Ombre

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Ombre

michel lombardo Clair Charpentier


Ombre

Courir. Il faut courir. Fuir. Droit devant à la rencontre du désert ; et s'inonder de sable. Et là, attendre du soleil le désir et la soif. Quitter cette enveloppe grasse, empreinte de béton. Il faut se dessécher ; la peau parcheminée, le cerveau se sublime. Les yeux se vident ; et puis s'ouvrent enfin au viol des galaxies. Il faut partir, remplir ses mains de solitude et de vent secs. Laisser aux autres l'illusion de marcher. Il faut s'user, roder ses os, ses dents jusqu'aux cendres, mêler sa poudre au sable. Il faut puiser dans l'ordre et le silence un repos sans réveil. Ne pas crier, ne pas souffrir et craindre l'attraction des regrets. Oublier. Oh, surtout oublier ! Le bruit des rues, des nuits nerveuses, oublier les mâts d'acier couverts de barrières, les murs de pierres et de papiers noircis. Il faut oublier les grilles grinçantes au-dessus des rats, l'odeur des compressions, des rots et flatulences, les coups sur les lèvres et sur les doigts levés. Il faut crever les rêves, décharger les éclairs, cueillir les fleurs liquides aux creux des paumes de sable. Il faut se fondre enfin, se dissoudre, et ne plus exister.

Run. You have to run. To run away. Right in front of the meeting of the desert; and flood with sand. And there, waiting from the sun desire and thirst. Leave this greasy envelope, imprinted with concrete. You must dry out; parchment skin, the brain sublimates. The eyes are empty; and then finally open to the rape of galaxies. You have to go, fill your hands with solitude and dry wind. Leave to others the illusion of walking. You must wear out you, grind your bones, your teeth to the ashes, mix your powder with the sand. You must draw in order and silence a rest without awakening. Do not scream, do not suffer and fear the attraction of regret. Forget. Oh, above all forget! The noise of the streets, of the nervous nights, forget the steel masts covered with fences, the walls of stones and blackened papers. You must forget the creaky grids above the rats, the smell of compressions, burps and flatulence, the knockings on the lips and on the raised fingers. You must burst dreams, unload lightning, pick liquid flowers from the hollow of the palms of sand. You must finally blend, dissolve, and no longer exist.


Ombre

Tu comprends, toi, tu es comme un enfant encore. Tu es comme la plage. Ton sable est lisse, et gorgé de mer. Elle t'a nivelé, dégauchi. Tu es plat, tu penses comme elle.

Do you understand, you are like a child again. You are like the beach. Your sand is smooth, and gorged with sea. It has levelled you, planed you. You are flat, you think like it .

Marée après marée, elle t'inculque le sel et la pesanteur. L'immobilité et le silence. Elle est belle, cette mer qui te recouvre et te protège. Elle t'offre en cadeau des épaves et des arbres polis, luisants d'embruns. Elle te pare de varech, d'algues brunes. Elle t'endort. Elle pénètre en toi, te fait ciment. Elle peut t'ériger des châteaux et des lices, des tours vertigineuses et des rochers. Elle prend soin de toi.

Tide after tide, it inculcates salt and gravity. Immobility and silence. It is beautiful, this sea that covers you and protects you. It offers you with wrecks and polished trees, glistening with spray. It decks kelp, brown algae. It puts you to sleep. It enters you, makes you cement. It can get you castles and walls, vertiginous towers and rocks. She takes care of you.

Quelquefois, un amoureux ou une délaissée, un galet trop lourd ou un crabe, laissent à ta surface leur empreinte creusée. D'autres fois, un fou se pose, et ses doigts pleins de cris crissent sur ta silice. Mais lentement, une vague après l'autre, elle estompe et annule le souvenir de leur passage, de votre passé. Tu redeviens lisse et plat. Et, sans aspérité, tu te conduis toimême au bout du sablier.

