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Réaliser un film, c'est prendre position

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Un grand merci

Un grand merci

Realiser un c'est prendre , film, position

Sarah Maldoror — Traduction par Emilie Notens

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"Je fais partie de ces femmes modernes qui tentent de concilier le travail avec la famille et comme pour toutes les autres cela me complique la vie. Les enfants ont besoin d'une mère et d'un foyer. Raison pour laquelle j'essaie de préparer et de monter mes films à Paris, pendant les vacances d'été, lorsque les enfants sont libres et peuvent me rejoindre.

Ma situation est très compliquée. Je réalise des films sur les mouvements de libération. Les fonds nécessaires à la production de ce type de films ne se trouvent pas en Afrique mais en Europe.

Il me faut donc vivre là où l'argent se trouve pour ensuite pouvoir travailler en Afrique.

Pour commencer, Sambizanga est une histoire vraie : celle d'un combattant pour la liberté parmi de nombreux autres qui meurent sous les coups de la torture aggravée. Mon souci principal était de donner à voir aux Européens qui ont une connaissance très parcellaire des films de l’Afrique, les guerres oubliées de l’Angola, du Mozambique et de la Guinée-Bissau. Si je m'adresse aux Européens.n.es c'est parce qu'il appartient aux distributeurs français de décider si les Africain.e.s verront ou non ce type de films. Après douze années d'indépendance, ce sont vos entreprises -UGC, Nef, Claude Nedjar et Vincent Malle- qui ont entre leurs mains le destin de l'éventuelle distribution africaine de Sambizanga.

Je me refuse à réaliser un "gentil film nègre", refus dont on m'a fait régulièrement le reproche. On me reproche également de réaliser des films d'une grande perfection technique, à l’Européenne. La technologie appartient à tout le monde. Le concept de la "négresse à talents” doit être renvoyé dans mon passé français.

Mon film raconte l'histoire d'une femme qui part à la recherche de son mari. Il pourrait s'agir de n'importe quelle femme, dans n'importe quel pays. Nous sommes en 1961. La conscience politique des peuples ne s'est pas encore éveillée. Je m'excuse si cette situation n'est pas perçue comme "satisfaisante", et si elle échoue à informer substantiellement le public des luttes africaines.. Je n'ai pas le temps de réaliser des films politiques didactiques.

Dans le village de Maria, les gens n'ont aucune idée de ce que peut signifier "l'indépendance". Les Portugais empêchent l'information de circuler et le débat public est impossible. Il est tout autant interdit à la population de vivre en accord avec leur culture traditionnelle.

Si vous pensez que ce film peut être interprété comme étant négatif, vous tombez dans le même piège que mes frères arabes qui m'ont reproché de ne pas montrer les bombes et les hélicoptères portugais dans mon film. Les bombes ne pleuvent sur nous qu'au moment de notre prise de conscience. Les hélicoptères n'ont fait que très récemment leur apparition - vous les avez vendus aux Portugais uniquement parce que nous étions en train de prendre conscience. Il n'y a pas si longtemps la population imaginait que les évènements en Angola n'étaient la conséquence que d'une petite guerre tribale. Notre désir d'indépendance n'était pas pris en compte : serait-il possible que les Angolais.e.s soient comme les Portugais.e.s ?

Non, c'est impossible!

Je suis contre toute forme de nationalisme.

Qu'est-ce-que cela signifie en réalité d'être Français.e, Suédois.e.,Sénégalais.e ou Guadeloupéen.ne.? Les frontières nationales et géographiques doivent disparaître. Je ne m'intéresse pas davantage à la couleur de peau de quiconque.

Ce qui m'importe ce sont les actions. Je n'adhère pas au concept de Tiers Monde. Je fais des films pour informer des personnes quelle que soit leur race ou leur couleur. Il n'y a que des exploiteur.euse.s. et des exploité.e.s. Réaliser un film, c'est prendre position : lorsque je prends position, j'éduque. Le public a besoin de savoir qu'il y a la guerre en Angola et je m'adresse à ceux et celles qui désirent en savoir davantage. Je leur donne à voir dans mes films des personnes qui se préparent activement à la guerre et à tout ce que cela implique en Afrique, continent des extrêmes : les distances, la nature, et ainsi de suite... Les combattant.e.s pour la libération doivent par exemple attendre le passage des éléphants avant de traverser le pays avec armes et munitions. Ici, à l'Ouest, la résistance attend la tombée du jour. Nous attendons les éléphants. Vous avez la radio, les informations. Nous n'avons rien.

Certains disent ne pas avoir perçu l'oppression dans le film. Si je voulais filmer la brutalité des Portugais, je tournerais mes films dans le maquis. Je voulais montrer dans Sambizanga la longue marche solitaire d'une femme.

Je m'intéresse essentiellement aux femme en lutte. Ce sont elles que je veux montrer dans mes films et non les autres. Je donne un maximum de travail aux femmes sur le tournage de mes films. Il faut soutenir les femmes qui souhaitent travailler dans le cinéma. Jusqu'à aujourd'hui, nous sommes encore trop peu nombreuses, mais si nous apportons notre soutien aux femmes présentes, alors notre nombre grandira. C'est ainsi qu'agissent les hommes, nous le savons. Les femmes peuvent exercer dans tous les domaines. Y compris au cinéma. Il faut néanmoins qu'en elles ce désir puisse naître. Les hommes ne sont pas prêts à les y aider. En Europe comme en Afrique, la femme demeure l'esclave des hommes. Elle doit se libérer.

Aucun pays africain, à l'exception de l'Algérie, ne possède un réseau de distribution. En Afrique francophone, le monopole de la distribution appartient à la France. Pas de cinémathèque ou de salle d' art et essai. On entend souvent qu'il n'y a pas de cinéma, ou alors, il y a Jean Rouch. Facile à dire. Un jour nous filmerons la France pour la donner à voir aux Africains. Celui-là sera un film divertissant

Les films suédois, italiens ou autres ne poussent pas comme des champignons. Il existe de jeunes réalisateurs et réalisatrices talentueux en Afrique. Il faut mettre un terme à l'ignorance et au défaut de connaissance des problèmes rencontrés en Afrique. Je tiens Ousmane Sembene pour le plus talentueux de nos réalisateurs.

On lui reproche régulièrement d'être financé par la France. Et alors! Il nous faut tout d'abord développer une politique culturelle susceptible de nous soutenir...pour révéler au monde l'existence du cinéma africain. Nous devons apprendre à vendre nous-mêmes nos films et à les distribuer. Nous sommes de petites sardines encerclées de requins, mais les sardines grandissent et elles apprendront bientôt à résister aux requins."

— Publié initialement dans Sarah Maldoror : cinéma tricontinental, catalogue de l'exposition au Palais de Tokyo, 23 novembre

2021-12 mars 2022. Copyright Palais de Tokyo, Paris.

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