Formulaires michel lombardo
Clair Charpentier
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Appel à témoin Pour le décompte inutile d’évènements sans importance, il n’est recherché personne ou quelqu’un ayant eu l’impression fugace de ne rien ressentir. En effet, vous êtes parfois confronté au fait, indécelable par ailleurs, que le rien tangente le néant sans altération de la conscience. Par exemple, vous avez croisé dans la rue quelqu’un que vous n’aviez jamais rencontré auparavant. Vous l’avez frôlé, presque touché. Cette personne est peut-être en détresse, ou bien très heureuse au contraire. Elle est peut-être célèbre bien qu’elle vous ait paru anonyme. Pour vous elle reste inconnue. Cette rencontre vous a laissé parfaitement indifférent. Vous seriez bien incapable de dire même que vous avez croisé quelqu’un. Ou bien alors, une feuille morte seule est posée au milieu d’une pelouse parfaitement tondue. Elle n’est pas au milieu à proprement parler, elle est n’importe où sur la pelouse. Elle ne devrait pas y être, les arbres sont très loin et les jardiniers ont parfaitement fait leur travail. Mais la feuille est là. Vous la voyez et vous ne la remarquez pas. Sa vision ne vous choque pas, ne vous interpelle pas. Personne ne s’en émeut. Une autre fois, un rayon de soleil traverse une vitre sale et illumine brièvement quelques grains de poussière sur un meuble ciré. Mais personne ne l’a entrevu vraiment. Du coin de l’œil seulement vous avez cru le discerner et vous vous frottez la paupière, agacée. Un matin qui n’est pas comme tous les matins, l’aube accouche d’un ciel flamboyant. Vous vous levez en maugréant parce que le percolateur automatique ne s’est pas mis en marche, sans ouvrir le volet, sans jeter le moindre coup d’œil sur le jardin qui ondule dans la lumière vaporeuse. Voilà quelques évènements anecdotiques ou hypothétiques que vous avez sans doute manqués, ignorés ou oubliés. Vous éprouvez cette impression d’avoir éventuellement été témoin d’un de ces accrocs de continuité. Surtout gardez le silence, n’en informez quiconque et poursuivez le cours de votre existence dans l’hébétude. La probabilité est forte que le néant entretienne sa vacuité pendant longtemps, très longtemps encore. L’horloge prolonge son monstrueux tic-tac jusqu’à ce que la gravité ou l’ennui y mette un terme.
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Avis de tempête
Prenez votre verre à dent de la main gauche. Vous savez bien, le verre en plastique d’une demipinte qu’on vous a donnée à l’entrée de la fête de la bière, l’automne dernier ! Remplissez-le au quart d’eau tiède. Ne vous trompez pas, de l’eau tiède ! C’est à dire qu’il faut bien régler le mitigeur sur une position intermédiaire entre chaud et froid. Ajoutez à ce mélange d’eau une goutte de la sueur qui coule de votre front. Veillez à ce que cette goutte se dilue bien dans la tiédeur de votre verre. Vous transpirez, n’est-ce pas ? Et la moiteur de la salle de bain n’en est pas la seule raison. Qu’importe ! Ne buvez pas ce breuvage, pas encore. Il n’est pas tout à fait prêt. Complétez-le avec la quantité suffisante d’alcool médicinal pour qu’il ne déborde pas. Effectivement, cela n’aura pas très bon goût. Mais pour ce que vous avez à faire, ne vous attardez pas à ce détail. D’ailleurs, vous pouvez utiliser de l’eau-de-vie à la place de l’alcool. Mais outre qu’on en trouve rarement dans une salle de bain, le mot « eau-de-vie » paraît bien déplacé ou ironique dans ce contexte. Il est temps à présent d’accélérer le processus : posez le verre sur la tablette, ouvrez la porte de l’armoire de toilette. Ne jetez pas un regard, même furtif, dans le miroir, vous pourriez ne pas vous reconnaître et vous prendre en pitié. Avec le pouce droit décapsulez le flacon et versez-en le contenu entier dans la paume de votre main gauche. Sans réfléchir, très rapidement, enfournez les comprimés dans votre bouche, avec la main droite prenez le verre tiède et avalez-le goulûment, très vite pour éviter que le goût n’accroche votre langue. Vous faite tout cela en moins d’une seconde, hop ! Comme un tour de magie ! Ce n’était pas bien difficile. La chaleur aidant vous commencez à ressentir les effets de l’alcool. Nu, vous vous glissez lentement dans la baignoire préalablement remplie d’eau à trente-cinq degrés. Trente cinq degrés, c’est la température idéale. Vous ne frissonnez pas, vous n’êtes pas accablé par la chaleur non plus. Vous attendez. Puis soudain, vous vous souvenez de l’avis de coupure d’eau collé sur la porte d’entrée de l’immeuble. Vous n’avez pas rempli la baignoire, ni même votre verre. Toute cette mise en scène, ce mélodrame ridicule, n’était qu’une tempête dans un verre d’eau vide !
