Philosophie magazine numéro 58

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MENSUEL No 58 Avril 2012

enquête

L’école, une entreprise comme les autres ?

Isabelle Stengers

« Les climato-sceptiques sont criminels ! »

Ibiza

L’invention de l’hédonisme total

Rousseau contre Hobbess

le vrai duel de la présidentielle Supplément offert par

no 58

L’ECCLÉSIASTE EXTRAITS

Ne peut être vendu séparément. ILLUSTRATION : OLIVIER MARBŒUF

Préface d’André Comte-Sponville

l’ecclésiaste

Mensuel / France ::5,50 € : 6,50 € : 11 Mensuel / France  5,50 € Bel./Lux./Port. Bel./Lux./Port.cont.  cont.  : 6,50 €Suisse  Suisse  : 11CHF CHF Andorre ::6,20 € : 6,90 € : 11,50 $CA : 8 € Andorre  6,20 €Deutschland  Deutschland  : 6,90 €Canada  Canada  : 11,50 $CADOM  DOM  : 8 €COM : 1  000 XPF MarocMaroc : 60 DH: 60 DH COM  : 1 000 XPF

M 09521 - 58 57 S- F: - F:5,50 5,50EE

Le livre athée de la Bible ? 3:HIKTPC=VUZZU^:?a@ak@pf@sh@gk;


Enquête

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— Philosophie Magazine


L’école une entreprise comme les autres ?

Réductions budgétaires, crises de l’autorité, ascenseur social en panne… L’Éducation nationale va mal. Que faire ? D’aucuns, sous la houlette de l’actuel ministre Luc Chatel, pensent qu’il est temps d’insuffler à l’école des logiques managériales. Une stratégie peu probante, à laquelle on peut opposer l’authentique « libéralisme » du projet éducatif des humanistes de la Renaissance. par Suzi Vieira / Illustrations Riad Sattouf

«

N° 58 — avril 2012

C

’est à une véritable entreprise de destruction que l’on assiste ! », s’indigne un membre du corps d’Inspection générale de l’Éducation nationale ayant tenu à rester anonyme. « Si l’approche libérale, et pour ainsi dire “entrepreneuriale” de l’éducation mise en œuvre depuis 2009 par le ministre Luc Chatel est reconduite pour le quinquennat à venir, alors l’école française court au désastre », s’alarme ce haut fonctionnaire à la sensibilité pourtant de droite. À quelques semaines du scrutin présidentiel, la question explosive de la réforme de l’école s’est invitée au cœur de la campagne. Et la tâche est immense : soumis à un régime de suppressions de postes drastique depuis 2007, en proie à une crise des vocations, mis en cause sur le temps de présence dans les établissements, ébranlé par l’assouplissement de la carte scolaire, la fin de l’année initiale de formation des maîtres et l’abandon des savoirs désintéressés au profit de l’évaluation généralisée des « compétences » des élèves, le monde enseignant est en plein désenchantement. L’aura du maître d’école s’est ternie et la skholè des Grecs anciens, qui concevaient le temps de l’étude comme une bulle préservée des contraintes économiques, a vécu. Sommée de passer à la « nouvelle gouvernance » mise en avant par le ministère, l’école doit aujourd’hui se plier aux logiques de rentabilité, d’efficacité, de rationalisation et d’évaluation de son action éducative. Un vrai choc des cultures. Mais faut-il parler pour autant d’un modèle « libéral » de l’école, qui la transformerait en une entreprise

comme les autres ? Et ce nouveau paradigme éducatif, s’il existe, nous condamne-t-il à choisir entre la skholè des antiques et l’entreprise privée de nos contemporains ? Les événements récents pourraient le laisser craindre. Le 15 novembre dernier, le site Internet Le Café pédagogique publiait deux documents de travail de la Direction générale des ressources humaines : le ministère prévoit, dès la rentrée 2012, la mise en place d’une évaluation des enseignants de collège et lycée par le seul chef d’établissement – à la place du système actuel de double notation, où l’inspecteur pédagogique est l’évaluateur principal. Une véritable révolution, qui fait du chef d’établissement un « patron », comme l’a affirmé Luc Chatel sur France Inter, décidant du rythme d’avancement de carrière de ses professeurs.

De l’élève à l’usager Cette réforme ultrasensible, voilà près de deux ans que la directrice générale des ressources humaines de l’Éducation nationale, Josette Théophile, y travaille. L’ancienne DRH de la RATP a été recrutée par le ministre (lui-même ancien DRH de L’Oréal) à l’automne 2009 pour « personnaliser » et « mettre en place des outils modernes » dans la gestion des ressources humaines, dit-elle. Propulsée à la tête du plus gros employeur de France – un million de fonctionnaires, dont 860 000 enseignants –, Josette Théophile a fait du « pacte de carrière » son grand chantier. Début 2010, elle relève les salaires en début

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Analyse

Syrie

Dans cette guerre civile sanglante, les intellectuels peinent à se faire entendre. Nous avons donné la parole à deux philosophes syriens, Sadik al-Azm et Khaldoun Alnabwani. Ils livrent un éclairage précieux et très contrasté sur cette révolution et ses issues possibles.

des voies pour penser l’après Pages coordonnées par Michel Eltchaninoff

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ée il y a plus d’un an, la révolte du peuple syrien est la plus meurtrière de tout le monde arabe. Plus de 8 500 morts à l’heure où nous écrivons ces lignes, des snipers visant les manifestants, des civils torturés, des quartiers bombardés et, désormais, une guerre civile sans merci entre l’Armée syrienne libre et les forces loyales au pouvoir… Comme son homologue iranien Mahmoud Ahmadinejad en 2009, le président Bachar el-Assad compte écraser le mouvement à n’importe quel prix. Cette interminable révolution constitue d’ores et déjà un traumatisme historique majeur pour les Syriens, mais plus largement pour le monde, impuissant face au blocage de la Russie et de la Chine à l’ONU. Au-delà de l’émotion, les acteurs et observateurs sont déjà concentrés sur la question de l’aprèsBachar el-Assad. Les islamistes arriveront-ils au pouvoir ? Une guerre civile entre communautés ethniques et religieuses peut-elle être évitée ? Nous avons interrogé deux penseurs syriens vivant actuellement en Europe, héritiers de la pensée socialiste panarabe, mais farouches opposants à la dictature en place. Sadik al-Azm, athée et très ancré à gauche, est le plus célèbre philosophe de son pays. Nous l’avons rencontré à Bonn, en Allemagne. Son ancien élève, Khaldoun Alnabwani, appartient, lui, à une autre génération d’intellectuels et apporte un éclairage différent sur les événements. Il est membre, à Paris, du Conseil national syrien, organisme qui regroupe les forces d’opposition au régime.

© Rodrigo Abd/AP/SIPA ; DR.

Un manifestant contre le régime porte à bout de bras un enfant, à Idlib (nord de la Syrie), le 26 février. Ce dernier tient ce qui fut le premier drapeau de la République syrienne (jusqu’en 1958), aujourd’hui symbole du mouvement d’insurrection.

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Les Frères musulmans ne pourront pas dominer le Parlement” C’est le plus célèbre des penseurs syriens. Sadik al-Azm est « l’athée officiel du monde arabe ». Pour lui, une laïcité garantie par les militaires serait un moyen d’empêcher une vendetta contre les minorités une fois le régime tombé. Peut-on comparer les printemps arabes aux révolutions européennes des deux derniers siècles ?

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Sadik al-Azm

Né en 1934 à Damas, il est spécialiste de Kant et de Bergson. Il a enseigné dans différentes universités arabes ainsi que dans plusieurs pays occidentaux. Il a fait paraître en français Ces interdits qui nous hantent. Islam, Censure, Orientalisme (Parenthèses, 2008. Préface de Franck Mermier). Il y évoque le 11-Septembre, le conspirationnisme galopant dans le monde arabe, les fatwas intégristes, la notion d’orientalisme.

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Le point commun entre les mouvements européens et ce qui se déroule actuellement dans le monde arabe est la croyance en l’idée de progrès. C’est une notion très importante pour une culture comme la nôtre, qui se bat pour la modernisation. On pourrait également comparer le printemps arabe aux grèves générales telles qu’elles furent pratiquées en Europe aux XIXe et XXe siècles. Les masses égyptiennes ont ainsi totalement paralysé l’Égypte jusqu’à ce que le dictateur jette l’éponge. Et en Syrie ?

