COVID-19 Les philosophes face à l’épidémie MENSUEL N° 138 Avril 2020
Mensuel / France : 5,90 € Bel./Lux./Port. cont. : 6,50 € Suisse : 11 CHF Andorre : 6,20 € Allemagne : 6,90 € Canada : 11,50 $CA DOM : 8 € COM :1 000 XPF Maroc : 70 DH Tunisie 11,30 TND Espagne/Italie : 6.5 €
OÙ COMMENCE
LE RACISME ?
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Avec Hartmut Rosa, Slavoj ŽiŽek, Cynthia Fleury...
« Accepter ce que l’on n’est pas »
La mort à Samarcande
entretien avec Jean-Claude Carrière
par Françoise Dastur
Pourquoi les Amérindiens inspirent le combat écologique par Francis Geffard
Sagesses du monde
INDE, CHINE, JAPON, AMÉRIQUES ET AFRIQUE...
Des récits pour déchiffrer le monde, fonder une éthique, explorer le sens de la vie
HORS-SÉRIE EN KIOSQUE et sur philomag.com
Caretos de Lazarim, Portugal de la série WILDER MANN © Charles Fréger
Une pensée du temps et du néant
par Tobie Nathan
ÉDITO
L’œil de
Berberian Par Alexandre Lacroix Directeur de la rédaction
Souvenirs de la Préhistoire t si la Madeleine de Proust changeait de prénom pour s’appeler Carmen, Anastasia ou Layla ? Faudrait-il reporter ce changement d’identité dans toutes les éditions d’À la Recherche du temps perdu ou rester attaché par conservatisme à sa vieille désignation, bien française ? La question a l’air insolite, et pourtant j’ai vu, avec des sentiments mêlés, mon gâteau préféré se faire débaptiser. Il faut dire que, quand j’étais enfant, la pâtisserie qui m’alléchait le plus, celle que je demandais systématiquement quand on me permettait de choisir, portait un nom abominable. C’était la tête-de-nègre. Il ne s’agissait pas là d’une simple façon de parler, d’un sobriquet, mais bien de son appellation officielle, celle qui figurait imprimée en belle calligraphie sur les étiquettes indiquant les prix, dans les vitrines scintillantes. Pour être sincère, je n’ai pas trop apprécié ce moment où, quand j’avais 18 ou 19 ans, j’ai vu ce nom remplacé par « meringue chocolat ». Je n’avais jamais pensé à mal en prononçant des phrases comme : « Madame, donnez-moi une tête-de-nègre, s’il vous plaît. » En fait, je ne décomposais jamais mentalement le mot, je n’entendais même pas qu’il y avait « nègre » dedans, de même qu’on ne remarque pas vraiment « biche » dans « pied-debiche » ni « sac » dans « cul-de-sac ». Au départ j’ai pensé, je l’avoue, que l’hypocrisie et le politi quement correct gagnaient du terrain, que nous faisions assaut de pudibonderie lexicale, et que ce n’était pas en touchant au vocabulaire pâtissier que l’on changerait quoi que ce soit aux scores du Front national ou à la xénophobie ambiante. Estimant qu’on se trompait de cible, je fis, dans les premiers temps, de la résistance. Il m’arrivait d’entrer dans une boulangerie et de commander une tête-de-nègre, même si sur l’étiquette il y avait plutôt écrit « boule choco » ou « merveilleux ». (Depuis la disparition du nom ancien, un certain flou règne, et la même chose reçoit toute une gamme d’appellations variées. De plus, faites-y attention : dans de nombreuses boulangeries, cette pâtisserie est la seule qui ne porte pas d’étiquette, j’en connais au moins deux dans mon arrondissement !) Mais je me suis rendu compte que, là, ça devenait du racisme. Quand plus personne n’appelle ça une tête-de-nègre et que vous vous opiniâtrez à le faire, c’est que vous tenez à ce mot. Un jour, je l’ai prononcé et je me suis mis à rougir, puis à regarder autour de moi en espérant qu’il n’y ait pas de Noir dans la boulangerie. J’ai vraiment eu honte de moi. Ce fut comme un flash, une prise de conscience : soudain, j’ai vu pourquoi on appelait le gâteau comme ça (enfant, je n’aurais jamais fait le lien, je n’avais pas des sentiments si corrompus). Mes yeux se sont décillés. Je me suis converti sur-le-champ au « merveilleux ». Pourquoi raconter cette histoire ? Parce qu’il me semble que l’une des difficultés que nous avons à définir de façon claire un comportement raciste tient à ce que la société est en évolution assez rapide sur ces questions – comme, du reste, en ce qui concerne les rapports hommes-femmes. Une blague, une habitude couramment admises, voire montrées en exemple il y a trente ans, deviennent inacceptables. Les critères du racisme, comme du sexisme, ne peuvent donc pas être posés une fois pour toutes, ils sont nécessairement mouvants comme les relations humaines, qui impliquent la confrontation à une forme d’altérité. Et c’est plutôt une bonne nouvelle : il n’est pas possible de se reposer sur son antiracisme, comme sur une certitude acquise. L’antiracisme n’a pas d’essence. Combattre l’intolérance en soi-même demande de la vigilance, mais c’est la combattre dans la société tout entière.
© Serge Picard pour PM ; illustration : Charles Berberian pour PM.
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reaction@philomag.com
Philosophie magazine n° 138 AVRIL 2020
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JEAN-LUC NANCY
Ce philosophe et professeur émérite de l’université de Strasbourg est l’auteur d’une œuvre traduite dans le monde entier. Il s’est notamment penché sur le thème de la communauté, du corps, de l’adoration ou encore de l’art. Parmi son œuvre, citons L’In trus (2000), Exclu le juif en nous (2018) et récemment La Peau fragile du monde (2020). Il propose dans nos pages un portrait vivant de Jacques Derrida, qui fut son mentor et ami, et livre des pistes précieuses pour comprendre ce qu’est la déconstruction.