Sometimes, a lover or a women forsaken, a too heavy pebble or a crab, leave on your surface their dug footprint. At other times, a Northern Gannet arises, and its fingers full of screams crunch on your silica. But slowly, one wave after another, it fades and cancels the memory of your passing, of your past. You become smooth and flat again. And, without asperity, you drive yourself at the end of the hourglass.

Une autre fois, peut-être, le soleil et le vent cassent ton épiderme. Ils te laissent sans eau, assoiffé de vertige, curieux d'air. Alors te tournant sur tes grains détachés, ivres d'être enfin libres, bruissant, craquant sur les forêts proches, rainurant les pins nerveux, tu te révoltes. Oh, un peu seulement ! Personne ne te vois. Tout juste si tu peux, par un jour de vent, arracher une larme d'un promeneur anonyme.

Another time, perhaps, the sun and the wind break your skin. They leave you without water, thirsty for vertigo, curious about air. Then you turn on your detached grains, drunk to be finally free, rustling, cracking on the nearby forests, grooving nerve pines, you revolt. Oh, just a little! Nobody sees you. Just if you can, on a windy day, tear a tear from an anonymous walker.


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A ce moment, peut-être, parviendras-tu au sommet de la côte. Il t'aura fallu du temps et du courage : quelquefois, c'est vrai, tu t'étais retourné, et même, par désespoir, avais suivi à l'envers le chemin parcouru. Ta rage lasse alors, pesait lourdement dans les empreintes creusées. Toujours, cependant, tu reprenais ton ascension. Les graviers qui roulaient sous tes pas hésitants, la boue glissante n'étaient pas des obstacles. Il te fallait monter encore ! Monter !

At this moment, perhaps, will you reach the top of the coast. It will have taken you time and courage: sometimes, it's true, you had turned around, and even, out of desperation, had followed in reverse the road travelled. Your rage, weary then, weighed heavily in the hollowed-out footprints. Still, however, you were going back to your ascension. The gravel that rolled under your hesitant steps, the slippery mud were not obstacles. You had to climb again! Ascend !

La lumière brûlante sur tes yeux et la pluie glacée ne t'arrachaient pas la moindre plainte. Tu suivais, silencieux, le chemin qui grimpait ; et les nuits sans relief n'obstruaient guère ton regard de sombres filaments.

The burning light on your eyes and the icy rain did not tear you away. You followed, silent, the path that climbed; and the featureless nights did not obscure your eyes with dark filaments.

Finalement, tu percevras la crête aux mouvements ténus de la brume. Celleci, peu à peu s'étiolait sur les amas de roches. Ils s'élevaient maintenant, menaçants et verticaux, mais tes mains trouvaient les appuis et les failles : tu te tirais plus haut, plus loin, comme pour narguer la pesanteur.

Finally, you will perceive the ridge with the faint movements of the mist. This one, little by little was withering on the piles of rocks. They were rising now, threatening and vertical, but your hands found the supports and the faults: you pulled yourself higher, further, as if to taunt gravity.

Vois, tu n'es pas Sisyphe. Tu as laissé aux hommes le fardeau qu'il roulait. Ce qui t'importe, c'est de frôler le ciel, qu'il fouette tes cellules et irrigue ton sang. Pour ce ciel espéré, tu écorches tes paumes et ta peau, et tu sues dans le froid.

See, you are not Sisyphus. You left to the men the burden that he rolled. What matters to you is to graze the sky, whip your cells and irrigate your blood. For this hoped-for sky, you skin your palms and your skin, and you sweat in the cold.

Car tu émergeras, à un moment sans doute, au-dessus des nuages grondant : tu tutoieras le soleil. Peut-être connaîtras-tu le vertige, enfin.

For you will emerge, at a moment, no doubt, above roaring clouds: you will touch the sun. Perhaps you will experience vertigo, finally.