En Syrie, les comités révolutionnaires locaux ressemblent aux soviets tels qu’ils fonctionnèrent pendant la Révolution russe jusqu’au début de la création de l’Union soviétique, ou encore en Allemagne en 1918. Ils se constituent sponta­ nément, sont des lieux de théorisation, fonctionnent de manière démocratique et travaillent en coordination. On ne peut qu’être étonné par l’absence de dirigeant charismatique. La situation en Syrie me rappelle donc les révolutions européennes par la spontanéité dont font preuve les masses. L’opinion publique arabe croyait jusqu’à maintenant avoir impérativement besoin d’une idéologie, d’un parti et d’un leader charismatique à sa tête. Or ce cadre ne permet pas de comprendre ce à quoi nous avons affaire maintenant. Les comités locaux agissent spontanément, sans se soucier de ce que font ou feraient les politiques. S’agit-il d’une nouvelle forme de résistance ?

Plutôt d’une révolution dans la révolution. Les masses ne se regroupent pas sur un lieu précis, comme en Égypte sur la place Tahrir. Une place Tahrir en Syrie aurait pu être facilement bombardée et mitraillée. Or il existe de nombreux foyers d’insurrection que les troupes du dictateur tentent de mater. La répression est bien plus difficile à mener dans cette configuration. Il y a eu à certains moments 500 à 600 foyers insurrectionnels différents en Syrie. Les troupes du régime ont d’immenses difficultés à les contrôler tous en même temps. Il arrive que les troupes loyalistes doivent, en une journée, se transporter du sud du pays à la frontière turque au nord afin de garder le contrôle. En outre, l’armée syrienne est une armée de citoyens. Ce qui explique qu’elle

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exclusif

Ibiza

L’usine à plaisirs Le dernier ouvrage d’Yves Michaud, Ibiza mon amour, qui paraît le 2 avril chez Nil, est une plongée au cœur d’un nouvel hédonisme qui porte la promesse d’une vie transformée en une bulle de plaisir. Voici des extraits en avant-première de cette enquête en immersion. Pages coordonnées par martin legros

Soirée mousse à l’Amnesia, boîte de nuit mythique d’Ibiza. La mousse arrive parfois jusqu’au cou sur la piste pleine à craquer.

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I

Ibiza est l’île de la fête, de la nuit et des excès. Mais elle est plus fondamentalement l’île de l’hédonisme, un laboratoire idéal pour comprendre ce qui fait avancer nos sociétés de consommation et d’étourdissement : la recherche du plaisir, sous toutes ses formes.

Pourquoi cette île, plongée hier dans une pauvreté noire mais digne, est devenue une marque connue dans le monde entier ? Pourquoi – des milliardaires aux touristes low cost et des clubbers aux familles nombreuses – attiret-elle des populations aussi variées ? Comment répond-elle quotidiennement aux désirs de ses millions de visiteurs ? Enquête journalistique impressionnante, Ibiza mon amour est aussi et surtout une enquête sociologique et une réflexion philosophique. Le propos d’Yves Michaud n’est ni de condamner ni de faire l’apologie de cette île des plaisirs mais d’analyser, dans un lieu donné et ô combien représentatif, l’hédonisme contemporain, devenu un hédonisme industriel.

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N° 58 — avril 2012

Ibiza mon amour Enquête sur l’industrialisation du plaisir

En couverture : © Massimo Vitali

Yves Michaud est philosophe, fondateur de l’Université de tous les savoirs. Reconnu pour ses travaux sur la violence et l’esthétique, il donne aujourd’hui des conférences dans le monde entier, après avoir enseigné à Berkeley, São Paulo ou la Sorbonne. Son livre est le fruit d’une enquête de trois ans à Ibiza, une île qu’il connaît bien pour y vivre quelques mois par an depuis les années 1980.

Yves Michaud

– 27,5 MM

Enquête sur l’industrialisation du plaisir

HD : OK – PELLICULAGE : MAT ET BRILLANT

J

e fréquente Ibiza depuis plus de Ibiza mon amour vingt ans, aussi bien pendant la saison touristique qu’en dehors d’elle. J’y ai trouvé les conditions qui m’ont permis d’écrire […]. J’y ai trouvé aussi d’autres choses : des -:HSMIOB=VVZWUY: paysages encore virgiliens, des rythmes décalés et distendus par rapport à nos habitudes, une société tolérante et accueillante, des échanges amicaux et intellectuels cosmopolites et, évidemment, le souvenir à la fois irréel et bien présent de toutes les personnes qui, du dadaïste Raoul Hausmann au poète Antonio Colinas, de Walter Benjamin à Rafael Alberti et de José Luis Sert à Ignacio Aldecoa, ont aussi éprouvé une fascination particulière pour Ibiza. Même si des zones entières sont consacrées à la fête industrielle, même si certains endroits ont été défigurés par la promotion immobilière, l’île est un monde “plissé”, fractal, avec des creux et des bosses et on peut y jouir

Ibiza mon amour

«

Yves Michaud

biza n’est pas seulement connue pour la beauté de ses plages et de ses criques, pour la douceur de son climat et pour la tolérance de ses habitants vis-à-vis des différentes vagues de voyageurs, parfois très originaux, qui ont été tentés par un séjour (artistes et intellectuels des années 1930, beat generation des années 1950, hippies des années 1960, etc.). Elle est devenue le laboratoire d’un nouveau tourisme de masse, axé sur la dépense, le plaisir et la musique. Un tourisme promis à un grand avenir. C’est la thèse défendue par le philosophe Yves Michaud. Professeur à Paris-1 et chroniqueur régulier de Philosophie magazine, il possède une maison sur l’île depuis de nombreuses années. Il y a écrit ses principaux livres sur Hume, Locke, l’art (L’Art à l’état gazeux. Essai sur le triomphe de l’esthétique, Stock, 2003 ; Hachette, 2006) et la violence (Changements dans la violence. Essai sur la bienveillance et la peur, Odile Jacob, 2002). Attiré par le phénomène qui se déroulait sur son lieu de résidence secondaire, il a décidé de se lancer dans une enquête pour comprendre ce qui était en train de se jouer de l’autre côté de son jardin. Il est allé passer des nuits entières dans ces boîtes de nuit (Amnesia, Eden, Pacha, etc.) où se rassemblent chaque été plus de 2,5 millions de visiteurs, transportés en charter de toute l’Europe ; il est allé écouter les grands DJs, invités prestigieux de ces folles bacchanales, qui inventent là une nouvelle manière de produire du son et de la transe ; il est allé comprendre ce que viennent chercher là ces jeunes qui passent parfois trois jours et trois nuits sans interruption d’un club à l’autre avant de remonter dans un avion et de retrouver une vie normale… Son livre est à la fois une enquête où l’auteur emprunte l’œil et le ton, parfois vulgaire, d’un touriste de base, et une analyse des nouvelles formes d’hédonisme. En 1935, le philosophe Walter Benjamin, de retour d’une série de séjours à Ibiza, avait publié L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproduction technique, un texte fondateur dans l’histoire de l’esthétique qui montrait comment la grande industrie américaine s’était emparée de la culture et avait transformé, via la radio et le cinéma, la nature même des œuvres d’art. Près d’un siècle plus tard, Yves Michaud s’interroge sur la production industrielle du plaisir qui est en train de s’opérer sous nos yeux ?

21/02/12 14:33

Le livre

Le philosophe Yves Michaud raconte la métamorphose d’une paisible île des Baléares en un gigantesque centre de détente, de plaisirs et d’extase pour toute la jeunesse européenne. Selon lui, c’est là que s’invente un nouveau tourisme de masse, fondé sur la dépense, l’hédonisme et la musique.

d’une tranquillité parfaite à quelques centaines de mètres de la frénésie. Il y a ensuite la musique. M’occupant beaucoup d’esthétique et de philosophie de l’art, j’ai été déformé, comme la plupart des philosophes et historiens, par le primat accordé dans notre tradition aux arts visuels et aux canons classiques, y compris quand il s’agit des canons modernistes et formalistes qui régissent notre perception de l’art “moderne”. À Ibiza, j’ai mieux compris l’architecture, le paysage et surtout la musique – pas la musique classique sacralisée, mais la musique techno industrielle et synthétique. Sous l’influence de ces nouveaux objets et avec ce nouvel angle de vision, mes conceptions esthétiques ont profondément changé, alors même que, dans mes autres travaux, je devais sans cesse prendre la mesure des distorsions et des limites imposées par l’esthétique classique. Celle-ci s’occupe d’objets uniques, les “œuvres d’art”, suppose des regards concentrés et attentifs, privilégie le sens de la vue, fétichise la qualité et les

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— Philosophie Magazine

© Photo Josse/Leemage ; Londres National Portrait Gallery/Leemage ; Patrick Bernard/Abacapress.com ; Stéphane Lemouton/Abacapress.com ; photomontage de Louis Assenat pour PM.


