Philosophie magazine #108 avril 2017

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MENSUEL N° 108 Avril 2017

Nouveulllee form POURQUOI TOUT PEUT ARRIVER

BERGSON Le possible et le réel

HENRI BERGSON

« Le possible et le réel »

SUPPLÉMENT OFFERT

Ne peut être vendu séparément. © photo Bridgeman Images ; retouche : StudioPhilo.

LE REVENU UNIVERSEL RAPHAËL ENTHOVEN CONTRE LA VALEUR TRAVAIL ? “SPINOZA M’A APPRIS BENOÎT HAMON DÉBAT À AIMER LE MONDE” AVEC PIERRE-YVES GOMEZ

CAHIER CENTRAL

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CÉLINE ALVAREZ STANISLAS DEHAENE

09/03/2017 15:07

Les enfants sont des conquérants du savoir

Mensuel / France : 5,90 € Bel./Lux./Port. cont. : 6,50 € Suisse : 11 CHF Andorre : 6,20 € Allemagne : 6,90 € Canada : 11,50 $CA DOM : 8 € COM :1 000 XPF Maroc : 60 DH

Brexit

Trump

Présidentielle

Pourquoi tout peut arriver LE PRINCIPE D’INCERTITUDE M 09521 - 108 - F: 5,90 E - RD M 09521 - 108 - F: 5,90 E - RD

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ÉDITO

L’œil de

Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction

Pessimisme et accélération onnaissez-vous le return trip effect, l’« effet du voyage retour » ? Les psychologues ont transformé en objet d’étude une expérience de la vie courante : lorsque nous voyageons, à pied, à bicyclette, en train ou en avion, le trajet du retour nous paraît plus court que celui de l’aller. Cet effet est significatif. Il y a quelques années, les équipes de Niels Van de Ven, un chercheur néerlandais de l’université de Tilburg, ont ainsi montré, en distribuant des questionnaires à un échantillon de personnes, que leurs estimations subjectives de la durée des retours étaient inférieures de 22 % à celles des allers. Mais pourquoi ? Une explication vient spontanément : le trajet aller possède l’attrait de la nouveauté, notre regard découvre un coin de rue, un arbre, une boutique, et cette densité des sollicitations est telle que nous avons l’impression d’avoir vécu longtemps, tandis qu’au retour, nous ne prêtons plus attention à ce qui se passe au dehors. Nous ne voyons littéralement plus le temps passer. Mais d’après l’équipe de Niels Van de Ven, ce n’est pas la reconnaissance spatiale qui fait paraître le retour plus court, car l’effet vaut encore quand on se déplace en train la nuit ou en avion, et que l’on n’a aucun repère. L’écart tiendrait plutôt à un passage de l’optimisme au pessimisme, du désir à l’indifférence. À l’aller, la distance est un obstacle entre moi-même et la réalisation d’un événement – je vais à un rendez-vous, au cinéma, dans une ville que je ne connais pas, je suis plein d’entrain. Tandis qu’au retour, la distance est désinvestie, elle n’a plus de densité, elle est transparente – après elle, il y a le chez-soi. En méditant sur cet effet, je me suis dit que cela constituait une réponse amusante au mythe de l’éternel retour de Friedrich Nietzsche. Si un démon t’apparaît, demande Nietzsche dans Le Gai Savoir, et qu’il te propose de revivre tous les événements de ta vie d’innombrables fois, auras-tu la force de lui répondre : « Oui » ? Aimes-tu ta vie à ce point-là, supporteras-tu ce poids ? Si ma vie, à chaque nouveau passage, me paraît de 22 % raccourcie et qu’elle s’étend sur quatre-vingts ans, la deuxième occurrence me fera l’effet de durer soixante-deux ans, la cinquième vingt-trois ans, la dixième six ans et la vingtième moins de six mois. Plus je revivrai ma vie, et plus celle-ci reprendra sa véritable dimension à l’échelle cosmique, un battement d’ailes de papillon, un soupir. Mais ce n’est qu’un mythe évidemment, et la vie – comme l’Histoire d’ailleurs – avance à sens unique, il n’y a qu’un voyage aller. Nous ne reconnaissons aucun paysage. Ce qui, de plus, caractérise notre époque, c’est que nous n’avons aucune impatience d’être projetés en avant – nous n’attendons pas grand-chose de bon des années ou des décennies à venir. Nous sommes pessimistes ! Corrélativement, nous avons le sentiment que l’Histoire accélère. J’ai longtemps pensé que la vision négative du monde et tous les états qu’elle engendre – la tristesse, l’ennui, l’insomnie – ralentissaient le temps subjectif. Et si c’était l’inverse, si nous nous lamentions que l’Histoire accélère seulement parce que nous n’espérons rien voir surgir de désirable, sinon régressions, crises ou catastrophes – comme dans un bad return trip ?

© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.