Ombre

Si tu suis le trottoir, encombré de caniches et de journaux froissés, visqueux d'averses et de fumée, si tu suis le trottoir jusqu'au fond de l'impasse, tu trouveras peut-être un indice, un repère, une raison à ton errance. Peut-être aussi, n'y aura-t-il rien que ton attention n'intercepte. Alors tu reprendras ton chemin jusqu'à la prochaine impasse dans laquelle tu glisseras un regard morne. Il n'y aura rien, bien sûr ; tes yeux, sur les ténèbres, s'épuiseront à reconnaître le titre d'un journal d'une pisse de chien. Là-bas, au coin du boulevard, sous la lueur coupante d'un bec sale, une fille, une femme, dans une vapeur de tabac lent, tentera ton appétit. Mais elle ne propose rien que tu ne souhaites encore : des chairs lasses, un esprit égaré, et pour l'oubli, que t'importe de te souvenir ! Le boulevard t'effraie ; tu cherches l'intimité des ruelles, leur pénombre, leur silence furtif. Si tu savais chercher... Mais tes muscles flasques se dérobent à la quête. Pourtant, pourtant, tu sais qu'au bout d'une impasse, sordide sûrement, l'étonnement surgira de tes pas, te forcera à trébucher, toi qui titubes déjà. Ces rues étroites comme des tranchées creusées dans l'air humide gardent précieusement leur secret ; des êtres sales et gavés d'alcools bon marché veillent à chaque tas d'ordure ; la nuit est leur complice et leur refuge. Ils te forcent, de leurs visages vides, à courir de pavés en flaques, de coins de rue en recoins craintifs, de ruelles en impasses. Tu ne retiens que le halètement de la ville, que ton pouls et ta respiration hachés. Tu ne t'y accoutumeras pas. Non plus que tu ne quitteras cet enfer froid. Il te semble parfois qu'il est trop tard. Pourtant, avant ton sourire malade, après tes dents jaunes, sous ce crâne, l'espoir persiste encore. Un espoir incohérent. Peut-être que l'impasse, une nuit, se fendra, s’offrira à la lumière, à la vie... une vie, une rencontre... ou l’inconscience pourquoi pas !


Ombre

Il est trop tard. Oui, c'est tout à fait ça. Trop tard ! Il constate, presque avec indifférence, que le temps a passé, sans que la surface ne s'en plisse une seule fois. Une période totalement rectiligne s'étend de sa naissance jusqu'à cette nuit sans sommeil où son retard enfin se remarque comme un bouton sur le nez. Mais, enfin, ce ne fut pas si difficile que çà ! D'ailleurs, il n'avait rien remarqué : rien des rondeurs de l'enfance, rien des vertiges -des vestiges, ça le fait sourire- de ses seize ans, ni des fureurs d'adultes, rien des saisons, des heures. Quelquefois, alors qu'il marchait dans un parc, le dimanche, il avait pensé, ses certitudes bien serrées sous le bras comme un portefeuille d'actions, que le bonheur était pour les gens plats, qui ne s'encombrent pas de douleurs dérisoires. Bien entendu, il se comptait parmi ces personnes plates. Il était, de la même manière, persuadé que pour ne pas souffrir, il suffisait d'éviter de trop grandes joies. Le bonheur était le frère de la douleur. Il avait réussi sa vie professionnelle selon ses propres critères : c'est à dire juste assez haut pour que son confort n'en soit pas affecté, mais pas trop haut non plus pour éviter les tourments de la responsabilité. Il s'astreignait à n'avoir avec les autres que des relations de pure courtoisie, sans doute pour ne pas être déçu par des rapports trop intimes et pour que personne n'ait de lui une opinion très tranchée. Il entretenait ce flou non par goût du mystère ce mot lui fait horreur- mais pour n'avoir pas à s'appesantir trop longuement sur lui-même. Pour des raisons similaires, il avait totalement fui le commerce des femmes. Quand la question s'était posée d'un mariage possible, il avait hésité quelque temps, pensant qu'une épouse terne n'était pas incompatible avec sa conception de l'existence. Il avait rejeté cette éventualité parce que cette compagne, un jour ou l'autre, aurait détérioré son environnement émotionnel. Il se satisfaisait de rapports sporadiques et hygiéniques avec une voisine falote, aux traits indiscernables, à laquelle il offrait des fleurs -des glaïeuls saumon- à chacune de leur rencontre. Ce qu'elle faisait ensuite du bouquet n'avait, pour lui, aucune importance. Sans doute, le laissait-elle choir dans la poubelle de la fleuriste avant de rentrer chez elle retrouver un époux alcoolique. Enfin, sa vie avait été plate comme l'encéphalogramme d'une mort clinique. C'est sa fierté. Voilà à quoi il pense, cette nuit, pendant que ses yeux sont rivés, exorbités, sur le petit pistolet chargé que ses mains enfin moites se passent de l'une à l'autre et que, dans un moment de folie sans doute, il a acheté dans la journée.