P. 46
NACIRA GUÉNIF-SOUILAMAS
Anthropologue, elle enseigne à l’université Paris-8. Son travail s’inscrit dans la mouvance des études postcoloniales, mêlant réflexion sur les discriminations et le féminisme. Elle a publié Les Féministes et le garçon arabe (2004) et, récemment, Rencon tres radicales. Pour des dialogues fémi nistes décoloniaux (2018). Elle réfléchit sur la représentation des communautés dans les one-man-show.
À PROPOS DE LA COUVERTURE La photographe Angélica Dass évoque ainsi son travail : « Humanae est un regard inhabituellement direct sur la couleur de peau qui met au défi le concept de race en tentant de dresser un panorama des véritables couleurs de l’humanité plutôt que les étiquettes fallacieuses qui lui sont généralement accolées (“blanc”, “rouge”, “noir” et “jaune”).
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NORMAN AJARI
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MARYLIN MAESO
Influencée par Albert Camus, cette philosophe pointe une inquiétude concernant la crise contemporaine de l’humanisme. Dans La Petite Fabrique de l’inhumain (2019), elle s’inspire de La Peste pour dénoncer l’inhumanité latente de nos sociétés. Elle a également publié Les Conspira teurs du silence (2018) et L’Abécédaire d’Albert Camus paru en janvier 2020. Elle s’entretient dans notre dossier avec Norman Ajari.
P. 46
THOMAS NGIJOL
Après s’être fait connaître au Jamel Comedy Club, il enchaîne les spectacles de stand-up et les films, autant devant que derrière la caméra. En 2011, il réalise avec Fabrice Éboué et Lionel Steketee Case Départ, une réflexion acerbe sur l’esclavage. En 2014, il retrouve ses deux compères pour Le Crocodile du Botswanga, con sacré à la Françafrique. En 2019, Black Snake (coréalisé avec Karole Rocher) a mis en scène les aventures du premier « vrai » superhéros africain. Il s’exprime ici sur la délicate frontière entre humour et racisme.
Enseignant à l’université Villanova de Philadelphie, ce philosophe est membre du bureau exécutif de la Fondation Frantz-Fanon et du parti Les Indigènes de la République. Il s’est notamment fait conn aître avec la parution de La Dignité ou la Mort (2019) où il entend renouveler la notion de dignité en dehors du sillon de la philosophie occidentale. Dans notre dossier, il débat avec Marylin Maeso.
P. 46
YVES CUSSET
Parallèlement à un parcours académique en philosophie, ce spécialiste de l’École de Francfort est également auteur de théâtre et comédien humoriste. Il se produit de manière régulière dans la France entière et a participé de nombreuses fois au Festival d’Avignon. Il a publié Cent Façons de ne pas accueillir un migrant. Un abécédaire parodique (2018) ou encore Réussir sa vie du premier coup (2019). Il commente pour nous des sketchs de comiques qui peuvent aujourd’hui heurter notre sensibilité, de Michel Leeb à Pierre Desproges.
SERVICE ABONNÉS abo@philomag.com / 01 43 80 46 11 Philosophie magazine, 4, rue de Mouchy, 60438 Noailles Cedex - France Tarifs d’abonnement : prix normal pour 1 an (10 nos) France métropolitaine : 57 € TTC (TVA 2,1 %). UE et DOM : 69 €. COM et Reste du monde : 77 €. Formules spéciales pour la Belgique et la Suisse Belgique : 070/23 33 04 abobelgique@edigroup.org Suisse : 022/860 84 01 abonne@edigroup.ch Diffusion : MLP Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres, 04 88 15 12 42, Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr RÉDACTION redaction@philomag.com Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix Rédacteurs en chef : Martin Legros, Michel Eltchaninoff Conseillers de la rédaction : Sven Ortoli Chefs de rubrique : Victorine de Oliveira, Martin Duru, Catherine Portevin Rédacteurs : Samuel Lacroix, Octave Larmagnac-Matheron Secrétaires de rédaction : Noël Foiry, Marie-Gabrielle Houriez Création graphique : William Londiche / da@philomag.com Graphiste : Alexandrine Leclère Responsable photo : Stéphane Ternon Rédactrice photo : Camille Pillias Rédacteur Internet : Cédric Enjalbert Webmaster : Cyril Druesne Ont participé à ce numéro : Charles Berberian, Paul Coulbois, Myriam Dennehy, Karen Gamarra, Philippe Garnier, Nicolas Gastineau, Frédéric Manzini, Catherine Meurisse, François Morel, Jean Mouzet, Tobie Nathan, Ariane Nicolas, Chiara Pastorini, Charles Pépin, Serge Picard, Claude Ponti, Quentin Regnier, Oriane Safré-Proust, Séverine Scaglia, Isabelle Sorente, Nicolas Tenaillon, Peter Van Agtmael, Slavoj Žižek ADMINISTRATION Directeur de la publication : Fabrice Gerschel Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon Responsable abonnements : Léa Cuenin Fabrication : Rivages Photogravure : Key Graphic Impression : Maury imprimeur, Z.I., 45300 Manchecourt Commission paritaire : 0521 D 88041 ISSN : 1951-1787 Dépôt légal : à parution Imprimé en France/Printed in France / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions, SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 Siège social : 10, rue Ballu, 75009 Paris Président : Fabrice Gerschel RELATIONS PRESSE Canetti Conseil, 01 42 04 21 00 Françoise Canetti, francoise.canetti@canetti.com PUBLICITÉ Partenariats/Publicité Audrey Pilaire, 01 71 18 16 08, apilaire@philomag.com MENSUEL NO 138 - AVRIL 2020 Couverture : © Angélica Dass, Humanae, Work in Progress, 2012.