DOSSIER

Rousseau vs. Hobbes le vrai duel de la présidentielle Retrouvez le thème de notre dossier dans l’émission Du Grain à moudre, le 4 avril à 18 h 20. À écouter aussi sur franceculture.fr

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’un était convaincu que « l’homme est un loup pour l’homme » et a donc imaginé un État-Léviathan. L’autre défendait au contraire une bonté naturelle appelée à être réactivée par un « contrat social ». Les deux font date dans l’histoire de la pensée. Or, il se pourrait bien que Thomas Hobbes et JeanJacques Rousseau animent encore secrètement notre actualité politique. Il est en effet frappant de constater à quel point Nicolas Sarkozy est proche de la philosophie libérale et autoritaire de Hobbes, là où François Hollande rejoint l’aspiration républicaine de Rousseau. Vu sous cet angle, le débat, en apparence atone, de la présidentielle prend un relief inattendu. Et ses enjeux s’éclairent : car, comme le montre notre sondage exclusif, les Français apparaissent majoritairement rousseauistes mais aux prises avec un monde hobbesien dédié à la compétition de tous contre tous. Décryptage d’une quadrature du cercle pour mieux débrouiller les fils d’un vote crucial. 41

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Sondage exclusif (Ipsos pour Philosophie magazine) Les Français majoritairement rousseauistes ! Selon vous, l’être humain est… … bon par nature … mauvais par nature

66 % 30 % 4 %

ne se prononcent pas

En général, les êtres humains ont envie… … de vivre dans une société égalitaire et sans privilège … d’avoir du pouvoir et de grimper les échelons

31 % 65 % 4%

nsp

Le premier rôle de l’État, c’est… … de veiller au bien-être de la population … de maintenir l’ordre et d’assurer la sécurité

60 % 35 % 5%

nsp

La morale et la loi Il faut se fier à son cœur et à ses sentiments pour savoir ce qui est bien et ce qui est mal C’est la loi qui dit ce qui est bien et ce qui est mal

65 % 31 % 4%

nsp

Dans un régime démocratique, après les élections… … il faut surveiller de près les élus et se méfier d’eux … on est obligé de faire confiance aux élus par principe

63 % 35 % 2%

nsp

Un peuple de gauche dans un monde de droite ?

© Bernard Patrick/Abaca

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nterrogés sur leurs convictions politiques, les Français plébiscitent les valeurs chères à Jean-Jacques Rousseau. Ils pensent que la nature humaine est bonne, que le rôle majeur de l’État est de veiller au bien-être de la population, que la morale est liée aux qualités du cœur, mais aussi qu’il faut se méfier des élus, toujours tentés d’abuser de leurs prérogatives. À l’opposé, les idées prônées par Thomas Hobbes – les hommes sont mauvais par nature, l’État doit avant tout assurer l’ordre et la sécurité, seule la loi édicte ce qui est mal et l’on est obligé de s’en remettre à ceux qui exercent le pouvoir – ne recueillent l’assentiment que du tiers de la population.

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Seul bémol pour ce plébiscite du rousseauisme (et donc de la gauche ?), le regard porté sur la société. Selon 65 % des Français, les êtres humains rêvent de conquérir le pouvoir plus que de construire une organisation sociale égalitaire, sans privilèges. Néanmoins, cette réponse peut aussi s’interpréter comme un pessimisme à l’égard du monde actuel, qui abîme l’homme naturellement bon, en éveillant en lui rapacité et ambition. N’est-ce pas une telle critique qu’émettent les sympathisants du Front de gauche lorsqu’ils considèrent à plus de 60 % leurs semblables comme mus par la soif de pouvoir ? Si cette lecture est juste, alors il n’y a pas d’ombre hobbesienne à ce tableau rousseauiste de l’opinion française.

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DOSSIER

Présidentielle Rousseau vs. Hobbes

;Retrouvez l’intégralité du sondage et les résultats pour l’ensemble des candidats sur philomag.com

Le clivage gauche/droite toujours d’actualité

Électeurs potentiels de François Hollande au premier tour

Électeurs potentiels de Nicolas Sarkozy au premier tour

Le premier rôle de l’État est de veiller au bien-être de la population

73 % 45 %

Le premier rôle de l’État est de maintenir l’ordre et d’assurer la sécurité

26 % 48 %

Dans un régime démocratique, il faut surveiller de près les élus et se méfier d’eux

62 % 42 %

Dans un régime démocratique, on est obligé par principe de faire confiance aux élus

36 % 55 %

L’être humain est bon par nature

72 % 66 %

L’être humain est mauvais par nature

24 % 31 %

Les êtres humains ont envie d’une société égalitaire et sans privilège

37 % 32 %

Les êtres humains ont envie d’avoir du pouvoir et de grimper les échelons

59 % 63 %

Il faut se fier à son cœur et à ses sentiments pour savoir ce qui est bien et ce qui est mal

66 % 64 %

C’est la loi qui dit ce qui est bien et ce qui est mal

31 % 31 %

Sondage réalisé par Ipsos pour Philosophie magazine les 17 et 18 février sur un échantillon de 969 personnes représentatives de l’ensemble de la population âgées de 18 ans et plus selon la méthode des quotas.

Le vote Hollande nettement plus proche du Contrat social que du Léviathan

S

i les valeurs rousseauistes sont plébiscitées par l’ensemble de la population française, certaines divergences sont à relever. Premièrement, l’électorat socialiste est attaché à l’État providence, qui ne se contente pas d’assurer l’ordre et la sécurité, mais se préoccupe aussi du bien-être de la population. Ce souci englobe des postes aussi différents que la santé ou l’éducation, voire la culture. Pour la droite, traditionnellement, une bonne partie de ces fonctions pourrait être assumée par l’initiative privée. Et l’État, lorsqu’il veille au bien-être de tous, risque de créer infantilisation et assistanat, il se transforme en « Big Mother ». Deuxièmement, Rousseau avait tendance à se méfier des élus et de façon générale de tout citoyen placé par sa fonction au-dessus des autres ; aussi recommandait-il au peuple de rester vigilant. Cette méfiance de principe envers toute autorité incarnée dans un homme ou une caste – car pour Rousseau la souveraineté appartient au peuple – reste très répandue à gauche, tandis que l’électorat de droite

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est plus prompt à s’en remettre aux élus, une fois en place. Selon Hobbes et ses successeurs, la soumission à l’autorité des chefs de l’exécutif est une bonne garantie de maintien de l’ordre, et tant pis s’il faut parfois subir leur arbitraire. Troisièmement, la conception de la nature humaine est un peu plus sombre à droite : l’homme est un loup pour l’homme, l’homme est mauvais par nature, voilà des motifs qui convainquent bien davantage les électeurs FN et UMP que PS ou Front de gauche. Pour le reste, les oppositions sont moins significatives. Ajoutons une remarque transversale : nous vivons bel et bien dans une société de défiance. 63 % des électeurs de tous bords se méfient des élus ; 65 % des Français considèrent leurs semblables comme avides de pouvoir : si les aspirations des électeurs sont très clairement rousseauistes, le climat dans lequel baigne notre époque, marquée par la suspicion et la compétition, les inquiète (l’interview de Raffaele Simone page 58 approfondit ce constat)…

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DOSSIER

présidentielle Rousseau VS. HOBBES

La face cachée de la lutte Et maintenant, la preuve par les citations ! Où l’on découvre que, sur les fondamentaux – comme la vision de l’homme, de la violence, de l’État –, c’est bel et bien Thomas Hobbes et Jean-Jacques Rousseau qui ventriloquent les deux principaux candidats.

