MENSUEL N° 111 Été 2017
Nouveulllee form CAHIER REPORTAGE BARBARA CASSIN D’ALINE CENTRAL SUR LA PISTE À GET LUCKY THOREAU “Homère DE LA PANTHÈRE m’a appris à me sentir PETIT TRAITÉ Extraits de chez moi partout” Walden DES NEIGES DES TUBES DE L’ÉTÉ
SALMAN RUSHDIE
Mensuel / France : 5,90 € Bel./Lux./Port. cont. : 6,50 € Suisse : 11 CHF Andorre : 6,20 € Allemagne : 6,90 € Canada : 11,50 $CA DOM : 8 € COM :1 000 XPF Maroc : 60 DH
“L’Inde dérive rapidement vers le fascisme”
L’idéal de
simplicité M 09521 - 111 - F: 5,90 E - RD
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ÉDITO
L’œil de
Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction
Voilà qui ne fait pas un pli e me méfie des raisonnements fondés sur l’étymologie. Je répugne à admettre qu’il y aurait dans l’histoire secrète des mots davantage d’intelligence que dans l’usage conscient que nous sommes capables d’en faire. Et puis le langage évolue comme une ville ; une ancienne bâtisse est rasée, on en érige une neuve ; il entre dans la sédimentation des époques et des styles une bonne part d’imprévu et de cacophonie, d’où ne ressort aucun sens précis, sinon peut-être une tonalité… Mais l’étymologie du mot simplicité m’a carrément agacé. Elle choque le bon sens. Le mot vient du latin simplex, qui est lui-même un dérivé de semel – « une fois » – et de plecto – « plier ». Est donc « simple » ce qui est « plié une fois ». Au Moyen Âge, certains latinistes semblent avoir estimé, comme moi d’ailleurs, qu’il y avait là un affreux malentendu, que le mot devait être formé sur sine – sans – et qu’il devait signifier « qui n’a pas de pli ». Ce serait évidemment plus conforme à nos intuitions communes. Mais non, l’étymologie résiste. Est simple ce qui n’a qu’un pli. Du point de vue moral, on oppose la simplicité, considérée comme une qualité proche de la sincérité, à la duplicité, de duplicitas, caractère de ce qui est double, trompeur et dissimulé. Mais ce qui est plié une fois n’est-il pas également dédoublé ? Simplicité et duplicité ne deviendraient-elles pas du même coup synonymes ? J’en parlais à mon fils de 9 ans ce matin au petit déjeuner, car les enfants ont une âme simple, et il m’a répondu sans ambages : « Mais non, papa, ce qui n’a pas de pli, c’est rien du tout. Ce n’est ni simple ni compliqué, on s’en fout. Il faut que quelqu’un fasse un pli pour qu’on puisse admirer la simplicité. » Les enfants viennent vite à bout des grandes difficultés. Reprenons. Ce qui n’est pas plié, ce sont les apparences de notre monde, notamment les apparences visibles et tactiles, car le monde étale autour de nous des surfaces. Celles-ci peuvent être accidentées, plissées, crevassées, elles n’ont qu’un endroit, pas d’envers. C’est donc l’action humaine qui produit des plis. L’homme se met à faire plus d’un pli pour des raisons diverses. La première, la plus fréquente, c’est qu’il se loupe parfois au premier essai. Vous vouliez construire un bateau de papier, la première pliure ne correspond pas à la ligne médiane du rectangle de la feuille, il vous faut donc rouvrir et reprendre. Si ces essais sont nombreux, le résultat s’en ressentira, le bateau n’aura pas de bords nets, l’ouvrage sera laid. Première leçon, donc : ce qui est plié plus d’une fois porte la marque d’un tâtonnement. Mais certains multiplient aussi les plis parce qu’ils veulent charger la barque, ajouter des fioritures, des sophistications. Vous êtes devant une feuille blanche. Vous y écrivez une phrase. Cette phrase est un genre de pli. Soit. Mais voilà que vous rayez un mot pour le remplacer par un autre. Vous en êtes à deux plis. Vous rayez la rature pour essayer encore un autre mot. Troisième pli. Puis vous ajoutez une subordonnée. Quatrième pli. À la fin, votre phrase pourra ressembler à un accordéon. Un accordéon n’est pas un arc. Elle ne décochera plus son sens de façon nette. Elle sera entortillée comme une étymologie. Ce qui vaut pour la phrase s’applique à la pièce de bois que le menuisier ajuste, au mur que le maçon élève. L’idéal serait que les choses prennent le bon pli en un seul geste. Seconde leçon, donc : ce qui tombe juste du premier coup n’est plié qu’une fois. Et la duplicité, dans tout ça ? Je risquerai cette définition : la duplicité n’est, de la perfection du pli unique, que l’imitation plus ou moins frelatée. Elle présente, comme tout ce qui est plié, la forme extérieure du dédoublement. Mais sans grâce, car c’est au prix d’une infinité de contorsions que la duplicité joint les bords.
© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.