2017 Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0 %. Tous les papiers que nous utilisons dans ce magazine sont issus de forêts gérées durablement et labellisés 100 % PEFC. Le taux majoritaire indiqué Ptot est de 0,009.
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La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires.
© Basso Cannarsa/Opale/Leemage ; Julien Faure/Leextra via Leemage ; CP ; CP ; Marc Frege/Balkar/Sipa ; Vim/ABACA.
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ILS ONT PARTICIPÉ À CE NUMÉRO
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PUBLI-COMMUNIQUÉ
Pourquoi les entreprises les plus florissantes enseignent-elles la philosophie à leurs managers ?
L
a crise actuelle de l’insatisfaction et du désengagement professionnels témoigne de lacunes au niveau des techniques contemporaines de management.
Alors qu’au siècle dernier, toute l’attention s’est portée sur l’économie et la psychologie, les multinationales s’emparent désormais de la philosophie comme un des vecteurs de transformation du leadership afin de répondre aux enjeux contemporains. Jusqu’à présent, on s’accordait à penser qu’en matière de business, ce sont les données qui déterminent les décisions et que le management est une science. Si ce postulat est en partie vrai, il peut conduire à une approche unidimensionnelle qui, en plus d’être superficielle, comporte des contraintes. Ces dernières freinent l’expansion et l’innovation mais surtout, elles conduisent à une souffrance au travail et à une perte de sens. Élargir notre approche managériale en intégrant aux techniques traditionnelles de résolution de problèmes des méthodes philosophiques, nous fait passer de la notion de contrainte à celle de possibilité, ajoute de la pensée abstraite à la stratégie, incorpore de la créativité au pragmatisme et inclut l’humain dans la productivité. Ainsi, business et philosophie s’accordent parfaitement. La philosophie aide les managers à :
• confronter et remettre en question l’adéquation de leurs représentations afin de mettre à jour leurs faiblesses et de dénouer la situation dans laquelle ils.elles et leur société sont bloqués ;
• mieux décrire leurs représentations et communiquer leurs valeurs et leur vision de manière à accroître l’engagement de leurs collègues et à leur transmettre une direction et une détermination ;
• prendre du recul et trouver du sens en dévoilant la réalité cachée derrière des apparences trompeuses. Du sens découle inévitablement le bonheur, et le bonheur conduit à plus de productivité ;
• créer
une entreprise juste en les aidant à réfléchir plus clairement à l’éthique, aux valeurs, à la morale et à l’équité, qui sont des notions-clés pour stimuler l’engagement et réduire l’insatisfaction.
Le.la manager est comme un.e chef d’orchestre. L’analyse philosophique l’aide à tenir le cap tout en créant de la valeur, du sens et des performances optimales. La philosophie ouvre l’esprit, enseigne la pensée critique, l’introspection et des compétences communicatives. Elle nous permet de comprendre et de gérer les comportements humains. Elle accroît notre capacité d’écoute et nous ouvre les yeux sur de nouvelles perspectives, nous permettant de dépasser des limites et de transformer la dynamique en nous-même et au sein de nos entreprises. Fondamentalement, la philosophie nous enseigne non pas quoi penser, mais comment penser. Plutôt que de répondre à nos questions, elle nous apprend à questionner nos réponses.
Seuls quelques centres d’executive education au monde sont à l’avant-garde de ce mouvement. Le CEDEP, en France, en fait partie. Il réunit 10 chefs d’entreprises internationales de renom dont Jean-Philippe Courtois (Vice-Président exécutif et Président des ventes, du marketing et des opérations chez Microsoft) et de 10 philosophes reconnu.e.s comme Charles Pépin dans un programme de 10 jours à destination d’un groupe réduit de directeurs.trice.s d’unités opérationnelle. Pour plus d’informations, contactez muriel.pailleux@cedep.fr.
PROGRAMME MANAGEMENT & PHILOSOPHIE cedep.fr
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SOMMAIRE P. 3 Édito
P. 8 Questions à Charles Pépin
P. 9 Question d’enfant à Claude Ponti
P. 10 Courrier des lecteurs
DOSSIER Où commence le racisme ? P. 42 Le retour des « identités »
dans l’espace public
P. 46 Peut-on rire de tout ? Enquête P. 50 Tocqueville-Gobineau,
Spécial Covid-19 P. 12 TÉLESCOPAGE P. 14 REPÉRAGES
P. 16 LES PHILOSOPHES
FACE À L’ÉPIDÉMIE : Harmut Rosa, Slavoj Žižek, Giorgio Agamben, Cynthia Fleury, Paola Cavalieri et Peter Singer
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P. 24 AU FIL D’UNE IDÉE
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Le poisson P. 26 ETHNOMYTHOLOGIES par Tobie Nathan
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Prendre la tangente P. 30 REPORTAGE
Costa Rica. À la recherche du bonheur pura vida P. 38 MOTIFS CACHÉS par Isabelle Sorente
P. 56 L’appropriation culturelle,
avec Tristan Garcia
P. 58 Les préférences sexuelles,
avec Martin Gibert
P. 60 Antiracisme, deux points
de vue s’affrontent, avec Marylin Maeso et Norman Ajari
Cahier central Agrafé entre les pages 50 et 51, notre supplément : « Race et culture » de Claude Lévi-Strauss
Cheminer avec les idées P. 66 L’ENTRETIEN
James C. Scott
P. 72 LE CLASSIQUE SUBJECTIF
Jacques Derrida vu par Jean-Luc Nancy P. 78 BOÎTE À OUTILS Divergences / Sprint / Intraduisible / Strates P. 80 BACK PHILO
Livres
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la bataille du sang
P. 54 « Je suis le seul Blanc dans le métro »
P. 82 ESSAI DU MOIS
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Ce numéro comprend en cahier central un encart rédactionnel (agrafé entre les pages 50 et 51) de 16 pages complétant notre dossier « Où commence le racisme ? », constitué d’une présentation et d’extraits de « Race et culture », de Claude Lévi-Strauss.
