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art contemporain - occitanie - mars avril mai 2019 - numĂŠro 49
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le site de la revue
acturama - des articles inédits sur l’actualité addenda - une sélection d’expositions archives - toutes les chroniques publiées
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[...] le processus démocratique ne perdure qu’à la condition d’enclencher des réformes, qui sont autant de (s/d)euils. Si ces derniers ne sont pas assumés, la dégénérescence menacera. On peut dire les choses ainsi : aujourd’hui en France, la démocratie n’est plus « en voie de développement », nous vivons plutôt dans une démocratie qui doit penser son « développement durable ». C’est à quoi voudrait contribuait ce livre. Ainsi se terminait l’avant-propos de « Les pathologies de la démocratie » de Cynthia Fleury, paru en 2005 !...
entretien - avec Marie Cozette - directrice du CRAC à Sète laura lamiel en son atelier - avec Martin Grimaldi et Josselin Vidalenc thomas wattebled - Shift un historien sorti du placard - Corinne Rondeau elena narbutaite - Carré d’Art, Nîmes (30) eva nielsen - Maison Salvan, Labège (31) a-chroniques - Benoist Bouvot silhouette - Dominique Rochet la dramatique vie de marie r. - Marie Reverdy i’m back - Laurent Goumarre addenda
offshore est édité par BMédiation 4 rue Chamayou 34090 Montpellier directeur de publication : Emmanuel Berard rédacteur en chef : Jean-Paul Guarino site : offshore-revue.fr tél. : 04 67 52 47 37 courriel : offshore@wanadoo.fr ISSN 1639-6855 dépôt légal : à parution impression : JF Impression. 34075 Montpellier
Couverture : The man inside Corrine © Karim Zeriahen ont collaboré à ce numéro : Benoist Bouvot, Laurent Goumarre, Marie Reverdy, Dominique Rochet, Corinne Rondeau crédits photos : Marc Domage, Laurent Goumarre, Jean-Paul Guarino, Aurélien Mole, Dominique Rochet, Thomas Wattebled
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entretien avec marie cozette - directrice du crac à sète
Jean-Paul Guarino : Vous avez dirigé le Centre d'art La synagogue de Delme pendant onze ans avant d'occuper ce même poste de direction, depuis le 1er août 2018, au CRAC – Centre régional d'art contemporain à Sète. Vous avez été aussi, un temps, présidente de d.c.a. – Association française de développement des centres d'art contemporain – bref, interlocutrice de choix pour répondre à une question qui ne trouve pas sa réponse en dictionnaire, la locution n'étant pas reconnue, qu'est-ce qu'un centre d'art ? Marie Cozette : En 2016, la loi Liberté de Création Architecture et Patrimoine a intégré la création d'un label « centre d'art contemporain d'intérêt national ». Ce label permet d'élaborer une définition, un socle commun de missions cardinales comme la production d'œuvres d'art, la recherche, la prospection, l'accompagnement des artistes et des publics, l'édition, l'accueil d'artistes en résidence… A la présidence du réseau d.c.a, j'ai suivi de nombreuses réunions au Ministère de la Culture pour travailler à l'écriture du texte concernant les centres d'art. Il était intéressant de voir comment nous oscillions entre volonté de définir mais aussi d'échapper à des cadres et des formats trop contraignants et donc potentiellement excluants. Car les centres d'art sont des structures hétérogènes et il importe de conserver intacte cette multiplicité. L'histoire de leur création, leurs tailles, leurs territoires, leurs architectures reflètent une diversité qui est une extraordinaire richesse. Ainsi répondre de manière purement institutionnelle à la question, en rappelant les grands principes du label, c'est une chose, mais estce totalement satisfaisant ? Car un centre d'art doit être en mouvement, capable de redéfinir sans cesse ses modalités d'action, ses territoires de recherche. Un centre d'art est aussi porté par des subjectivités, des directions artistiques qui varient du tout au tout d'un lieu à l'autre et il me semble important d'avoir des repères communs tout en gardant la capacité à proposer d'autres règles, des formats qui soient en accord profond avec la nature du travail des artistes, qui est souvent non académique et déjoue les canons en vigueur. J-P.G. : Un des grands moments de visibilité d'un centre d'art est tout de même son temps d'exposition et donc le temps de la rencontre avec le public mais c'est bien souvent aussi un des rares rendezvous proposés. Les CDN et CCN – Centres Dramatiques Nationaux et Centres Chorégraphiques Nationaux – sont des lieux qui accueillent des artistes, autres que ceux diffusés, pour de la formation, de la pratique, de la production et des résidences. Outre que ces missions en fassent des lieux essentiels et professionnels, centrés sur leur discipline, cela amène le public à de familières fréquentions. L'art proposerait-il une unique relation distante de spectateur ? M.C. : J'ai le sentiment que les lieux d'exposition se sont largement
© Cynthia Charpentreau
En attendant l’ouverture du MoCo à Montpellier et l’achèvement des travaux de la Fondation Luma à Arles, le CRAC à Sète est, tout comme le Carré d’Art à Nîmes, un lieu majeur de la création contemporaine du Midi méditerranéen. Si nous avions très envie de poser quelques questions à Marie Cozette, directrice nouvellement nommée au Centre régional d'art contemporain, nous étions surtout très curieux des réponses de cette jeune professionnelle qui a toujours été pleinement impliquée dans ses fonctions.
ouverts au public et ont développé de nombreux outils de mise en contact, quand bien même la nature de certaines œuvres n'appelle pas la présence physique des artistes, comme c'est le cas dans le spectacle vivant. Il est toujours délicat de comparer des champs disciplinaires entre eux, même si je suis pour la porosité et la transdisciplinarité entre les univers. On a vu apparaître ces dernières années des formats d'exposition qui déjouent justement les frontières supposées : expositions chorégraphiées, performées, soniques, expositions pour spectateur unique… Par ailleurs, cela m'amuse quand j'entends le public demander aux personnes qui font l'accueil et la médiation des expositions si ce sont eux les artistes. Cela renvoie sans doute à une représentation dans l'imaginaire collectif qui fait de l'artiste celui qui prend en charge toute la chaîne de travail de la production à la diffusion incluant le discours à produire sur son propre travail. J'ai le sentiment que les artistes sont soumis à des injonctions de plus en plus fortes en ce sens et que cela a sa limite. Quoi qu'il en soit, la nature des moments de rencontre avec le public excède désormais largement la visite d'exposition et je suis toujours surprise de l'écart qui existe entre la dynamique exceptionnelle des services des publics que j'ai pu rencontrer dans ma vie professionnelle, et la visibilité ou la connaissance a minima que peut en avoir un très large public. C'est peut-être à cet endroit qu'il faut travailler, faire mieux connaître une offre d'une richesse extraordinaire qui permet justement d'aborder les œuvres et l'exposition de différentes manières, par la discussion à plusieurs, par la danse et le mouvement, par la pratique artistique, par le conte, ou plus classiquement par la rencontre avec le commissaire ou l'artiste… mais dans tous les cas de manière vivante, en entremêlant théorie et pratique, approche intuitive et critique.
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Exposition Géométries amoureuses. Exposition personnelle de Jean-Michel Othoniel. 11 juin - 24 septembre 2017. Ill. : Jean-Michel Othoniel. Black & Purple tornado, 2016. Sculptures. Photo Marc Domage / Courtesy Galerie Perrotin.
