire ! — et parfois, notre héros, cette marotte sans vie propre, un pantin aux extrémités de fils souvent visibles et prévisibles, agitées par les doigts habiles ou maladroits d’un manipulateur, ce bouffon donc, peut paraitre l’instant d’après, obtus, émoussé, sans imagination, sans finesse, autant que le souhaite et s’en repait l’auteur. Tout cela est couché sur le papier comme un serment. Il faut qu’il en soit ainsi. Et ainsi le lecteur s’identifie à cet ectoplasme de vents, de flatulences et d’ombres qui est l’armature, le squelette du personnage, du héros précédemment décrit, la marionnette d’un livre qui sans doute n’a jamais été et ne sera jamais écrit et encore moins lu.
7 - Aquarelle Un coin de rue dans l’ombre, c’est la nuit. Sous un réverbère, une fleur, d’entre les pavés, ou bien d’une fissure de l’asphalte, étale sans force ses pétales. La fleur est indiscernable, ni une pâquerette, ni un pissenlit ; un coquelicot peut-être, mais gris, un coquelicot gris. Bon, on imagine que c’est un coquelicot dont la graine emportée depuis son pré de naissance s’est égarée en ville comme une fille de la campagne que les lueurs de la ville ont attirée, puis blessée. La graine a donné corps à cette fleur sans forme et sans couleur. Il suffirait pourtant d’un petit coup de pinceau pour que ce coquelicot prenne forme et couleur, sinon vie. Le pinceau reste en suspens, il hésite, frôle le godet vermillon, tremble sur le carmin, oscille entre le blanc et le noir pour finalement retomber dans le vase rempli d’eau. Il n’a pourtant pas chipoté quand il s’est agit de brosser de gris les pavés et les façades ; tout juste si les angles et les rainures ont été soulignés d’un gris plus sombre. Les fenêtres mêmes sont soit closes par des volets grisâtres, soit laissent filtrer une lumière sombre d’un gris à peine éclairci par des filaments glauques. Le lampadaire, tige à peine plus sombre que les pavés, dispense lui aussi cette lumière grise sans chaleur qui se perd et se disperse dans la brume nocturne. Le pinceau une nouvelle fois balance au-dessus des godets, longuement, lentement. Puis brusquement, il saute sur le papier épinglé sur le chevalet, le raille de plusieurs diagonales, diluant ce qu’il reste de coquelicot, ce qu’il reste de lumière, dans la grisaille de la brume et des pavés, obligeant les fenêtres à avaler la couleur des façades. Maintenant le papier est maculé d’un gris presque uniforme. Seules quelques trainées plus sombres le zèbrent encore et des coulées de liquide le délavent par endroit. Et le pinceau reprend son souffle dans le bocal d’eau.
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8 - Vannerie C’était un panier qu’il voulait monter, un panier d’osier dans lequel il aurait voulu soigneusement ranger les fleurs de son jardin au printemps, oh, des fleurs toutes simples des fleurs des champs, pâquerettes, coquelicots, pissenlits avec quelques aubépines rosées reparties en gourmands sous la greffe d’un rosier. Et puis, l’été venu, il y aurait disposé d’abord une poignée de cerises, de ces gros burlats au carmin ciré, tellement brillants qu’on hésite un peu avant de les croquer. On les regarde, on les admire, mais la tentation de la gourmandise est trop pressante. On goûte au jus sucré, parfumé qui coule de la langue aux lèvres, à cette chair ferme et craquante. Un peu plus tard, ce seront des abricots qui pareront ce panier. Des fruits ronds et jaunes comme le soleil qui s’ouvrent et s’offrent d’une pression de l’ongle. Puis il disposera tout au fond du panier quelques pêches à la peau si caressante, grosses comme des boules de billard, mais fragiles, si fragiles. Il pense à tous les fruits que l’été pourrait lui offrir tout en tressant, en tordant et liant les brins d’osier. Peu à peu le panier qu’il battit se referme au dessus de sa tête. Le voilà enfermé dans une nasse comme dans ses pensées. Car jamais il ne verra le printemps, les fleurs aux couleurs si douces sur le tapis vert de l’herbe juvénile, ni les fruits aux odeurs de sucre, au goût de ciel et de vent. Enfermé dans le piège qu’il a lui-même construit tout au long d’une existence sans ambition, il ne peut plus rien voir d’autre que l’osier de sa cage. Et imaginer, seulement imaginer, le printemps pendant lequel, il y a si longtemps, il aurait pu cueillir fleurs et fruits. Mais il ne l’a pas fait et l’osier s’est métamorphosé en béton et barreaux d’acier.