PHILOSOPHIE MAGAZINE N° 139 PARAÎTRA LE 30 AVRIL 2020
Seins. En quête d’une libération / Camille Froidevaux-Metterie P. 83 ROMAN DU MOIS Un écrivain aux aguets / Pierre Pachet P. 84 CARREFOUR Vertige du savoir P. 86 Nos choix P. 90 Notre sélection culturelle P. 92 Agenda P. 94 LA CITATION CORRIGÉE par François Morel P. 96 Humaine, trop humaine par Catherine Meurisse P. 98 QUESTIONNAIRE DE SOCRATE Vincent Dedienne
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Tangente
REPORTAGE
Costa Rica
À LA RECHERCHE
DU BONHEUR PURA VIDA
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Quel est le secret de ce petit État d’Amérique centrale, classé parmi les plus heureux de la planète par de nombreux indices, alors que son PNB par habitant est loin derrière celui des pays occidentaux ? C’est avec cette question dans ses bagages que notre reporter est parti en immersion au pays de la pura vida, un concept hédoniste qui irrigue la vie des Costaricains et que n’auraient sans doute pas renié Spinoza, Nietzsche ou Aristippe de Cyrène s’ils avaient pris le temps de paresser dans un hamac au bord d’une plage ensoleillée.
© CP
Par Jean Mouzet / Photos Karen Gamarra
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JEAN MOUZET
Né en 1990, il voyage après son master de philosophie à la Sorbonne. Il a codirigé le numéro « Les philosophes et la psychologie » de La Revue philosophique la France et de l’étranger (éditée par les PUF) et traduit le roman argentin Le Modèle aérien, de Leonardo Sabbatella (Librairie éditions Tituli, 2015). Il est aussi l’auteur d’Éclats d’actions (Stock, 2018), essai sur l’aventure et la solidarité.
e ne savais pas ce que je faisais à minuit dans ce bar à ciel ouvert entre la jungle et la plage de palmiers, on ne va pas se mentir, le reggaeton n’est pas ce qu’on a fait de mieux depuis Mozart, mais j’ai commencé à vraiment me poser la question au premier coup de feu. Huit, neuf balles. Quelques cris pour la forme, des réactions stéréotypées, les gens sont accros aux séries, la preuve : personne n’en profite pour couper la musique, tchaca-tac, tchaca-tac, Des pacito en requiem pour un narco, deux touristes au sol. Un cadavre dans sa chute a brisé ses lunettes de soleil. De toute façon, il faisait nuit. Un surfeur afro a retrouvé dans son biceps la première balle perdue. La seconde a choisi cette rasta blonde vautrée sur les mégots de joints qui font moquette sur la terre battue. La fille, décidée à rester philosophe, observe les fleurs psychédéliques de sa minijupe s’imbiber de sang. Pas non plus la routine, mais on se trouve bien aux Caraïbes, la zone la plus violente du monde ; de Miami à Caracas, c’est open bar pour les tueurs à gages et les narcos. Rien dans le journal du lendemain, douze heures de commérage sur les réseaux sociaux du village, terminé ; c’est tout ce que laisse un homme. En voilà un libéré de l’inquiétude de vivre.
CLANDESTINS DES TROPIQUES
Je viens d’arriver sans le sou à Puerto Viejo, village de pêcheurs afro-caribéens, d’Indiens des montagnes et de hippies occidentaux, où la bière est au prix parisien : j’ai intérêt à trouver du boulot. Et à régler le problème du logement, moins palpitant mais plus urgent que celui du sens de la vie. La grande rue du village est la seule route de la côte caraïbe à percer la jungle qui s’étend du Nicaragua au Panama. Mon bus pile pour esquiver un paresseux rampant sur le goudron, à la lenteur d’un bébé zombie tombé du ciel sans se tuer, comme Dieu. Tous les Ticos – le surnom des Costaricains – descendent s’extasier devant ce signe de leur religion spinoziste, Deus sive Natura, « Dieu n’est que la Nature » – un panthéisme pas très catholique. Enfin, j’arrive à l’auberge la plus malfamée du village, gérée par un quinqua bronzé qui roule des épaules dans sa chemise fantaisie, un ex des forces spéciales chiliennes. « Tu veux bosser ? J’ai jamais vu un Européen se fatiguer : ça paye. — Je deviens latino. — Très bien. Je ne peux pas te mettre à la réception à cause des contrôles, donc nettoyage et maintenance de huit à douze, six jours par semaine. Des questions ?
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© Angélica Dass, Humanae, Work in Progress, 2012
OÙ COMMENCE
LE RACISME ?
Dossier
PARCOURS DE CE DOSSIER P. 42
Ce n’est pas du racisme ni de l’antisémitisme pleinement ouverts et assumés qu’il sera question dans ce dossier. En effet, ceux-ci sont de toute évidence condamnables et ne prêtent guère au débat. Nous nous pencherons sur les cas ambivalents : compter les Noirs dans la salle en pleine cérémonie des César ou tempêter contre le voile, est-ce du racisme ? Et surtout : est-il encore possible de prôner une position nuancée, de faire dialoguer universalisme et communautarisme ?
P. 45
« Racisé », « luttes intersectionnelles », « blanchité »… Les antiracistes d’aujourd’hui usent d’un nouveau lexique, à (re)découvrir.
P. 46
Imiter l’accent des Africains ou des Chinois, est-ce tendancieux ? L’humour communautaire est-il problématique ? Nous avons mené l’enquête sur l’art subtil du oneman-show et de la moquerie, en interrogeant la sociologue et anthropologue Nacira GuénifSouilamas, les philosophes Yves Cusset et Olivier Mongin, ainsi que l’humoriste Thomas Ngijol.
