Tintin et le trésor de la philosophie

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HORS-SÉRIE

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En attendant Boullu. Hasard et destin à Moulinsart

La Castafiore, une icône post-féministe ?

La morale, avec Aristote ou Kant ? Les deux mon capitaine

Décoloniser Tintin au Congo

France : 9,95 € / Belgique-Luxembourg : 10,95 € / Suisse : 17,90 FS / Allemagne : 11,30 € / Espagne-Portugal : 10,95 € / Canada : 16,50 $CAN / DOM : 10,95 € / TOM : 1320 XPF / Maroc : 112 Mad / Tunisie : 23,50 TND / Liban : 10,95 €

et le trésor de la philosophie


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MANON GARCIA

FELWINE SAAR

Philosophe et future professeure à l’université de Yale, Manon Garcia a consacré sa thèse au thème du consentement à la soumission. Spécialiste de la pensée féministe, elle a publié On ne naît pas soumise, on le devient (Flammarion, 2018), et a préfacé Devenir Beauvoir, une biographie de la philosophe par la Britannique Kate Kirkpatrick (Flammarion, 2020). Elle brosse le portrait de la Castafiore à la lumière du féminisme, pp. 86-89.

Penseur sénégalais, il a été professeur d’économie à l’université sénégalaise Gaston-Berger et vient de rejoindre l’université américaine Duke, où il enseigne la philosophie africaine contemporaine et diasporique. Dans Afrotopia (Philippe Rey, 2016), il remet en question l’idée que l’Afrique aurait à rattraper l’Occident et explore les possibilités utopiques du continent. Il a notamment été chargé en 2018 par le président Macron de rédiger un rapport sur la restitution des œuvres d’art spoliées pendant la colonisation. Il s’interroge sur la manière dont nous devons appréhender Tintin au Congo aujourd’hui, pp. 72-77.

LAURENCE DEVILLAIRS Docteur en philosophie et maître de conférences, Laurence Devillairs est spécialiste de philosophie morale du XVIIe siècle. Elle a notamment publié Un bonheur sans mesure (Albin Michel, 2017). Son dernier ouvrage, Être quelqu’un de bien, (PUF, 2019) interroge notre lien avec le bien et le mal. Elle explore le rapport au réel de Tintin et Haddock, pp. 66-69.

ALEXIS LAVIS Agrégé et docteur en philosophie, sinologue et enseignant à l’université Renmin de Chine à Pékin, il a notamment participé à l’anthologie Textes essentiels de la pensée chinoise. Confucius et le confucianisme (Pocket, 2008) et signé plusieurs essais, dont Paroles de sages chinois (Seuil, 2013). Il voit dans Le Lotus bleu une invitation à s’interroger sur la calligraphie chinoise, pp. 98-100.

RAPHAËL ENTHOVEN Philosophe, animateur et chroniqueur, il présente depuis 2008 le magazine Philosophie sur Arte. Auteur de Morales provisoires et de Nouvelles Morales provisoires (Éditions de L’Observatoire, 2018 et 2019), Raphaël Enthoven a adapté en BD Le Banquet de Platon (Les Échappés, 2019). Cette année, est paru son premier roman, Le Temps gagné (Éditions de l’Observatoire, 2020). Il analyse Les Bijoux de la Castafiore comme un triomphe du hasard sur la volonté humaine de donner du sens au monde, pp. 22-27.

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JEAN-LUC MARION Influencé par Husserl, Heidegger et Levinas, Jean-Luc Marion est philosophe, professeur de l’université de Chicago, professeur émérite de l’ENS, et l’une des figures les plus importantes de la phénoménologie française. De Dieu sans l’être (Fayard, 1982) à son dernier ouvrage, D’ailleurs, la révélation (Grasset, 2020), l’œuvre de Marion dialogue avec la théologie chrétienne. Avec Alain Bonfand, il a aussi consacré un ouvrage à Tintin : Hergé. Tintin le terrible ou l’alphabet des richesses (Hachette, 1996). Il voit dans les aventures de Tintin une conquête progressive de l’éthique, pp. 12-19.