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N’hésitez pas à nous transmettre vos remarques sur la nouvelle formule de philosophie magazine

reaction@philomag.com

Philosophie magazine n° 108 AVRIL 2017

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CONTRIBUTEURS

10, rue Ballu, 75009 Paris Tél. : 01 43 80 46 10 www.philomag.com SERVICE ABONNÉS abo@philomag.com / 01 43 80 46 11 Philosophie magazine - 4, rue de Mouchy, 60438 Noailles Cedex - France Tarifs d’abonnement : prix normal pour 1 an (10 nos) France métropolitaine : 53 € TTC (TVA 2,1 %). UE et DOM : 64 €. COM et Reste du monde : 73 €. Formules spéciales pour la Belgique et la Suisse Belgique : 070/23 33 04 abobelgique@edigroup.org Suisse : 022/860 84 01 abonne@edigroup.ch

CÉLINE ALVAREZ P. 38

Diffusion : Presstalis. Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres, 04 88 15 12 42, Julien Tessier / j.tessier@ajustetitres.fr

PIERRE-HENRI CASTEL P. 64

L’incertitude n’est pas seulement le produit négatif de notre ignorance, c’est aussi une situation existentielle positive qui découle de la liberté que nous avons acquise d’inventer nos parcours de vie. Le psychanalyste et philosophe Pierre-Henri Castel, qui s’intéresse à la métamorphose des troubles psychiques dans la vie contemporaine, éclaire ce paradoxe et ses débouchés affectifs dans notre dossier.

LAETITIA STRAUCH-BONART P. 14

Formée à l’École normale supérieure, cette chercheuse a connu la vie politique de l’intérieur, dans un cabinet ministériel, avant de partir faire son doctorat à la Queen Mary University de Londres, où elle puise dans la tradition anglaise de quoi refonder le conservatisme, si décrié en France. Elle a pris l’Eurostar pour venir éclairer, aux côtés de Gilles Boyer, ancien directeur de campagne d’Alain Juppé et trésorier démissionnaire de la campagne de François Fillon, les contradictions morales de la droite française.

JEAN-LUC MARION P. 66

JÉRÔME FERRARI P. 59

Professeur de philosophie, il s’est d’abord imposé comme romancier, avec notamment Le Sermon sur la chute de Rome (prix Goncourt 2012). Depuis, il s’est lancé dans une recherche sur les origines de la physique quantique, avec un récit passionnant sur le parcours de l’un de ses fondateurs, Werner Heisenberg, intitulé Le Principe. Nous lui avons demandé si le « principe d’incertitude », découvert par ce physicien, pouvait s’appliquer à notre conscience historique contemporaine.

PIERRE-YVES GOMEZ P. 8

Économiste de formation, Il a travaillé en usine, dans les banlieues, dans le privé aussi bien que dans le public, avant de devenir professeur de l’EM Lyon Business School. Il a retiré de ses expériences la conviction que toutes les formes de travail ont leur intelligence et qu’il faut repenser la Cité des travailleurs à l’heure de la révolution numérique. Il s’est rendu avec nous au quartier général de Benoît Hamon, pour discuter avec le candidat socialiste à la présidentielle du revenu universel et de la taxation des robots.

Grande figure de la pensée française, philosophe, catholique, penseur du donné et de l’éros, il a poursuivi sa carrière à la Sorbonne et à l’University of Chicago, avant de rejoindre l’Académie française… succédant au cardinal Lustiger. Cet héritier de Descartes et de Husserl inscrit les événements politiques contemporains, du Brexit à l’élection de Trump, dans un moment inédit de « sortie de la métaphysique » et d’ouverture à l’imprévisibilité pure de l’événement.

RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff Conseillers de la rédaction : Philippe Nassif, Sven Ortoli Chefs de rubrique : Martin Duru, Catherine Portevin Secrétaires de rédaction : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Directeur de la création : William Londiche / da@philomag.com Directrice photo : Julie Watier Le Borgne Rédactrices photo : Mika Sato Graphiste : Alexandrine Leclère Rédacteur Internet : Cédric Enjalbert Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Caroline Barkhou, Charles Berbérian, Cécilia Bognon-Küss, Bruno Bressolin, Annabel Briens, Édouard Caupeil, Philippe Chevallier, Léa Crespi, Victorine De Oliveira, Sylvain Fesson, Éric Flogny, Roberto Frankenberg, Patrick Gaillardin, Philippe Garnier, Gaëtan Goron, Seb Jarnot, Jul, Jules Julien, Mathilde Lequin, François Morel, Tobie Nathan, Charles Pépin, Charles Perragin, Serge Picard, Jean Picon, Claude Ponti, Séverine Scaglia, Nicolas Tenaillon, Sylvain Tesson ADMINISTRATION Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Responsable développement éditorial : Julie Davidoux Fabrication : Rivages Photogravure : Key Graphic Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire : 0521 D 88041 ISSN : 1951-1787 Dépôt légal : à parution Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 254 000 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président : Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01 42 04 21 00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ Partenariats/Publicité culturelle et littéraire Julie Davidoux, 01 71 18 25 75 / jdavidoux@philomag.com Publicité commerciale Anne Borromée, 01 71 18 16 03, 06 51 58 08 45 / aborromee@philomag.com Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08 / apilaire@philomag.com MENSUEL NO 108 - AVRIL 2017 Couverture : © Talaj/Getty Images ; Patrick Gaillardin/Hans Lucas

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Philosophie magazine n° 108 AVRIL 2017

La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.