J
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P. 68
Après avoir découvert la peinture chinoise traditionnelle au court d’un éprouvant séjour dans l’Empire du milieu, cette artiste retrouve, par l’ascèse et l’étude des grands mystiques, l’énergie vitale de l’Un, qu’elle restitue sur des toiles géantes. Pour évoquer les noces de la simplicité et de la complexité, elle a invité Edgar Morin dans son atelier.
FRANÇOISE DASTUR P. 67
Professeure honoraire des universités, elle se définit comme une « éveilleuse ». Dans ses livres et son enseignement, cette figure de la phénoménologie est parvenue à rendre accessibles des auteurs difficiles comme Heidegger ou Derrida. C’est donc naturellement vers elle que nous nous sommes tournés pour justifier l’usage d’un langage technique en philosophie… de la manière la plus claire.
AUDREY TANG P. 46
C’est une ministre, du numérique, hors du commun que nous avons rencontrée à Taïwan. Enfant prodige qui s’est autoéduqué sur Internet, férue de littérature et de philosophie, cette hacker civique transgenre a participé au Mouvement démocratique dit des Tournesols. Elle a ensuite rejoint le gouvernement où elle se donne pour tâche de déconstruire la souveraineté de l’État à coups de transparence et de nouveaux modes de délibération !
BARBARA CASSIN P. 84
BAPTISTE MORIZOT
Adolescente, elle récitait par cœur, et en grec ancien, des passages de l’Iliade et de l’Odyssée. Homère a été, et continue d’être, la grande passion de cette philosophe et philologue, spécialiste notamment des questions de traduction. Sur un ton très personnel, elle nous explique ce qui l’inspire chez le poète mythique, penseur de l’hospitalité et de l’identité comme ouverture à l’autre.
P. 40
Pouvons-nous réapprendre la patience et l’attention auprès d’animaux sauvages qui nous ont sans doute transmis, au cours de l’évolution, certaines de leurs facultés ? C’est l’expérience qu’est allée mener le jeune philosophe Baptiste Morizot, enseignantchercheur à l’université d’Aix-Marseille, au Kirghizistan, sur les sommets d’une réserve naturelle, dans les pas de la mystérieuse panthère des neiges. Il en est revenu avec un reportage saisissant.
EDGAR MORIN P. 68
Auteur d’une œuvre monumentale et multiforme, que couronne la cathédrale de La Méthode, ce sociologue et philosophe de 96 ans promeut une « pensée complexe » foisonnante. Persuadé que tout créateur est un chaman, il conclut avec la peintre Fabienne Verdier qu’il n’y a rien de plus compliqué que de faire simple.
RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff Conseillers de la rédaction : Philippe Nassif, Sven Ortoli Chefs de rubrique : Martin Duru, Catherine Portevin Secrétaires de rédaction : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Conception graphique : William Londiche / da@philomag.com Directrice photo : Julie Watier Le Borgne Rédactrice photo : Mika Sato Graphiste : Alexandrine Leclère Rédacteur Internet : Cédric Enjalbert Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Adrien Barton, Charles Berberian, Manuel Braun, Bruno Bressolin, Philippe Chevallier, David Coulon, Victorine de Oliveira, Sylvain Fesson, Philippe Garnier, Gaëtan Goron, Philippe Huneman, Jul, Julien Jouanjus, Jules Julien, Billy H. C. Kwok, François Morel, Baptiste Morizot, Fanny Morizot, Tobie Nathan, Aïda N’Diaye, Charles Pépin, Serge Picard, Séverine Scaglia, Frédéric Schiffter, Nicolas Tenaillon, Sylvain Tesson ADMINISTRATION Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Responsable développement éditorial : Julie Davidoux Fabrication : Rivages Photogravure : Key Graphic Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire : 0521 D 88041 ISSN : 1951-1787 Dépôt légal : à parution Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 254 000 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président : Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01 42 04 21 00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ Partenariats/Publicité culturelle et littéraire Julie Davidoux, 01 71 18 25 75, jdavidoux@philomag.com Publicité commerciale Anne Borromée, 01 71 18 16 03, 06 51 58 08 45 aborromee@philomag.com Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08, apilaire@philomag.com MENSUEL NO 111 - ÉTÉ 2017 Couverture : © Zack Seckler, Trois Enfants dans le delta d’une rivière de la Wild Coast en Afrique du Sud, 2016. © Zack Seckler. La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.
2015 Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0%. Tous les papiers que nous utilisons dans ce magazine sont issus de forêts gérées durablement et labellisés 100% PEFC. Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,009.
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© David Coulon pour PM ; DR ; Édouard Caupeil pour PM ; David Coulon pour PM ; Billy H C. Kwok ; Rita Scaglia.