P. 50
Au milieu du XIXe siècle, Arthur de Gobineau publie un Essai sur l’inégalité des races promis à exercer une large et délétère influence et correspond avec Alexis de Tocqueville. Les deux hommes se brouillent à l’issue d’un combat d’idées riche d’enseignements, Tocqueville se refusant à subdiviser l’humanité
P. 54
Retour à une situation du quotidien : remarquer qu’on est le seul Blanc dans le métro, est-ce de la xénophobie ? Ou, au contraire, rester indifférent à la couleur, serait-ce du déni ?
P. 56
Du blackface d’Antoine Griezmann à la polémique provoquée par le clip où la chanteuse Ketty Perry porte un kimono, nombreuses sont aujourd’hui les accusations d’appropriation culturelle. Le philosophe Tristan Garcia éclaire ces débats.
P. 58
Et si les sites porno étaient le lieu de la discrimination absolue ? Leurs catégories déclinent ad nauseam les identités raciales et nationales. Entretien avec le philosophe canadien Martin Gibert, qui s’interroge sur la notion de justice sexuelle.
P. 60
Nous terminons ce dossier par un débat entre les philosophes Marylin Maeso, autrice des Conspirateurs du silence, et Norman Ajari, enseignant à l’université Villanova à Philadelphie, membre du bureau exécutif de la Fondation Frantz-Fanon mais aussi des Indigènes de la République. Ils se séparent sur la question de l’essentialisme : là où Norman Ajari soutient que l’héritage de l’esclavage et de la colonisation définit tous les Noirs, Marylin Maeso souligne les dangers d’une conception trop fermée de l’identité.
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reaction@philomag.com
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Dossier
OÙ COMMENCE LE RACISME ?
LA LIGNE ROUGE A BOUGÉ L’idée de race semble morte… Et pourtant, le racisme perdure. Comment expliquer ce paradoxe ? Par le retour assumé des « identités » dans l’espace public. Mais alors, que faire pour éviter le choc ? Que l’on soit attaché à l’universalisme républicain ou aux luttes communautaires, tout l’enjeu est de ne jamais reconduire la mécanique de l’offense et du mépris.
© Piroschka van de Wouw/Reuters
Par Martin Legros
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Philosophie magazine n°138 AVRIL 2020
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e vais vous faire une confidence. À chaque fois que je me retrouve dans une grande réunion du métier, je ne peux pas m’empêcher de compter le nombre de Noirs dans la salle. J’ai toujours pu compter sur les doigts d’une main le nombre de non-Blancs. Je sais qu’on est en France et qu’on n’a pas le droit de compter. Mais on est douze… » Ainsi s’exprimait la comédienne Aïssa Maïga lors de la 45e cérémonie des César à la salle Pleyel, à Paris, au mois de février dernier (photo). « Compter les Noirs » ? La formule a suscité le malaise dans un pays qui prohibe le recensement ethnique depuis le régime de Vichy. Certes, il ne s’agissait pas de stigmatiser les personnes de couleur mais d’interpeller la « fa mille » du cinéma sur son manque de diversité et de lancer un appel en vue d’une société « plus inclusive ». Mais quand on se met à dénombrer en public un groupe sur la base de la couleur de peau et qu’on le dresse contre les autres, n’est-ce pas le début du racisme ? « C’est mala droit, me répond ma femme, Martiniquaise, à qui je fais part de mon trouble. Et cela ne devrait pas exister dans un dispositif politique républicain. Mais cela n’a rien de raciste. » Pourquoi ? « Quand je suis hors des zones de confort où je vis et où existe un brassage cosmopolite, je me mets, moi aussi, à compter. Parce que je me sens seule. Quand j’étais à l’école dans le XVe arrondissement, j’étais la seule Noire de ma classe. Quand j’ai commencé à ensei gner l’histoire, j’ai longtemps été la seule prof noire. Quand je vais au musée avec mes enfants, je suis souvent la seule Noire. Cette solitude face aux autres me renvoie l’idée que je suis une étrangère dans mon propre pays. Et je suis convaincue qu’il n’y a pas un Noir, pas un Arabe, pas un Chinois de France qui n’ait éprouvé ce sentiment dans une situation pa reille et qui ne se soit mis, lui aussi, à compter. »
UN TROUBLE GÉNÉRALISÉ
Nous ne savons plus vraiment où passe la ligne rouge du racisme. Et le conflit n’oppose plus seulement des racistes et des antiracistes. Il divise chacun d’entre nous, nous confrontant à un débat intérieur incessant. Pour quelqu’un comme moi qui ai grandi dans les années 1980 – au moment où nous nous engagions, le badge « Touche pas à mon pote » de SOS Racisme épinglé sur nos vestes en jeans, dans les manifestations contre l’apartheid en Afrique du Sud –, l’idée de revenir sur la tradition républicaine et universaliste pour faire place aux identités raciales paraît une aberration. Mais, en défendant cette position, ne suisje pas en train de bénéficier de mon statut de « mâle blanc » évoluant dans un monde où son identité se confond avec l’universel ? À l’inverse, quand ma femme, professeure d’histoire née en France de parents noirs, accepte la perspective que chacun puisse parler « en tant que » Juif, Noir, Arabe, Blanc ou femme, ne bascule-t-elle pas dans une forme de séparatisme