J-P.G. : Lors de votre exercice à Delme, la prise en compte du contexte global et local vous a-t-elle amenée à « inventer » ? M.C. : La synagogue de Delme est un centre d’art en zone rurale dans un village de 1000 habitants, loin des grands centres urbains et sur un territoire où le maillage culturel est sans doute moins dense qu’ailleurs. Le bâtiment est en outre chargé d’une histoire et d’une mémoire forte (ancien lieu de culte détruit partiellement par les nazis pendant la guerre, puis abandonné et transformé en centre d’art en 1993). Toutes ces composantes ont forcément nourri et donné forme au projet, à la manière de travailler avec les artistes, les publics, et tous les acteurs du territoire. Cette capacité d’invention, c’est davantage du côté des artistes qu’il faut la chercher et c’est eux qui ont donné la sève du projet, à travers leurs regards sur un lieu et un territoire, que ce soit par le biais du programme d’exposition à Delme ou du programme de résidence dans le village de Lindre-Basse, tourné vers la recherche et l’émergence. Cette capacité d’invention a sans doute pris sa forme la plus marquante avec l’extension du centre d’art inaugurée en 2012, signée des artistes Berdaguer et Péjus. La commande artistique qui leur a été faite dans le cadre de la création d’espaces dédiés à l’action culturelle et pédagogique, a mis en valeur la capacité des artistes à s’inscrire dans un contexte mémoriel, architectural, social et humain complexe tout en proposant une forme hors norme, une chambre d’écho plus large dans laquelle il est question d’hospitalité, d’espaces du commun, de la manière dont nous acceptons (ou pas) de vivre avec nos fantômes, de critique de la rationalité toute puis-
sante, d’imaginaire, d’inconscient, de rêves. Je parle de cette œuvre en particulier car il me semble qu’elle résume bien cette capacité d’invention à partir d’une réalité locale donnée. J-P.G. : Vous évoquiez l'hétérogénéité des centres d'art, quelles seraient les spécificités du CRAC à Sète et celles du projet qui a valu votre nomination ? M.C. : Le CRAC à Sète c'est d'abord une architecture qui offre des volumes et des surfaces d'exposition exceptionnelles (du moins au regard du paysage des centres d'art en France). Il y a une sorte de modestie de la façade extérieure qui ne laisse pas présager les 1200 m2 du parcours d'exposition et j'ai pu observer la surprise des primo-visiteurs devant la force intérieure du lieu. J'aime assez l'idée de travailler avec cet équilibre contradictoire, un jeu de forces qui n'excluent pas la modestie. Par ailleurs, le CRAC a la particularité de faire face au port et à l'horizon méditerranéen et il me paraissait important de travailler l'ouverture artistique sur des espaces transnationaux. J'ai insisté dans mon projet sur la notion de diversité, et à cette question transnationale répond un projet artistique inclusif, qui déjoue les frontières, qu'elles soient de classe, de genre, de sexe, d'horizons géographiques et culturels, qui déjoue également les catégories stylistiques et les canons artistiques. La ville de Sète est pour cela la chambre d'écho parfaite, baignée de contre-cultures, de sous-cultures, de figures artistiques instituées ou pas mais qui coexistent joyeusement et incarnent une extraordinaire diversité.
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La force et le charisme culturel de Sète sont sidérants, c'est un socle en lui-même extrêmement inspirant avec lequel j'ai envie de travailler, là encore pour montrer que l'ancrage local et le rayonnement national et international ne sont pas antinomiques mais complémentaires. J-P.G. : Puisque vous parlez des dimensions du lieu, en réponse, régulièrement, nous y avons vu des œuvres monumentales faisant autorité, activant un sentiment de fascination au détriment d'une autre possible relation à l'art à savoir celle de la complicité. Et si cet espace était trop grand… ? M.C. : Il y a peut-être une tendance au gigantisme dans l'art contemporain, qui est globalisé, hyper-compétitif, dominé par des logiques capitalistiques et communicationnelles, où la recherche de l'effet et du spectaculaire peuvent parfois l'emporter sur la richesse d'une expérience esthétique. Il appartient sans doute aux centres d'art de préserver la possibilité de cette expérience, de l'enrichir de toutes les manières possibles. Pour revenir sur le cas précis du CRAC, s'il offre ces volumes généreux dont je parlais plus haut, il ne m'appartient pas de juger s'ils sont trop ou pas assez grands. Dans le cadre de l'exposition Mademoiselle qui vient de s'achever, une des œuvres dans la première (et la plus grande) salle du parcours, signée du duo Anetta Mona Chisa et Lucia Tkacova, consistait en un texte du philosophe Jacques Derrida 1 déchiqueté par les artistes en confettis, jonchant le sol, sur lesquels les visiteurs marchaient ; au fil de l'exposition et des visites, les confettis se sont lentement éparpillés dans toutes les salles. Au-delà de l'irrévérence du geste et de sa dimension critique, il me semble intéressant qu' une œuvre puisse exister à la lisière du visible, tout en étant omniprésente, et en contaminant progressivement le lieu d'une présence pourtant minuscule. J'aime ainsi penser les œuvres en termes de fluidité, de contamination, de capacité d'expansion ou de rétractation, d'apparition ou de disparition. S'il est important de réfléchir au sens et aux enjeux du monumental, je crois qu'il y a la place pour une multiplicité de réponses à cela, de l'impressionnante vague de Jean-Michel Othoniel aux confettis de Chisa et Tkacova… J-P.G. : Avez-vous songé à baptiser le CRAC et ainsi donc le qualifier précisément ? Mais peut-être avez-vous d'autres priorités ? M.C. : Il n'est pas envisagé de changer le nom du CRAC qui fait partie de son identité et de son histoire. Arriver dans un lieu qui existe depuis plus de 20 ans implique de bien identifier ce qui relève de l'héritage à faire fructifier, de ce que l'on apporte pour ouvrir de nouvelles pistes de recherche, avec la part de subjectivité qu'implique toute direction artistique. S'il s'agit de donner une couleur et une tonalité nouvelle, cela ne passera pas par le nom. Son nom est long comme une promesse : Centre Régional d'Art Contemporain Occitanie / Pyrénées - Méditerranée… Il me semble que c'est une chance de porter dans son nom l'évocation d'un paysage de mer et de montagnes ; et bâtir une programmation c'est un peu comme construire un paysage artistique. Au-delà du nom, des chantiers de fond sont à ouvrir, comme une réflexion sur les espaces d'accueil du centre d'art, l'évolution de son identité graphique, l'harmonisation des outils de communication ou 1. Texte intitulé « Politique de l'amitié » et dans lequel Derrida met en crise la capacité des femmes à nourrir entre elles de l'amitié.
Les yeux de W. Exposition personnelle de Laura Lamiel. 16 février - 19 mai 2019. Ill. : Laura Lamiel. Popote, 1997-2019. Photo Aurélien Mole / Courtesy Marcelle Alix, Paris.
encore la création d'un espace dédié à l'action culturelle et pédagogique. Tous ces chantiers ont en commun la bienveillance que nous devons porter aux publics, dans une logique inclusive et généreuse. J-P.G. : Vous avez insisté dans votre projet, dites-vous, sur la notion de diversité. Pouvez-vous déjà nous donner le nom de quelques artistes invités à venir et quels seraient tout de même leurs points communs ou de rencontre ? M.C. : Suite à l'exposition de Laura Lamiel qui vient d'ouvrir, je montrerai cet été deux monographies : Anne-Lise Coste (née en 1973, vit et travaille dans le Gard) dont j'assure le commissariat et Valentine Schlegel (née en 1925 à Sète, vit à Paris), dont le commissariat est assuré par l'artiste Hélène Bertin, elle, née en 1989. Anne-Lise Coste est peintre et dessinatrice, elle puise ses références dans des cultures à la fois savantes et populaires, déhiérarchise avec bonheur les codes et les convenances. Quant à Valentine Schlegel, sa pratique artistique relève autant de l'art que d'un art de vivre. Elle réalise des objets usuels d'une incroyable beauté, des vases, des couverts, ou encore des cheminées : là encore il s'agit de se défaire des catégories et des hiérarchies qui tendent à marginaliser des pratiques, à considérer certaines zones comme mineures. C'est un point de convergence entre ces artistes. Ainsi un des rôles du centre d'art ne doit-il pas être de désamorcer les préjugés et les assignations de tous ordres, sur ce que doit ou ne doit pas être le territoire de l'art ?