FABIENNE VERDIER
Vallée de la Patience féline
Porte de la Très Sainte Idiotie
p. 40
p. 54
Masque traditionnel de la haine du Bobo p. 24
Pont du Bouddha très chrétien
p. 78
Fleuve dans lequel ne s’est jamais baigné Héraclite p. 96
Papillons éphémères du Bonheur politique p. 22
Masque de colère de l’Intellectuel engagé p. 8
Pavillon du Sublime QI p. 46
Vanité parfaite du Kitsch havrais p. 102
Jardin sec des Planaires de longue vie
Jardin de la Mousse-qui-boit-la-honte
p. 24
p. 16
Montagne de jargon inutile p. 66
Noble Dame attendant la montée des eaux
p. 28
Roucoulement de la mode estivale p. 36
SOMMAIRE P. 3 Édito
Chemin du Souffle cosmique p. 68
Entretien exclusif P. 8 Salman Rushdie
P. 16 Questions à Charles Pépin
DOSSIER L’idéal de simplicité
P. 18 Courrier des lecteurs
P. 60 Comment mettre en application
P. 17 Questions d’enfants à Claude Ponti
Déchiffrer l’actualité P. 20 TÉLESCOPAGE P. 22 REPÉRAGES
P. 24 PERSPECTIVES
La société civile au pouvoir, une contradiction ? / Drumont et les racines de la haine anti-bobos / La parité à l’Assemblée analysée par Camille Froidevaux-Metterie / Le vivant à l’épreuve de l’espace P. 28 AU FIL D’UNE IDÉE La montée des eaux P. 30 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan
Temple de la Mort de Dieu p. 110
Prendre la tangente P. 36 REGARD
L’été à pleins tubes par Philippe Chevallier P. 40 REPORTAGE La patience de la panthère par Baptiste Morizot P. 46 LE MÉTIER DE VIVRE Audrey Tang P. 50 GÉNIE DES LIEUX par Sylvain Tesson
P. 54 Déliés, plutôt que pleins
les vertus de la sobriété. 5 témoignages commentés par Olivier Rey P. 66 La pensée doit-elle s’exprimer dans un langage accessible ? Avec Françoise Dastur et Frédéric Schiffter P. 68 L’union des contraires. Dialogue entre Fabienne Verdier et Edgar Morin
Cheminer avec les idées P. 78 ENTRETIEN
François Cheng
P. 84 LE CLASSIQUE SUBJECTIF
Homère vu par Barbara Cassin
P. 90 BOÎTE À OUTILS
Divergences / Sprint / Intraduisible / Strates P. 92 BACK PHILO
Livres
P. 94 NOS CHOIX DE L’ÉTÉ P. 102 Notre sélection culturelle P. 108 Agenda
P. 110 LA CITATION CORRIGÉE
par François Morel
P. 111 Jeux
P. 112 50 NUANCES DE GRECS
par Jul
CE MOIS-CI
P. 114 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE
Promenade méditative dans notre jardin zen
© Illustration : Séverine Scaglia pour PM
Rachida Brakni
PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 112 PARAÎTRA LE 24 AOÛT
Philosophie magazine n° 111 JUILLET/AOÛT 2017
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Exclusif
ENTRETIEN
SALMAN RUSHDIE
BIENVENUE DANS L’ÈRE DE L’IMPOSSIBLE
C’est en marge des Assises internationales du roman, à Lyon, que nous avons rencontré Salman Rushdie. L’occasion de recueillir le point de vue de cet « intellectuel global » sur les turpitudes de notre présent. Propos recueillis et traduits par Alexandre Lacroix
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© Manuel Braun pour PM
S
alman Rushdie a au moins deux visages. D’un côté, c’est un écrivain qui a développé une forme unique, mêlant l’âpreté de la fiction anglaise à l’onirisme et au goût pour la digression des contes orientaux. Il est capable d’imaginer, dans son dernier roman paru en français, Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits, les amours improbables d’Ibn Rushd (Averroès) et de Dunia, princesse des djinns, ainsi que le destin de leur descendance. De l’autre, il occupe une place à part dans l’espace public depuis qu’une fatwa a été lancée contre lui par l’ayatollah Khomeyni en 1989. Contraint de vivre sous protection, il a multiplié les engagements, notamment en devenant président du Pen Club International de 2004 à 2006, ou en participant à des organisations non gouvernementales comme la British Humanist Association ou la Secular Coalition of America, qui défendent les valeurs séculières de l’humanisme et de l’agnosticisme contre le fanatisme religieux. Ses essais en faveur de la liberté d’expression et de la culture ont été rassemblés dans un recueil stimulant, Franchissez la ligne (Plon, 2003). Quant à sa vie sous la fatwa, il l’a racontée dans Joseph Anton. Une autobiographie (Plon, 2012) – Joseph Anton étant son pseudonyme pour la police, choisi en double hommage à Joseph Conrad et à Anton Tchekhov. Nous avons passé deux heures en sa compagnie dans un bouchon lyonnais, Daniel & Denise. Et nous avons recueilli son point de vue d’intellectuel engagé sur l’étrange période historique que nous traversons. Mais tandis qu’il nous livrait son interprétation de l’actualité en fin observateur, le romancier tissait en sous-main une réflexion sur les rapports entre fiction et réalité.
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Tangente
REGARD
PHILIPPE CHEVALLIER Collaborateur régulier de Philosophie magazine et spécialiste de Michel Foucault – il est l’auteur de Michel Foucault. Le pouvoir et la bataille (PUF, 2014). Il a récemment signé La Chanson exactement. L’art difficile de Claude François (PUF, 2017), qui réhabilite le chanteur populaire en maître de la « forme moyenne ».