qui enferme chacun dans les opinions et les stéréotypes de sa communauté ? Quand des amis contournent la carte scolaire ou inscrivent leurs enfants en école privée parce qu’ils craignent que ceux-ci soient moins bien formés dans l’école publique du quartier, qui compte un grand nombre d’élèves issus de l’immigration, ils ne sont pas forcément racis– tes. Ils pensent à l’avenir de leurs fils et de leurs filles. Sauf que cette attitude entretient une forme de ségrégation qui fait que les enfants issus de l’immigration partent avec un handicap scolaire, ont moins accès à des emplois qualifiés et sont maintenus dans des quartiers défavorisés… Selon une enquête de SOS Racisme, en Îlede-France, les étudiants d’origine ultramarine ou subsaharienne ont ainsi 38 % de chance en moins de trouver un logement, ceux d’origine maghrébine 28 % et ceux d’origine asiatique 15 %. Où commence le racisme ? Dans la croyance en l’inégalité des races ou dans le comportement individuel concret et les structures sociales qui perpétuent le confinement de certaines populations dans une position subalterne ? Aujourd’hui, les militants des Indigènes de la République défendent la pratique des camps « décoloniaux » « réservés aux racisés » et basés sur la « non-mixité » censée assurer aux personnes subissant des discriminations un entresoi protecteur. Est-ce un procédé essentialisant digne de l’apartheid que l’on condamnerait s’il était le fait de Français « de souche » excluant des Noirs d’un bar identitaire ? Ou une pratique rodée dans la lutte contre les discriminations qui permet de libérer la parole ? Le malaise ne concerne pas que le monde militant. Depuis 2015, l’Europe est confrontée à sa plus grave crise migratoire depuis la Seconde Guerre mondiale. 30 000 migrants se sont noyés en traversant la Méditerranée. Pour les organisations non gouvernementales, les barrières élevées contre leur entrée dans l’espace européen relèvent du racisme. On n’aurait pas laissé mourir autant d’Européens sans réagir. N’ont-elles pas raison ? Ou faut-il penser qu’avec « 6 millions de chômeurs », un pays comme la France « n’est pas en condition de les accueillir », comme l’a soutenu l’ancien ministre de la Justice Robert Badinter ? Dans le débat sur le port du voile et de la burka, je suis effaré d’entendre des amis « libéraux » ou « de gauche » considérer qu’il s’agit d’une fixation sur les musulmans. Et je tends à penser, avec le camp laïc et républicain, que la critique de l’Islam ne relève pas du racisme mais d’une salubrité intellectuelle à l’heure du retour du fanatisme, alors que la promotion du voile m’apparaît une assignation de la femme à une position subalterne. Suis-j e raciste ? À Alost, en Belgique, lors du dernier carnaval, j’ai été outré par la présence de chars avec des personnages reprenant les
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Dossier
OÙ COMMENCE LE RACISME ?
JEAN-BAPTISTE BELLEY (1746-1805)
Jean-Baptiste Belley, 2014 - Série « Diaspora » © Omar Victor Diop/Courtesy Galerie MAGNIN-A, Paris.
Cette photographie d’Omar Victor Diop s’inspire du portrait de Jean-Baptiste Belley peint par GirodetTrioson en 1798 et actuellement exposé au musée de l’Histoire de France, à Versailles. Belley est né au Sénégal, sur l’île de Gorée. Esclave à Saint-Domingue (actuel Haïti), il parvient à acheter sa liberté. Figure de la Révolution française, il devient membre de la Convention nationale en tant que député de Saint-Domingue en 1793. Il siège ensuite au Conseil des Cinq-Cents jusqu’en 1797. Cet officier a également été surnommé Mars.
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TOCQUEVILLE-GOBINEAU
LA BATAILLE DU SANG Au XIXe siècle, la notion de race fait l’objet de vives controverses. Arthur de Gobineau est l’un des premiers à soutenir que la race possède des fondements biologiques plutôt que culturels. Ses théories, qui connaîtront une sinistre postérité, se heurtent aux critiques du libéral Alexis de Tocqueville, qui a pourtant été son mentor et ami. Histoire d’une déchirure. Par Martin Duru
L
e Noir « gît en bas de l’échelle ». Son physique rappelle « la structure du singe » ; si ses sens sont développés, « ses facultés pensantes sont médiocres ou même nulles ». Au-dessus de lui, le Jaune : habile de ses mains, il présente néanmoins des « dispositions à l’apathie » ; soucieux de son confort matériel, il veut « vivre le plus doucement et le plus commodé ment possible ». Enfin, il y a le Blanc : plus beau, plus fort, il est doté d’une « immense supério rité » intellectuelle ; sans lui, énergique, conquérant, bâtisseur, point de civilisation. Trêve de ces inepties et de ces abjections. Elles sont soutenues par l’un des principaux théoriciens racialistes du XIXe siècle, Arthur de Gobineau (1816-1882), auteur d’un Essai sur l’inégalité des races humaines à la légende obscure. Or ses vues vont être attaquées par l’un de ses proches, et pas n’importe lequel : Alexis de Tocqueville (1805-1859), figure éminente de la pensée libérale ayant mis, lui, l’égalité au cœur de ses réflexions. Récit d’une amitié entaillée par une querelle aussi vive que profonde autour de la race.
AMICALEMENT VÔTRE
Quand les deux hommes se rencon trent en 1843, présentés par une con naissance commune, presque tout les sépare. Aristocrate fortuné, Tocqueville est déjà un intellectuel reconnu, ayant publié son maître ouvrage, De la démocratie en Amérique, où il analyse le phénomène démocratique
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Dossier
OÙ COMMENCE LE RACISME ?
Parmi les antiracistes, deux « camps » ont renoncé à se parler. Entre ceux qui défendent l’État de droit et ceux qui dénoncent le racisme d’État, entre les défenseurs de la liberté individuelle et les « racisés » qui revendiquent une essence communautaire, on n’est d’accord sur rien. Raison pour laquelle nous avons réuni deux philosophes de chaque bord, Marylin Maeso et Norman Ajari, qui ont accepté d’exposer leurs désaccords et leurs arguments. Une vraie discussion, enfin !
ESSENCE INFLAMMABLE Propos recueillis par Martin Legros
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© Mariam’, Alexis Peskine ; Julien Faure /Leextra via Leemage ; CP.