ISABELLE SORENTE Polytechnicienne et pilote, elle s’est ensuite tournée vers l’écriture. Son œuvre compte plusieurs romans – 180 Jours (JC Lattès, 2013 ; rééd. Folio, Gallimard, 2019) ou La Faille (JC Lattès, 2015). Également essayiste, elle a signé La Femme qui rit. Le marché noir de la réalité (Descartes & Cie, 2007), réflexion sur le genre, et État sauvage (Indigène éditions, 2012), où le féminin apparaît comme un entraînement radical à la liberté. Son dernier ouvrage, Le Complexe de la sorcière (JC Lattès, 2020), explore l’empreinte psychique des chasses aux sorcières et la transmission du souvenir . Elle considère Haddock comme une figure dionysiaque qui contrebalance le caractère un peu trop lisse de Tintin, pp. 28-29.

© Bruno Arbesu/Réa © Basso Cannarsa/Opale via Leemage © Hannah Assouline/Opale via Leemage © collection personnelle © Céline Nieszawer/Leextra via Leemage © Patrice Normand/Leextra via Leemage © Pierre-Emmanuel Rastoin pour PM

Ils ont contribué à ce numéro…


TINTIN

et le trésor de la philosophie

Inépuisable Prenez un album de Tintin. Au hasard dans la bibliothèque. Ouvrez-le, vous êtes saisis. Vous avez vieilli ? Pas lui. Une injure lue cent fois fait sourire comme au premier jour – anacoluthe, bachi-bouzouk, rhizopode, clysopompe… – et plus encore si vous prenez la peine d’aller en chercher la définition. Telle aventure que chacun aurait juré connaître case à case dévoile un détail resté jusque-là inaperçu. Les grandes œuvres sont des miroirs magiques. Plus vous les regardez, mieux elles vous récompensent en provoquant une étincelle qui n’appartient qu’à vous. « C’est le propre des œuvres vraiment artistiques d’être une source inépuisable de suggestions », remarque Baudelaire. Lisez Jean-Luc Marion à propos de la tension éthique du voyage vers la Lune, en apesanteur entre le bien et le mal. Lisez Manon Garcia qui voit dans la Castafiore la métaphore de ce qu’il y a d’insupportable pour les hommes quand les femmes prennent la parole. Ou Raphaël Enthoven qui repère dans les fausses causalités du vol des bijoux une jolie leçon sur le complotisme. Inépuisable, vous dit-on.

© Coll. part.

Aucun héros, sans doute, depuis Ulysse, n’a provoqué tant d’exégèses. Pourquoi ? Parce que les questions philosophiques essentielles, sur le juste et l’injuste, l’amitié et la haine, le vrai et le faux, suintent de Tintin comme le latex d’un hévéa. Mine de rien, le petit reporter au visage quasi invisible dans sa bouille SVEN ORTOLI RÉDACTEUR EN CHEF ronde, offre planche après planche un petit traité illustré de métaphysique, de morale et de politique. Entendons-nous. Tintin n’a pas besoin de la philosophie pour être lu ; et à l’inverse, on peut faire de la philosophie sans Tintin, mais c’est sûrement moins drôle ! Et puis, jusque dans les failles que dévoilent des albums comme L’Étoile mystérieuse ou Tintin au Congo, il reste ce que disait Hergé de son héros : « C’était moi, avec tout ce qu’il y a en moi de besoin d’héroïsme, de courage, de droiture, de malice et de débrouillardise. » D’aveuglement aussi puisque si Tintin échappe au radjaïdjah, le poison qui rend fou, ce n’est pas le cas d’Hergé qui fait l’expérience du poison du colonialisme avant-guerre, du poison nationaliste et antisémite pendant la guerre. Mais en bonne asymptote, Hergé s’est sans cesse rapproché de son modèle, des Andes à l’Himalaya et de Zorrino à Tchang, il a fait sa traversée vers l’autre. « Si le diable devait se cacher en quelque lieu privilégié du monde esthétique, écrit Paul Ricœur, ce serait sûrement dans le mauvais art, [...] mais non point dans des chefs-d’œuvre où éclatent la vérité du matériau, l’honnêteté du métier, la pureté de l’expression et l’obéissance totale de l’artiste à la problématique de son art. »

Inépuisable

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| Sommaire CHRONOLOGIE Tous les chemins mènent à l’homme pp. 8-11

— « Quand Tintin arrive, le quotidien explose » Entretien avec Jean-Luc Marion pp. 12-19