9 – Mots croisés Devant la grille, il reste perplexe. Saura-t-il franchir la barre horizontale maintenue par deux montants verticaux ? Deux mots et une seule lettre à leur intersection, voilà le défit. Cela semble aisé, et ça l’est quand il ne s’agit que de deux mots ; leur trouver une lettre commune, c’est l’enfance de l’art ! Mais quand les mots se multiplient, accolés les uns aux autres, il est moins facile de ne pas sortir de la grille, de ne pas ponctuer par des cases noires qui vont se multiplier et réduire ainsi la difficulté. Ah, au moins s’il cherchait, de ces cases noires, à en construire un motif discernable, identifiable, un théâtre d’ombres connues. Mais non, il lui importe peu qu’elles s’insinuent n’importe où sur la grille, qu’elles obligent même quelques lettres, parfois des mots, à sortir du cadre pour satisfaire aux exigences d’une orthographe bien malmenée. Quant aux définitions, n’étant pas très fin, il s’en tient à celle d’un dictionnaire qui l’accompagne depuis qu’il a quitté l’école et auquel de nombreuses pages manquent. Ainsi la définition ”fille d’erra“, il choisi de la plaquer bien maladroitement à ”promenade“. Il aurait pu la dédier à ”charité“ qui coupe la promenade sur le ”a“, ou bien à ”discorde“ qui tranche la charité sur le ”i“ comme ”ire“ qu’un ”nid“ relie à ”promenade“. Son esprit nage dans la confusion. Il y a déjà trop de cases noires qui papillonnent devant ses yeux. À bout de ressource et de force, il projette son dictionnaire vers la fenêtre ouverte après en avoir lacéré les pages avec son crayon tenu comme un poignard. Le dictionnaire, comme un papillon blessé, atterrit au milieu du carrefour où il est percuté, déchiré, écrasé, renvoyé, percuté encore par des hordes de voitures illettrées que des feux incultes tentent de faire se croiser harmonieusement. Il s’est calmé cependant. Tout en fixant d’un regard ironique la traverse de la fenêtre soutenue par ses deux montants, il se revoit enfant dans la salle de classe, supposant, à tord, que la maitresse ne le remarquerait pas, en train de jouer au pendu avec son voisin de table. À cette époque déjà les mots lui causaient bien des tracas.
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10 – Réseaux sociaux Un jour comme ça, sans vraiment réfléchir, il s’est inscrit sur un réseau social, non qu’il ait voulu faire des rencontres, cela ne l’intéressait pas, mais arrivé au bout de sa vie, il voulait témoigner, comme un inconnu à des inconnus, de sa vie passée et des quelques écrits qu’il avait accumulés. Il choisit un réseau sur lequel la parole, si l’on peut parler de parole, était limitée. Limitée en nombre de signes, sinon elle semblait pouvoir être libre. Ainsi il ne s’étendrait pas trop et il y aurait assez de place pour ses petits pâtés que dans des moments de folle vanité il nommait haïkus. Il avait déjà dans ses carnets manuscrits et tapuscrits un nombre plutôt conséquent de ces tercets, et de plus il comptait bien en commettre quelques uns pendant son séjour sur le réseau ! Il se savait vulnérable, prêt à se laisser broyer par l’engrenage d’amitiés factices autant que superficielles. Mais il n’y croyait pas, sûr d’être suffisamment vigilant ; et il avait confiance en son aversion pour la foule. Hélas, on ne voit pas la foule quand on est penché sur clavier et les images que renvoie l’écran sont floues, lointaines, trompeuses… Une fois, il s’est engagé dans une relation épistolaire, assez loin dans les confidences et les aveux. Mais vite il a compris que cette belle personne était laide et n’en voulait qu’à son portefeuille. Il s’est senti rassuré de ne s’être pas fait berner. Il a eu de plus en plus confiance en sa vigilance. Et il avait tord ! Elle était bien jeune et n’en voulait pas à son argent, bien qu’il lui en offrît pour de multiples raisons avouables et humaines. Ils se virent quelques jours en été. Cela restera le plus émouvant souvenir de sa longue vie ; mais sûrement pas le sien à elle ! Avant de lui dire, avouer qu’il n’était rien pour elle, elle s’est consciencieusement et longuement essuyée les pieds sur son cœur pulvérisé. Cette fois, il a bien compris, il a remisé tous ses mots, mis un terme aux fausses confidences. Et malgré les quelques personnes sincères qu’il a pu croiser, il a laissé pourrir son compte, de la même façon qu’il laisse pourrir son corps et son esprit, sans plus jeter un regard en arrière et surtout en se bouchant le nez.
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