© Patrick Gaillardin/Hans Lucas ; Laurent Deminal/Opale/Leemage/Flammarion ; DR ; Édouard Caupeil pour PM ; Léa Crespi pour PM ; Yann Rabanier pour PM.

Cette pédagogue a expérimenté pendant trois ans une façon d’enseigner alternative, fondée sur l’autonomie, le mélange des âges et l’initiation précoce à la lecture, dans une école maternelle de Gennevilliers. Son livre, Les Lois naturelles de l’enfant, confronte les résultats de cette aventure aux avancées des neurosciences. Nous l’avons invitée à discuter avec Stanislas Dehaene, professeur de psychologie expérimentale au Collège de France. Un dialogue aussi vivant que savant.


La note interdite par la nouvelle pédagogie p. 38

Le possible et l’impossible Le nécessaire et le contingent L’existant et le non-existant p. 60

Alain Juppé joue « manque » p. 14

Sur le douloureux désir d'être plein aux as p. 86

La piste du créole oublié p. 74

© Illustration : Séverine Scaglia pour PM

La roulette du professeur Heisenberg p. 54

Le tapis d’immanence de Spinoza p. 80


SOMMAIRE P. 3 Édito

Dialogues exclusifs

Héraclite joue « passe » p. 102

Spécial Présidentielle P. 8 Benoît Hamon / Pierre-Yves Gomez Le travail n’est pas une valeur ! P. 14 Gilles Boyer / Laetitia Strauch-Bonart Le choc du conservatisme P. 18 Questions à Charles Pépin

P. 19 Questions d’enfants à Claude Ponti

La disparition du noir de charbon p. 32

P. 20 Courrier des lecteurs

L’improbable procès de l’air pollué p. 24

Déchiffrer l’actualité P. 22 TÉLESCOPAGE

P. 24 LA PERSONNALITÉ

François Lafforgue

P. 26 REPÉRAGES

DOSSIER Pourquoi tout peut arriver

P. 54 Comprendre la complexité du présent grâce à la physique quantique P. 59 Le principe d’incertitude expliqué par Jérôme Ferrari P. 60 Portraits philosophiques des présidentiables P. 64 L’anxiété, une émotion ambivalente, par Pierre-Henri Castel P. 66 Un « événement » est ce qui peut nous arriver de mieux, par Jean-Luc Marion

P. 28 PERSPECTIVES

Les plaques gratuites du revenu universel p. 8

Les Pays-Bas recyclent leurs prisons en centres pour réfugiés / Un logiciel pour dialoguer avec nos morts / Frédéric Worms passe au crible néofascime et populisme / L’existence possible d’une planète et le concept kantien de noumène P. 32 AU FIL D’UNE IDÉE La classe ouvrière P. 33 POUR UN NOUVEAU PARTAGE Charles Rojzman (en partenariat avec la Maif) P. 34 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan

P. 38 DIALOGUE

AU CASINO CE MOIS-CI Faites vos jeux avant de voter

P. 74 ENTRETIEN

Patrick Chamoiseau

P. 80 LE CLASSIQUE SUBJECTIF

Baruch Spinoza « m’a appris à aimer le monde », par Raphaël Enthoven P. 86 BOÎTE À OUTILS Divergences / Sprint / Intraduisible / Strates P. 88 BACK PHILO

Livres

P. 90 ESSAI DU MOIS

Prendre la tangente La flambée inattendue de Claude François p. 90

Cheminer avec les idées

Céline Alvarez / Stanislas Dehaene La révolution de l’éducation P. 46 LE MÉTIER DE VIVRE Waleed Obeed P. 50 GÉNIE DES LIEUX par Sylvain Tesson

La Chanson exactement / Philippe Chevallier P. 91 ROMAN DU MOIS Œuvres complètes / Rabelais P. 92 TOUR D’UNE ŒUVRE Tzvetan Todorov P. 94 Nos choix P. 98 Notre sélection culturelle P. 100 Agenda