MÉTAPHYSIQUE : LE VRAI, LE RÉEL ET LE DOUBLE

ÉTHIQUE : PETIT TRAITÉ DES VERTUS

Vainqueur par chaos

La superstition Baruch Spinoza

Réconcilier Kant et Aristote

La vengeance

Entretien avec Raphaël Enthoven

pp. 36-37

Martin Legros

pp. 58-59

pp. 22-27

La reproduction

Montesquieu

pp. 46-49

L’amitié

Haddock Dionysos

Walter Benjamin

Le devoir

Isabelle Sorente

pp. 38-39

Emmanuel Kant

Simone Weil et Michel de Montaigne

pp. 28-29

pp. 50-51

pp. 60-61

La catastrophe

Le courage

Le respect

La raison

Günther Anders

David Hume

pp. 40-41

Aristote

Emmanuel Kant

pp. 30-33

pp. 52-53

pp. 62-63

La magie

La prudence

La technique

Sigmund Freud

La fidélité

Edmund Husserl et Hannah Arendt

pp. 42-43

Paul Ricœur

Épicure

pp. 54-55

pp. 64-65

pp. 34-35

Le mensonge

Quand le capitaine tempête

Emmanuel Kant et Benjamin Constant

Laurence Devillairs

pp. 56-57

PHILOSOPHIE MAGAZINE HORS-SÉRIE

pp. 66-69


TINTIN

et le trésor de la philosophie

MENSUEL, 10 NUMÉROS PAR AN / Rédaction : 10, rue Ballu 75009 Paris / E-mail : redaction@philomag.com / Information lecteurs : 01 43 80 46 10 / www.philomag.com / Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix / Service abonnés : Philosophie magazine, 45, avenue du Général-Leclerc, 60443 Chantilly Cedex – France (01 43 80 46 11), abo@philomag.com / Offres d’abonnement : abo.philomag.com / Diffusion : MLP / Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres (04 88 15 12 42 – Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr) HORS-SÉRIE “TINTIN ET LE TRÉSOR DE LA PHILOSOPHIE” Automne-hiver 20202021 / Rédacteur en chef : Sven Ortoli / Conseiller : Martin Legros / Rédacteur : Octave Larmagnac-Matheron / Secrétaire de rédaction : Julie Lassale / Direction artistique : Jean-Patrice Wattinne/L’Éclaireur / Iconographie : Stéphane Ternon / Couverture : Tintin et le trésor de Rackham le Rouge © Hergé/Moulinsart 2020 / Directeur de la publication : Fabrice Gerschel / Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon / Fabrication : Rivages / Impression : imprimerie Pollina, ZI de Chanais 85407 Luçon – France / Commission paritaire : 0521 D 88041 / ISSN : 2104-9246 / Dépôt légal : à parution / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 / Président : Fabrice Gerschel / Relations presse : Canetti Conseil (01 42 04 21 00), francoise.canetti@canetti.com / Publicité culturelle, commerciale, partenariats : Audrey Pilaire (01 71 18 16 08), apilaire@philomag.com / Imprimé en France, Printed in France / La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires

POLITIQUE : LA LOI ET LA FORCE Comment décoloniser une œuvre d’art ?

« La Castafiore, c’est la puissance féminine que les Entretien avec Felwine Sarr hommes redoutent » ERGÉ C’EST UNE COLLECTION RICHE DE 300 PLANCHES ORIGINALES, pp. 72-77 Entretien avec Manon Garcia 50 DOCUMENTS ET OBJETS, RASSEMBLÉS EN UN LIEU EXCEPTIONNEL

Tintin dans l’air du temps

pp. 86-89

La propriété

pp. 78-79

Jean-Jacques Rousseau et Michel Serres

pp. 90-91

La surveillance Michel Foucault www.museeherge.com

La liberté

pp. 80-81

Épictète

pp. 92-93

ulevard du Nord) • 1348 Louvain-la-Neuve • Belgique • info@museeherge.com • T +32 (0)10 48 84 21

La justice

TES DE BRUXELLES OU À 3 MINUTES À PIED DE LA GARE DE LOUVAIN-LA-NEUVE

Platon

Le pouvoir

pp. 82-83

Blaise Pascal

pp. 94-95

L’État

La sociabilité

LE MUSÉE HERGÉ C’EST UNE COLLECTION RICHE DE 300 PLANCHES ORIGINALES, 200 PHOTOS, 250 DOCUMENTS ET OBJETS, RASSEMBLÉS EN UN LIEU EXCEPTIONNEL

www.museeherge.com Rue du Labrador 26 (boulevard du Nord) • 1348 Louvain-la-Neuve • Belgique • info@museeherge.com • T +32 (0)10 48 84 21 À 30 MINUTES DE BRUXELLES OU À 3 MINUTES À PIED DE LA GARE DE LOUVAIN-LA-NEUVE