À chaque été sa chanson. Refrains calibrés pour réussir à grands coups de matraquage médiatique ou brillants condensés de l’air du temps, pourquoi ces ritournelles s’imposent-elles à nous ? Explications musicales – de Christophe à Drake – avec Philippe Chevallier, philosophe et récent auteur d’un essai consacré à Claude François.
L’été
à pleins tubes 36
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L
e tube de l’été n’est pas un tube comme un autre : il est la quintessence du tube tant il condense en lui tout ce qui fait la détestation de la culture de masse programmée, imposée, marketée. Si Adorno se pinçait le nez en entendant Sunrise Serenade de Glenn Miller à la radio, il serait tombé de sa chaise en découvrant cette Lambada de l’été 1989, fruit d’un complot marketing entre une major du disque, une boisson qui fait « pschitt » et une chaîne qui fait pitié. De cette saison en enfer musical, on aurait pu espérer que le tube retrouve en intensité ce qu’il perd en éternité. Mais il n’est que rarement la transe qu’il promet ; tout au plus montre-t-il du doigt les éléments d’un décor : percussions noix-de-coco et claviers-clapotis. Sur l’échelle des valeurs esthétiques, le tube de l’été se situerait donc juste derrière celui contenant du dentifrice : même goût artificiel, même industrialisation de sa production. Mais pas de philosophie du tube sans enquête véritable. Ce qui vaut pour la Lambada est loin d’épuiser le contenu d’une liste plus surprenante qu’on ne le croit. Elle vérifie que le tube de l’été n’obéit à aucune forme particulière, ce qui amène à réviser nos jugements sur les goûts populaires en ces temps ramollis. L’adoration du dieu Rê n’a pas empêché Pierre Bachelet de triompher en plein été 1982 avec ses peu bronzés Corons : « Au Nord, c’étaient les corons / La terre, c’était le charbon. » Il fallait oser cette sixte majeure ascendante qui donne envie illico de voter Nathalie Arthaud. De ce succès inattendu, CHRISTOPHE il ressort que le public a ses lois qui ne sont pas celles des majors, incapables de saisir les attentes des foules sentimentales. Mais rien ne garantit à l’in1965 verse que le succès soit la capture d’un « air du temps ». La sociologie du tube repose encore sur un mythe : celui de la rencontre entre un désir collectif, eci n’est pas un slow. Il y a du rock’n’roll dans cette plus ou moins formaté, et son miroir, plus ou moins industriel. Si ce mythe a incapacité à prononcer un prénom féminin sans aussi la vie dure, c’est qu’il reconduit une fascination sans laquelle le tube ne serait tôt crier : « Et j’ai crié, crié-é : “Aline !” / Pour qu’elle replus tout à fait lui-même. On l’aime gardien d’un secret de fabrication, d’une mystérieuse compétence qui ne s’apprend pas : la prescience de ce que veut vienne. » On pense à Little Richard et son « Luci-ille ! Please le public. Au producteur ou au manager, les attributs de l’artiste romantique, come back where you belong. » Mais il y a surtout du blues, en dont les rêves, pour paraphraser Victor Hugo, sont faits des ombres de ce qui partie étouffé par la raison radiophonique. Tout était pourtant sera. Toute l’histoire du tube, faite de succès imprévisibles et de faces B repê- en place pour que ça laboure l’âme plutôt que ça ne s’envole : le rythme ternaire et ses triolets de croche, l’absence de rechées en face A, contredit cette vision. Parlera-t-on alors de strict hasard ? Quitte à être quelquefois contredit frain (c’est l’orchestration qui en fabriquera un, en intensipar les faits, posons simplement que le public a des compétences en matière fiant les mêmes quatre accords), et surtout cette note bleue, d’esthétique et qu’il n’y a pas à chercher ailleurs les raisons tremblante entre sol bémol et sol dièse, sur le second « crié-é ». d’un succès. C’est une bonne discipline qui permet d’écouter Imaginez Aline chantée par John Lee Hooker. Mais l’arrangeur le tube avec une pensée ouverte, en ne s’excluant pas d’une humandaté par la maison de disques, Jacques Denjean, génie oumanité qui l’a aimé, ne serait-ce qu’un été, tout en en cherchant blié qui venait de diriger Capri, c’est fini – interprété par Hervé la raison. Kant nous l’a appris : s’il n’y a pas lieu de se disputer Vilard – eut soin d’enrober le tout dans du sucre : avec cette au sujet des goûts, il faut en discuter comme si cette discussion attaque des violons et des devait un jour être concluante. Avec les émotions, chœurs, dont les timbres, Mais encore faut-il considérer le tube comme une par un harmoil ne faut avoir peur de sous-tendus œuvre parmi d’autres, ni plus maline ni plus innocente. nica habilement dissimulé, rien – seule la demi- fusionnent dans une note sur Le défaire, donc, de sa métaphysique, celle de l’instant inouï, insaisissable, pour mobiliser une capacité de jugement que Du grand art qui vérifie mesure mène au ridicule aiguë. nous avons tous et qui se moque des stratégies d’intimidation qu’avec les émotions, il ne comme des excès de condescendance d’une philosophie qui ne faut avoir peur de rien – seule s’intéresse au petit objet qu’à la condition qu’il soit petit – dans la demi-mesure mène au ridicule. Aline est la preuve que la la forme du ridicule, du kitsch, du transgressif, du régressif. On forme d’une chanson phonographique n’obéit à aucune nécesse rend compte alors que la chanson n’est pas un art mineur. sité : vous pouvez l’enregistrer en reggae ou en polka, peu imLes mineurs ne chantent pas en rentrant du boulot, ils sifflent, porte – il suffit de demander au directeur d’orchestre comment remarquait Boris Vian, qui n’avait pas oublié Blanche-Neige. vous voulez qu’il vous l’emballe. Version lacrymale, Aline a Dans sa forme radiophonique, elle est un art « moyen » – art du trouvé son parfait emballage, plus original qu’il n’y paraît, juste milieu que les Grecs considéraient comme un sommet et grâce à quelques touches délicates comme ce clavecin qui qui nous fait retrouver le sens ancien et oublié du chef-d’œuvre : swingue et cette guitare qui « twangue » dans les couplets. De l’œuvre qui témoigne de la parfaite maîtrise d’un métier. bons arrangements ? Une riche palette sonore !
