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Des manuscrits inédits

Le legs Lesson comprend 160 unités bibliographiques cataloguées comme étant des manuscrits, dont 145 ayant Pierre-Adolphe Lesson pour auteur. Certains de ces manuscrits sont des récits de voyage en plusieurs volumes, comme les journaux de l’Astrolabe et du Pylade qui s’étirent chacun sur plus de mille pages. D’autres sont de courtes notes, des recueils de textes, des observations à caractère anthropologique ou médical. Les manuscrits de R.-P. Lesson concernent tous l’histoire locale ou la zoologie, hormis les Notes sur le Pérou et le Voyage autour du monde de la corvette la Coquille, volume relié qui contient un texte partiellement publié dans l’édition du voyage de 1839. Ce volume, très précieux, comprend de nombreux passages inédits (l’escale aux Carolines et à l’île Maurice par exemple), mais aussi des dessins originaux. La Bibliothèque du Muséum d’Histoire naturelle à Paris conserve également des manuscrits de RenéPrimevère Lesson, en particulier les rapports envoyés à Duperrey suite au voyage de la Coquille.

L’intérêt de l’ensemble documentaire constitué par les manuscrits de P.-A. Lesson réside dans le fait que ce ne sont pas des ouvrages de commande. La liberté de ton avec laquelle il décrit la vie à bord et ses impressions sur les cultures rencontrées font de ces documents des sources de première main pour l’histoire de l’Océanie au XIXe siècle. La lecture du journal de l’Astrolabe, par exemple, renseigne sur les conditions de la découverte des restes de l’expédition de La Pérouse, sur les circonstances dans lesquelles il collecte des objets auprès des populations océaniennes, ou encore sur ses relations orageuses avec Dumont d’Urville. Très influencé par les récits fondateurs des voyageurs du XVIIIe siècle, Lesson développe une approche naturaliste des cultures océaniennes, qui tranche assez souvent avec le discours racialiste de Dumont d’Urville. Sur le plan anthropologique, les manuscrits du plus jeune des deux frères Lesson fournissent une foule de renseignements sur ce que les historiens nomment les « first contacts », c’est-à-dire le contexte des premiers échanges culturels entre Européens et insulaires du Pacifique Sud. Voici par exemple un extrait inédit du journal de l’Astrolabe à Fidji, qui met en scène un de ces « beachcombers » européens qui servaient souvent de guide ou de traducteur aux navigateurs.

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25 mai 1827

Arrivée aux îles Fidji depuis les Tonga, où l’Astrolabe a failli échouer.

« Alors que l’on était au milieu de la passe, vers neuf heures et demie, deux pirogues sortirent des récifs d’Ongea Levu et se dirigèrent vers nous ; elles nous eurent bientôt atteints, et plusieurs des hommes qui les montaient grimpèrent sans se faire prier sur le pont de la corvette.

Leur chef se dirigea aussitôt vers le commandant, et lui apprit que lui et ses hommes étaient des îles Tonga, fixés sur Lakemba depuis assez longtemps. Il se nommait Muki. Il était âgé d’une quarantaine d’années et disait être fils de Vea Iti des Tonga. De taille moyenne, il possédait déjà quelque embonpoint, mais était alerte, et tous ses traits, à part la couleur de son visage, étaient ceux des Tonguiens que nous venions de quitter. S’il était plus brun, c’est qu’il était, plus que ses compatriotes chefs, exposé par suite de son commerce et ses voyages, aux intempéries. Quant aux vingt-cinq indigènes qui l’accompagnaient, la plupart, bruns aussi, offraient les caractères de la race polynésienne, mais quelquesuns étaient évidemment des métis de Tonguiens et de Fidjiens. Muki ayant demandé à rester à bord de l’Astrolabe jusqu’à l’arrivée du navire à Lakemba, le commandant lui en donna la permission, avec d’autant plus d’empressement qu’il espérait en obtenir le nom exact des îles qui seraient rencontrées, et on continua à faire route. Fait intéressant, parmi les compagnons de ce chef se trouvait un nommé Mediola, Espagnol de Guam, embarqué sur le navire Conception, et qui avait déserté à Tonga Tabou avant que ce navire n’allât se perdre dans les Fidji. C’est depuis lors qu’il s’était attaché à Muki, en le suivant partout dans ses voyages. C’était encore un jeune homme, ne différant guère des Tonguiens par la couleur, mais plein de ces manières obséquieuses propres à certaines gens, et même à certains peuples. Il y avait trois ans qu’il habitait Lakemba. Sur son instante demande le commandant lui permit de rester à bord comme matelot. Ce fut par lui que l’on apprit qu’il existait sur Lakemba une ancre, qui d’après Muki serait facilement cédée par le roi de cette île, Tui Nayau, tant elle lui était inutile, et comme l’Astrolabe en avait le plus grand besoin, le commandant songea tout de suite à se la procurer. Bientôt, Mediola se rappela qu’il avait vu l’Uranie à Guam, et probablement MM. Quoy et Gaimard, qui en étaient les naturalistes. Ce dernier s’en empara et l’accabla de questions sur les îles Fidji, dont il commençait à parler assez couramment la langue. Il nous dit que son navire, la Conception, s’était perdu sur les récifs entre Vanua Levu et Na Viti Levu, et que sur trente six hommes d’équipage, vingt avaient péri dans le naufrage, dont les corps avaient été mangés par les naturels, pendant que les survivants étaient pris comme serviteurs par les principaux chefs. Ce navire, parti de Manille, n’avait d’autre but en venant aux Fidji que d’y faire le trafic du bois de santal. Beaucoup d’hommes avaient parvenu à s’échapper en profitant de la venue de quelque baleinier, mais quatre existaient encore, disait-il, sur les îles. A l’évidence, les Fidjiens étaient excessivement barbares, et mangeaient leurs ennemis, et Muki lui-même appuyait cette assertion, en nous conseillant de ne recevoir à bord que quelques-uns de leurs chefs, et d’empêcher tous leurs sujets d’y monter. Tous les deux s’accordaient, du reste, à dire que les îles étaient entourées de récifs, ce qui n’était que trop visible. (…). Nous avions remarqué dans le jour que les sujets de Muki nous avaient souvent demandé si les habitants de Tonga Tabou s’étaient montré bons pour nous, et si nous n’avions pas été dans la nécessité d’en tuer quelques-uns.