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16/07/20 1

16/07/20 10:37

Thomas Hobbes et John Locke

Arthur Schopenhauer

pp. 84-85

pp. 96-97

© HERGÉ - MOULINSART 2020 / © NICOLAS BOREL – ATELIER CHRISTIAN DE PORTZAMPARC

— Extrait Michel Serres

Ce hors-série a été réalisé par Philosophie magazine en partenariat avec les éditions Moulinsart. Direction : Nick Rodwell / Édition : Didier Platteau / Iconographie, traitement des images et graphisme : Louise Cliche et Michel Bareau / 162, avenue Louise, 1050 Bruxelles / Toutes les illustrations d’Hergé sont © Hergé/Moulinsart 2020

C’est du chinois ! Alexis Lavis pp. 98-99

Origine du papier : Finlande • Certifié PEFC • Eutrophisation : 0,004 kg/t • Papier : 90 g • Distance usine-Pollina imprimeur : 3 321 kilomètres

Sommaire

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| « Quand Tintin arrive, le quotidien explose »

ENTRETIEN AVEC

JEAN-LUC MARION Propos recueillis par Octave Larmagnac-Matheron et Sven Ortoli Photos Pierre-Emmanuel Rastoin

« Quand Tintin arrive…

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TINTIN

et le trésor de la philosophie

© crédit portrait/photo

… le quotidien explose » Sans identité, sans famille, sans visage : parfaitement neutre, Tintin incarne l’homme par excellence. Par lui, les choses se font, le scandale advient, les personnages se mettent en crise. Le philosophe Jean-Luc Marion voit dans les aventures du reporter un dépassement progressif de la division entre les hommes, les cultures, les identités, jusqu’à aboutir à une universalité de l’éthique.

« Quand Tintin arrive, le quotidien explose »

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TINTIN

et le trésor de la philosophie

MÉTAPHYSIQUE : LE VRAI, LE RÉEL ET LE DOUBLE

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u’est-ce qu’un album ? Étymologiquement, un tableau

blanc. Vierge en somme, à l’instar du héros d’Hergé qui, à force de transparence, dévoile sur l’air des Bijoux de la Castafiore notre inoxydable tendance à inventer de fausses causalités, comme on fabrique des faux fétiches dans L’Oreille cassée. Tintin est le révélateur des métamorphoses du réel . Et la métaphysique colle à ses aventures tel le sparadrap aux doigts du capitaine Haddock.

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| Le vrai, le réel et le double Qu’est-ce qui rend si brillant Les Bijoux de la Castafiore ? Son intrigue simple et compliquée à la fois ? Son monde régi par les suspicions et les fausses rumeurs ? Sa propension à brouiller la vue du lecteur ? Pour Raphaël Enthoven, tout repose sur une succession de délicieux hasards qui se rient de la logique… et trouvent miraculeusement leur harmonie dans le chaos.

ENTRETIEN AVEC

RAPHAËL ENTHOVEN Propos recueillis par Sven Ortoli

Vainqueur par chaos s

Parmi les aventures de Tintin, vous aimez tout particulièrement Les Bijoux de la Castafiore. Pourquoi ? RAPHAËL ENTHOVEN — Parce que la seule chose que raconte

© Patrice Normand/Leextra via Leemage

cet album infernal, c’est la constante victoire du hasard sur la providence. Chaque fois qu’une piste se dessine, ou qu’un soupçon apparaît, il est immédiatement battu en brèche par le concours de circonstances qui, un instant, nous a donné l’illusion d’un sens. Quand Tintin suit les traces de Wagner jusque dans le grenier, c’est une impasse. Les Dupondt accusent les Roms – que tout accuse – du vol de l’émeraude qu’une pie a dérobée. Les mêmes se trouvent en route pour Moulinsart avant que leur présence ne soit requise par la première disparition des bijoux. Les fusibles sautent avant que les bijoux ne disparaissent une première fois, mais ce n’est qu’un

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TINTIN

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Le hasard est toujours présent dans Tintin ?