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laura lamiel en son atelier avec martin grimaldi et josselin vidalenc Le vendredi 11 janvier 2019 s'est déroulée, dans l'atelier de Laura Lamiel au Pré-Saint-Gervais, une discussion entre l'artiste et ses deux assistants, Martin Grimaldi et Josselin Vidalenc qui se sont chargés de sa retranscription avec la complicité de Cécilia Becanovic. Ces échanges sont nés du désir de rendre audibles les différentes voix qui résonnent depuis quelques temps dans l'espace blanc et précisément ordonné de Laura Lamiel, prenant en compte la circulation des gestes et des regards qui ont façonné l'exposition Les yeux de W, présentée du 16 février au 19 mai 2019, au CRAC Occitanie, à Sète. Avant que ne commence la discussion, nous tenons à préciser que nous étions tous trois assis en tailleur sur la mezzanine, un espace dédié à la bibliothèque et au repos, qui surplombe la partie atelier. Cette situation nous a aidés à commencer cet entretien à partir d'un nouveau point de vue. Josselin : Suite au départ des pièces destinées au Crac à Sète, l'atelier s'est retrouvé entièrement vide pour la première fois depuis le début de notre collaboration. L'écho de nos voix renforçait l'absence des grandes plaques de cuivre ou de bois vernis, des cadres en acier, des objets de ta collection personnelle, ainsi que des si nombreux dessins que tu as réalisés depuis mai. Le camion chargé, je rentrais chez moi, tandis que toi, Martin, tu visitais l'Atelier Brancusi. Martin : Oui, je me suis retrouvé dans cet autre atelier, dans une position très immobile, par épuisement et par volonté d'en sortir. Depuis les bancs qui en font le tour, j'étais spectateur. Je sentais une réelle proximité avec ce qui se passait devant moi. À ce moment-là, je m'interrogeais sur l'activité du spectateur, sa capacité à se saisir de ce dont il ne fait apparemment pas partie. Avec ce simple regard, je me sentais finalement très actif. En pensant à la situation d'être spectateur devant des œuvres ou devant son propre travail, je me demandais si notre présence à tous les deux t'aide à prendre un peu de distance, et à regarder ton travail depuis la périphérie. Laura : Tu poses la question de l'atelier, du déplacement, et du spectateur. Ce sont trois paramètres très importants. Pour différentes raisons, je suis plutôt quelqu'un d'autarcique. C'est à dire que je suis plutôt quelqu'un de l'atelier. Tu parles de l'atelier de Brancusi, mais pour moi la pièce la plus essentielle reste le Merzbau de Schwitters, parce que cette question de l'atelier est entièrement pensée par lui et parce qu'il donne l'impression de n'avoir besoin de personne. Cette œuvre s'est construite dans une sorte de bocal où tout se réactive. Je me sens très proche de ça, dans le sens où j'ai un esprit analytique, presque rhizomatique. Je peux m'imaginer entourée d'un certain nombre de choses, occupée à tirer un fil et à l'analyser jusqu'à l'os, mais ça dépend aussi des circonstances extérieures. Le déplacement dans l'atelier est essentiel, parce qu'il produit des effets. Une pièce qui est posée en un endroit commence à acquérir certaines propriétés. Son déplacement peut en faire naître d'autres ou permettre un état de réflexion. La question du spectateur fait partie des paramètres sur lesquels je réfléchis, mais ce n'est pas la priorité. Elle se pose à un certain moment dans le travail. Par exemple, l'installation L'espace du dedans (2014-2019) est pensée pour le spectateur, dans le sens où il s'agit de détourner son regard du mur au profit du sol. À Sète, le spectateur avancera sur un faux plancher à 20 cm au-dessus du sol en asphalte et sera amené à ne voir que des enfouissements. La priorité quand on me fait une proposi-
tion d'exposition, c'est de voir ce que me dit l'espace. C'est pour ça que je parle d'intuition. Ce que je perçois est très difficile à analyser. Difficile à analyser, parce que ça prend en compte les expériences passées et que ça amène à des fulgurances. D'ailleurs, je regrette que cette question de l'intuition soit si peu abordée dans les écoles d'art, car à mon avis, l'intuition est un moteur puissant. Plus j'avance et plus je sens que cette pensée rhizomatique s'étend et me paraît infinie. J'ai l'impression que si l'on m'enfermait dans une pièce avec certaines choses, je pourrais réactiver de nouveaux angles en permanence. Josselin : Tu parles souvent d'un dialogue entre ce qui est réalisé à échelle 1 dans l'atelier et les lieux dans lesquels tu exposes. Que deviennent les relations entre les divers éléments envisagés dans l'atelier lorsque ceux-ci côtoient un nouvel espace ? Laura : L'atelier est une sorte de noyau dur. Quelque chose de mental et d'organique, duquel je tire une infinité de fils. L'exposition consisterait alors à tirer sur un fil en particulier. À ce sujet je voudrais te répondre en parlant de Popote (1997-2018). Cette œuvre est une unité de stockage à l'intérieur de laquelle se trouve une infinité de possibilités, si bien qu'il me serait totalement possible de me concentrer uniquement sur elle. Josselin : Je repense à la façon de concevoir au Japon l'espace dédié au sommeil, à même le sol, ne traçant aucune frontière entre l'espace du sommeil et le cosmos. C'est une grande différence avec le lit à l'occidentale qui entretient une limite très nette avec l'espace autour. Il y a alors cette question de l'espace clos, ce qui s'apparente à un intervalle duquel on peut tirer des extensions. Ces intervalles existent mentalement et spatialement. Martin remarquait qu'à l'entrée de ton atelier se trouve une petite margelle, qui marque la limite entre le dehors et le dedans, qu'il nous faut enjamber. Laura (lit à voix haute un extrait de Le vide et le plein de Nicolas Bouvier) : « L'agrément qu'il y a à dormir sur le tatami, c'est d'avoir ainsi le dos collé au sol, de faire corps avec la Terre et – quand le calme et le silence de la nuit le permettent – de sentir et de partager la vaste rotation dans laquelle elle vous entraîne. Les couvertures tirées jusqu'au menton, les mains à plat le long du corps on fend l'espace comme un boulet chauffé au rouge. On pense aux autres corps célestes, aux orbites qui s'infléchissent et qui divergent, aux attractions, aux répulsions, aux lentes figures qui se tracent à
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des vitesses inconcevables. Dans cette salle de bal obscure qu'est devenue la nuit, la natte, la maison, le quartier et les douze millions de dormeurs qui l'entourent pivotent avec un ensemble admirable pendant que je me pose la question de ma place à moi là-dedans, qui reste à débattre. Le sommeil vient avant la réponse. » Martin : Tu dessines beaucoup dans le silence et l'intimité de la nuit. Est-ce que pour toi la pratique du dessin pourrait prolonger cette continuité dont parle Nicolas Bouvier ? N'est-ce pas un temps que tu peux étirer sans en chercher les limites ? Laura : Ma pratique du dessin est ancienne. Lorsque mes enfants étaient petits, j'avais très peu d'espace, alors j'ai dessiné tous les soirs environ cinq heures pendant des années. Puis je m'en suis un peu plus détachée pour aborder des questions d'espaces et travailler à des installations. Le dessin n'arrivait alors que de façon succincte. Il pouvait saisir des fulgurances, des choses inattendues. Dans ces moments, j'annotais mes dessins pour ne pas oublier ce qu'il me fallait suivre. Le dessin peut venir comme des notes très rapides, à l'image du mouvement de la pensée. Bien que je sois quelqu' un d'assez contrôlé, cherchant une certaine tension dans les œuvres, je laisse beaucoup de choses surgir qui me surprennent après coup. Josselin : Tu arrives à laisser plus de place aujourd'hui à l'incontrôlable, c'est indéniable. Récemment, tu as réalisé une grande quantité de dessins à l'encre rouge où l'on voit des têtes, des cercles, des racines, des bouches et des langues, sans ressentir le besoin de t'arrêter. De ce que j'ai pu voir, c'est quasi frénétique, tout le contraire des dessins plus contemplatifs de 2012 ou des carnets blancs plus étouffés et même mutiques qui trouvent une place importante dans tes installations les plus récentes. Laura : Je ne suis pas quelqu'un du langage. J'étais très intéressée par le fait de montrer les livres blancs dans les installations Forclose (2018) et de rejouer deux espaces, comme dans les cellules. Le premier est muet par sa blancheur, le second très expressif, d'un rouge qui peut paraître violent. Je suis loin d'être expressionniste, comme vous le savez, ça ne m'intéressait pas de penser directement la violence, mais plutôt de la contourner en utilisant le reflet. À partir du moment où il s'agissait d'un reflet, où j'avais acquis une certaine distance, j'ai lâché et déchaîné certaines fulgurances, par sursauts parfois violents. Ce « fil » de pensée, comme ces vrais fils présents qui pendent des tables de Forclose, m'a permis d'arriver aux dessins représentant des bouches et des langues. Josselin : Pourquoi représenter des langues ? Est-ce encore une façon de traiter indirectement le langage et la violence, par rebond méthodique ? Ici, il me semble qu'il est davantage question de quelque chose qui déploie sa force expressive en passant par l'image. Laura : Les livres muets n'ont pas de parole, donc pas de langue. Oui, il est beaucoup question d'une absence de langage. Martin : Les langues apportent quelque chose de vivant, troublant et terriblement charnel. Laura : Oui, mais ce côté charnel n'a pu se dire que par le dessous. C'est une question d'accès. Pour les installations Forclose, j'ai utilisé des miroirs posés sous des tables dont le plateau est transparent. Ainsi, tout un ensemble de choses rouges : des dessins, des notes raturées, des photographies, des gants, des étoffes... ne sont visibles qu'indirectement.