P. 102 LA CITATION CORRIGÉE

par François Morel

P. 103 Philo croisés

P. 104 50 NUANCES DE GRECS

par Jul

P. 106 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE

Pascal Bouaziz

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Exclusif

DIALOGUE

À la recherche de la présidentielle

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as facile de s’y retrouver dans cette campagne, qui ne cesse de tanguer ! Nous avons proposé à François Fillon, à Benoît Hamon, à Emmanuel Macron et à Jean-Luc Mélenchon, de dialoguer avec des philosophes sur un point central de leur programme. Seul le candidat du Parti socialiste a répondu présent. Le dialogue que vous lirez ici, entre Benoît Hamon et PierreYves Gomez, permet de réfléchir au revenu universel et à l’avenir du travail. À droite, nous avons voulu nous interroger sur l’étrange synthèse entre libéralisme économique et conservatisme social qui a permis à François Fillon de remporter la primaire. Pour ce faire, nous avons confronté Gilles Boyer, juppéiste depuis quinze ans et qui fut jusqu’à sa démission le 3 mars dernier le trésorier de campagne de François Fillon, à Laetitia Strauch-Bonart, jeune philosophe conservatrice. Mais au-delà du débat d’idées, nos duellistes se sont retrouvés dans l’amertume et le dépit que leur inspire l’état de leur camp dévasté par le « Penelopegate ». Le trait majeur de cette campagne est bien entendu le risque réel d’une arrivée au pouvoir de la candidate du Front national. Nous n’avons pas proposé de dialogue à Marine Le Pen parce que nous considérons qu’elle n’est pas une candidate comme les autres, ce que ses menaces de Nantes contre les magistrats confirment. Nous lui avons d’ailleurs consacré une longue enquête, Dans la tête de Marine Le Pen, à propos des sources idéologiques de sa campagne (lire Philosophie magazine n° 106). Une remarque pour finir : cette campagne est plus ouverte que prévu. Elle marque aussi, avec le retour du possible, celui de l’idéologie : les visions du monde défendues par les différents candidats sont irréconciliables ! L’agitation, le mouvement des sondages, les imprévus se succèdent si vite qu’il est difficile de réfléchir posément, et pourtant, qu’il s’agisse du temps de travail, du libéralisme ou de la morale, ce sont bien des conceptions philosophiques qui s’affrontent. La rédaction

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Pierre-Yves Gomez Professeur à l’EM Lyon Business School où il dirige l’Institut français de gouvernement des entreprises, il a consacré sa carrière académique à interpréter la place de l’entreprise dans la société. Auteur du Travail invisible. Enquête sur une disparition (François Bourin Éditeur, 2013), il vient de publier un essai remarquable, Intelligence du travail (Desclée de Brouwer, 2016), où il s’inspire de Simone Weil pour décrypter les mutations du travail aujourd’hui.


BENOÎT HAMON PIERRE-YVES GOMEZ

LE TRAVAIL N’EST PAS UNE VALEUR !

Le candidat socialiste à la présidentielle a placé le revenu universel et la taxation des robots au cœur de son programme. Nous l’avons confronté à un philosophe qui défend l’intelligence du travail sous toutes ses formes. Propos recueillis par Martin Legros et Samuel Lacroix / Photos Édouard Caupeil

est à proximité de la place de la République, à Paris, dans les anciens communs de l’hôtel Gouthière, devenus ateliers industriels au XIXe siècle, open space au XXIe et désormais quartier général de Benoît Hamon, que Pierre-Yves Gomez et le candidat socialiste à la présidentielle se rencontrent. Qu’est-ce qu’un commun ? Tous les bâtiments assignés aux services et aux forces productives d’un château ou d’un hôtel particulier : cuisines, écuries, garages, etc. C’est aussi aujourd’hui ce que cherche à penser Pierre-Yves Gomez, spécialiste des méta­morphoses du travail, qui s’attelle depuis près de trente ans, à déchiffrer ce qu’il y a de commun dans toutes les formes de travail – domestique, éducatif, bénévole, coopératif, indépendant autant que salarié. Il était donc désigné pour échanger avec Benoît Hamon qui a placé sa candidature sous le signe du travail, de ses mutations et de ses protections à l’âge du numérique. Alors que l’ancien « frondeur » est pressé par les ténors du PS d’abandonner les projets utopiques de revenu universel et de taxation des robots, Pierre-Yves Gomez l’encourage à aller plus avant sur le terrain des idées mais aussi sur l’expérience vécue des travailleurs. Dans les communs de l’hôtel Gouthière, l’effervescence règne : on croise parlementaires, intellectuels et militants. Mais on sent qu’au-delà de l’Élysée, il s’agit de prendre une option sur les thèmes du débat public des années à venir. C’est aussi à cela que sert une campagne présidentielle…

C’

Benoît Hamon Il est le candidat du Parti socialiste à l’élection présidentielle. Ancien député européen, ministre délégué à l’Économie sociale et solidaire et à la Consommation du gouvernement Ayrault, puis éphémère ministre de l’Éducation nationale, il quitte le gouvernement en août 2014 en désaccord avec la ligne sociallibérale du gouvernement Valls.