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Arrêt d’expulsion C’est bien cela ! Vous avez beau essayer, forcer comme un possédé sur l’air de votre poitrine, rien, aucun son, aucun souffle même, n’en sort. Il vous semble qu’il y a une éternité que vous êtes privé de cri. Certes, parler vous est possible ; vous avez souvent salué la gardienne, vous lui disiez bonjour madame Martins, comment ça va ? Ces jambes toujours aussi lourdes ? Et Gros-Paul, il n’aurait pas encore un peu grossi ? Gros-Paul, c’est le chat de madame Martins. Vous faisiez semblant d’écouter ce qu’elle répondait, vous lui faisiez un signe de la main et vous sortiez de la cour pour vous rendre à votre travail. En faisant très attention, vous pouvez entretenir une conversation, si elle ne dure pas trop longtemps bien sûr. L’autre jour –la semaine dernière, vous semble-t-il, votre voisin au bureau vous a presque obligé à raconter vos vacances. Vous avez tout inventé : la remontée du Nil, Karnak, Assouan… Vous n’avez rien vu de tout cela. Vous lui avez servi les quelques lignes d’une brochure touristique récupérée dans votre boîte aux lettres. Vous, les voyages, ce n’est pas ce qui vous emballe ! Vous étiez resté blotti craintivement dans votre appartement pendant cette interminable période où votre boite a fermé pour l’été. Quand vous sortez de la ville, vous vous sentez déjà loin, perdu dans une contrée inconnue, sauvage. Vous êtes aux aguets, vous vous attendez à devenir la proie de bêtes féroces, de fantômes même ! Le bruit des voitures devient un roulement lugubre, sinistre qui fait frissonner votre nuque, couler la transpiration entre les omoplates et dresser les cheveux sur la tête. Vous êtes terrifié. Vous ressentez le besoin de hurler. Mais vous ne pouvez pas. C’est bien là le problème, vous ne pouvez pas, vous ne pouvez expulser aucun cri, qu’il soit de terreur, d’indignation ou de révolte, encore moins de joie. Peu de fois vous vous êtes retrouvé hors de la ville et chaque fois vous avez ressenti ce besoin de hurler réprimé, contenu jusqu’à l’étouffement. Or maintenant, vous marchez sans but et hagard. Vous avez suivi la rue jusqu’au boulevard et enfin vous prenez conscience que vous êtes dans cette banlieue sinistre à la frontière de la jungle. Vous ne savez pas comment vous y êtes arrivé. Vous êtes inerte, sans force, incapable d’appeler à l’aide. Vous sentez bien le cri dans votre gorge. Mais il n’en sortira pas. Savez-vous seulement où vous êtes ? Vous avez ce papier dans la main, un feuillet froissé à force de le lire. C’est un formulaire qui vous informe cyniquement et en termes choisis que l’immeuble que vous habitez va être rasé pour faire place à une patinoire. Un arrêt d’expulsion pour une patinoire !