Josselin : En voyant tes dessins de langues, j'ai pensé à l'artiste Carol Rama dont on a déjà parlé. Dans un entretien paru dans l'ouvrage La passion selon Carol Rama, Maurizio Cattelan lui demande quelle partie du corps elle préfère, ce à quoi elle répond la langue « parce qu'elle ne vieillit jamais ». Cattelan ajoute qu'elle est aussi l'arme la plus vicieuse. Laura : Je ne sais pas ce que ça veut dire « vicieux ». Je crois que l'art est le contraire de ça. Josselin : Personnellement, l'idée d'un organe qui ne vieillit pas, me plaît beaucoup. Laura : Je ne sais pas ce qui vieillit et ne vieillit pas. Josselin : Je voudrais te demander quelle partie du corps tu préfères. Laura : Je n'attache pas d'importance à un organe particulier. J'attache beaucoup plus d'importance à l'esprit, même si celui-ci modifie le corps. Le corps pour moi est un véhicule. Tout est esprit, mais bien sûr ça ne veut pas dire que je ne joue pas avec l'organique et le charnel, car cela dit des choses, mais chez moi par des détours. Martin : Pourtant quand tu frappes le papier de tes doigts enduits d'encre rouge, jusqu'à presque casser tes ongles, n'est-ce pas une façon d'engager ton corps tout entier dans le travail ? Dans d'autres dessins rouges, tu embrasses directement le papier avec du rouge à lèvres et complètes par la suite ton dessin avec d'autres techniques. Laura : Oui, j'ai travaillé avec mon corps et j'ai surtout fermé les yeux. Ça m'a plu de fermer les yeux puis de les rouvrir. Les fermer sur quelque chose d'inconnu m'a tellement absorbée que tous mes ongles y sont passés, c'est vrai. Josselin : Dans le même entretien, Carol Rama dit aussi : « Nous sommes tous porteurs d'une maladie tropicale contre laquelle nous cherchons un remède. Mon remède c'est la peinture. Je peins avant tout pour me guérir. Parfois lorsque mon public est sur la même longueur d'onde, il peut aussi être guéri. » Laura : Cette question de la douleur, des traumas, de la violence, je voudrais en être débarrassée, mais pas débarrassée dans le sens de l'oubli. Mon analyste m'avait dit à une époque « vous savez, votre création peut tout à fait être modifiée par le travail analytique ». Ce à quoi j'avais répondu : « j'ai entièrement confiance en ma pensée créative ». Comme elle me disait que je ne pouvais pas arrêter l'analyse malgré mes problèmes d'argent, nous avions convenu que je paierai avec mes dessins. D'une certaine façon, elle m'a libérée de l'idée d'être pauvre en étant riche par mes créations. Contrairement à Carol Rama, je n'utilise pas la création pour me guérir et je ne cherche pas à guérir l'autre. Martin : Comment te sens-tu quand tu dessines ? Quels différents états traverses-tu ? Laura : Ma concentration n'est pas toujours la même. Pour la série de dessins Têtes perdues (2018), elle était impulsive et le geste rapide. Cela peut se produire entre deux heures et quatre heures du matin. Mais les dessins à la plume, 3 ans, 3 mois, 3 jours (2012), me mettent dans un état beaucoup plus méditatif. Le titre raconte la durée de la retraite des moines tibétains, celle pendant laquelle ils étudient. Ces dessins sont des moments de solitude, des moments un peu hors-champ. Ils conduisent à une méditation car je
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Laura Lamiel. L'espace du dedans (4), 2001-2002. Installation. Vue de l'exposition Sequence I II, 2014. Courtesy Marcelle Alix, Paris / Photo Aurélien Mole
pars d'un seul point d'encre qui doit se continuer jusqu'à la formation d'un cercle. Je sens dès le départ si ce point pourra entraîner la sphère entière. Il s'agit d'un travail extrêmement attentif, fait de toutes petites écritures en continu. Sur certains, j'ai écrit le mot sanskrit Om. On dit que l'univers fût construit à partir de ce son.
Josselin : Pour ma part, je fais constamment attention à mes déplacements dans l'atelier. Je travaille sans cesse ma respiration. Mon corps est plus ample que le tien, il s'agit pour moi de toujours trouver comment agir dans un espace plus adapté à ton corps, tes manières de vivre et de travailler.
Josselin : Ces dessins tentent de fabriquer cette continuité entre ton existence et ce qui existe autour, n'est-ce pas ?
Laura : Quand vous déplacez des choses, je vous regarde. Vous dégagez tous les deux beaucoup de grâce. Je vous regarde et je vois que vos déplacements produisent des effets.
Laura : Il m'est difficile de me penser autrement. Toi aussi tu fais ça lorsque tu prépares une confiture de cynorhodons dont tu as fait la cueillette, tu trouves différentes respirations. Ce travail artistique se situe autant dans la cuisine que dans la forêt. Josselin : Cette question de la respiration ou des respirations, passe nécessairement par le corps, non ? Laura : Le yoga m'a appris à travailler la respiration et la posture de mon corps et m'a permis d'établir toute une écologie de pratiques qui, au quotidien, participent à un élargissement de la conscience. Martin : Pour mieux se coordonner les uns aux autres, comme lorsque nous nous déplaçons tous les trois dans l'atelier. Laura : En effet, dans l'atelier il y a toujours une attention portée à l'organisation minutieuse de l'espace et à la manière de s'y déplacer. Je ne veux pas d'un espace de contrôle avec ses limites. Je souhaite être généreuse, quitte à être envahie par d'autres présences, comme je suis envahie et bousculée par la création, quitte aussi à travailler la nuit, lorsque je suis seule et que je prends la mesure des effets de votre passage.
Martin : Tu nous as laissé entrer dans ton atelier avec une grande liberté. Est-ce que tu t'es déjà sentie submergée par notre présence ? Laura : Non jamais. Je vous écoute. Vous êtes des artistes et c'est très important pour moi d'avoir ces échanges, parce que la solitude amène des doutes. Même si je suis dans une période de ma vie où je me sens très créative j'ai, ces derniers temps, beaucoup hésité. Le fait de parler avec vous m'a aidée à privilégier une saisie des choses plutôt qu'une autre. Martin : Il y a une phrase que je voudrais te lire, à laquelle tu peux réagir si tu le souhaites. C'est une phrase de Théodore Adorno, citée par Hartmut Rosa à la radio : « l'expérience vraie est celle qui me permet de perdre en autonomie, ce qui va me permettre d'être submergé par l'autre, par l'altérité. » Il y a quelque chose de très beau dans l'idée de perdre en autonomie, de se laisser submerger par l'autre. Laura : Disons que je prends en compte le tremblement et ses conséquences. La rencontre entre certains facteurs installe une logique,
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il faut parfois accepter de ne plus diriger une œuvre, pour qu'elle puisse s'alimenter d'elle-même. Josselin : Il faut accepter de se rendre perméable à ce qui vient de l'extérieur. D'un autre côté, le danseur brésilien, Volmir Cordeiro, parle souvent de l'acceptation de perdre quelque chose dans le processus créatif. Laura : Oui, il est question à un moment de se dessaisir d'une pièce. Ma pratique d'atelier me coûte en énergie. Ce dessaisissement n'est pas négatif, bien au contraire. Martin : Je voudrais revenir au travail de l'été dernier sur les divers éléments en bois vernis qui constituent l'ensemble Popote. Le nom Popote est emprunté au produit de polissage que l'on applique sur les vernis. Cet ensemble a été commencé il y a une vingtaine d'années. Nos gestes se sont appliqués à le continuer, pour ainsi dire l'étendre, mais ça ne pouvait pas être seulement un travail de reproduction. Josselin : Oui, on a commencé en cherchant à imiter les teintes de miel du vernis, et les effets de brillance... Martin : Et le fait que les outils et les conditions ne soient pas les mêmes nous a amené à repenser notre méthode de travail. Je me demandais, Laura, quel regard tu as eu sur ce long processus mené par couches successives et comment tu acceptais que les surfaces ne soient plus tout à fait comme celles d'avant. Laura : Ça m'a un peu troublé je dois dire, mais ce travail a permis de nouvelles extensions. Martin : Malgré le trouble, il y a eu une réelle acceptation de ta part d'un résultat différent de celui attendu. Laura : Oui, je l'ai accepté comme une production inédite faisant partie d'un ensemble. Martin : On mettait régulièrement côte à côte l'ancien et le nouveau. Nous avons fait se rencontrer les deux temps de création de Popote en un ensemble cohérent. Josselin : Les extensions n'en sont pas moins nettement visibles. Les nouveaux éléments sont plus mats et ont des couleurs ocres : du vert au marron, en passant par le jaune. Presque vingt ans séparent les deux moments de création de cette installation. L'œuvre rassemble toutes les nuances du temps passé jusqu'à aujourd'hui. Laura : Je pense d'ailleurs que cette pièce pourrait trouver d'autres extensions, notamment à travers mes recherches sur la lumière et les mouvements dans les reflets présents dans beaucoup de mes pièces. Pour moi le reflet est aussi tangible que l'objet reflété. Josselin : Est-ce que le terme de « capture » dans Chambre de capture (2015) est directement adressé au spectateur ? Laura : Oui, il y a une capture. Mais c'est un phénomène très intime. Un spectateur peut se laisser captiver ou capturer parfois par un détail dans une installation. Il n'y a pas de capture intentionnelle chez moi. Je peux voir une petite chose qui peut me capturer longtemps. La capture peut se faire à différents niveaux. Elle n'est pas nécessairement physique. Les espaces que je crée ne sont pas habitables. Les cellules en particulier sont des espaces inhabitables. Je dirais que ce qui est présent dans les cellules serait plutôt l'absence d'un corps.