PIERRE-YVES GOMEZ : Dans le débat du second tour de la primaire qui vous a opposé à Manuel Valls, vous avez eu une formule qui a fait mouche en affirmant que le travail n’opposait plus seulement ceux qui en ont et ceux qui n’en ont pas, mais aussi « ceux qui sont contents d’aller au travail le matin – et qui font la loi Travail – et ceux qui sont contents d’avoir un travail mais n’en vivent pas bien ». Cela m’a marqué, parce que vous avez fait référence au vécu et aux tensions du travail, plutôt qu’aux chiffres et aux courbes abstraites sur

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Exclusif

DIALOGUE

LAETITIA STRAUCH-BONART GILLES BOYER

LE CHOC DU CONSERVATISME

La philosophe Laetitia Strauch-Bonart se reconnaissait bien dans la synthèse libéraleconservatrice du candidat Fillon, jusqu’à ce qu’éclate le « Penelopegate ». Elle dialogue ici avec Gilles Boyer, ancien conseiller d’Alain Juppé et trésorier démissionnaire des Républicains. Propos recueillis Alexandre Lacroix / Photos Léa Crespi

Gilles boyer

Laetitia Strauch-Bonart

« Je travaille avec Alain Juppé depuis le 12 septembre 2002 (j’aime les dates). » C’est ainsi que s’ouvre son récit Rase Campagne (JC Lattès, 2017), qui raconte une vie brûlée par la politique. Après un DESS de droit public à l’université de Nanterre, Gilles Boyer intègre le RPR comme directeur juridique. Il a aussi exercé des activités chez M6 ou dans le conseil, mais c’est auprès d’Alain Juppé qu’il a passé l’essentiel de sa carrière. Il a aussi écrit des fictions politiques et un roman, Un monde pour Stella (JC Lattès, 2015).

Après avoir été en terminale l’élève de Jean-Claude Michéa au lycée Joffre à Montpellier, elle s’est découvert une passion pour la philosophie. Admise à l’École normale supérieure, elle a ensuite obtenu un diplôme en affaires publiques à Sciences-Po Paris. Elle tient un blog sur la politique, Thoughtopia, et a publié Vous avez dit conservateur ? (Le Cerf, 2016) et traduit un essai de Roger Scruton, De l’urgence d’être conservateur (L’Artilleur, 2016).

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n juillet 2016, la partition semblait écrite d’avance. La victoire d’Alain Juppé à la primaire, puis à la présidentielle devait se dérouler comme du papier à musique. Le maire de Bordeaux atteignait dans les sondages les 70 % d’opinions favorables, quand Nicolas Sarkozy plafonnait à 40 %. La cote de popularité de François Hollande était déjà historiquement basse, et l’alternance paraissait attendue, sinon souhaitée par l’ensemble de l’opinion publique française. Sauf que… rien ne s’est déroulé comme prévu. Le dialogue que vous allez lire maintenant est un document qui permet de plonger au cœur des déchirements de la droite républicaine. Il s’est déroulé aux Mots, école d’écriture située dans le Ve arrondissement de Paris, le 27 février dernier. Gilles Boyer avait en effet attiré notre attention non pour telle ou telle action publique, mais pour un récit au ton surprenant, Rase campagne (JC Lattès). Aucune langue de bois dans ce texte alerte et intimiste, qui fait découvrir de l’intérieur les coulisses de la vie politique contemporaine. Au fil des pages, on souffre psychologiquement et physiquement avec Gilles Boyer. Ce dernier, bras droit d’Alain Juppé, qui fut directeur de sa campagne durant la primaire, a vu tous ses espoirs démolis le soir du 20 novembre, quand François Fillon a pris la tête… Mais la date du 27 février a aussi son importance. Quand cette rencontre entre Laetitia Strauch-Bonart et Gilles Boyer a eu lieu, ce dernier était encore trésorier de la campagne de François Fillon. Un poste de confiance, qu’il avait accepté par solidarité avec sa famille politique. Quelques jours plus tard, le 3 mars, il posait sa démission. Bien sûr, il n’en savait rien encore ! C’est pourquoi nous avons complété l’échange par une petite interview à lire en fin d’article.