Bien sûr. Et il arrange souvent le scénariste, comme dans L’Or noir où l’apparition finale (et salvatrice) du capitaine Haddock n’est jamais expliquée. « Eh bien, c’est à la fois très simple et très compliqué… », commence le capitaine, avant d’être, comme Jacques le fataliste au récit de ses amours, systématiquement interrompu dans sa narration.

« Très simple et très compliqué »… On ne saurait mieux qualifier l’événement hasardeux qui revêt la valeur d’un miracle. Au-delà de cette profession de foi, simple et compliquée, tout le fil des aventures de Tintin est tissé de convergences évolutives entre des lignes d’événements qui n’ont rien à voir et souvent rien à se dire. Dans Les Bijoux, une cinquantaine de monades non ordonnées se déploient en un genre de mouvement brownien, aléatoire. Moulinsart est un espace sans Dieu, sans ordre, où les causes et la nécessité défaillent. C’est une maison hantée !

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Le temps, lui aussi, est comme désarticulé par cette absence de nécessité ?

Inévitablement. Dans ce chaos d’intrigues désarticulées, qui se croisent avant d’aller tituber ailleurs, la continuité du temps n’est qu’une exception. Le reste du temps, l’album est fait de contretemps, de décalages, d’informations juxtaposées et d’une linéarité disjointe par les quiproquos. Coco le perroquet, par exemple, ne fait que répéter ce qu’il entend : c’est un porte-parole dont la parole, n’étant qu’un écho, arrive toujours trop tard. Quand le téléphone sonne, c’est une fois que Haddock a dit « Allo ? » que Coco fait « Tring, tring, tring ». Et quand Haddock s’énerve au point

Le vrai, le réel et le double

court-circuit. La petite Miarka, accusée d’avoir volé les ciseaux, les a en fait trouvés au pied de l’arbre où vit la pie. En somme, hormis le photographe du Tempo qui parvient à se glisser dans la foule des journalistes, il n’y a jamais de coupable, ni d’intention maligne. Chaque soupçon, chaque hypothèse est aussitôt contrarié. Toute coïncidence n’est qu’une coïncidence. La contingence est toute-puissante, le hasard est roi dans cet enchevêtrement incurablement stochastique. Dans Les Bijoux de la Castafiore, qui est une sorte d’équivalent dessiné de Jacques le fataliste, Dieu lui-même a la tête ailleurs et c’est la possibilité même d’un récit qui vacille. « En effet, de-ci de-là, écrit Nietzsche dans Le Gai Savoir, il y a quelqu’un qui se joue de nous – le cher hasard : à l’occasion, il nous conduit la main et la providence la plus sage ne saurait imaginer de musique plus belle que celle qui réussit alors sous notre main insensée. »

M PH É TA Y SI Q U

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Le vrai, le réel et le double

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| Le vrai, le réel et le double C’est la plus célèbre fusée du monde. Son damier rouge et blanc a fait rêver des générations d’enfants. À nous les astres ! Sauf qu’ils sont implacablement hostiles, « un paysage de cauchemar, un paysage de mort ». The sky is the limit ? Au sens strict.

LA TECHNIQUE

EDMUND HUSSERL —

«

Aussi longtemps que je ne possède pas de représentation d’un nouveau sol en tant que tel, à partir d’où la Terre dans sa course enchaînée et circulaire peut avoir un sens en tant que corps compact en mouvement et repos, aussi longtemps encore que je n’acquiers pas une représentation d’un échange des sols et ainsi une représentation du devenir corps des deux sols, aussi longtemps la terre elle-même est bien un sol et non un corps. » Edmund Husserl, La Terre ne se meut pas (1934), trad. D. Franck, J.- F. Lavigne, et D. Pradelle in Philosophie, Les Éditions de Minuit, Paris, 1989, p. 16.

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TINTIN

et le trésor de la philosophie

HANNAH ARENDT —

« Il se pourrait que nous, qui sommes des créatures vouées à la Terre, et qui avons commencé à agir comme si nous étions des habitants de l’univers, soyons à jamais incapables de comprendre les choses que nous sommes pourtant capables de faire. » Hannah Arendt, La Condition de l’homme moderne (1958), trad. Georges Fradier, Pocket/Agora, 2002, p. 3..