Josselin : Parler de l'inhabitable dans ton travail est intéressant parce que ton atelier contient la mémoire de toutes tes installations et pourtant tu vis dedans, dans cette œuvre totale pour revenir à Schwitters. Est-ce qu'il en devient trop abstrait ? Laura : Les cellules sont des espaces très différents de mon atelier, elles offrent un temps arrêté, alors que mon atelier est constamment en mouvement. L'atelier est essentiel pour moi. J'y vis, je m'y déplace tout le temps, mais le confort ne m'importe pas beaucoup. Josselin : Martin et moi, on se sent bien dans ton atelier. On y trouve un certain confort : le silence, les occultants, roulés à différentes hauteurs, pendus aux grandes fenêtres de l'entrée, la lumière naturelle filtrée par la végétation face à la baie vitrée, les lumières électriques tamisées, l'encens qui brûle tranquillement sur le petit autel posé au sol. Ces lumières douces contrastent avec les éclairages très puissants des néons ou des tubes fluos de tes installations. Comment vois-tu ces différentes lumières et la tension qui en résulte ? Laura : La première cellule réalisée en 2006 comprenait trois panneaux en acier émaillé tenus par des serre-joints, sept fluos au sol, une chaise elle aussi en acier émaillé et un cactus enveloppé de coton. J'ai aimé cette pièce parce qu'elle avait un grand effet de sidération. À l'intérieur de l'atelier elle me donnait beaucoup de force. Je me suis dit, à cette époque, que si j'avais dû ne conserver qu'une pièce dans mon atelier ça aurait été celle-ci, parce qu'elle produisait une tension que je trouvais maximale. Martin : La blancheur et les proportions de l'atelier semblent présents à une autre échelle dans tes cellules. Tu évoques ce petit cactus et je pense aux plantes derrière la grande verrière de l'entrée dont l'image apparaît à l'intérieur de l'atelier. Laura : La nature est importante pour moi. J'ai besoin de la sentir proche. Je me dis souvent que l'être humain est magnifique lorsqu'il y parvient, en créant, à être moins lourd. Josselin : Tu as toi-même planté les arbustes qui sont devant ton atelier il y a plusieurs années. Ils ont depuis proliféré. Ce geste me paraît s'associer à tous ceux de l'atelier. Martin : Comment ressens-tu l'atelier ainsi vidé ? Laura : J'adore. L'encombrement généré par les pièces pour Sète m'a perturbé à force. J'ai besoin d'avoir de l'air et des respirations. 50 m2 me suffisent, à condition que je range toujours. Plus je désencombre et plus claire est ma vision. Josselin : Le titre Les yeux de W, m'évoque les croisements de regards qui ont eu lieu depuis l'atelier jusqu'à l'exposition et même au-delà. Il est question d'un croisement permanent de regards. Laura : Oui, c'est aussi croiser différentes manières de voir. Comme le fait de regarder au sol, le fait de regarder à travers une vitre ou par le haut. Ou encore travailler en aveugle. « Mon esprit est strictement visuel. » J'ai entendu cette phrase d'Hitchcock dans un entretien avec Truffaut.
Laura Lamiel, Martin Grimaldi et Jocelyn Vidalenc remercient Cécilia Becanovic, Isabelle Alfonsi, la galerie Marcelle Alix et Marie Cozette, pour leur soutien et leurs relectures.
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Thomas Wattebled SHIFT. Performé le 16 décembre 2018
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Un historien sorti du placard corinne rondeau
En tant que discipline, l'histoire de l'art n'échappe pas aux interprétations d'ordre idéologique. Elles conduisent à des bénéfices d'autorité, évitant stratégiquement la contribution de certains écrits. Pour mieux l'apprécier, rien de tel qu'une nouvelle traduction. C'est le cas de deux courts essais de l'historien suisse Heinrich Wölfflin (1864-1945) qui font voler en éclat des années de discours dominant : « Du mauvais usage de l'histoire de l'art » (1909) et « L'explication des œuvres d'art » (1921). Depuis une vingtaine d'années, on assiste à des interprétations qui renforcent le pouvoir des secondes mains : les commentateurs n'ont pas permis le retour pacifié aux textes originaux pour être discutés, tout en annexant l'esprit d'une génération d'étudiants en école d'art. Pour ne parler que d'Aby Warburg, sa postérité ne tient pas à la clarté de ses textes, loin s'en faut. Mais à la forme de son Atlas Mnémosyne inachevé qui favorise le rapport entre image et mémoire, et une méthode comparatiste-transhistorique. Si L'Atlas a dégagé la volonté kantienne et scientifique de l'histoire de l'art d'Erwin Panofsky, ce qui a été en partie bénéfique, sa « démocratisation » a profondément modifié la discipline dans une époque de développement des études visuelles : on ne parle plus d'œuvre mais d'image, on ne parle plus d'une conscience réflexive de l'historien par rapport à sa discipline en son moment contemporain. C'est d'ailleurs un des reproches qu'on fera à Wölfflin, alors qu'aucun historien n'a eu une conscience aussi fine de son activité et de son regard. Reproche aussi pour son formalisme qui n'est rien d'autre que l'étude de la forme générale de la sensibilité esthétique d'une époque donnée. Un comble ! Car les commentateurs depuis la fin des années 1990 auront eux-mêmes remplacés la sensibilité esthétique par le pathos mémoriel, qui est une sensibilité spectrale de l'histoire après la seconde guerre mondiale. Dans ce contexte de substitution où la mémoire a pris la place de l'histoire, faut-il s'étonner de l'obsession de l'appropriation(nisme) conduisant à des discussions plus éthiques qu'esthétiques ? Lire aujourd'hui Wölfflin c'est réagencer l'histoire de l'art et l'esthétique ; c'est faire de l'œil le principal acteur de la sensibilité qui, osons le redire même si c'est banal et agaçant, suppose de la culture. Cela signifie une chose assez simple quand on transpose les mots de l'historien dans notre époque : juger l'art n'est pas faire du name-dropping. Car qu'est-ce que ça peut nous faire que Botticelli et Lippi dessinent différemment les mains, en s'écharpant avec le plus grand sérieux qui fait rire les oiseaux et chanter les abeilles ? Il ne s'agit pas d'incorporer de la reconnaissance et du bankable par un néo-nominalisme pour savoir si des mains sont bien ou mal dessinées. Il ne s'agit pas de conventions qui auraient exprimé les « bonnes » mains, mais, de « qualité », fondée sur la formation du regard, une pratique optique de la sensibilité des formes, qu'on appelle aussi le style. Il y a une différence entre style et reconnaissance d'un artiste… on sait combien la reconnaissance annexe l'attention, ou plutôt la divertit, ce qui conduit immanquablement à ne pas regarder les mains d'artistes « sans nom ». Faut-il enseigner l'histoire de l'art à l'école ? Non. Il faut des « cours du regard » car « voir est malgré tout quelque chose qui s'apprend » dans le temps et avec de la culture. Et la thésaurisation de commentaires et d'œuvres complètes, à quoi sert-elle ? À ne pas voir à force de « voir trop », et donc à investir dans des mètres linéaires de bibliothèque. Regarder une œuvre ce n'est pas voir une tâche de lumière ici, un arbre là, mais l'observer comme une « forêt », une vision d'ensemble, faite de rythmes, de structures et d'associations formelles, de correspondances et d'interdépendances tonales et chromatiques. Une œuvre, et seulement une, suffit à faire l'expérience de cette multitude. Si on peut être sûr d'une chose, c'est que la conception de l'histoire de l'art de Wölfflin favorise la qualité différentielle de modes de visibilité. Voir des différences, c'est singulariser.