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d’ingratitude et de servitude. Néanmoins, dans les périodes où je me suis retrouvé éloigné de la politique, j’étais malheureux, j’ai donc eu envie d’y revenir. Si difficile soit-elle, la politique est ma passion, elle m’anime. J’aime aussi écrire des livres, je suis un romancier – modeste, mais l’écriture importe à mes yeux – et je viens de publier un récit, Rase campagne. Vous voyez, j’ai quelques contradictions ! L. S.-B. : Comment analysez-vous l’échec de Juppé à la primaire ? G. B. : Comme directeur de campagne, je me suis beaucoup demandé comment un électeur fait son choix au moment du vote. J’en suis arrivé à la conclusion que cela reste très impressionniste. Un électeur retient un visage, quelques moments qui l’ont marqué dans le parcours des uns et des autres. Il se fonde sur un trait de caractère supposé ou deviné. Et parfois, rarement, il est marqué par une idée. Pourquoi Fillon l’a-t-il remporté ? Peutêtre parce qu’il a une tête d’homme sérieux et qu’il a fait de bons débats à la télévision. Pourquoi Juppé a-t-il perdu ? Parce que tous les sondages le donnaient gagnant, sa victoire paraissait acquise, et il ne s’est pas trouvé assez de monde pour la soutenir. L. S.-B. : En débat, Fillon a été très bon.

LAETITIA STRAUCH-BONART : Je suis de droite et je me définis comme « conservatrice ». Non seulement je me passionne pour l’actualité politique, sur laquelle j’écris régulièrement, mais je suis restée dix mois auprès de François Baroin, lorsqu’il était ministre de l’Économie [2011-2012]. Aujourd’hui, je me sens très libre pour dire tout le mal que j’en pense : j’ai trouvé cet environnement absolument amateur, confondant d’ignorance et de népotisme. J’ai découvert la distinction assez surprenante entre les conseillers officiels, soit les membres du cabinet, et les conseillers officieux : ces derniers ne sont pas connus du public et n’apparaissent pas sur la liste officielle des conseillers. Parmi les conseillers politiques, on trouve des amis et des proches des ministres, sans réelles missions opérationnelles, pour rassurer, m’a-ton dit, leur ministre ! Être rassuré aux frais du contribuable, tout en distribuant de l’argent à ses amis, c’est très fort. Et pour ce que j’en entrevois, le Parlement est encore plus opaque que les ministères. J’ai trouvé ce monde de la politique française détestable. Je suis partie habiter à Londres et j’ai commencé une thèse sur les conservateurs britanniques à la Queen Mary University. Pour ce qui est

de Fillon, j’avais plutôt de la sympathie pour lui au moment de la primaire, il me semblait incarner une synthèse libérale-conservatrice pertinente. Et je suis très déçue de constater qu’il ressemble aux autres politiciens. Je fais partie de ceux qui, à droite, sont choqués par le « Penelopegate ». GILLES BOYER : Depuis quinze ans, je travaille avec Alain Juppé. J’ai été son directeur de cabinet à Bordeaux pendant quatre ans, je l’ai accompagné dans les ministères, à la Défense et aux Affaires étrangères, puis j’ai été son directeur de campagne durant toute la primaire. Après son échec, Fillon m’a demandé d’être le trésorier de sa campagne, un poste qu’on propose comme une marque de confiance, et j’ai accepté sans état d’âme car je travaille pour la victoire de ma famille politique. L. S.-B. : Ce n’est pas sans risque, plusieurs de vos prédécesseurs ont été mis en examen. G. B. : Oui, mais j’aime le risque ! Ne faites pas cette tête ! Ce poste est moins exposé aujourd’hui qu’il ne l’a été par le passé. J’entretiens avec la politique un rapport étrange, car je trouve que la vie de cabinet comporte sa part

G. B. : Soit… Mais il n’avait rien à perdre, il jouait son va-tout, alors que les bons sondages de Juppé encourageaient à jouer ces débats en fond de court. C’était la première fois que Les Républicains organisaient une primaire, et nous devons en tirer une leçon, qui vaut aussi pour les socialistes : ce processus est vertueux, parce qu’il est plus démocratique de confier à 3 ou 4 millions d’électeurs le choix d’un candidat à la présidentielle qu’à quelques apparatchiks d’un parti. Toutefois, une primaire se gagne en adoptant une position dure, en surjouant les valeurs d’un camp. Ce qui signifie que le candidat qui remporte la primaire est ensuite en mauvaise posture pour l’élection présidentielle. Regardez Fillon sur la Sécurité sociale ou le non-renouvellement des fonctionnaires, regardez Benoît Hamon et son revenu universel : d’excellents arguments en période de primaire deviennent des boulets. L. S.-B. : Je trouve irritante cette obsession française du consensus… En Grande-Bretagne, il en va différemment. L’important est de gagner, pas de rassembler. Thatcher a été élue en 1979 avec 43,9 % des voix sur une campagne controversée, et elle a entrepris ses réformes sans faire de concessions.