Ils étaient loin de se douter de ce qui s’était passé entre eux et nous…(…). Ils voulurent bien nous dire que les premiers jours les Fidjiens apportaient beaucoup de cochons, afin d’enlever toute défiance aux Européens, et de les attirer à terre, dans le but de les massacrer plus facilement, d’où nous conclûmes que les Fidjiens n’étaient guère différents des Tonguiens. Ainsi donc, nous étions arrivés dans le redoutable archipel des Fidji, nous avions eu jusque là un vent favorable, mais s’il changeait, après ce que nous venions de voir, nous devions nous attendre à courir de grands dangers. Notre commandant en avait certainement le sentiment, car jamais il ne s’était montré si anxieux, et n’avait autant accentué ses recommandations de surveillance. Il faut avouer que ses craintes n’étaient pas sans fondement. Curieuse circonstance, c’est que, quoique dans les Fidji, nous n’avions pas encore vu un seul Fidjien. (…) Il était midi quand le grand canot quitta le bord sous les ordres de M. Lottin, ayant pour second M. Dudemaine, et armés par dix hommes. Ces messieurs étaient accompagnés par Muki et par Mediola, ce dernier devant servir d’interprète. La corvette n’était guère alors qu’à deux milles de Lakemba. Lakemba est l’île principale du Groupe. Son plus haut pic, appelé Kende Kende, n’a pas moins de sept cent pieds d’élévation. Elle dépend du roi de Mbau, île qui en est éloignée de 144 milles. Elle a pour capitale Touvabou et pour roi : Tui Nayau. Il n’était pas une heure et demie que l’on aperçut notre canot se dirigeant à la voile vers la corvette, et une demi-heure après montaient sur le pont, en apparence encore épouvantés du danger auquel ils venaient d’échapper, MM. Lottin et Dudemaine. Nous apprîmes bientôt qu’ils arrivèrent devant le village de Tui Nayau, par une coupure étroite du récif, les naturels accoururent en foule et se montrèrent menaçants, les uns cherchant à maintenir le canot, les autres menaçant de leurs armes. Ils étaient, paraît-il, plus de deux cents, armés d’arcs et de flèches. Et pas un chef ne semblait se trouver parmi eux. M. Lottin ayant remarqué que Muki se tenait caché sous les bancs du canot, pendant que les enfants s’enfuyaient, ne douta pas des mauvaises intentions des indigènes, et sans attendre plus longtemps, il fit tirer sur la bosse et hâler sur le grappin mouillé au large, et parvint ainsi à se tirer de leurs mains sans s’occuper davantage du but de la mission. Muki se leva alors du canot mais ne put ou ne voulut pas lui dire pourquoi il s’était jeté dans le fond du canot. Bref, le canot avait pu s’éloigner sans être poursuivi. Si vraiment le danger avait été aussi grand que paraissait le croire MM. Lottin et Dudemaine –M. Lottin semblait croire lui-même que tout cela n’avait été qu’une ruse de Muki, désireux de s’approprier la vente de l’ancre, et contrarié de voir qu’on s’adressait à d’autres qu’à lui. Quant à Mediola, il paraissait croire que les naturels n’avaient agi que par curiosité, pour nous, nous penchions vers cette opinion, en réfléchissant que la population du village devant lequel on était allé aborder, était pure fidjienne, celle de Tui Nayau, moins habituée à voir des Européens que les Tonguiens ».

De la même manière, Lesson donne de son voyage en Polynésie à bord du Pylade, en 1840, un journal très détaillé. Il séjourne notamment dans l’archipel des Gambier, à Mangareva, laissant un récit passionnant, les témoignages écrits sur les Gambier antérieurs à 1850 étant fort rares. C’est sans doute pourquoi René-Primevère Lesson fait publier à Rochefort, en 1844, le Voyage à Mangareva, accompagné d’une série de gravures tirées des dessins de son frère cadet. Le Pylade aborde également Hawaii, permettant à P-A. Lesson de collecter plusieurs objets dans cette île et de constater l’essor rapide de l’imprimerie. P.-A. Lesson fait ainsi partie des rares Français à avoir séjourné à Hawaii dans la première moitié du XIXe siècle. Ce que Lesson nomme le « pèlerinage » du Pylade se poursuit à Tahiti, où l’équipage rencontre le consul de France Jacques Moerenhout, mais aussi le consul anglais George Pritchard, qui vient d’expulser du territoire les missionnaires français de l’ordre de Picpus. La partie tahitienne du manuscrit offre un aperçu sur un territoire en pleine mutation culturelle et politique.

Ces quelques exemples illustrent la richesse du fonds de manuscrits, dont une partie a été numérisée en 2013, grâce à un partenariat de la Ville de Rochefort avec le Centre de Recherches et de Documentation sur l’Océanie (Université d’Aix-Marseille / CNRS).

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