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Appel à candidature Vous vous êtes présenté à la porte un beau matin. C’était le printemps, le ciel était lumineux, l’air vif. Vous aviez revêtu votre costume rouge à carreaux jaunes, celui avec les épaulettes dorées. Vous vous sentiez bien, rempli de courage et d’assurance. La porte était haute, très haute même, elle semblait frôler le ciel. Quand vous avez pris conscience de ses dimensions, vous avez été impressionné. Mais bien vite votre optimisme a repris le dessus. Vous étiez à l’aise dans votre costume et vos chaussures jaunes brillaient de l’enthousiasme que vous aviez mis à les cirer. Vous avez regardé tout en haut, vers l’arc que marquait l’ogive du fronton. Vous êtes resté campé sur vos jambes raides dans le pantalon pattes d’éléphant aux larges revers de satin magenta. Vous avez tendu vos bras le long du corps, faisant claquer les larges manches de votre boléro dans un garde à vous impeccable. Longtemps, vous avez attendu que l’énorme porte de bronze s’ouvre, figé dans votre position sans la moindre oscillation. Les vantaux se sont enfin écartés sur une galerie scintillante : le sol de travertin et de marbre incrusté de pierres précieuses réfléchissait la lumière de dizaines de lustres aux pendeloques de cristal sur les miroirs hauts de trois fois votre taille qui se succédaient à l’infini le long des murs tendus de velours cramoisi. Ébloui, vous l’étiez ! Mais sans hésitation vous avez parcouru le perron et franchi le seuil de pierre. Vous avez d’un pas empreint de solennité et cependant vif, longé la galerie jusqu’au grand bureau empire en acajou que vous aperceviez tout au fond à droite dans une encoignure de porte. Derrière le bureau, sur un fauteuil de direction en cuir vert se basculait un singe capucin de taille respectable. Il était vêtu d’un uniforme de groom outremer aux parements dorés. Il portait son chapeau incliné sur un côté puis l’autre au gré des rapides mouvements de sa tête. Il n’avait pas de chaussures et ses pantalons étaient recouverts d’une couche-culotte jetable qui laissait passer une longue queue nerveuse. Celle-ci s’enroulait alternativement d’un accoudoir à l’autre. Il a jeté sur vous qui vous teniez droit devant lui, un regard où l’interrogation se mêlait au dépit. Ses lèvres fines se sont retroussées en un rictus de haine découvrant des canines acérées et un cri aigu lui déchira le gosier. Avec rage, il a extrait d’un tiroir un formulaire sur lequel il plaqua violemment un tampon d’encre rouge et levant très haut ses bras, il a sauté sur le bureau puis sur le sol, s’est retourné avec colère, a ouvert brutalement la porte de chêne qui se trouvait en face de vous et enfin s’est enfui en courant dans le couloir sombre qu’elle dévoilait. Vous avez contourné le bureau, vous vous êtes assis dans le fauteuil avec un soupir de satisfaction et vous vous êtes basculé en arrière. Alors vous avez pris le formulaire entre le pouce et l’index de votre main gauche et avez examiné avec satisfaction le timbre écarlate : « Candidature acceptée » !
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PV d’installation Vous voilà donc installé. Vous êtes profondément enfoui dans le fauteuil confortable. Le cuir en sent bon la vieille patine et en face de vous le bureau brille d’encaustique. Vous pouvez distinguer votre reflet dans le vernis lisse, exempt du moindre grain de poussière, mais vous préférez détourner le regard et ne plus affronter votre visage rongé de colère. Quelques documents y sont posés, peu nombreux et alignés parfaitement, soigneusement. Vous les observez avec insistance ; vous imaginez qu’ils veulent s’excuser de troubler la surface d’acajou et cette pensée vous arrache une expiration brutale et sarcastique. Soudain, vous saisissez brutalement le premier document qui gît sur la pile la plus proche de votre main gauche : il s’agit d’un feuillet de format standard, couvert de quelques lignes, moins d’une dizaine, dactylographiées en caractères plutôt gras, très lisibles. Vous jetez un regard rageur sur le PV d’installation avec une fièvre particulière pour le tampon d’encre rouge et la signature aux volutes subtiles, rouge elle aussi. Une autre signature, la vôtre, moins chantournée, plus aiguë, tracée à l’encre noire, occupe la partie inférieure droite du document. C’est ainsi, par ce paraphe que vous avez acquiescé à votre installation. Vous avez cru que ce qu’on vous offrait allait ressembler à une sinécure, une petite occupation de tout repos ne demandant pas d’effort intellectuel ni fatigue physique. Vous avez cru que vous pourriez abattre votre tâche en quelques instants et profiter ensuite de longues rêveries sous les tilleuls de la place. Cependant, vous ne pouvez pas sortir de la vaste galerie