Aline
© PUF ; René Burri/Magnum Photos ; DR.
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REPORTAGE
La patience de la panthère C’est au Kirghizistan, au cœur de l’Asie centrale, que le philosophe Baptiste Morizot est parti pister la panthère des neiges, « fantôme des montagnes ». Au fil des journées sur les traces de ce très rare félin, il a médité sur la patience dont les êtres humains – comme les grands prédateurs – sont capables. Par Baptiste Morizot
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trouver ses traces, ses chemins immatériels, du fond des vallées glaciaires aux crêtes enneigées. Nous allons remonter la rivière Naryn, qui se jette loin derrière nous dans le fleuve Syr-Daria.
ALLER VOIR CE QU’IL Y A DERRIÈRE
BAPTISTE MORIZOT Enseignant-chercheur en philosophie à l’université d’Aix-Marseille (Ceperc), il a signé Les Diplomates. Cohabiter avec les loups sur une autre carte du vivant (Wildproject, 2016, prix de la Fondation de l’écologie politique 2016 et prix littéraire François-Sommer 2017) et Pour une théorie de la rencontre. Hasard et individuation chez Gilbert Simondon (Vrin, 2016).
© Fanny Morizot ; DR.
À
l’entrée de la réserve de Naryn, nous répartissons le bât sur les chevaux qui vont nous emmener en expédition. Nous passerons plus de onze jours en autonomie totale, dans une réserve intégrale interdite aux humains, sanctuaire pour tous les autres vivants qui peuplent les crêtes, les hauts plateaux steppiques et les forêts d’épicéas. Seuls les rangers et les scientifiques ont le droit d’y pénétrer. L’expédition se donne pour objectif le suivi de la faune sauvage de la réserve par des pratiques de science participative. Écovolontaires, nous allons appliquer les techniques issues de l’écologie scientifique : observations, relevé d’indices de présence, comptage, et les transects, ces randonnées sur des trajectoires très précises, reliant des points GPS. Les grands prédateurs et les rapaces sont à l’honneur : localisation des aires de nidification de l’aigle royal, comptage du vautour de l’Himalaya, pistage de l’ours, suivi du loup et, surtout, recherche sans relâche de celle qui a donné son nom à l’organisation non gouvernementale à l’origine de cette expédition, OSI Panthera (Objectif Sciences International) : la panthère des neiges, le « fantôme des montagnes ». Il faudra
Les jours passent. Nous arrivons à la cabane d’Umeut (prononcez « Ü-meute »), chalet de rondins au toit recouvert de prairie. Ce sera le camp de base pour une expédition exigeante : monter à la crête d’Umeut, à 3 900 mètres d’altitude, et la longer en un transect long de plusieurs kilomètres. Nous chargeons les chevaux avec les tentes, pour aller dormir juste sous la crête, dans des paysages défiant l’imagination, interminables barres rocheuses dans le ciel. La montée commence, plus de 1 000 mètres de dénivelé, dans les buissons de Myricaria et les pierriers. Penchés sur l’encolure, rênes courtes, nous traquons les indices. Nous nous arrêtons souvent pour scruter les pentes, les rangers kirghizes pointant d’invisibles bouquetins que nous distinguons à peine aux jumelles. Enveloppés dans leurs parkas militaires, les rangers en rient, comme de tout ce qui arrive. Nous chevauchons sous l’orage de grêle, le sol d’humus couvert de cailloux blancs de glace. Dans mon carnet humide, j’écris : « Le poncho du cavalier protège le cheval du chanfrein jusqu’à la queue, et sa chaleur montante m’enrobe sous la cape – échange de bons procédés. » Le convoi s’arrête : le chemin à peine ébauché a été arraché devant nous par une crue de la rivière. On s’active, terrassant le sentier devant les chevaux à coups de pelle et de pioche, sciant les troncs, débitant les obstacles à la hache, contre cette habitude obstinée de la forêt qui travaille à se refermer. Construisant le chemin contre l’inépuisable ravinement du monde. Le soir tombe, et nous arrivons sous des trombes d’eau au petit plateau tapissé d’herbe grasse qui accueillera notre camp. Nous assurons notre meilleure performance de montage de tente. Et puis l’orage s’arrête, le ciel se dégage, et nous sommes sans doute au centre du monde, puisque tout, autour, coupe le souffle et élève cet étrange ciel qui est dedans, et que certains appellent âme. Tous les jours nous travaillent comme le vent la silhouette des arbres, par leur intensité sensorielle : les rafales glacées qui traversent le corps, comme si nous étions des fantômes, des vents nous aussi, mais nous continuons à avancer transis, puis vivifiés d’être devenus immatériels. Les orages de grêle nous clouent sur nos chevaux ; toutes ces intempéries que l’on avait appris à fuir, qui ici un instant nous effraient, mais que nous traversons (car il n’y a nulle part où fuir, où s’abriter), pour enfin comprendre, transformés, essorés, traversés,
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Tangente
LE MÉTIER DE VIVRE