Le vrai, le réel et le double

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TINTIN

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ÉTHIQUE : PETIT TRAITÉ DES VERTUS

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intin, affirmait Michel Serres, est un saint laïc, un bon samaritain des

temps modernes dont les albums composent un extraordinaire manuel de philosophie morale. Où l’on découvre que le monstre est rarement celui qu’on croit et que le bien selon Aristote peut se réconcilier avec celui de Kant. Où l’on voit Haddock, l’épicurien colérique pimenter de ses foucades le stoïcisme du plus célèbre journaliste de France et de Belgique. Où l’on voit Tournesol faire face au dilemme du mensonge : est-il licite de mentir pour protéger autrui ? Benjamin Constant dirait « oui », Haddock, un « non » très ferme.

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Réconcilier Kant et Aristote PAR

MARTIN LEGROS

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TINTIN

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En répondant à l’appel de ses amis, de Tournesol à Tchang, Tintin ne se sacrifie pourtant pas pour une cause ou pour une loi abstraite. Être profondément moral, il s’accomplit lui-même en faisant le bien. Ce qui revient à réconcilier l’éthique des vertus d’Aristote et la morale du devoir de Kant. Une proposition philosophique qui n’a pas encore été pleinement entendue.

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épondre à un appel, pas un appel téléphonique, mais l’appel de l’autre, tel pourrait être le geste éthique fondamental de Tintin. Et le motif initial d’un grand nombre de ses aventures. Dans L’Affaire Tournesol, il part à la rescousse du professeur qui a été enlevé : « Quelque chose me dit que Tournesol est en danger…, je pars l’y rejoindre. » Un engagement spontané qui se communique souvent, dans un second temps, au capitaine Haddock, plus attaché à son confort personnel, mais d’autant plus véhément, une fois qu’il a été mis devant ses responsabilités, à se mettre en mouvement pour répondre à son tour à l’appel. « Et vous croyez sans doute que je vais vous laisser filer seul ? Pas question ! Je vous accompagne. » Dans Le Temple du Soleil, il s’agit à nouveau de partir sur les traces de Tournesol, enlevé par les Indiens Chiquito, après qu’il s’est malencontreusement saisi du bracelet de la momie de Rascar Capac. Et même l’expédition sur la Lune, pourtant portée par un objectif cosmique, s’ouvre par un télégramme du professeur qui réclame qu’on vienne de toute urgence le rejoindre à Klow en Syldavie, où il est en train de mettre au point une fusée à propulsion atomique à destination du satellite terrestre. Tandis que dans Les Picaros, le schéma de l’appel se complique puisque l’enlèvement de la Castafiore par le général Tapioca est un piège auquel le capitaine cède en premier, pour défendre son honneur davantage que pour le sort de la Castafiore, d’ailleurs : « Je m’en vais lui dire ma façon de penser, moi, à ce Mussolini de carnaval. » Tintin, lui, se méfie et résiste un temps à l’appel : « Je persiste à croire qu’on cherche à nous attirer là-bas. Dans quel but je l’ignore, mais ça sent le traquenard à plein nez. » Mais c’est sans conteste avec la rencontre de Tchang que ce dispositif narratif et éthique de l’appel trouve son expression la plus

aboutie. Dans Le Lotus bleu d’abord, Tintin, parti en train puis à pied en direction de Hou Kou dans le Yang-Tsé-Kiang, entend l’appel à l’aide d’un enfant emporté par les flots. « AU SECOURS ! À MOI ! » Il le sauve, avant de faire de cet orphelin un « frère » d’aventure et d’humanité et de lui trouver une nouvelle famille auprès du sage Wang Jen-Ghié. Dans Tintin au Tibet, ensuite, alors qu’il joue tranquillement aux échecs avec le capitaine dans un hôtel de montagne, Tintin s’assoupit et hurle, comme un appel adressé à soi, un violent « Tchang ! », qui secoue et renverse tous les clients attablés autour d’eux. Il vient de faire un cauchemar d’une « hallucinante vérité » où il a entendu celui qui est devenu son ami, à moitié enseveli dans la neige, implorer, les mains tendues vers lui : « Tintin, Tintin, viens à mon secours ! » Ce nom, « Tchang ! », et cet appel, ne cessent plus alors de résonner en lui et au dehors – qu’une vieille femme acariâtre interpelle son chien pékinois ainsi nommé ou qu’une femme de chambre de l’hôtel éternue…

« JUGE INTÉRIEUR »