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Tangente

DIALOGUE

CÉLINE ALVAREZ STANISLAS DEHAENE

La révolution de

l’éducation Elle a bousculé les conservatismes de l’Éducation nationale avant de connaître un immense succès avec Les Lois naturelles de l’enfant. Il est professeur au Collège de France et spécialiste du cerveau. Tous deux s’appuient sur la science pour refonder la pédagogie. Rencontre passionnante sur ce que c’est qu’apprendre. Propos recueillis par Cécilia Bognon-Küss et Alexandre Lacroix / Photos Patrick Gaillardin/Hans Lucas

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ans le hall étonnamment dépouillé du Collège de France, à Paris, Céline Alvarez, fraîche héroïne des pédagogies innovantes, et Stanislas Dehaene, titulaire de la jeune chaire de psychologie cognitive expérimentale de la prestigieuse institution, se font la bise. Leur décontraction contraste agréablement avec la solennité du lieu. Succès de librairie de la rentrée 2016, Les Lois naturelles de l’enfant (Les Arènes, 2016) a valu à Céline Alvarez de devenir une figure des débats sur l’école. Le livre revient sur l’expérience que cette jeune démissionnaire de l’Éducation nationale a menée pendant trois ans dans une classe de maternelle à Gennevilliers (Hauts-de-Seine). Son culot et son enthousiasme avaient alors convaincu ses interlocuteurs du ministère, réputés frileux, de lui donner carte blanche. De son propre aveu, celle qui ambitionne de révolutionner l’école n’a jamais souhaité devenir enseignante. Son but ? Infiltrer le « Mammouth » pour y tester des principes pédagogiques qui découlent de la psychologie cognitive. Bref, extraire la pédagogie de sa gangue idéologique pour en faire une science véritable. Retour sur cette alliance d’un nouveau genre avec deux acteurs incontournables du débat.

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Céline Alvarez : Nous nous sommes rencontrés après la conférence « Sciences cognitives et éducation » que vous aviez organisée le 20 novembre 2012 au Collège de France. Je pensais attendre la fin de l’expérience de Gennevilliers pour vous faire part de mes résultats, mais, comme le projet commençait à être en difficulté, je suis venue vous rencontrer après votre intervention. Je me suis dit que si vous acceptiez de venir dans la classe voir ce qui s’y passait, si j’avais votre soutien, alors j’aurais peut-être un peu plus de chances d’aller au bout de mes trois années de recherche… Stanislas Dehaene : Quand je suis allé rendre visite à votre classe, j’ai été stupéfait des compétences des enfants. La première chose qui



© Talaj/Getty Images

arriver Pourquoi tout peut

Dossier


PARCOURS DE CE DOSSIER

P. 66

Pour finir, une heureuse surprise ! Nous avions décidé de rencontrer Jean-Luc Marion, le penseur des « certitudes négatives ». Il fut très inspiré par notre thème et nous a livré, à bâtons rompus, une méditation époustouflante sur la nature profonde des événements. Et si l’événement, c’était ce qu’on n’avait pas vu venir ? On en repart presque rassurés !

P. 54

Un étrange sentiment d’expectative flotte dans l’air : nous sommes entrés dans un nouvel âge de l’incertitude. Le futur même proche des États-Unis, avec Donald Trump à leur tête, semble imprévisible. L’Union européenne pourrait éclater. Le pronostic de l’élection présidentielle française est ouvert. C’est le point de départ de notre dossier : et si l’Histoire venait de quitter les rails ?

P. 59

Le romancier Jérôme Ferrari, auteur du Principe, inspiré des travaux du physicien Werner Heisenberg, vient de publier en recueil ses chroniques d’actualité. Il nous livre son point de vue quantique sur notre monde incertain.

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Quant aux candidats… D’Emmanuel Macron, symbole de l’émergence, à Benoît Hamon, qui tente un pari pascalien, en passant par François Fillon, passé par toutes les catégories kantiennes de la modalité, chacun incarne une définition philosophique du possible. Brefs portraits métaphysico-politiques.

Psychanalyste et philosophe, Pierre-Henri Castel explique comment l’isolement dans les sociétés contemporaines sécrète de l’angoisse.

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Idées

ENTRETIEN

PAT R I C K C H A M O I S E AU

L’INDIVIDU DOIT SE FABRIQUER AUTOUR DE L’ABSENCE L’écrivain martiniquais prétend que « la philosophie ne [l]’inspire pas », désirant se « saisir du monde », non par le concept, mais par la poésie. Pourtant, cet auteur qui pense entre les langues tente, dans son œuvre et ses engagements – il vient de publier une vibrante défense des migrants –, de réconcilier l’individu et l’univers. Un défi… philosophique ? Propos recueillis par Catherine Portevin / Photos Roberto Frankenberg