Ministre du Numérique de Taïwan, transgenre, cette autodidacte libertaire et prodige du Web conçoit Internet comme un espace politique et est convaincue que le langage est la clé pour nouer un nouveau rapport aux ordinateurs. Par Martin Legros / Photos Billy H. C. Kwok
D
«
ans le formulaire officiel du cabinet ministériel, j’ai biffé les mentions “homme”, “femme” ou “neutre”, pour écrire 無 [mu ou wú], un concept signifiant “néant”. J’ai fait de même pour mes affiliations politiques. Nous avons longtemps vécu sur un système bipartisan où chacun devait opter pour l’un des deux camps. Le temps est venu de s’émanciper de ces clivages rigides, pour la politique comme pour le genre. » Grande, les cheveux longs, le regard franc, Audrey Tang est ministre du Numérique à Taïwan, la première ministre transgenre de l’histoire. Elle nous reçoit au siège officiel du gouvernement de Taïwan, un palais lumineux de briques et de bois entouré d’un jardin qui date de l’occupation japonaise. Dans le bureau s’entassent les ordinateurs et les webcams. Dotée d’une grande vivacité d’esprit, prenant manifestement un très vif plaisir à nous recevoir et à discuter – on a rarement vu un ministre capable d’argumenter aussi bien sur les compétences cognitives des animaux que sur la monadologie de Leibniz –, Tang est un esprit libre qui ne doute pas du bien-fondé de ses convictions. Lorsque nous avons pris contact avec elle, par le biais du Bureau français de Taipei, l’équivalent de l’ambassade de France, elle nous avait déjà précisé que « les visites à son bureau sont sujettes à un protocole de transparence radicale » : les questions sont demandées et publiées à l’avance « pour qu’on puisse engager une discussion en ligne avant de s’entretenir de visu », et l’entretien enregistré est retran scrit et publié sur Internet dans son intégralité. Dans l’une de ses clauses, ce protocole de transparence
stipule que toute tentative « d’exercer une influence » sur les décisions de la ministre sera rejetée comme relevant du lobbying et soumise en tant que tel au département d’Éthique civique. « Cela ne revient-il pas à se débarrasser de la politique au nom de la transparence » lui objecte-t-on ? « Non, cela revient à distinguer la politique du lobbying en actant chacune de ses occurrences de manière totalement transparente », répond-elle avec autant de candeur que de fermeté.
DATES CLÉS 1981 Naît à Taïwan 1990 Séjourne au Saar-Lor-Lux (eurorégion à la croisée de la France, du Luxembourg et de l’Allemagne) parmi les exilés de Tian’anmen, dont fait partie son père 1993 Quitte l’école et se forme elle-même sur Internet 1994 Commence à travailler pour des start-up. Publie Roads to the Cyberspace (The Informationist, non traduit) et rejoint la communauté des programmeurs de logiciels libres de Taïwan 2005 Met en œuvre Perl 6, un langage utilisé pour les sites Web. Change de genre et de nom 2013 Rejoint gOv, une plateforme d’accès aux données civiques 2014 Participe au Mouvement des Tournesols 2016 Ministre du Numérique nommée par la présidente Tsai Ing-wen, au lendemain de sa victoire sur le Kuomintang, l’ex-parti unique, autoritaire et devenu favorable à un rapprochement avec la Chine
A U D R E Y
UNE ÉDUCATION SANS ÉCOLE
Audrey Tang a quitté l’école à 13 ans pour s’autoéduquer sur la Toile, se plongeant dans les papiers des premiers penseurs du Net ou en échangeant avec eux sur le réseau. « Vous étiez très précoce ? » lui demande-t-on en se souvenant que son quotient intellectuel (QI) dépasse 160. « Non, c’est juste que j’avais besoin d’une éducation que l’école ne pouvait pas me procurer. Nous étions en 1994, le World Wide Web était en train de s’inventer, il rendait possible une éducation sans école. Sur le Web, si je ne comprenais pas quelque chose, je n’avais qu’à envoyer un e-mail à l’auteur. Comment se fait-il que, lorsque nous sommes en ligne, nous faisons très vite confiance à des étrangers, alors que cela va beaucoup plus lentement en face-àface ? Comment un mot clé peut-il se répandre comme un virus et réunir un nombre considérable de personnes qui forment de gigantesques clans imaginaires, tandis que, dans le monde réel, si vous voulez former un culte ou une religion nouvelle, cela prend des années, voire des siècles ? » Et ces universitaires trouvaient normal de répondre à un adolescent ? « Ils ne pouvaient pas savoir que j’étais un enfant. J’étais juste une adresse email. » Mais elle était capable de formuler des questions qui leur semblaient pertinentes ? « À cette époque, toutes les questions étaient pertinentes. Internet était un nouveau langage. Comme pour tout langage, si vous y êtes exposé à 12 ans, vous l’apprenez très vite. À 50 ans, cela prend plus de temps. »
T A N G
Une hacker, ministre de la transparence 46
Philosophie magazine n° 111 JUILLET/AOÛT 2017
La INDE
Zack Seckler, Trois Enfants dans le delta d’une rivière de la Wild Coast en Afrique du Sud, 2016. © Zack Seckler.