Dans La Doctrine de la vertu, Emmanuel Kant fait de la voix, la voix « terrible » de la conscience, le mode de manifestation sensible de la loi morale. Elle fait raisonner en chacun d’entre nous un appel et nous interpelle chaque fois que nous sommes enclins, en tant qu’êtres sensibles, happés par les plaisirs et les distractions, de nous étourdir et de nous endormir, en oubliant notre destination morale. « Tout homme a une conscience et se sent observé, menacé et en général tenu en respect (sorte d’estime mêlée de crainte) par un juge intérieur, et cette puissance qui veille en lui à l’exécution des lois n’est pas quelque chose qui soit son ouvrage (volontaire),

VERTUS 47


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| Éthique : petit traité des vertus Devoir, ou contrainte masquée ? Dans Tintin au Tibet, Milou est kantien : il sait quel est son devoir. Dans Le Sceptre d’Ottokar, son comportement est guidé par les foudres de son maître : le devoir s’impose à lui de l’extérieur.

LE DEVOIR

EMMANUEL KANT —

«

Devoir ! Mot grand et sublime, toi qui n’as rien d’agréable ni de flatteur, et qui commande la soumission, sans pourtant employer pour ébranler la volonté des menaces propres à exciter naturellement l’aversion et la terreur, mais en te bornant à proposer une loi qui d’elle-même s’introduit dans l’âme et la force au respect (sinon toujours à l’obéissance), et devant laquelle se taisent tous les penchants, quoiqu’ils travaillent sourdement contre elle, quelle origine est digne de toi ? Où trouver la racine de la noble tige qui repousse fièrement toute alliance avec les penchants, cette racine où il faut placer la condition indispensable de la valeur que les hommes peuvent se donner à eux-mêmes ? » Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, Première partie, I, III (1848), trad. F. Picavet, Alcan, 1921.

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TINTIN

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FRIEDRICH NIETZSCHE —

« C’est dans cette sphère du droit des obligations que le monde des concepts moraux « faute », « conscience », « devoir », « caractère sacré du devoir » a son foyer d’origine ; – à ses débuts, comme tout ce qui est grand sur la terre, il a été longuement et abondamment arrosé de sang. Et n’est-il pas permis d’ajouter que ce monde n’a jamais perdu tout à fait une certaine odeur de sang et de torture ? (pas même chez le vieux Kant : l’impératif catégorique sent la cruauté…) » Friedrich Nietzsche, Généalogie de la morale (1887), trad. H. Albert, Mercure de France, 1900, p. 101.

L’os ou le sceptre ? Le sort de la Syldavie est dans la balance. ZOOM

Éthique : petit traité des vertus

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| Éthique : petit traité des vertus D’où vient l’amitié entre Tintin et Tchang ? De ce qu’ils se ressemblent ou de ce qu’ils sont complémentaires ? Difficile de déterminer le lien qui les unit. C’est le mystère de l‘amitié. À l’image de la puissante phrase de Montaigne sur son ami Étienne de la Boétie : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi. »

L’AMITIÉ SIMONE WEIL —

«

Désirer l’amitié est une grande faute. L’amitié doit être une joie gratuite comme celles que donne l’art, ou la vie » Simone Weil, La Pesanteur et la grâce, Université du Québec à Chicoutimi, p. 71, disponible en ligne.

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TINTIN

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MICHEL DE MONTAIGNE —

« Ce que nous appelons d’ordinaire “amis” et “amitiés”, ce ne sont que des relations et des fréquentations nouées à la faveur de quelque circonstance ou par intérêt, qui font que nos cœurs s’entretiennent. Mais dans l’amitié dont je parle, ils se mêlent et se confondent l’un et l’autre, dans une unité si parfaite qu’ils effacent et ne retrouvent plus la liaison qui les a unis. Si on me presse de dire pourquoi je l’aimais, je sens que cela ne se peut exprimer, sinon en répondant : “Parce que c’était lui, parce que c’était moi.”