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bandonner la course, c’est mourir. » C’est peutêtre ce que se répète le président-candidat tous les matins en se rasant. Nicolas Sarkozy sait qu’il devra déployer une folle énergie pour vaincre une seconde fois. Mais une conviction absolue le pousse au combat. Non pas celle de remporter la présidentielle. Il sait que le succès n’est jamais assuré. Une vérité plus sourde l’anime : « Abandonner la course, c’est mourir. » Sait-il que cette phrase est de Hobbes ? C’est douteux, et il n’y a guère, à notre connaissance, d’allusions au philosophe anglais du XVIIe siècle dans ses écrits ou ses discours. La filiation, pourtant, saute aux yeux. Prenant à rebours la tradition, qui privilégie la quiétude et la contemplation, Hobbes emprunte à son contemporain Galilée l’idée que le mouvement des corps ne s’arrête jamais. Vivre ne se résume pas à rechercher la sérénité, et à s’y installer douillettement. Non, « la félicité […] ne consiste point à avoir réussi, mais à réussir ». N’est-ce pas ce mouvement perpétuel qui définit Nicolas Sarkozy ? Après la tranquille présidence de Jacques Chirac, il a surpris par sa mobilité : ruptures, annonces, retournements, surprises en cascade pour électriser le peuple et mobiliser les médias, brusques accélérations, sans oublier cette agitation chronique qui fait de son corps un nœud de tensions et de soubresauts irrépressibles. Nicolas Sarkozy le revendique : « Dans les valeurs auxquelles je crois, il y a […] le mouvement. Je ne suis pas un conservateur. Je ne veux pas d’une France immobile. […] Rester immobile serait mortel quand tous les autres avancent » (congrès de l’UMP à Paris, 14 janvier 2007).

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Autre trait commun à Sarkozy et à Hobbes : une vision pessimiste de la nature humaine, souvent dissimulée mais profonde. Pour celui qui a voulu dépister les futurs délinquants dès la maternelle, instaurer des peines planchers, limiter la liberté conditionnelle, qui considère la pédophilie comme un héritage génétique, la récidive comme une fatalité, qui fustige les voyous, les profiteurs, les menteurs, les lâches, les tartuffes, les sectaires, les saboteurs (discours de Bordeaux, 3 mars 2012)… pour lui, vraiment, « l’homme est un loup pour l’homme », selon l’antique formule de Plaute reprise par Hobbes. Nous serions naturellement voués au mal. La piste noire n’est pas dans le style de François Hollande. Avec son débit hésitant, il paraît tranquille et bonhomme. S’il fait montre de persévérance, il a rarement l’air pressé. Tôt parti dans la course présidentielle, toujours prêt à lancer un bon mot, il passe volontiers douze heures au Salon de l’agriculture. Dans le discours censé donner de l’élan à sa campagne, il affirme sans gêne : « Je suis placide. » Il pourrait confesser comme Jean-Jacques Rousseau dans les Rêveries du promeneur solitaire : « Le sentiment de l’existence dépouillé de toute autre affection est par lui-même un sentiment précieux de contentement et de paix qui suffirait seul pour rendre cette existence chère et douce […]. Mais la plupart des hommes, agités de passions continuelles, connaissent peu cet état. » Suivez mon regard : « Les hobbesiens, selon Rousseau, oublient toujours le doux sentiment de l’existence », précise-t-il dans une lettre à Voltaire. François Hollande renchérit : « Nous avons besoin de stabilité, de cohérence, d’harmonie… j’allais dire de calme, tout le contraire de ce qui a été pratiqué depuis 2007 » (à

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© Photos : Vim/Abacapresscom ; World Economic Forum.

par Michel Eltchaninoff / Illustrations Julien Pacaut



LES PHILOSOPHES L’ENTRETIEN L’ENTRETIEN

Isabelle Stengers

« La science n’est pas une conquête mais une aventure » Philosophe et historienne des sciences, Isabelle Stengers est l’auteur d’ouvrages décapants sur l’écologie, l’hypnose ou la sorcellerie. Rencontre avec une iconoclaste de la pensée. Propos recueillis par Martin Legros et Laurent de Sutter / Photos Éric flogny

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a science était jusqu’il y a peu notre dernière autorité. Nous nous en remettions à elle pour nous dire non ce que nous devions faire, mais ce que nous pouvions savoir. Elle échappait au tourbillon des opinions contradictoires et des croyances irréconciliables. Et voilà que, désormais, tout se passe comme si elle était entrée dans la valse du pour et du contre. Climat, OGM, nanotechnologies… on ne compte plus les questions scientifiques où le débat fait rage, dans le public mais aussi entre scientifiques. L’expertise se voit contestée par une série d’usagers qui prétendent disposer d’un savoir plus pertinent, et plus indépendant, que celui des spécialistes, parfois liés à des intérêts économiques… Et les sciences humaines s’emparent des pratiques scientifiques pour montrer que, chez leurs collègues aussi, la quête du pouvoir prédomine parfois celle de la vérité – ce qu’on a appelé « la guerre des sciences ». Comment régler ce différend ? En restaurant l’autorité à l’ancienne ? Ou en renonçant à l’idée même d’une science non partisane ? Pour Isabelle Stengers, il s’agit de se faire une idée plus juste de la science. Formée par le prix Nobel de chimie Ilya Prigogine, mais aussi par la lecture de Deleuze et Whitehead, cette philosophe belge s’est d’abord donné pour tâche, aux côtés de Bruno Latour, de raconter autrement l’histoire des sciences. À la suite d’une série de rencontres, avec le psychiatre Léon Chertok, connu pour ses travaux sur l’hypnose, ou avec l’ethnopsychiatre Tobie Nathan, elle s’est intéressée à ces pratiques mises au ban de la science officielle, alors même qu’elles mettaient en œuvre un dispositif de connaissance fécond. Face à la guerre des sciences, Isabelle Stengers a toujours adopté la position leibnizienne du « diplomate ». Mais il est une question sur laquelle elle refuse toute concession : le climat. Là, le doute lui apparaît criminel, et la seule parade est de se préparer à faire face à la barbarie qui vient. Rencontre avec une diplomate intransigeante.

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Comment êtes-vous devenue philosophe des sciences ?

Isabelle Stengers : J’ai choisi les sciences pour échapper à une normalité familiale. Mes deux parents sont historiens, il me semblait que les sciences me permettraient d’échapper à une vision historique du monde. Mais, au cours de mes études de chimie, je ne pouvais m’empêcher de m’interroger sur la manière dont les scientifiques travaillent : ce qu’ils ignorent, ce qu’ils postulent, ce en quoi ils ont confiance, les problèmes qu’ils ne posent pas, etc. Je me suis alors dirigée vers la philosophie par un mouvement que j’assimile à celui des réfugiés politiques : mon lieu natal n’accepte pas ce que je suis devenue, il faut que j’aille ailleurs. Pour de nombreux chercheurs aujourd’hui, la philosophie est une terre d’asile, un lieu où penser ce que « chez eux » on leur demande de faire. Je me suis donc engagée en philosophie pour gagner la liberté de penser ce que j’avais appris en sciences. En 1978, vous avez écrit avec le prix Nobel de chimie Ilya Prigogine La Nouvelle Alliance, un livre qui a fait événement. De quoi s’agissait-il ?

Prigogine aimait sa science non pas comme une conquête de la raison mais comme une aventure qui n’a pas à prétendre à une autorité générale. Pour lui, lorsque la physique se glorifie d’avoir découvert la réalité ultime du temps en niant l’expérience humaine du devenir et de l’irréversible, il s’agit d’une simplification déplacée. Nous sommes les enfants du temps, pas les auteurs du temps, disait-il. Prigogine avait besoin de quelqu’un avec qui il puisse situer ses propres travaux dans cette perspective, ce qui m’a obligée à mon tour — Philosophie Magazine


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Les philosophes Le grand livre

L’Ecclésiaste un éclair d’athéisme au cœur de la bible ?