Ombre

Le vieil homme s'arrête toujours dans le même virage du sentier. De là, il peut voir -car sa vue est perçante encore- jusqu'au bout de la plaine et, en se tournant légèrement sur sa droite, son regard retient, un peu au-dessus de lui, la pente de terre pierreuse où sa cabane affleure à peine. Alors, sans rien percevoir du paysage dont il sait les moindres variations, sa réflexion accroche ses mains crispées sur le bâton noueux et poli d'usage. Le soleil des aoûts en a creusé les jointures et la terre sèche s'en est mêlée aux pores. Ses mains, ses pauvres mains aussi vieilles que lui, ses mains riches des labeurs passés, se souviennent à nouveau. Le vieil homme avait été jeune dans la plaine grasse ; il y avait été heureux. Les sillons qu'il traçait, étaient aussi droits que ses reins. Et quand il se retournait, il était fier de leur rectitude et satisfait qu'aucune pierre n'ait ébréché le soc de sa charrue. Ses yeux ne quittaient que rarement la terre tendre et fertile du bord du fleuve. Le vieil homme avait atteint l'âge d'homme depuis longtemps déjà quand la montagne a rempli sa vue, son cœur et la peau. Il a abandonné, un matin abrupt, les richesses et les promesses de la vallée prodigue pour l'aridité. Mais il foulait le territoire du soleil. Pour subsister, pendant de nombreux voyages, il a volé des paniers lourds de glaise de la plaine pour les offrir à cette pente qu'il avait élue. Elle ne le remercia jamais qu'avec des cailloux et des saisons désolantes. Le vieil homme a brisé tous ses outils sur ces roches aiguës. Des pluies de l'hiver, il ne restait rien pour abreuver les étés. Alors, il a dérobé au fleuve des outres d'eau pour irriguer son champ de pierres. Le sentier devenait plus pénible sous la charge d'espoir, mais son cœur était fort de cette espérance. Quelques blés et quelques parures ont incendié la roche quelques moments. Mais le soleil convoité les a brûlés jusqu'aux racines. Le vieil homme hésite : sa gorge libère un soupir, ses paupières se closent un instant. Il ne redescendra pas. Il ne sait pas s'il fait trop tard ; la question fuit sa conscience. Il se tourne vers la pente et, d'un pas de vieillard mal assuré, avec des mains tremblantes, creusées des tendresses du sol, crispées sur son bâton, il la gravit sans regret parce que, là-haut, est la lumière.