étincelante ; toutes les serrures ont claqué et les portes ont été closes dès que vous avez franchi le seuil de pierre. Vous êtes bien confortablement installé derrière ce bureau rutilant mais vous en êtes le prisonnier. Vous n’avez rien à faire qu’à déplacer un feuillet d’une pile sur l’autre, signer, apposer un cachet et parfois sauter de votre siège pour marcher le long d’un couloir qui ne mène nulle part. Quelqu’un semble s’être tenu au garde-à- vous devant le bureau, attendant de vous un coup de tampon sur un feuillet. Mais vous ne pourriez pas le jurer tellement les instants sont identiques aux instants, tellement chaque minute imite la précédente et sert de modèle à la suivante. Vous ne savez même plus la couleur du ciel ou le parfum des tilleuls, encore moins la caresse chaude du soleil. Vous avez oublié. Il ne vous reste que l’impression d’un souvenir. Vous ne voyez plus que le long corridor lumineux, qui pourtant à présent vous semble plus court, et les caissons de son plafond, qui vous paraissent de plus en plus bas, plus proches de votre bureau. Vous vous dites que bientôt le couvercle se refermera avec le claquement sourd d’une pelleté de terre. Décidément, ce PV d’installation a bien l’odeur d’un permis d’inhumer.
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Ordre de mission Vous avez été choisi parmi les centaines de candidats qui se pressaient contre les grilles. Un appariteur bourru vous a désigné en pointant sur vous un index gras. Vous l’avez suivi sans vous poser de question. Or, vous ne savez même pas pourquoi vous étiez là, écrasé contre la clôture de l’édifice. Vous pensez que seul le hasard vous a conduit sur cette place immense au milieu d’une multitude de personnes serrées les unes contre les autres. Plus tôt dans la journée, vous êtes sorti de votre troisième étage sans ascenseur pour aller acheter une baguette de pain. La boulangerie était fermée. « Fermeture hebdomadaire » s’affichait en caractères rouges de tailles respectables sur un rectangle de plastique blanc pendu sur la porte vitrée. En quête d’une autre boutique, vous avez prolongé votre marche jusqu’à la promenade où de nombreux badauds déambulaient apparemment sans but sous les tilleuls. Des groupes se formaient puis se délitaient pour se ranger à nouveau selon de multiples configurations et agencements dans la clarté douce et tachetée qui filtrait à travers le feuillage. D’une manière générale le mouvement s’effectuait dans une seule direction. Les groupes incertains convergeaient vers l’édifice massif entouré de fortes grilles, là bas tout au bout de l’avenue, sur la grande place blanche de lumière. C’est ainsi, entraîné par la foule, que vous vous êtes retrouvé plaqué contre les grilles noires. Vos pas dans les pas de l’huissier qui vous avait désigné, vous avez contourné le bâtiment après avoir franchi le portillon d’acier qui s’était matérialisé juste en face de vous. Vous êtes parvenu devant une épaisse porte latérale en chêne qui n’offrit cependant aucune résistance. Depuis le vaste vestibule une volée de marches conduisait à un palier entre les niveaux. Suivant toujours votre guide vous avez effectué l’ascension des six volées de l’escalier qui conduisait trois étages plus haut vers une porte d’aspect chétif. Celle-ci s’est ouverte sans qu’apparemment quelqu’un ne la manœuvre. Vous êtes alors entré dans une pièce étroite, pas vraiment longue et haute de plafond. Elle vous a semblé meublée sans goût avec ce qu’il vous paraissait être des éléments de récupération disparates. L’homme qui vous a conduit jusqu’à cet appartement que vous reconnaissez maintenant comme étant le vôtre, s’est alors déplacé de côté. Vous avez alors discerné une vieille femme toute vêtue de noir, assise sur une chaise gauchie au centre de la pièce. Son visage profondément ridé et pale émergeait comme de la craie du fichu noir qui maintenait sa chevelure terne. Sa main droite, décharnée, convulsée et parcourue de grosses veines noires, s’est tendue brusquement au dessus de table de bois sale à la peinture écaillée. Vous avez sursauté. Puis votre regard s’est fixé sur cette main, ouverte dans votre direction, pour attendre son dû. Vous avez fouillé nerveusement dans vos poches, vous en avez extrait une pièce de monnaie et un bout de papier froissé sur lequel une liste de courses se déroulait brièvement. En tremblant vous avez déposé la pièce et le papier dans la main de votre mère dont le visage se fendit d’un rictus fatigué. Elle a émis alors, à qu’il vous a semblé, un soupir de lassitude puis elle s’est détournée pour considérer pensivement les lignes qui courraient entre les carreaux du sol. Une fois encore, vous avez failli à votre mission, vous être revenu bredouille, il n’y aura pas de pain au repas de midi.