© Illustration : Olivier Marbœuf pour PM

Tout commence par un refrain lancinant, un soupir plus qu’un cri : « Vanité des vanités, tout est vanité. » Tel est le leitmotiv célèbre de l’Ecclésiaste. Ce livre singulier de la Bible, sans auteur clairement identifié, offre une méditation désabusée sur la condition humaine et les affairements futiles de l’existence. Certaines de ses formules sont devenues des proverbes – « Rien de nouveau sous le soleil », « Il y a un temps pour tout » – si bien qu’il nous arrive de le citer sans le savoir, dans nos moments de lassitude… En quoi intéresse-t-il la philosophie ? En ceci que l’Ecclésiaste n’est pas vraiment porteur d’enseignements religieux, mais constitue l’un des textes de sagesse les plus bouleversants jamais écrits. Les philosophes ici réunis – André ComteSponville, Frédéric Schiffter, Denis Moreau, Henri Atlan et Jacques Roubaud – nous en proposent une lecture personnelle, montrant en quoi il parle à tous. Alors, certes, l’Ecclésiaste tranche à l’ère de la « positive attitude ». Mais sa lucidité rend sa lecture tout sauf vaine…

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Livres

pour tous lecteur curieux lecteur motivé lecteur averti

Pendant que j’y pense par Catherine Portevin

* Les Arcs-en-ciel du noir (Gallimard) et exposition-parcours dans les collections de la Maison de Victor Hugo : 6, place des Vosges, 75004 Paris. Jusqu’au 19 août.

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L’essai du mois

Pour l’honneur Pour le philosophe Kwame Anthony Appiah, cette valeur – souvent jugée vieillotte – est un moteur essentiel à toute révolution morale. Elle est un socle sur lequel s’appuyer pour faire basculer nos sociétés vers une « vie bonne ». Démonstration.

Le Code de l’honneur / Kwame Anthony Appiah / / Trad. de JeanFrançois Sené / Gallimard / 288 p. / 25 €

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’est-ce pas une valeur surannée, qui sent la blouse grise et le tableau noir, le panache blanc et le champ de bataille ? Une morale ambiguë, codifiée, poussiéreuse, à l’odeur de sang ? Et pourtant, l’honneur est le grand opérateur des révolutions morales de l’humanité ! C’est en tout cas la thèse du philosophe Kwame Anthony Appiah, né en 1954 à Londres, de mère anglaise et de père ghanéen (lire son entretien dans Philosophie magazine, n° 49). Sa pensée est libre et incarnée : quelqu’un ici parle clair et s’engage. Que sont donc ces « révolutions morales » qui changent le monde ? Il s’agit de ces moments où les comportements moraux basculent, où des pratiques parfois millénaires, illégales et même inacceptables moralement sont abandonnées de fait. Ainsi, en une génération, ont cessé le duel en Angleterre au milieu du XIXe siècle, le bandage des pieds des femmes en Chine au tournant du XXe siècle et la traite des esclaves par le Royaume-Uni en pleine révolution industrielle. Le point commun de ces trois « révolutions morales » est que l’argumentaire moral n’a pas joué, ou pas joué seul : il était tout armé depuis le début pour dénoncer le duel comme un meurtre, le bandage des pieds une mutilation, l’esclavage une atteinte à la dignité humaine. Aucun nouvel argument moral n’a été énoncé pour convaincre toute une société de changer d’opinion. Que s’est-il passé alors, au point de bascule ? Quelque chose que l’on nomme « honneur » a joué un rôle central. Pour le duel, le code d’honneur aristocratique auquel il se référait a perdu sa légitimité avec la démocratisation progressive de la société. Le duel est devenu ridicule, or rien n’est plus contraire — Philosophie Magazine

© Pierre Emmanuel Rastoin pour PM ; Loaded © 2006 by Thomas Allen (Courtesy of Foley Gallery, New York).

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es temps électoraux peuvent bien décevoir, ils suscitent même chez les plus désabusés des démocrates quelque chose comme une impression d’ouverture. Imaginaire peut-être, mais n’est-ce pas l’imaginaire qu’il serait justement urgent d’ouvrir ? Ouvrez alors l’Appel d’air, d’Annie Le Brun, poète surréaliste et essayiste. Ce texte publié en 1988 (et réédité en poche chez Verdier, 124 p., 8 €) nous fait soudain ressentir combien nous manquons d’air sans plus nous en rendre compte : « Au cours de ces vingt dernières années […], constate-t-elle en préface à l’édition de 2012, rien n’est venu s’opposer véritablement à l’ordre des choses. » Son Appel d’air est un soleil noir dans les hyper-réalistes années 1980 : déjà, triomphait le « trop de réalité » (décrétée telle) contre le sensible, lequel se retrouvait travesti en fausses transgressions consuméristes présentées comme œuvres d’art. Annie Le Brun, elle, plaide pour une « insurrection lyrique », pour la force séditieuse du rêve. Sa couleur est le noir, qui est, comme pour Victor Hugo auquel elle consacre un essai et une exposition *, la couleur de la conscience claire et du refus de l’aveuglement. « Nous n’avons que le choix du noir », affirmait le poète. Il note aussi : « Rien ne ressemble à ce qu’on nomme le hasard que ce qu’on nomme le nuage. Eh bien, les nuages sont exacts. » « Les rêves, conclut Annie Le Brun, comme les nuages sont exacts. » Vite, de l’air !


Freud n’est pas Bambi Le psychisme humain n’est pas rose bonbon. Mais, avec Patrick Declerck, pénétrer l’obscur des âmes se révèle particulièrement jubilatoire.

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à l’honneur que le ridicule. En Chine, c’est l’honneur national qui a opéré, les lettrés chinois réformistes faisant valoir combien cette pratique des pieds bandés, asservissant les femmes, était une honte pour la Chine, donc un obstacle dans ses prétentions de rayonnement mondial. Or rien n’est plus contraire à l’honneur que la honte (sauf si elle est imposée par des leçons de morale venues de l’extérieur). Enfin, si le commerce des esclaves a été abandonné, c’est, selon Appiah, par l’action d’un « honneur ouvrier » : l’asservissement de travailleurs dans les plantations du Nouveau Monde renvoyait aux mineurs des Midlands une image dégradée du travail qui humiliait leur propre dignité. Or rien n’est plus contraire à l’honneur que l’humiliation. Remettre l’honneur à l’honneur en philosophie, c’est donc pour Appiah reconnaître à la fois son étrangeté à la sphère morale (on peut tuer par honneur autant que sauver des vies) et sa force éthique en ce qu’il manifeste l’un des biens humains essentiels : le droit au respect, qui va de l’estime des autres au respect de soi-même. Se préoccupant de définir la « vie bonne » comme épanouissement, telle que la dessine Aristote, Appiah s’intéresse, bien au-delà de la vertu, à « la multiplicité des choses qui font que la vie humaine se passe bien » : l’agrément de relations familiales et amicales, l’implication dans une activité sociale, l’enrichissement de l’esprit au contact de l’art… autrement dit ce qui lie l’individuel et le collectif. L’honneur fait partie de ces « choses qui peuvent rendre la vie bonne ». Achevant sa réflexion sur les révolutions morales en cours ou souhaitables – celle des crimes pour l’honneur condamnant la femme violée ou simplement divorcée, celle de l’honneur perdu de l’armée dans les geôles d’Abou Grahib ou de Guantanamo, celle de la politique carcérale américaine – , Appiah, en restaurant la complexité de l’honneur, ouvre une piste inédite pour penser rien moins qu’une éthique publique. C. P.

l faut une bonne dose de naïveté pour reprocher à Freud d’être politiquement incorrect. Oui, il était un brin misogyne, phallocrate, affabulateur et cocaïnomane. Mais que croiton ? Que les Bisounours pourraient tenter une expédition jusqu’aux tréfonds du psychisme humain ? La psychanalyse n’est pas une œuvre de charité publique, mais un vaccin puissant contre la moraline. Du moins, la psychanalyse véritable, celle qui n’a pas renié ce qu’elle doit à Schopenhauer et à Nietzsche, qui creuse la part obscure de l’homme. Démons me turlupinant, le dernier opus de Patrick Declerck, est un roman par le style, par le goût de raconter des scènes mémorables, mais c’est surtout une merveilleuse introduction à la psychanalyse. L’auteur se présente sans détour dans ce livre. On apprend qu’il est un fieffé misogyne doublé d’un pornographe, qu’il souffre d’une paresse endémique et qu’il a un Œdipe gonflé à bloc. Et alors ? C’est précisément l’obliquité de son regard, la dinguerie de son histoire familiale qui lui ont permis d’exercer le métier de psychanalyste. Et de comprendre les situations tordues de ses patients, dont il donne quelques aperçus tragicomiques. Si l’on veut trouver des définitions simples et frappantes de ce que sont l’hystérie, la cure analytique, l’alexithymie ou la Vergänglichkeit, sentiment du caractère fugitif de l’existence qui étreint les grands mélancoliques, il vaut mieux ouvrir ce roman souvent désopilant qu’un dictionnaire de psychanalyse. Cet ouvrage risqué – il est rare qu’un analyste raconte ses traumas et ceux de ses patients de concert ! – est aussi la meilleure réplique à ceux qui s’imaginent que la couleur de l’inconscient est le rose bonbon. Alexandre Lacroix