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Il a rêvé mille fois ; mille et mille nuits, ses pas de rêveur ont mesuré tes bras, revenant lentement, soucieux de ne rien négliger, sur un pli imprécis, une courbe floue. Puis, à grands traits nerveux, il dessinait tes lèvres, figeant aux barreaux de ses cils, un sourire ici, ou un autre là, dont il était insatisfait aussi. Il a arpenté tes seins, dressant la carte de tes mamelons qu'il imaginait tendus. Il posait tendrement une larme sur leurs vergetures, souffrant, comme toi, du temps qui érode. Il descendait sur ton ventre, gravitant autour de ton nombril, mêlant ses doigts à ton duvet ; effleurant la douceur de tes lèvres, il devenait téméraire aux soupirs de ton vagin. Sa langue sèche s'abreuvait de tes sueurs. Il a rêvé mille et mille nuits de cet amour qu'il te ferait et que tu lui rendrais à grands gestes de tes reins, avec des pelletées de caresses et des lèvres à bouche que veux-tu, parlant de la même langue tandis que vos dents mordraient les mêmes peaux. Il a senti, sur sa peau la salinité de ta transpiration. Il l'a goûtée, l'a éprouvée, l'a pesée, l'a déposée, l'a dépensée. Il ne savait qui il était, ton corps ou son corps, tes yeux, ses yeux, tes frôlements, ses mains. Il rêvait de vous. Epuisé, abreuvé, le sommeil ou l'oubli le rendait à la nuit, insatisfait de cette vacance mais plein d'espérance et plein de force en ce demain, en ces mains qui n'étaient que les tiennes, qui lui ouvraient les portes du rêve à venir. Mais le jour qui venait était un jour sans toi. Mille nuits, il a compté sur ses doigts les jours qui ricanaient de ton absence. Mille nuits, il a hasardé les dés qui jouent des destins. Et les jours qui venaient étaient plus sombres encore, plus las et moins épais que ces nuits étouffantes où ses poumons cherchaient l'expression de ta voix. Oui, il a couru après des ombres devinées, indécises, espérant percuter la clarté de ta chair ; mais, tournés vers son étonnement, ces visages étaient morts, ne montrant que des dents jaunes sous des lèvres absentes, des orbites creuses. Il s'enfuyait alors sans pourtant échapper aux doigts tentaculaires et décharnés de ces ombres criantes. Elles l'inondaient de lumière sans chaleur. Il savait toute l'inconsistance de ces rencontres. Il rêvait de toi, savourant tes caresses qu'il rêvait et rêvait mille fois.


Ombre

L'océan s'étend de toutes parts, à perte de regard. De son observatoire élevé, il ne perçoit que la mer et le vent sur l'écume blanche qui raye les vagues. Il y a si longtemps qu'il la contemple du haut de la dunette. Elle lui est connue maintenant, et toujours calme : sa pensée s'y repose et s'en repaît. Il s'impatiente parfois, posé sur cette plate-forme du grand mât, entre grand perroquet et grand volant. Cela fait si longtemps qu'il ne perçoit que l'azur sans nuage posé indistinctement sur le bleu profond de l'étendue dont il sent l'odeur de sel et d'iode. Son esprit lassé de tant d'uniformité enjambe la passerelle du souvenir et il plonge, comme tant de fois déjà, dans les abysses de son passé. Il était jeune, un enfant encore, quand il posa ses hardes et sa fatigue sur le quai de ce port bruyant où pour la première fois la mer ravit son regard. Il venait de loin, mille lieux lui semblait-il. Il n'avait aucun souvenir de la tiédeur du sein de sa mère, ni sourire, ni visage. Il ne possédait rien. Au village, il était nourri de déchets, comme les porcs, à même le sol, comme eux ; et pour avoir chaud l'hiver, il dormait près d'eux, heureux qu'ils lui laissent un peu de paille. Il n'avait pour se vêtir que de vieux sacs terreux et percés. Personne ne lui parlait, il n'avait donc pas à répondre. Il aidait aux champs ou à la forge. Ainsi, il pouvait subsister. Il avait une douzaine d'années quand il suivit le fleuve jusqu'à l'océan. Un capitaine bougon l'engagea comme mousse ; et lors de la première course, il perdit son œil droit, exorbité par le poing violent d'un matelot qui voulait lui apprendre la docilité. Dès lors, il ne quitta plus guère l'ombre de son capitaine qui parlait peu mais qui lui enseigna néanmoins le métier de mousse puis de marin. Son agilité lui permettait d'être le plus habile et le plus rapide dans la mâture. Ainsi prit-il l'habitude de demeurer sur le hunier du grand mât où il passait même le temps de son repos. C'est de là qu'il informa en hurlant de l'arrivée de la tempête. Mais l'équipage ne le crut pas. Ce fut une terrible tempête. Elle dura, à ce qu'il pût juger, de longs jours et des nuits interminables. Il manqua cent fois être arraché du mât auquel il s'agrippait. Il maudit la mer, les navires, les matelots et le capitaine. Il se maudit lui-même. Et il la vit, terrible, venir de l'horizon, cette vague gigantesque, grondante d'écume, haute comme deux grands mâts, qui s'abattit sur le pont, le nivelant de tout et de tous, le fracassant et le roulant plusieurs fois sur lui-même, pulvérisant le bois et les cordages. Puis subitement, le calme revint, sinistre. Plus de navire, pas même un radeau, pour soutenir le hunier : le mat plongeait directement et verticalement dans une espèce de brume au ras des vagues, là où auraient dû se trouver la coque et le pont. Il était seul comme il l'avait toujours été. Mais seul sans espoir de compagnie, il détacha de ses reins son ceinturon ; et avec la solide boucle de cuivre, il se creva l’œil gauche pour ne plus voir qu'en lui-même les souvenirs heureux qu'il n'avait jamais eus.