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Carte de vigilance Vous roulez sur cette route que vous ne connaissez pas. La lame des phares de la voiture tranche la nuit plus loin que votre regard ne peut porter. Vous n’avez croisé aucun autre véhicule depuis que vous êtes sorti de la ville. Pas une fois vous n’avez été obligé de mettre les feux de croisement : vous n’éblouissez personne. La route est large, elle n’est pas vraiment sinueuse. La nuit est claire, une lune gibbeuse vient de se lever et la visibilité est quasiment parfaite. Vous roulez calmement, vite mais sans excès. Vous êtes sûr d’arriver à temps. Vous n’êtes pas fatigué, vous n’avez pas sommeil malgré l’heure avancée de la nuit. Avant de prendre le volant, vous avez dormi quelques longues minutes sur le canapé du salon. Vous étiez resté habillé par crainte de prendre du retard. Mais non, tout s’est bien passé. Vous avez dormi juste ce qu’il fallait et vous êtes parti un peu avant l’heure. Vous avez pris le temps de bien fixer le smart-phone sur son socle au le tableau de bord. Un texto vous avait prévenu de prendre la route à cette heure-là, pour vous rendre à ce rendez-vous. Vous avez rentré les coordonnés de la destination sur le GPS intégré au smart-phone et vous vous êtes laissé guider. La voix féminine vous a aidé à sortir sans encombre de la ville puis elle s’est tue quand vous vous êtes engagé sur le long trajet sans bifurcation de la route. Seule la carte aux nuances bleutées et la flèche jaune qui clignote par intermittence sur l’écran vous signalent que vous êtes sur le bon chemin. Un instant vous avez manqué vous assoupir ; malgré le repos, on ne peut pas grand-chose contre l’horloge biologique : la nuit, les hommes dorment habituellement. Mais l’assoupissement fut extrêmement bref, le temps d’un clignement de paupière. Vous avez glissé un CD dans la fente de l’autoradio : « Glenn Gould spielt Bach ». Vous accompagnez de la voix les notes bien frappées du piano. La musique vous rend euphorique et vous tient éveillé. Pendant la toccata la carte se met à clignoter et la flèche jaune devient sinueuse et soudain se charge de rouge. Un message de vigilance s’affiche. Pourtant vous ne voyez rien. Les virages ne sont pas plus serrés. Vous réduisez la vitesse, mais tout semble sous contrôle. Vous n’écoutez plus la musique ; vous déplacez votre regard de la carte à la route plusieurs fois, rapidement. Mais rien, absolument rien, ne semble justifier cet avertissement péremptoire. Les phares illuminent une route sèche, sans brouillard et presque rectiligne. Il n’y a aucune raison pour que vous vous arrêtiez. La voix féminine de plus en plus stridente vous hurle de faire attention. Mais attention à quoi ? L’écran se met à clignoter plus rapidement. La flèche est maintenant tout à fait écarlate et semble grossir, grossir. Puis elle noircit et prend presque tout l’écran qui ne cesse de clignoter. La carte de vigilance devient une carte à jouer. Effaré, vous voyez enfin sur votre gauche, d’une route transversale arriver un énorme camion noir, feux éteints, lancé à pleine vitesse, la remorque en portefeuille. Vous vous dressez sur la pédale de frein, vous tirez sur le volant espérant retenir votre véhicule. Mais trop tard. La remorque balaye votre voiture comme une miette de pain sur la table. Tout devient noir. Seule la carte clignote encore. Vous avez eu le temps de deviner la dame de pique.
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