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Démons me turlupinant / Patrick Declerck / / Gallimard / 272 p. / 17,90 €

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Livres Carrefour Le Cerveau sur mesure Jean-Didier Vincent, Pierre-Marie Lledo / Odile Jacob / 288 p. / 23,90 €

Lire le cerveau Pierre Cassou-Noguès / Seuil /

Neuroscience de l’être humain Jean-Marie Delassus / Encre marine / 92 p. / 39 €

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Deux spécialistes parcourent les perspectives ouvertes par l’état des neuro­ sciences contemporaines : décuplement de mémoire, vision nocturne, contrôle des machines à distance, etc.

192 p. / 21 €

Un philosophe wittgensteinien se projette dans un futur proche où les « lecteurs de cerveau » seront aussi omniprésents qu’aujourd’hui les téléphones portables et analyse les conséquences pour nos affects et notre pensée.

Un médecin, spécialiste de la vie embryonnaire et de la grossesse, réécrit L’Être et le Néant à la lumière des avancées cognitives des neurosciences.

Lumières sur le cerveau Si les spécialistes des neurosciences se perdent parfois en conjectures, les perspectives qu’ils soulèvent sont vertigineuses. De là à dessiner un nouveau temps pour la pensée ? Par Mehdi Belhaj Kacem

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— Philosophie Magazine

© Chloé Tallot /www.chloetallot.com

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e sens commun aime à ridiculiser la philosophie comme l’activité qui consiste à se poser des questions du genre : « Est-ce la poule qui a créé l’œuf, ou l’œuf qui a créé la poule ? » C’est dans ce type de cercle que s’enferment souvent les réflexions soulevées aujourd’hui par les chercheurs en neurosciences : « Est-ce la pensée qui a créé le cerveau, ou le cerveau la pensée ? » Ce à quoi on peut répondre par les objections que Hegel faisait, déjà, à la phrénologie, qui expliquait l’être-criminel de tel homme par la structure de son crâne, comme aujourd’hui on prétend trouver dans l’ADN la cause de l’homosexualité ou de la croyance en dieu. Pour la « pensée » phrénologique qui estimait déjà que c’était l’œuf qui avait créé la poule, « l’esprit est un os, résumait Hegel. Si donc on dit à un homme : “Tu (ton intérieur) est ceci parce que ton os est ainsi constitué”, cela ne signifie rien d’autre que je prends un os pour ta réalité effective. La riposte à un tel jugement […] devrait aller jusqu’à briser le crâne de celui qui juge ainsi pour lui montrer de façon grossière que grossière est sa sagesse, qu’un os n’est rien d’en soi pour l’homme, et encore beaucoup moins sa réalité effective ». Sans aller jusque-là avec la nouvelle « phrénologie de notre temps »,


comme le dit le neurobiologiste Jean-Pierre Changeux, la neurologie pourrait bien partager nombre des naïvetés de l’ancienne. On décompte les milliards de neurones qui composent tel cerveau, on fait correspondre à tel affect tel crépitement enregistré par l’ordinateur branché directement sur lui, et on s’émerveille du bouleversement que cette naturalisation de la conscience prépare dans nos vies quotidiennes. Ce n’est pourtant pas si… simple. Car les neurosciences ont atteint un niveau d’acquis cognitifs, de résultats thérapeutiques et d’outils expérimentaux qui la rendent, tout de même, irréductible à l’obscurantisme combattu par Hegel. Plusieurs livres parus récemment tentent de prendre la mesure historique du phénomène. Pour un bilan purement épistémologique, mieux vaut lire les scientifiques euxmêmes. L’excellent Le Cerveau sur mesure, de Jean-Didier Vincent et Pierre-Marie Lledo, nous ouvre des perspectives vertigineuses, plus ou moins « alléchantes » : branchement direct de prothèses au système nerveux, ou eugénisme des « transhumanistes » concevant une créature immortelle qui ignore la souffrance et manifeste les capacités de la pensée à un degré inouï. Pour l’approche philosophique, l’actualité éditoriale nous offre plusieurs démarches, fort différentes. La première est celle de Jean-Marie Delassus, médecin spécialiste de la maternité et philosophe. S’inspirant de L’Être et le Néant de Sartre, l’auteur propose une « neurontologique », qui se réduit en fait à une description de la formation du système nerveux dans l’embryon humain. On reste là loin de l’ambition philosophique annoncée en ouverture. L’approche de Pierre Cassou-Noguès parvient, elle, à isoler la vraie nouveauté que les neurosciences recèlent pour la philosophie : que nous pourrons demain « assister » à la pensée avant que celle-ci n’ait ellemême conscience de ce qu’elle va penser/ressentir quelques secondes plus tard. Le philosophe identifie ainsi le problème que la poule des neuro­sciences pose à l’œuf de la pensée, et ce problème découle d’infimes, mais décisives manières de découper le temps de la pensée. C’est Descartes réécrivant le Minority Report de Spielberg : que se passera-t-il quand les ordinateurs seront réellement en prise directe avec nos cerveaux et pourront court-circuiter, comme dans le film, toute velléité « déviante » de la société ? Wittgenstein est ici la grande référence, et, comme chez lui, on retrouve chez Cassou-Noguès sobriété et limpidité des propositions, refus de toute envolée métaphysique vide de sens, crâne placidité des clarifications résultant de la Méthode. Le style est souvent celui de la narration propre à la science-fiction, et la conclusion du livre, où l’auteur téléporte Proust et son Albertine dans un monde où les « lecteurs de cerveau » seront partout, comme aujourd’hui les portables, est un morceau d’anthologie, proche des grands romans moralistes du siècle des Lumières.

“Est-ce la pensée qui a créé le cerveau, ou le cerveau la pensée ?”

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Livres

Notre sélection

Fiche de lecture Testament inédit

Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction Jean-Marie Guyau / Payot / 330 p. / 23,50 €

Jean-Marie Guyau serait-il le plus brillant des philosophes inconnus que la France ait portés ? Né en 1854, il laisse – malgré sa mort prématurée, à 35 ans – une œuvre pionnière qui prend acte de la chute des idéaux transcendants et inspirera le vitalisme de Nietzsche, Bergson ou Deleuze.

1_Hymne à l’anomie

L’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction (rééditée ici avec un riche appareil critique) refuse les vues dogmatiques de Kant qui prétend faire reposer l’éthique sur une loi universelle extérieure à l’homme. Au contraire, affirme Guyau, la morale naît d’un principe immanent qui n’est autre que la vie elle-même. Et parce que la vie suscite toujours plus de pluralité, il y a « anomie », c’est-à-dire « absence de loi fixe ». Bref, Guyau comprend que « la vraie autonomie doit produire l’originalité individuelle et non l’uniformité individuelle ». D’où la nécessité d’une « morale des faits » renvoyant la métaphysique à un jeu d’hypothèses propre à chacun.

2_Solidarité naturelle

Le vitalisme de Guyau innove car il ne se réduit pas pour autant à un hédonisme simplet : l’homme a besoin de vivre selon de grandes idées, l’idée étant d’abord le résultat d’une force qui cherche à s’exprimer. Conséquence : « Celui qui ne conforme pas son action à sa plus haute pensée est en lutte avec lui-même, divisé intérieurement. » Guyau rejette ainsi l’utilitarisme moral de Berkeley – adversaire de Kant – pour qui nous n’agissons que par calcul en vue du plaisir. Quant à l’égoïsme, il apparaît comme une « mutilation » : notre « spontanéité naturelle » nous pousse au contraire à la « solidarité ». La politique ne s’oppose plus à la nature mais la prolonge.