Ombre

La serre était chaude. Mon esprit somnolent errait d'idées creuses en pensées vides, les yeux grands ouverts, curieux du néant. L'air était plein de l'odeur puissante des plantes et du terreau humide, de feuilles pourries et d'engrais chimique. La sensation, malgré tout, en était apaisante et contribuait à la lourdeur de mes muscles. La table de travail était encombrée de papiers griffonnés, de plumes et de crayons mâchonnés : c'était mon bureau. Nous avions décidé de l'installer ici, sur l'arrière de la maison, dans la petite serre de verre et d'aluminium que nous avions fait construire il y a quelques années. Je pensais ainsi ne troubler le repos de quiconque pendant ces nuits où le sommeil me fuyait. Finalement je n'étais pas si mal. J'avais chaud. Je vivais dans cette serre la plus grande partie de mes journées ; la serre était devenue ma coquille, une matrice et le soleil. On avait porté là la plupart de mes effets personnels depuis la villa et on avait construit une minuscule salle de bain, suffisante pour mes besoins. Depuis le renfoncement où était installé mon bureau, je pouvais d'un seul regard embrasser mon univers. Mon esprit somnolait errant parmi les idées creuses. Mon stylo fatigué ne m'était désormais d'aucun secours, mais je le conservais près de moi, par habitude, vieil animal familier que les années passées dans ma poche avaient rendu complice et confident. Mais las, si terriblement las ! Nous étions de la même fatigue.

C'était inévitable : après des années d'incompréhension, de malentendus, de rancœurs, je ne pouvais être ailleurs. Il avait été impossible de m'affranchir, par lâcheté ou par paresse. Plusieurs fois je m'enfuis, sûr alors que nous pourrions enfin nous libérer l'un de l'autre. Mais chaque fois je revenais, les ailes broyées, un peu plus amer, un peu plus vieux, et elle, plus lasse et plus coupable que moi de mon échec, jusqu'à ce que finalement il n'y ait plus aucun désir de fuite, ni de fin. Peu à peu, l'immobilisme me métamorphosait : je ne sortais plus, j'évitais désormais tout contact avec des amis qui d'ailleurs me fuyaient, je perdis le goût du vrai sommeil... j'étais fatigué. La vie normale, quotidienne, n'était qu'illusion. Mais je restais là, assassin de l'espérance. On m'installa alors dans la serre et une chaînette d'argent relie ma patte au perchoir que mes doigts enserrent. Car perroquet devenu, je répète jour après jour les gestes et les mots, sans comprendre et sans savoir. Et je contemple, jaloux, le vol malhabile et disgracieux des pies qui derrière les vitres, dans le vent sans contrainte, jacassent librement.


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