atrick Chamoiseau, c’est d’abord une langue : des mots aux étrangetés familières, réinventés du créole ou de Rabelais, l’odeur des daturas, le goût du piment et du touffé-requin, les voix des djobeurs sur le marché, le chaos de la ville, le gouffre de la cale d’un bateau négrier, le rythme entêtant du tambour bèlè, des phrases déferlantes comme des vagues. Il y a aussi chez lui la révolte et la résistance, souvent lyriques, contre les dominations, et, dans le sillage de son ami le poète et philosophe martiniquais Édouard Glissant (1928-2011), l’appel pour un « Tout-monde multi-trans-culturel ». Il y a, enfin, des vertiges métaphysiques, des échos d’Héraclite et de Parménide, de l’Être et de l’Étant, du néant et de l’impensable, des rhizomes deleuziens transformés en mangroves. Mais il faut croire l’écrivain lorsqu’il affirme n’être pas philosophe, pas plus qu’homme politique – bien qu’il ne répugne pas à l’engagement public (avec Édouard Glissant, contre la question de l’identité nationale en 2007 lorsqu’ils cosignent Quand les murs tombent aux éditions Galaade, et, aujourd’hui, avec un plaidoyer de nos Frères migrants, à paraître au Seuil, fin mars). Né à Fort-de-France, en Martinique, où il exerce toujours son métier de travailleur social, Patrick Chamoiseau a produit une œuvre prolifique qui lui a valu le Goncourt (pour Texaco, en 1992) et devrait bien un jour mériter le Nobel ! Son ultime récit, La Matière de l’absence, paru à l’automne 2016 (lire Philosophie magazine n° 102), fait retour sur la mort de sa mère et peut se lire comme un poème épique, universel et… philosophique, qui résume ce qu’il appelle « l’expérience d’une conscience ». Nous l’avons rencontré alors, dans le salon d’un hôtel parisien ordinaire. Présence fluide, élégante et réservée. La conversation s’est poursuivie par écrit et s’est achevée à la Maison de la Poésie à Paris, où il a lu sa « Déclaration des poètes » en hommage aux migrants : « Les poètes déclarent que jamais plus un homme sur cette planète n’aura à fouler une terre étrangère… » Notre entretien est donc passé de l’oral à l’écrit, et retour, et mélange. Mais ces passages sont aussi tout l’art de Chamoiseau, le « marqueur de paroles ».

P

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Le conteur créole est un personnage central pour vous, depuis le début de votre œuvre jusqu’à votre dernier livre La Matière de l’absence. Comment vous accompagne-t-il ? PATRICK CHAMOISEAU : Il est celui qui est lié à l’invisible. Je ne suis pas issu de l’univers rural de la plantation esclavagiste qu’a connu Édouard Glissant, ou, dans ma génération, Raphaël Confiant. Dans les quar­ tiers de Fort-de-France de mon enfance, il n’y avait pas de conteurs. Mais une jeune fille de la campagne, Jeanne-Yvette, nous visitait assez souvent et prenait un malin




Idées

LE CLASSIQUE SUBJECTIF

BARUCH SPINOZA VU PAR RAPHAËL ENTHOVEN

« Il m’a appris à aimer le monde » © Illustration : Jules Julien pour PM ; photo-droits d'inspiration : photo Hannah Assouline/Opale/Leemage ; photo Whiteimages/Leemage.

Entre l’Éthique et Raphaël Enthoven, cela n’a pas été le coup de foudre. Il lui a fallu du temps pour en percer les mystères. Mais, depuis, ce texte est devenu pour lui une boussole existentielle.

J’

ai croisé Spinoza comme on rencontre quelqu’un à une soirée à laquelle on est pourtant venu accompagné. Je

préparais ma maîtrise sur Leibniz. C’est en travaillant sur la Théodicée que j’ai lu les annotations qu’il avait déposées en marge de la première partie de l’Éthique. L’une de ses lettres m’a particulièrement frappé : Leibniz y reprochait à Spinoza sa métaphysique bizarre et pleine de lacunes. Or, je trouvais pour ma part que c’était plutôt Leibniz qui faisait preuve de mauvaise foi dans sa Théodicée ! Je me suis donc demandé pour quelle raison il n’aimait pas Spinoza, et si, d’une certaine manière, la bonne foi n’était pas du côté de ce dernier. Alors, j’ai découvert dans la première partie de l’Éthique un contrepoint à la Théodicée : chez Spinoza, Dieu n’avait pas d’intention, il n’était ni un

être téléologique ni un être transcendant. Mais, en même temps, Leibniz était spinoziste de part en part et n’avait fait que dorer d’un vernis théologique ce qui relevait en réalité de l’immanence. La forme d’un Dieu qui ne peut pas ne pas choisir le meilleur des mondes possibles me donnait le sentiment d’avoir affaire à un Dieu semblable à celui de Spinoza, identique et confondu à tout ce qui existe, mais pour lequel Leibniz avait voulu, par un artifice rhétorique, conserver les attributs d’une divinité transcendante. J’avais l’impression, avec Leibniz, d’avoir affaire à une solution de compromis entre le maintien de la transcendance et le constat de l’immanence. Or j’ai découvert avec Spinoza une

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POURQUOI TOUT PEUT ARRIVER

SUPPLÉMENT OFFERT

HENRI BERGSON

« Le possible et le réel »


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