3_La vie comme pouvoir

Parce qu’il rouvre la possibilité d’un homme naturellement moral, Guyau a eu une forte influence sur la philosophie anarchiste de Kropotkine qui lui consacre un chapitre décisif (reproduit dans cette édition) de son Éthique. Nietzsche va également couvrir de notes élogieuses (également reproduites) son édition de l’Esquisse, y trouvant les ferments féconds de sa « volonté de puissance ». Car la vie, écrit Guyau est « fécondité » : elle est un « pouvoir » qui, parce qu’il nous excède, s’impose comme un « devoir » : ce « germe de l’avenir débordant déjà le présent ».

Lucien Febvre et François Crouzet / Albin Michel / 380 p. / 23 €

Cet ouvrage inédit de l’historien Lucien Febvre, cofondateur avec Marc Bloch de l’École des Annales, et de François Crouzet, alors tout jeune assistant à la Sorbonne, dormait, oublié, dans une modeste valise en carton sous un toit parisien. Écrit en 1950 dans l’espérance de l’après-guerre, hanté par les ombres de ce que Febvre appelle « la préhistoire de la pensée et de l’humain » – le nationalisme et l’idée de race, cette « idole sanglante » – , cet éloge de la civilisation comme mélange impur, capacité d’emprunts et d’influences, donne un écho singulier à notre époque obsédée d’identité nationale uniforme et quasi innée. Denis et Élisabeth Crouzet, fils et belle-fille de François, à qui l’on doit cette opportune et salutaire exhumation, souhaitent bien faire réentendre ainsi l’esprit de liberté critique par lequel Lucien Febvre « tentait de redonner vie à l’histoire » en l’inscrivant dans une éthique. Éthique universaliste (« Notre prénom : Français. Notre nom : Homme », écrit Febvre), éthique scientifique aussi, qui consiste, pour l’historien, à « ne jamais se soumettre à l’empire des stéréotypes ». Ce « manuel » qui n’en est pas un, tant Febvre a combattu l’histoire factuelle et linéaire servie aux écoliers, s’adresse au jeune lecteur : « À mon ami, tu es français… » Il se lit simplement, et même sa désuétude (notamment en ce qui concerne l’élan civilisateur de la colonisation) lui confère un charme qui n’ôte rien à sa force d’inspiration. Pour comprendre en profondeur ce texte précieux et son contexte, on lira avec profit la remarquable postface de Denis et Élisabeth Crouzet. C. P.

Anthropologie

Le Don des philosophes Marcel Hénaff

/ Seuil / 352 p. / 24 €

La philosophie contemporaine semble hantée par la question du don. Ce n’est sans doute pas un hasard à l’heure où dominent sans partage le marché et le

Philippe Nassif

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Nous sommes des sang-mêlés

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— Philosophie Magazine


culte du profit. Marcel Hénaff relit ici Ricœur, Derrida, Levinas, Marion, Descombes, Lefort… Nombre d’entre eux portent une vision radicale du don pensé comme absolument généreux, sans attente d’aucun retour. Jusqu’à devenir chez Derrida l’impossible même. Hénaff met ces philosophies à l’épreuve de l’anthropologie et montre combien il est abusif d’opposer le don comme éthique de la gratuité pure à l’échange forcément marchand. Reprenant les analyses de Marcel Mauss, il interroge en particulier la disparition du don cérémoniel, où le don appelait le contredon, qu’il s’agisse de la kula des îles Trobriand en Mélanésie ou du potlatch sur la côte nord-ouest de l’Amérique. Visant à éviter le conflit, le don cérémoniel était « d’abord une procédure de reconnaissance réciproque publique entre groupes ». Même si cette procédure est désormais assurée dans nos sociétés par les institutions politiques et juridiques, le don comme alliance demeure un socle anthropologique que les philosophes feraient bien de méditer. Catherine Halpern

L’Inconsolé

Pourquoi philosopher ? Jean-François Lyotard / PUF / 108 p. / 10 €

C’est un Jean-François Lyotard tout juste quadragénaire que l’on entend dans cette série de cours inédits, datant de 1965. S’y affirme déjà sa personnalité pleine et entière : comme dans la maturité du Différend, vingt ans plus tard, une sorte d’élégance de l’inconsolation, servie par une force d’argumentation chirur­gicale. À la question classique : « Qu’est-ce que la philosophie ? », Lyotard substitue d’emblée : « Pourquoi philosopher ? » L’on comprend aussitôt que la question vraiment originale posée par ce petit livre est celle du désir du philosophe. Réponse : le désir philosophique est celui du manque inhérent à toute chose. Non pas désir de retrouver l’unité perdue des choses, comme dans une certaine interprétation platonico-plotinienne. Mais désir, au contraire, de veiller sur cette perte immémoriale d’unité, manque qui a, de toute éternité, été la loi même des choses. Comme toujours, quand une philosophie prend son N° 58 — avril 2012

élan sur la dissension plutôt que sur l’harmonie, elle se place sous l’invocation d’Héraclite plutôt que de Parménide. M. B. K.

Paix injuste

Du compromis et des compromis pourris Avishai Margalit

/ Trad. par Frédéric Joly / Denoël / 240 p. / 21 €

Les compromis que nous faisons en disent souvent plus long sur nos intentions que les idéaux que nous défendons. Naviguant dans les eaux historiquement troubles de ce qui a été consenti au nom de la paix, Avishai Margalit signe un essai de morale négative, articulé autour de l’impératif catégorique prescrivant de refuser tout compromis « pourri ». La notion d’humanité partagée, qui fonde toute morale, ne peut en effet être sacrifiée sur quelque autel que ce soit, et tout compromis devrait reposer sur sa reconnaissance. Ainsi, du traité de Versailles à Yalta en passant par Munich, les compromis les plus pourris ne sont pas forcément ceux que l’on croit. Les allusions au conflit israélo-palestinien sont aussi rares que pudiques, mais le propos, stimulant bien que parfois discutable – sur la notion de crime contre l’humanité notamment, qu’il propose d’élargir à tous les compromis pourris –, fournit des clés pour le penser autrement. Chloé Salvan

Nos collaborateurs publient

Jacques Lacan, passé présent

Alain Badiou   et Élisabeth Roudinesco / Revu par Martin Duru / Seuil / 120 p. / 14,50 €

Ce dialogue est issu de deux rencontres ayant eu lieu en 2011 entre le philosophe et l’historienne de la psychanalyse à l’occasion du trentième anniversaire de la mort de Lacan. Une version brève de la première a été publiée dans Philosophie magazine n° 52. Notre collaborateur Martin Duru l’a arbitrée puis a décrypté et revu l’ensemble. Une bonne introduction à Lacan, l’homme et l’œuvre, servie par une franche complicité entre les deux débatteurs. C. P.

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Livres L’avis des bêtes

Le Point de vue animal Éric Baratay

/ Seuil / 400 p. / 25 €

« Il faut arracher l’Histoire à une vision anthropocentrée » : l’injonction d’Éric Baratay est cinglante, presque impatiente. Au risque, du coup, de l’anthropomorphisme, l’historien renverse le point de vue et tente de raconter nos liens avec les animaux depuis leur ressenti. L’épouvante sur les champs de bataille, le stress lié au productivisme, des chevaux de mine épuisés qui refusent le travail, mais parfois aussi, cette étonnante complicité avec les hommes… nombreux sont les témoignages qui décrivent le vécu animal. Car ces protagonistes de tout poil n’ont pas été aussi passifs et silencieux qu’on le croit ! Volontiers ou malgré eux, les hommes ont dû composer. Ce versant animal de l’Histoire est violent, éprouvant, mais il redécouvre aussi cette tendre certitude paysanne : que les bêtes parlent à qui les écoute… François Folliet

libre peut-il croire en Dieu ? » Non, voyons, la liberté que nous donne la raison est incompatible avec la foi. « Peut-on être à la fois lucide et heureux ? » Malheureusement non, puisque la lucidité nous ôte toute illusion. Rien n’est moins sûr, affirment les quatre « philosopheurs » qui ont planché le temps d’une dissertation. La forme est classique (développement en trois parties), les références parfois moins (Platon, Kant et Sartre côtoient Gianni Vattimo, philosophe italien contemporain), le propos toujours clair. Leur conclusion ? « On ne saurait donner une réponse simple à la question. » Quelques semaines avant l’épreuve du bac, voilà une alternative à l’ingurgitation fastidieuse des annales et de son manuel scolaire. Déjà parus : Un homme libre peut-il croire en dieu ? de Charles Pépin, Toute vérité est-elle bonne à dire ? d’Aïda N’Diaye, Faut-il oublier son passé pour se donner un avenir ? d’Olivier Dhilly, et Peut-on être à la fois lucide et heureux ? de Bertrand Piettre. Victorine de Oliveira

Fabrique des images Passe ton bac

Collection « Les philosopheurs » / L’Opportun / env. 91 p. / 9,90 €

Un angelot, une flûte, ou une paire de lunettes sur fond blanc, et des questions en apparence toutes bêtes. « Un homme

et aussi…

Paul Ricœur, un philosophe dans son siècle François Dosse / Armand Colin / 256 p. / 20,20 €

Une introduction à la fois belle et complète à la pensée de ce grand éclaireur du XXe siècle. Par son plus fidèle biographe.