L’idéal de simplicité
Dossier
PARCOURS DE CE DOSSIER
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Alors que la vie en société prend un tour de plus en plus complexe, nous sommes nombreux à nous interroger sur la meilleure manière de simplifier notre rapport à l’existence. Mais encore faut-il préciser ce que recouvre l’idée de simplicité : cette dernière n’est-elle pas plus mystérieuse qu’il n’y paraît ?
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En pratique, à quoi ressemble une activité guidée par l’idéal de sobriété ? Une mathématicienne, un maître d’arts martiaux, une designer, un cuisinier et une spécialiste de l’organisation du travail nous font part de leurs stratégies, sous l’œil bienveillant et acéré du philosophe Olivier Rey, fin lecteur d’Ivan Illich.
S’il y a une pratique qui ignore bien souvent la limpidité, c’est la philosophie ! Les grands penseurs ont-ils raison de sophistiquer leur vocabulaire et leurs argumentations ? Entre Frédéric Schiffter, pour qui la prose des grands moralistes classiques est un modèle, et Françoise Dastur, spécialiste de la phénoménologie, le débat est frontal.
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Ce dossier s’achève par un très beau dialogue. Fabienne Verdier est une peintre inspirée par la voie du Tao. Edgar Morin est, depuis la parution de son grand œuvre La Méthode, le penseur de la complexité. Avec une complicité sincère, ils évoquent cet insaisissable instant où émerge un trait, une énergie, une formule qui embrasse, intensifie, transforme l’existence !
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Dossier
L’IDÉAL DE SIMPLICITÉ
L’union des contraires
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FABIENNE VERDIER / EDGAR MORIN
Lorsque le penseur de la complexité et l’artiste de l’ascèse inspirée par la Chine se rencontrent, on découvre qu’au terme d’un long travail de transformation, la sophistication peut aboutir à la simplicité la plus enfantine. Propos recueillis par Michel Eltchaninoff / Photos David Coulon
our rencontrer Fabienne Verdier, il faut quitter la capitale, puis traverser d’immenses champs ponctués de pharaoniques pylônes. À 96 ans, alerte et disert, Edgar Morin fait remarquer l’absence d’oiseaux, de papillons et de fleurs, et déplore les désastres de la monoculture industrielle. Mais un peu plus loin, dans le parc naturel du Vexin, on découvre un village nettement plus accueillant. C’est ici que Fabienne Verdier vit et peint depuis vingt-trois ans, comme en témoignent les cabanes, déjà délabrées, de ses enfants dans le jardin. Le lieu est si calme qu’un faisan y risque quelques pas. Après de joyeuses accolades, la peintre et le philosophe se dirigent vers l’atelier ultramoderne, qui contraste avec des bâtisses abritant la maison et la biblio thèque de l’artiste. Au son de l’eau d’une fontaine, on découvre un intérieur à deux niveaux, baigné de soleil. C’est en bas que Fabienne Verdier peint tous les matins, maniant un pinceau géant qui peut s’appliquer à la verticale, selon la tradition chinoise, sur la toile étendue au sol. Nous nous installons autour d’une table du niveau supérieur, orné de grands tableaux. Après avoir appris l’art traditionnel chinois dans les années 1980, durant un séjour éprouvant de près d’une décennie dans le Sichuan, Fabienne Verdier s’est employée à traduire la variété du monde par des formes minimalistes – parfois d’un seul trait de pinceau. Mais l’atmosphère de l’endroit montre que cette épure n’est rendue possible que par une longue méditation. Edgar Morin a volontiers accepté la plongée dans cet univers à part. Dans son ouvrage Sur l’esthétique, il voit l’artiste comme une sorte de chaman qui, dans un état de « transe non convulsive », atteint les réalités ultimes de l’Univers. Il est curieux de voir si Fabienne Verdier correspond à cette description. Cependant, sa conception du monde ne s’oppose-t-elle pas frontalement à celle de l’artiste minimaliste ? En effet, il a érigé une grandiose cathédrale, La Méthode, ode à une « pensée complexe » qui récuse toutes les simplifications sur lesquelles s’est appuyé l’Occident pour développer sa puissance. Et « l’idée simple d’un ordre éternel ne saurait être remplacée par une autre idée simple, serait-ce même le désordre ». Peut-il accepter la quête de sobriété, d’humilité, de dénuement, qui est celle de la peintre ? Au fil de cette rencontre amicale et harmonieuse, Edgar Morin et Fabienne Verdier s’accordent sur un point essentiel : il n’y a rien de plus difficile que de faire simple…