MARYLIN MAESO
NORMAN AJARI
Professeure de philosophie en lycée engagée dans l’antiracisme et grande lectrice d’Albert Camus à qui elle vient de consacrer un Abécédaire (Éditions de L’Observatoire), elle a fait paraître Les Conspirateurs du silence (Éditions de L’Observatoire, 2018), où elle affronte toutes les questions qui fâchent – des espaces non mixtes à l’antisémitisme de l’ultra-gauche – et noue une discussion honnête et constructive avec les militants de l’antiracisme décolonial.
Docteur en philosophie, enseignant à l’université Villanova de Philadelphie, membre du bureau exécutif de la Fondation Frantz-Fanon mais aussi des Indigènes de la République, il est l’auteur de La Dignité ou la mort. Éthique et politique de la race (La Découverte, 2019), dans lequel il engage une réflexion sur la condition noire comme mise à l’épreuve de la dignité et préconise de « décoloniser » la philosophie.
MARYLIN MAESO : Le racisme, durablement disqualifié après la Seconde Guerre Mondiale, n’a pas disparu. Il a muté. Conçue dans une perspective essentialiste, la culture a pris le relais des gènes et de la biologie. Avec l’idée qu’il y a des incompatibilités entre les cultures et qu’un individu élevé hors de ma culture ne pourra pas y être intégré. Dans ma classe, je côtoie des jeunes de tous les milieux qui me demandent ce que je pense des propos d’Éric Zemmour lorsqu’il dénonce dans les prénoms à consonance étrangère une « insulte à la France ». Ils ont envie de se construire en honorant l’histoire de leurs ancêtres tout en faisant pleinement partie de la société française. Pour ma part, je dirais que le racisme commence par une tournure d’esprit qui consiste à considérer l’Autre comme une essence étrangère. Réflexe primaire qui se diffuse dans la société et qui explique qu’on puisse être raciste à son insu, parce qu’on a contracté l’habitude de percevoir l’Autre selon un stéréotype qui efface son individualité.
autant à lutter contre le racisme ? Le problème du racisme, ce n’est pas qu’il soit vrai ou faux, c’est qu’il vise à la subalternisation de certains individus. Il est facile de prouver que les différences culturelles sont construites. Mais face à ceux qui brandissent le quotient intellectuel, on a besoin d’un antiracisme plus musclé, éthique, qui prend à bras-le-corps la possibilité même de cette différence. Contrairement à vous, je ne crois pas que le racisme commence avec l’idée de la différence de l’Autre. Le racisme commence quand on infère de la différence une discrimination.
NORMAN AJARI : Frantz Fanon a relevé l’apparition de ce racisme culturel dès 1956 dans sa conférence « Racisme et culture ». Aujourd’hui, je suis frappé par le retour du racisme biologique. Aux États-Unis, dans les disciplines liées à l’évolution, la référence à la race revient. Et des auteurs liés à l’extrême droite américaine se branchent sur ces recherches pour étayer l’idée d’un quotient intellectuel inégalement réparti entre les populations africaine, asiatique, européenne, etc. Même si cette tendance n’est pas dominante, on doit être armé pour y faire face. Longtemps, l’antiracisme s’en est remis à la science pour affirmer l’inexistence des races. Cette stratégie pourrait se révéler insuffisante. Si la science prouve demain qu’il y a au final des inégalités biologiques entre les hommes – je ne dis pas que c’est le cas mais je suis prêt à l’imaginer –, devrions-nous renoncer pour
« Je suis juive. Suis-je pour autant contrainte d’en faire le point d’Archimède de mon existence ? » MARYLIN MAESO
M. M. : Le racisme commence quand on fait de la différence un problème, une altérité irréductible, qui constitue une menace pour l’identité. Et, de ce point de vue, le racisme culturel fournit un alibi à des individus qui ne s’assument pas comme racistes, puisqu’il peut se fondre avantageusement dans une célébration de la différence : « Je n’ai aucun problème avec les étrangers et leurs cultures, dit le nouveau raciste, mon problème, c’est quand ils viennent dénaturer l’identité française. »
N. A. : Je n’ai pas l’habitude de mettre en avant mon vécu, mais voici une anecdote révélatrice. Lors d’un colloque sur l’histoire de l’esclavage, j’étais intervenu à côté d’un professeur qu’on ne pouvait soupçonner d’avoir des préjugés racistes. À la fin de mon intervention, il s’est exclamé : « Dites-donc, vous êtes immense ! Je comprends pourquoi c’est vous que les esclavagistes ont choisi ». Que faisait mon interlocuteur ? Il convoquait la scène du marché aux esclaves et s’identifiait à la position de l’esclavagiste : « Vous êtes un type costaud, vos ancêtres devaient faire de très bons esclaves, et, encore aujourd’hui, on aurait envie de vous avoir comme esclave… plutôt que pour collègue. » Ce type de situation n’est pas rare dans l’expérience des Noirs. Car la présence du Noir suscite des questions : qui est-il ? d’où vient-il ? est-il dangereux ? Toute personne noire est descendante d’esclaves ou de colonisés, de personnes dont l’humanité a été contestée. Aujourd’hui encore, le Noir se trouve régulièrement dans des situations de ce type. Je défends l’idée d’un « essentialisme historique » de la condition noire. Le Noir que je suis dans les yeux de l’autre, je ne peux pas ne pas l’être. Comme l’a dit Hannah Arendt, lorsqu’on est attaqué en tant que Juif, il faut répondre en tant que Juif, et non en tant qu’homme abstrait ou citoyen du monde. Lorsque je suis attaqué en tant que Noir, il m’appartient d’embrasser ma négritude. Actuellement, l’essentialisme est considéré comme une faute, intellectuelle et morale, alors que, de Platon à Sartre, la notion d’« essence » revêt une dignité philosophique ancienne. Vous connaissez la formule sartrienne : « L’existence précède l’essence. » Cela ne veut pas dire que l’essence ne compte pas mais que mon engagement dans le monde me traverse et me constitue. Les essences ne sont pas éternelles, elles ont une histoire. L’essence noire, c’est l’idée d’un héritage historique qu’il est préférable d’embrasser consciemment plutôt que de le subir. M. M. : En présentant votre vision de l’essence noire, vous avez parlé en votre nom et vous avez fait part du fait que l’esclavage était pour vous un héritage incontournable. Cela ne me pose aucun problème. Le problème commence à partir du moment où vous parlez au nom de toute la communauté noire en systématisant votre expérience. « Toute personne noire… », dites-vous. Là, à mon sens, vous enfermez tous les Noirs dans la conception de la négritude qui est la vôtre. N. A. : Je dis que toute personne noire est descendante d’esclaves ou de colonisés, d’ancêtres dont l’humanité a été contestée. Est-ce que cette affirmation est exacte ou pas ?