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Traduit de l’allemand par Sacha Zilberfarb. Postface de Danièle Cohn. Editeur l’Écarquillé.
Après quelques phrases qu'on croit sorties de la plume d'un contemporain, « toute forme de vision nouvelle cristallise un contenu nouveau du monde », le moment le plus heureux de la lecture de L'explication des œuvres d'art, est celui où on laisse tomber le livre sur sa poitrine en levant les yeux. Parlant de L'École d'Athènes de Raphaël, Wölfflin impose le nerf de l'éducation du regard : la force de la sensibilité est produite et formée par ce qu'elle ressent d'étranger. Autrement dit, enseigner l'art c'est légitimer et travailler cet étranger à partir des « présupposés qui lui sont propres ». L'art n'est pas une affaire de projection, de pathos, ni de prise de pouvoir. C'est apprendre de ce qui n'est pas comme allant de soi. Une leçon déjà vieille de presque un siècle : apprendre de son rejet. À quand les travaux pratiques ?
Corinne Rondeau est Maître de conférences Esthétique et Sciences de l’art à l’Université de Nîmes, critique d’art, collaboratrice à La Dispute sur France Culture.
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elena narbutaite carré d’art, nîmes (30)
L’exposition individuelle de Elena Narbutaite – accueillie au sein du Project Room de Carré d’Art à Nîmes et sous la houlette de Jean-Marc Prevost – comprend cinq sculptures inédites, constituées de petits morceaux de papiers pliés, que l’artiste appelle « Dools » ainsi qu'une sculpture au laser intitulée Declare. Par l’entrelacement de leurs plis qu’on peut discerner sur les papiers ouverts, les « Dools » symbolisent l’unité homogène de l’avant et de l’arrière du corps humain. La plupart des réalisations de cette nouvelle série sont fabriquées en papier double-face (noir d’un côté et blanc de l’autre) ; les neuf dernières sont, quant à elles, en couleur. Notons que c'est la première exposition de l'artiste en France. Jean-Marc Prevost : Beaucoup de vos œuvres donnent l’impression d’une certaine fragilité, due a votre choix de support, ainsi qu’à leur présentation dans l‘espace. Comment définiriez-vous votre travail ? Elena Narbutaite : Souvent, je crée mes séries à partir de materiaux simples et peu onéreux. Excepté pour mes lasers et mes lampes, qui sont plus chers à fabriquer, je trouve mon inspiration dans ce qui m’entoure. La majeure partie de mon travail démarre avec des photocopies, des aquarelles, du découpage. Je joue du ciseau et de la colle, je plie, je déchire des papiers, je m’amuse à faire des tortillons et j’explore la signification de ces gestes. Parfois, je ressens les liens fragiles comme étant les plus précieux ; à mes yeux, ils peuvent finalement se montrer plus forts que deux briques bien soudées. En ce moment, je privilegie des structures ouvertes, sur le point de s’effondrer, mais relativement stables. Peut-être parce que c’est un peu comme la manière dont je percois parfois la vie. J.-M. P. : Les formes dynamiques dessinées par les lasers transforment nos perceptions d’espace et semblent correspondre à une des caractéristiques de votre pratique, qui est la création d’un espace extrêmement sensible. En même temps, les aspects énigmatiques des titres se prêtent à des associations poétiques, évoquant une sorte d’espace onirique. Qu’en pensez-vous ? E. N. : Votre manière de percevoir cela est très belle, merci. Mais il est vrai que je n’anticipe pas vraiment ce résultat. Je ne fais que suivre ma curiosité quand je travaille avec les lasers et j’apprends continuellement beaucoup des ingénieurs. Toutefois, je crois que ce résultat est dû au fait que ces sculptures au laser sont toujours construites d’une manière précise et scientifique. En même temps, ce qui résulte de cette précision est quelque chose d’étrange, pas totalement géométrique ou figurative dans le sens traditionnel où on appréhende une œuvre. A cause de ça, ce n’est probablement pas facile de décrire tout de suite ce que l’on voit. Le plus souvent, j’ai en tête des visions très claires. Ce fut le cas pour Declare, qui fut la première œuvre réalisée avec des lasers, et que je suis en train de revisiter pour cette exposition au Carré d’Art, en collaboration avec Optronika. Donc ma tâche fut de créer quelque chose qui tournerait dans l’espace, avec une motion similaire à celle d’une porte-tambour. Quelque chose qui bougerait d’une manière mécanique mais toutefois légère. Qui, d’une part, dominerait l’espace, mais pas dans un sens excessivement physique. Pendant que j’y travaillais récemment, je réfléchissais aussi aux télécommunications et aux voyages. Ces sculptures prennent de la place, et pourtant on pourrait les traverser directement, sans s’y cogner ou se faire mal. Je crois que les lasers ont l’effet de rendre un espace sensible parce que le rayon est fait d’une coalescence intensive et organisée de lumière, le contraire du chaos. [...] Mes titres sont inspirés par l’ambiance et l’intention de chaque sculpture. Pour ma part, j’essaie de rester concrète et brève dans mon choix. Parfois, j’invente des mots, comme ça a été le cas pour « Feyon » et « Feyon 17 ». J’ai appelé cette sculpture laser Declare car je pensais à quelqu’un considéré comme un criminel potentiel mais qui, en réalité, était une personne humble. L’idée est d’être humble mais pas naïf, conscient du contexte et du moment présent. Carré d’Art / Project Room - Nîmes (30). Elena Narbutaite. Dools. Jusqu’au 26 mai 2019.
Ill. : Feyon 17, 2018, laser. Courtesy de l’artiste et Galerie PM8. © Elena Narbutaite
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eva nielsen maison salvan, labège (31)
Eva Nielsen propose un travail, alliant les médiums de la peinture et de la sérigraphie, dans lequel se confrontent une nature vierge, difficilement palpable, à des motifs architecturaux modernistes concrets mais en ruine. Ensemble composite trompeur, du trouble se dégage de cette œuvre, non située dans le temps et l'espace malgré l'apparence figurative. L'artiste propose ainsi un télescopage de médiums artistiques, l'un le plus inscrit dans la tradition – avec lequel elle travaille le paysage – , l'autre plus récent et mécanique dont l'artiste dit qu'il lui permet de décalquer le monde et qu'elle emploie pour ajouter les éléments d'architectures modernes. Cette approche lui permet d'ajouter une dimension de collage au travail, voire de montage. Elle lui offre la possibilité de multiples gestes, de différentes textures, de divers motifs. Le monde que dépeint Eva Nielsen est indéfini dans le temps, il semble se situer à la fois avant et après un évènement inconnu du spectateur mais qui pourrait être lié à une extrapolation de l'histoire récente, voire à l'actualité. Les éléments architecturaux, en noir et blanc, qu'elle utilise après les avoir observés et photographiés dans le réel, deviennent des sculptures en ruines. En revanche dans l'arrière-plan de la toile, les paysages semblent « intacts », non concernés par la civilisation. Peut-être sont-ils l'idée d'un paysage plus qu'un paysage lui-même ? Un fantasme de nature inviolée, en écho au Walden de Thoreau ? Une nature au repos ou laissée à elle-même après le chaos ? Au final, les œuvres de l'artiste semblent observer le spectateur : que voit-il dans ces pièges du regard ? La situation de la Maison Salvan est inattendue : une ferme de village, prédestinée à la fonction domestique, est devenue un centre d'art. Eva Nielsen propose de poursuivre l'étrangeté du récit de ce lieu. Il devient ainsi, le temps d'une exposition, un espace autre, un isolat dans le temps et dans l'espace… Des œuvres de l'artiste viennent peupler « ce contexte ». À partir de celles-ci, l'artiste et l'équipe de la Maison Salvan, invitent d'autres protagonistes et productions artistiques pour dessiner un archipel pluriel et sensible plaçant le paysage au cœur de la proposition – un paysage où l'homme est absent conviant davantage les notions de limite ou d'impossible, que d'ouverture et de lointain… Paul de Sorbier Maison Salvan - Labège (31). Evergreen Plaza. Une exposition d'Eva Nielsen, accompagnée d'œuvres de Clarissa Baumann, Stéphanie Cherpin, Manoela Medeiros, Piet Moget, Rachel Witheread, Luigi Ghirri. 14 février - 6 avril 2019 Illustration : Eva Nielsen, Pohlodie II, 2018, 200 x 190 cm.