Beauté fatale Mona Chollet / Zones / 237 p. / 18 € Un essai qui foisonne

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d’idées… et d’une saine colère   contre l’aliénation féminine au désir de beauté.   Des pistes   pour un nouveau féminisme.

Dictionnaire philosophique Voltaire / Actes Sud / 576 p. / 25 € Première réédition depuis 1994 de   ce texte devenu introuvable. Contre le fanatisme, plaide Voltaire, il n’est de remède que « l’esprit

Petite Histoire de la photographie Walter Benjamin

/ Trad. de Lionel Duvoy / Allia / 48 p. / 6,10 €

Voici une convaincante réédition de ce texte qui paraît peu de temps après celle

philosophique qui, répandu de proche en proche, adoucit enfin les mœurs des hommes ».

Où en sont les philosophes ? Revue Esprit / Mars-avril 2012 / 240 p. / 20 € Fin de la « pensée française », absence d’écoles dominantes, progression de la philosophie analytique et de l’American Philo, appétit du grand public : Esprit dresse un état des lieux.

Dictionnaire politique à l’usage des gouvernés Fabienne Brugère et Guillaume   le Blanc (dir.) / Bayard / 510 p. / 24 € Argent, biométrie, Care, environnement, genre, hospitalités, peuple, sécurité…   Six philosophes quadragénaires pensent l’incertitude du présent et font l’inventaire des idées qui aident à résister. Critique, brillant et roboratif.

de L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité (toujours chez Allia et par le même traducteur). Walter Benjamin substitua de façon visionnaire l’« esthétique de la photographie comme art » au « fait social, bien plus problématique, de l’“art comme photographie” », anticipant sur la façon dont la reproductibilité des images allait transformer notre rapport à l’art. Les deux essais abordent en particulier la daguerréotypie puis le cinéma sous l’angle de leurs conditions techniques de production. L’envers de leur progrès est la destruction historique de l’aura, ce qui fait l’œuvre d’art unique, expérience non reproductible, et que Benjamin définit poétiquement comme « l’apparition d’un lointain, si proche soit-il » : par l’art, la représentation va toujours au-delà d’elle-même. Dans la Petite Histoire de la photographie, pour la première fois illustrée de clichés de Daguerre, Hill, Blossfeldt et Atget, le lecteur saisira en quoi les débuts de l’âge photographique conservent néanmoins la trace de l’aura, tapie, par exemple, dans le « regard d’une incommensurable tristesse » de Kafka enfant. Agnès Gayraud

Nos collaborateurs publient

Se noyer dans l’alcool ? Alexandre Lacroix

/ J’ai lu / 160 p. / 5,10 €

« Oui, c’est triste, mais c’est ainsi. Les poètes maudits et les clochards célestes sont maintenant loin derrière nous », affirme Alexandre Lacroix en préface de cette réédition en poche. C’est pourtant à ces has-been, génies imbibés et écrivains soûlographes, que l’auteur rend une forme d’hommage en suivant les vapeurs de l’alcool dans la littérature moderne, des Paradis artificiels de Baudelaire à Marguerite Duras, en passant par les Kerouac, Bukowski et le Consul d’Au-dessous du volcan de Lowry, tous noirs et flamboyants. En filigrane, fascination et dégoût. Et un constat : se noyer dans l’alcool, comme Baudelaire plongeait au fond du gouffre « Enfer ou Ciel qu’importe, pour y trouver du Nouveau », a perdu sa force transgressive. Ne restent que la nostalgie sans horizon et la réalité du désespoir. C. P. — Philosophie Magazine


Les meilleures   ventes   en philosophie 01 Françoise Héritier / Le Sel de la vie / Odile Jacob ’est une petite merveille toute simple qui tient le haut du pavé. L’anthropologue l’a écrit dans l’élan vital d’un été. Une seule phrase sur quatrevingts pages pour sentir, grain par grain, « le sel de la vie » : sensations, émotions, souvenirs, questions et déceptions secrètes, grandes joies et plaisirs minuscules. Des « choses très sérieuses et très nécessaires pour conserver du goût ». C’est-à-dire cette empathie avec le monde qui inspire tant Françoise Héritier. C. P.

C Référence Référence

La Vie de Monsieur Descartes Adrien Baillet

/ Éditions des Malassis / Les Équateurs / 1 064 p. / 45 €

La réédition luxueuse et complète de cette biographie de Descartes par son contemporain Adrien Baillet est un bel événement éditorial : elle n’a jamais été republiée depuis 1691 hormis sous sa forme abrégée. Baillet a perçu de son vivant la très grande importance de Descartes, d’où sans doute ce singulier mélange d’hagiographie (dont il s’était fait une spécialité) et de biographie moderne. S’il prétend montrer ce que Descartes avait de commun avec les autres hommes, c’est bien un saint laïc que Baillet dépeint, même quand les agissements de son maître sont en flagrante contradiction avec la vertu. Descartes se laisse aller à des mondanités, fréquentant la cour allemande lors du couronnement de l’empereur ? C’est seulement, soutient Baillet « qu’il fut curieux de voir [cela] une fois pour toutes sa vie, afin de ne pas ignorer ce qui se représente de plus pompeux sur le théâtre de l’univers par les premiers acteurs de ce monde ». En dépit de ce biais flatteur et de quelques erreurs factuelles, cette monumentale Vie a le grand mérite de nous faire entrer dans l’esprit de Descartes en pleine formation. On apprend, par exemple, que sa thèse des animauxmachines, l’une des plus critiquées de la métaphysique cartésienne, ne serait pas une hypothèse ad hoc découlant de sa distinction entre « substance pensante » et « substance étendue », mais remonterait à sa plus tendre jeunesse et que du reste, argument massue s’il en est, « cette opinion des automates est ce que Pascal estimait le plus dans la philosophie de M. Descartes ». Noémie Issan-Benchimol N° 58 — avril 2012

02 Rithy Panh et Christophe Bataille / L’Élimination / Grasset 03 Lucien Jerphagnon / Connais-toi toi-même et fais ce que tu aimes / Albin Michel 04 André Comte-Sponville / Le Sexe ni la mort / Albin Michel 05 Étienne Klein et Jacques PerrySalkow / Anagrammes renversants ou le sens caché du monde / Flammarion 06 Michel Onfray / L’Ordre libertaire. La vie philosophique d’Albert Camus / Flammarion 07 Stéphane Hessel et Edgar Morin / Le Chemin de l’espérance / Fayard 08 Oliver Sacks / L’Œil de l’esprit / Seuil 09 Pierre Bourdieu / Sur l’État. Cours au Collège de France (1989-1992) / Seuil 10 Quintus Cicéron / Lettre à mon frère pour réussir en politique / Les Belles Lettres 11 Hervé Le Bras et Emmanuel Todd / L’Invention de la France. Atlas anthropologique et politique / Gallimard 12 Régis Debray / Jeunesse du sacré / Gallimard 13 Luc Boltanski / Énigmes et Complots. Une enquête à propos d’enquêtes / Gallimard 14 Alain Badiou / La République de Platon / Fayard 15 Tzvetan Todorov / Les Ennemis intimes de la démocratie / Robert Laffont Source :   Datalib/Adelc (Association pour le développement de la librairie de création), d’après un panel de 137 librairies indépendantes sur les deux derniers mois. Classement des meilleures ventes de livres de ou sur la philosophie (hors œuvres au programme du baccalauréat et des grands concours scolaires).

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