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Idées
ENTRETIEN
S
i l’anarchisme avait un visage, il aurait l’air affable. Une paire de lunettes à écailles corrigeant deux yeux bleus, la confiance confortée par le nombre des années, du flegme mâtiné de mélancolie : j’ai rencontré James C. Scott un jour ensoleillé, sous de grands arbres, à Hurigny (Saône-et-Loire), lors de La Manufacture des idées, un festival dédié aux sciences humaines. Héraut de l’anthropologie anarchiste, tablant sur une contre-histoire de la modernité, révisant notre idée même du progrès, l’universitaire américain a débuté sa carrière en sciences politiques après avoir milité contre la guerre du Vietnam. Il s’est d’abord intéressé aux communautés de paysans en Malaisie et plus généralement aux pratiques souterraines de résistances à l’État, à ce qu’il appelle « l’infrapolitique ». Mais comment faire l’histoire de ce qui n’a pas été consigné ? Rendre compte d’une logique qui consiste à effacer ses traces ? De ce paradoxe, il a fait son sujet d’étude en publiant sur La Domination et les arts de la résis tance, un maître ouvrage qui vient d’être réédité (Amsterdam, 2019), sur l’art de ne pas être gouverné dans Zomia (Points, 2019) ou, plus récemment, sur le récit de l’émergence de l’État : Homo domesticus (La Découverte, 2019). Lorsqu’il n’enseigne pas à l’université Yale,
l’octogénaire s’active dans sa ferme à Durham, à une trentaine de kilomètres de New Haven (Connecticut, États-Unis). Il y élève en amateur éclairé des moutons dont il vend la laine, des brebis, deux vaches Highland – Fife et Dundee –, des poules, des abeilles… Pas une retraite mais une activité à part entière, aussi essentielle que ses recherches ou ses lectures – La Boétie et Orwell, Euripide et Shakespeare, Proudhon et George Eliot, Balzac et Jean Genet, tout plutôt que la seule littérature scientifique qui assèche l’imagination. James C. Scott lit en français, depuis qu’il a passé du temps à Paris avec femme et enfants. Il le parle aussi – en alternance durant l’entretien. Préférant la virulence tranquille des thèses détonnantes aux grandes gesticulations académiques, la langue populaire aux grands mots, les cultures « fugitives » aux pouvoirs institués, James C. Scott pratique l’anarchisme comme une hygiène. Amène, il prescrit ainsi de s’entraîner à la « callisthénie anarchiste » – du grec kallos, « beau », et sthenos, « la force ». « Chaque jour, si possible, enfreignez une loi ou un règlement mineur qui n’a aucun sens, ne serait-ce qu’en traversant la rue hors du passage piéton. Servez-vous de votre tête pour juger si une loi est juste ou raisonnable. De cette façon, vous resterez en forme ; et quand le grand jour viendra, vous serez prêt. » Allons, musclons nos idées !
« LE CONTRAT SOCIAL EST UN CONTE DE FÉES » Promoteur d’une contre-histoire de l’État et de la sédentarisation d’Homo sapiens, l’anthropologue américain, professeur de sciences politiques à l’université Yale, pratique l’histoire profonde. En s’intéressant au temps long et aux pratiques dissimulées, il bouleverse nos préjugés. Propos recueillis par Cédric Enjalbert / Photos Peter Van Agtmael/Magnum photos
JAMES C. SCOTT
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Idées
LE CLASSIQUE SUBJECTIF
JACQUES DERRIDA VU PAR JEAN-LUC NANCY
« Avec Derrida, j’ai compris que le paradis n’existe ni sur terre ni au ciel »
© Basso Cannarsa/Opale/Leemage
JEAN-LUC NANCY
Philosophe, il est professeur émérite à l’université de Strasbourg. Marqué par sa rencontre avec Jacques Derrida dans les années 1960, il creuse depuis une cinquantaine d’années le sillon d’une œuvre où le corps s’affirme à la fois dans sa présence évidente et son étrangeté. Auteur d’une centaine d’ouvrages, pour la plupart publiés aux éditions Galilée, il vient de faire paraître La Peau fragile du monde (Galilée).
Jacques Derrida, grande figure de la French Theory, passe pour un auteur difficile. À moins, comme le conseille son ami Jean-Luc Nancy, de le lire en écoutant d’abord sa « musique », sa voix. Et en ayant à l’esprit qu’il veut démontrer que, dans la vie, nous ne coïncidons jamais complètement à nous-mêmes. Philosophie magazine n° 138 AVRIL 2020
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Ne peut être vendu séparément. © Sophie Bassouls/Leemage. Illustration : StudioPhilo/William L.
OÙ COMMENCE LE RACISME ?
CAHIER CENTRAL
CLAUDE LÉVI-STRAUSS « Race et culture » (extraits)