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a-chroniques benoist bouvot
Générer, de l'outil transparent à l'instrument accidentel L'Auto-Tune, selon son inventeur Andy Hildebrand, est né d'une blague autour d'un repas où on lui demandait si son passé d'ingénieur sismologue lui permettait « d'inventer un outil qui fasse chanter juste » (sic). Ce logiciel a changé deux choses importantes dans la musique. D'une part, ce correcteur de tonalité, qui pour résumer, permet de faire entendre juste une ligne ou une note fausse, chantée ou jouée, quand il s'applique à des écarts minimes, reste inaudible. C'est donc un outil transparent qui donne l'illusion d'une prise de son réussie à un enregistrement qui, au départ, n'aurait peut-être pas été exploitable. Dans un premier temps il a donc changé une partie importante du rapport des techniciens de studio à l'enregistrement. La possibilité de sélectionner des prises qui ne sont pas parfaites au niveau de la justesse a permis de gagner du temps au lieu de reprendre de nombreuses fois un trait complexe à exécuter ou non maîtrisé. Si on imagine une utilisation absurde visant une idée réduite de la perfection, l'envers de cette pratique, comme pour le recalage rythmique que permettent aisément tous les logiciels d'enregistrement, touche directement les chanteurs ou les instrumentistes, qui pratiqueraient la retouche à outrance et ne seraient plus capables de jouer ou de chanter les morceaux qu'ils enregistrent. Un peu à la manière d'une personne qui s'en remettrait totalement à un correcteur d'orthographe, se privant d'apprendre les règles de grammaire, ne sachant plus écrire qu'en phonétique. Une langue écrite se perdrait pour laisser place à une expression plus immédiate, plus synchronique au risque de flirter avec l'idiotisme. On passe une première fois de l'outil qui permet de faire quelque chose en nous accompagnant dans la tâche, à l'instrument qui est nécessaire à la réalisation d'une action à travers le réel. D'autre part, il a inventé un timbre. Contrairement à la transparence première, quand il est utilisé sur des écarts importants, comme pour la première fois aux oreilles du grand public dans la production du morceau Believe de Cher, l'Auto-Tune est audible et se trouve même mis en avant, créant cette voix digitale et robotique, à différencier d'une autre voix robotique générée par le vocodeur, comme pour Kraftwerk, Laurie Anderson et tant d'autres, qui lui, est une synthèse vocale, c'est à dire une source (vocale) qui passe par un porteur (un synthétiseur) contrairement à un traitement vocal logiciel. Bien après la talkbox des années 60, les deux types de voix sont devenues familières, voire surutilisées, et l'Auto-Tune en particulier dans la musique commerciale du 21eme siècle et dans le rap avec T-Pain, Kanye West, Future Bones, Booba..., mais aussi par des artistes électro comme James Blake, Koudlam ou plus subtilement dans la pop et la folk avec Bon Iver et Ben Howard. Dans ce sens d'utilisation ostensible, l'effet recouvre l'instrument vocal au point parfois d'en faire disparaître totalement le timbre, de devenir son enveloppe, son masque. L'outil prend tellement de place qu'il se confond donc avec l'instrument. Mais comme tous les instruments il n'existe pas sans un instrumentiste derrière, et sans un public pour reconnaître la virtuosité, la finesse ou l'intensité du jeu, et comme tous les instruments il peut se casser, on se souviendra de la prestation douloureuse de PNL en juillet 2017 au festival de Dour. Alors que la saturation n'a pas remplacé la guitare électrique mais a transformé celle-ci, la voix se trouve artificialisée à l'extrême au point de ne plus être une question de savoir chanter de façon académique mais de générer du chant. On joue d'un instrument, on utilise un outil. Le premier réinvente des possibilités d'expression, alors que le second donne une prise sur la matière. Quand on tient si fort la matière qu'elle se met à parler autrement, on transforme ce que l'on touche en passant de la transparence de l'action aux masques accidentels d'un dire, comme des lutheries d'enveloppes, factures instrumentales contemporaines nées d'un accident artificiel, lutheries impalpables qui portent en elles le signe du temps et de sa transformation.
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silhouette dominique rochet
Stop making sense Veste XXL, tee-shirt Nirvana, bijou «»The Deuce », pantalon et boots cropped.
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la dramatique vie de marie r. marie reverdy Petit mail nocturne à Cyprien Deve
Très cher Cyprien, Assistant bien aimé, indispensable répétiteur, précieux soutien psychanalytique… Je t'écris car je me sens d'humeur philosophico-chafouine... Et je me dis que commencer un mail sur une pareille phrase ne peut que présager de la grandeur de la suite... Je ne comprends pas comment nous pouvons nous retrouver à ce point plongés dans le noir, alors que l'ampoulage ne manque pas, aux abords des alexandrins qui nous unissent.
Introduction à la prosodie française, Précis de versification, Eléments de métrique française, Dire le vers… Que d'ouvrages, que d'ouvrages. Rien ne laissait présager que le light bulb que nous espérions n'aurait pas la forme de l'euréka mais bien celle de la boursouflure. Oui, l'ampoule qui fleurit dans nos mains, précède, et de loin, celle qui éclaire nos salons. Diantre, Cyp, je croyais qu'un style ampoulé pourrait nous éclairer sur le sens du texte mais non, il le déforme au point de le rendre méconnaissable ! Mais qu'est ce qui enfle vraiment ? La glande pinéale ? Le bout de la langue ? L'égo peut-être ? et je me pose, ce soir, cette ultime question théâtrale : à quoi bon surfaire ce que la langue nous offre déjà ? Techniquement, il faut que je te précise quelque chose. Il est faux de dire que la langue française a la particularité d'être « sans accent ». Elle en possède la bougresse ! Mais elle procède par désaccentuation dès lors que le mot échappe à la pénultième syllabe de la section grammaticale (un groupe nominal, adjectival ou verbal). Donc oui, il y a des règles, et en français elles sont plus grammaticales que lexicales ! Le français, il est vrai, a cette particularité que l'accentuation d'un mot varie en fonction de sa place dans un ensemble plus vaste. Par exemple, « escoffion » est accentué sur le « fion » lorsque le mot est seul, ou qu'il est le membre principal du groupe nominal, mais son accentuation se perd (ou se déplace), dès lors qu'un adjectif lui succède, comme dans la phrase « quel magnifique escoffion athribite ! » : l'accent passe en effet, en français, de « fion » à « bite ». Et oui Cyp, c'est ça la poésie ! Ne soyons donc pas dans l'excès d'accentuation ou d'ampoulage. Autrement dit, ne soyons pas « obscènes », et maintenons le cap linguistique ! Ce n'est pas celui qui crie le plus fort qui est le plus audible... Ni celui qui hérisse ses phrases d'accents soi-disant affectifs ou intellectifs (bon sang mais comme je me sens philosophe à cette heure !). Tu remarqueras, d'ailleurs, que ces deux accents se ressemblent par le fait de se poser en début de mot (et non à la fin, comme il est de mise pour l'accent tonique). Mais ils se distinguent par leur place, première ou deuxième… Ainsi, si je souhaite être claire, et didactique, je te dirais « c'est HOrrible », mais si un cri d'effroi me saisit la glotte, il est plus probable que je prononce un « C'est hoRRIble »… Preuve en est, il m'est possible de dire « les MAthématiques », mais je ne dis jamais « les maTHÉmatiques »… Tonique, intellectif, affectif, mais pas gueulard, à moins de vouloir tout fourrer dans le même mot : « les MA-THÉ-maTIques » ! Préservons nos oreilles Cyprien, elles sont trop sensibles. Point n'est besoin de hurler pour qu'elles entendent ! Ainsi, cher Cyprien, on ne joue pas sur la prosodie pour illustrer ce que l'on dit, mais pour qu'advienne ce qui est passé sous silence. La prosodie indique ce moment, précis, où le mot s'échappe malgré soi, et où on le sent passer au travers de la gorge. Et comme je me sens, également, d'humeur poético-chafouine, je rajouterais que jouer sans sobriété prosodique reviendrait à « jouer l'homme ivre, titubant, qui, de fil en aiguille, prend sa bougie pour lui-même, la souffle, et criant de peur, à la fin, se prend pour la nuit »1. L'invention de l’ampoule semble nous préserver de la peur de voir nos bougies s'éteindre en un simple soupir. Je crois que c'est une belle phrase pour conclure. Et puisque nous sommes sur l'antépénultième article, je tenais, cher Cyprien, à te dire merci, sincèrement, pour tous nos échanges dramaturgiques. Bon beh sur ce, je te souhaite une belle nuit ! Big kiss, Marie