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Idées
ENTRETIEN
’appartement est minuscule, mais la lumière est vaste, qui ouvre sur le ciel et le grand tilleul en face. Le poète nous accueille à la porte, impeccable d’élégance et rosette d’Académicien à la boutonnière. On le présente en vieux sage chinois ou en saint laïc, mais ce qui frappe d’abord chez François Cheng, c’est son regard inquiet d’écorché vif, qui peut passer en un instant des larmes à l’éclair de malice, de la douleur à la joie pure, de la crainte à la gourmandise. Il dit : « Je suis un miraculé de la vie. » Né à Nanchang en 1929, il vit, enfant, les horreurs de la guerre sino-japonaise et celles de la guerre civile chinoise, qui lui donnent jusqu’à aujourd’hui le sentiment d’une vie précaire. Il n’a pas 20 ans lorsqu’il se retrouve seul à Paris – sa famille s’est exilée aux ÉtatsUnis, lui veut rester, déjà fasciné par la France, même s’il ne parle pas un mot de français. Le chemin linguistique de François Cheng, avec le trait de la calligraphie, les signes chinois et les sonorités du français, raconte une part essentielle de son être. Dans les années 1960, cet itinéraire prend forme
L
et sens grâce à des rencontres décisives. Le philosophe Gaston Berger, audacieux inventeur des sciences prospectives, le fait entrer à l’École pratique des hautes études. Les travaux de sinologue de François Cheng intéressent vite les grands noms du structuralisme et de la linguistique : Roman Jakobson, Roland Barthes, Algirdas Julien Greimas, Claude Lévi-Strauss, Julia Kristeva, Jacques Lacan… Entretenant un dialogue perpétuel, et d’abord en lui-même, entre sa culture chinoise et sa culture d’adoption, on lui doit plusieurs traductions et anthologies de la poésie chinoise et d’extraordinaires livres de calligraphie (Et le souffle devient signe) et des ouvrages sur la peinture (Vide et Plein). Dans ses essais philosophiques sur la Beauté, la Mort et plus récemment l’Âme, la voie du Tao se mêle à la voie christique chez celui qui s’est choisi le prénom de saint François d’Assise. Disons-le : ces accents chrétiens, mêlés à ceux du romantisme de Hölderlin et de l’immanence zen, nous intriguaient. Pour la première fois, du moins publiquement, François Cheng éclaire ici la nature de sa relation avec le christianisme. Bientôt nonagénaire, il semble contempler la vie comme une éternité toujours en devenir…
F R A N Ç O I S
C H E N G
JE NE SUIS PAS UN SAGE Son livre lyrique, De l’âme, a été l’un des best-sellers de l’année. Mais, à 88 ans, l’académicien reste un être tourmenté, lui qui a connu les blessures de l’histoire. De la calligraphie au Christ, en passant par le Tao, Lacan et son culte de la langue française, François Cheng se dévoile ici, d’un trait. Propos recueillis par Catherine Portevin / Photos Serge Picard
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Philosophie magazine n° 111 JUILLET/AOÛT 2017
Se perdre dans la ville avec Baudelaire et Benjamin Se fondre dans la Nature avec Rousseau et Thoreau Partir en pèlerinage avec Péguy
MARCHER AVEC LES PHILOSOPHES
Et discuter en chemin avec Pascal Bruckner, Frédéric Gros, Nancy Huston, Jean-Paul Kauffmann, Michel Serres…
CAHIER CULTURE
L’Amérique de Walker Evans • Saint-Pétersbourg et les fantômes de la raison
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L’IDÉAL DE SIMPLICITÉ
SUPPLÉMENT OFFERT
HENRY DAVID THOREAU
Walden ou la vie dans les bois (extraits)
L’IDÉAL DE SIMPLICITÉ
H E N RY DAV I D
THOREAU
Walden ou la vie dans les bois (extraits)
Les adeptes de la décroissance, du respect de l’environnement et d’une conception contemplative de la vie ont un ancêtre commun : le philosophe américain Henry David Thoreau (1817-1862). Son retrait solitaire au bord du lac de Walden, dans le Massachusetts, sonne pour eux comme un appel au dépouillement pour une intensification de la vie.
© Climats ; Benjamin_D._Maxham/Domaine public.
Il faut dépouiller les murs, comme il faut dépouiller nos vies