1. Georges Bataille, L'Expérience intérieure, Gallimard, 1954.
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i’m back laurent goumarre
Je ne suis pas ce qu’on appelle « un enfant de la radio », plutôt un enfant de la télé. Plutôt le visuel que les voix pour lesquelles je n’ai aucun fétichisme. J’ai même longtemps eu une aversion pour « les voix de radio », feutrées, douces, qui me mettaient mal à l’aise, comme si ces voix n’appartenaient qu’à la radio, qu’ailleurs elles auraient été inaudibles. La radio pour moi c’était la chanson, le « A vos Caffettes » de Jean-Christophe Averty que j’enregistrais dans ma chambre, Barbara/ Nicole Croisille/Véronique Sanson, « chanteuses asthmatiques » comme disait ma mère – qui maniait bien la métonymie, l’asthmatique c’était moi –, les tubes populaires qu’on écoutait en voiture, Sardou, et les autres. La radio c’était la musique, pas le commentaire, pas la prise de parole, surtout pas les résultats sportifs ou la météo marine qui me rendait fou de rage – j’ai toujours détesté les termes techniques, et la voix sirupeusement affectée qui tentait de me faire passer la pilule. Bref je reviens de loin, d’un temps où la radio était un diffuseur de variétés françaises, quand la télévision, elle, m’ouvrait au cinéma, au ciné-club, à des visages qui me hantent encore. Et c’est peut-être de n’avoir aucune culture radio qui m’a permis d’en faire. Sans figure tutélaire, sans surmoi radiophonique, sans Jacques Chancel – qui me désolait à la télévision avec ses invités grands échiquiers pour une vision de la culture contre laquelle je me suis construit –, sans José Artur ou autre, ni Macha, ni personne, ni même Jean-Pierre Foucault qu’on entendait dans la cuisine sans jamais l’écouter. Quoique… C’est étrange car cette distinction entre entendre et écouter, c’est quelque chose que je retrouve dans les entretiens/interviews que je travaille. Bien sûr j’écoute, mais surtout j’entends ce qui se dit. J’en parle souvent sur le divan : « J’entends bien à la radio » ; c’est la phrase qui me vient. L’analyste, lui, dit « Je vous écoute ». Il ne vous voit pas, vous non plus, c’est ça le cadre de l’écoute : l’absence de regard de l’un sur l’autre, l’absence de visages. Ecouter c’est ne pas se regarder, et c’est bien la position de l’auditeur de radio : on ne se voit pas, il nous écoute. Je n’ai jamais pu être cet auditeur ; je n’ai jamais voulu écouter personne. Moi je voulais entendre, alors il fallait que JE PASSE A la radio. Laurent Goumarre est critique d’art, journaliste et producteur de l’émission Le nouveau rendez-vous sur France Inter du lundi au jeudi de 22h00 à minuit
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addenda languedoc lodève - 34 Musée de Lodève
S’il est surtout célèbre pour avoir été le guitariste du mythique groupe « The Police », Andy Summers est également, un photographe impénitent, dont la pratique remonte fin des années 70, et qu’il a toujours vécue comme un contrepoint à sa débordante activité musicale. 6 février - 14 avril 2019 nîmes - 30 Carré d’Art Musée d’art contemporain
Et le bleu du ciel dans l’ombre Manuela Marques Subjuguée par les paysages arides des causses, la photographe et vidéaste Manuela Marques est venue sur plusieurs périodes en 2015 et 2016 en résidence d'artiste sur le site de Cantercel. À la demande du Musée de Lodève, l'artiste s'est attachée aux notions liées à l'identité du musée, à savoir : la trace, l'empreinte, matières, prélèvements, déplacements... Avec près d'une quarantaine d'œuvres, l'exposition restitue ce regard singulier que l'artiste porte sur la nature. 12 janvier - 19 mai 2019 montpellier - 34 La Panacée COOKBOOK'19 25 Chefs & 20 artistes Explorant les rapports entre art et cuisine, l'exposition propose un état des lieux sur le devenir-art de la cuisine et le devenir-comestible de l’art, sur fond de convivialité. Nouvelle occurrence d’un projet qui s’est tenu en 2013 aux Beaux-arts de Paris sous la conduite de la même équipe de commissaires, Cook book 19 intégre les tendances qui ont émergés ces cinq dernières années dans les milieux de l’art et des restaurants – potentiel instagrammable, attention particulière portée aux micro-organismes et leurs effets sur le corps (gluten free, vegan...), identité culturelle et globalisation (appropriationnisme, locavorisme...). 9 février - 12 mai 2019 Pavillon Populaire
Une certaine étrangeté Andy Summers
titue un événement qui permet de découvrir l’une des grandes figures de l’art portugais contemporain. L’exposition retrace le parcours étonnant, singulier, de la fin des années 1950 jusqu’aux années 1990, d’une artiste femme qui participe pleinement de l’esprit du temps, effervescent et cosmopolite. Ulla von Brandenburg Nourri de littérature, de théâtre et de psychanalyse, mais aussi d’hypnose, de jeux, de spiritisme et de magie, le travail d’Ulla von Brandenburg use de tous ces champs dans une forme d’art total.
Leur travail photographique donne une place de choix aux émotions, à la poésie du quotidien, aux petits riens et laisse respirer la subjectivité des vivants. Leurs écritures posent un regard indompté sur le réel, ébranlant ses systèmes de représentation usuels. 23 février - 5 mai 2019 nègrepelisse - 82 La Cuisine – Centre d’art et de design
17 février - 2 juin 2019
midi-pyrénées cajarc - 46
FRAGMENTS Rayyane Tabet FRAGMENTS se penche sur une mission archéologique menée au tournant du 20eme siècle par le diplomate et historien allemand Max von Oppenheim sur le site de Tell Halaf, au Nord-Est de la Syrie. En 1929, les autorités mandataires françaises désignent l’arrière-grandpère de Rayyane Tabet, Faik Borkhoche, secrétaire personnel de von Oppenheim ; pour officieusement rassembler des informations sur les fouilles menées dans le village de Tell Halaf en Syrie. Une histoire que Tabet dévoile, associant des épisodes personnels à des figures éminentes de l’histoire ; et qui est le point de départ d’un questionnement autour du patrimoine familial, de la conservation des vestiges archéologiques, de l’appropriation culturelle, des pratiques muséologiques, et des flux migratoires.
MAGCP Maison des arts Georges et Claude Pompidou
Planète B Junie Briffaz, Benjamin Ferré, Fischli & Weiss, In Extremis, Jul Quanouai Le centre d’art se prête à devenir plateforme où tout peut se réinventer dans une joyeuse cacophonie : un rêve, une utopie, un jeu ? Imaginer une Planète B, comme celle qui pourrait se substituer à la Terre en cas de trop de pollution, de trop de monde, de trop d’objets, de trop de tout… 23 février - 2 juin 2019 lectoure - 32 Centre d’art et de photographie de Lectoure
12 avril - 22 septembre 2019 sérignan - 34 Mrac Musée régional d’art contemporain Lourdes Castro Première exposition monographique de Lourdes Castro en France, l’exposition La Vie des Ombres cons-
Arno Brignon et Gabrielle Duplantier L’exposition réunit 2 photographes qui se connaissent et se ressentent sans nul besoin de s’expliquer et pour qui la photographie constitue un moyen d’être dans le monde.
Patate Elise Carron, Céline Domengie, Babeth Rambault, Jean-Paul Thibeau Quatre artistes explorent chacun à sa manière les potentialités de la pomme de terre et proposent une aventure artistique, une enquête partagée, des récits, des expériences, des pratiques à partir de cet aliment : la manière de le cuisiner, son histoire, son imaginaire. 23 février - 2 juin 2019
provence avignon - 84 Collection Lambert
Un art de notre temps ! Des œuvres de plus de 40 artistes majeurs des dernières décennies du XXe siècle et du début du XXIe siècle de la Collection Lambert. Le nouvel accrochage comprend des salles dédiées à Jean-Michel Basquiat, François Ristori, Niele Toroni et Quentin Lefranc. jusqu’au 28 mai 2019
Le Lacrime Dei Poeti Francesco Vezzoli Sculptures de Francesco Vezzoli en dialogue avec Louise Lawler, Guiolio Paolini et Cy Twombly. 3 mars - 10 juin 2019
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Thomas WATTEBLED Nul si découvert 15 mars – 20 avril 2019
Galerie Vasistas 37 avenue bouisson bertrand – montpellier du mercredi au samedi 15h – 18h30
le site de la revue
acturama - des articles inédits sur l’actualité addenda - une sélection d’expositions archives - toutes les chroniques publiées
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