Tintin l’avait sauvé de la noyade parce qu’il est « un homme comme [lui] ». Tchang lui rend la pareille dans ce passage du Lotus bleu : alors que le reporter est arrêté par les Dupondt (pour un motif évidemment erroné), le jeune garçon trafique le mandat d’arrêt des deux détectives et les fait passer pour fous aux yeux des autorités chinoises. Un épisode qui scelle l’amitié entre Tchang et Tintin. ZOOM

Il y a, au-delà de tout mon discours, de tout ce que je puis dire en particulier, je ne sais quelle force inexplicable et fatale, médiatrice de cette union. Nous nous recherchions avant de nous être vus, seulement à cause des propos que nous entendions tenir l’un sur l’autre, qui faisaient dans notre affection mutuelle plus d’effet que, raisonnablement, ils n’eussent dû en faire, sans doute à cause de quelque ordonnance du ciel : nous nous embrassions par nos noms. » Michel de Montaigne, Essais (1595), I, chapitre 28, PUF, 1965 (orthographe modifiée).

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| Éthique : petit traité des vertus Respecter autrui, c’est reconnaître son appartenance à l’humanité, au-delà des divisions innombrables entre les civilisations. Cette épineuse problématique est récurrente dans Tintin. Mais d’albums en albums, le reporter affûte son regard : il se déprend des clichés et découvre que la vérité du monde, c’est la relation éthique que nous entretenons avec autrui.

LE RESPECT

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DE TINTIN À KANT

ous les hommes sont doués de raison, et c’est pourquoi nous devons les respecter, affirme le philosophe Emmanuel Kant. Cette égale dignité morale des hommes, qui nous apparaît avec une particulière évidence, est pourtant régulièrement bafouée : ainsi, dans Le Lotus bleu, l’homme d’affaires Gibbons bouscule un serveur chinois et lui reproche de lui avoir manqué de respect. Tout est inversé : celui qui est en tort se plaint qu’on ne lui témoigne pas de respect. Aveuglé par une représentation raciste du monde, il se montre incapable de reconnaître l’humanité du serveur chinois. Cet emportement totalement injustifié, sur fond de domination coloniale, illustre cette apparente fragilité de la loi morale. Cependant, « qu’un homme n’agisse jamais d’une manière adéquate à ce que contient l’Idée pure de la vertu ne prouve nullement qu’il y ait quelque chose de chimérique dans cette pensée », affirme Kant. Le devoir que nous avons de respecter autrui est une réalité, même si celle-ci se manifeste rarement dans le monde. Nous avons le choix d’embrasser, ou non, ce devoir. Tout dépend, en somme, de l’usage que nous décidons de faire de notre liberté. Mettre sur le dos des divisions sociales, économiques, genrées ou racistes, notre incapacité à prendre en compte moralement autrui, c’est s’abriter derrière un prétexte fallacieux qui n’enlève rien à notre devoir de traiter l’autre comme une « fin en soi ».

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TINTIN

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EMMANUEL KANT —

« Le respect s’applique toujours uniquement aux personnes, jamais aux choses. Les choses peuvent exciter en nous de l’inclination et même de l’amour, si ce sont des animaux (par exemple des chevaux, des chiens, etc.), ou aussi de la crainte, comme la mer, un volcan, une bête féroce, mais jamais du respect. Une chose qui se rapproche beaucoup de ce sentiment, c’est l’admiration et l’admiration comme affection, c’est-àdire l’étonnement, peut aussi s’appliquer aux choses, aux montagnes qui se perdent dans les nues, à la grandeur, à la multitude et à l’éloignement des corps célestes, à la force et à l’agilité de certains animaux, etc. Mais tout cela n’est point du respect. Un homme peut être aussi pour moi un objet d’amour, de crainte ou d’une admiration qui peut même aller jusqu’à l’étonnement et cependant n’être pas pour cela un objet de respect. Son humeur badine, son courage et sa force, la puissance qu’il a d’après son rang parmi ses semblables, peuvent m’inspirer des sentiments de ce genre, mais il manque toujours encore le respect intérieur à son égard. Fontenelle dit : Devant un grand seigneur, je m’incline, mais mon esprit ne s’incline pas. Je puis ajouter : Devant un homme de condition inférieure, roturière et commune, en qui je perçois une droiture de caractère portée à un degré que je ne me reconnais pas à moi-même, mon esprit s’incline, que je le veuille ou non, et si haut que j’élève la tête pour ne pas lui laisser oublier ma supériorité. » Emmanuel Kant, Critique de la raison pratique, Première partie, Livre premier, chap. III, trad. F. Picavet, Alcan, 1921, pp.136-138.

Scène banale de la domination coloniale : un businessman antipathique bouscule un serveur chinois et s’en prend à lui. Du racisme ordinaire. ZOOM

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| Éthique : petit traité des vertus Réfléchir avant d’agir : Tintin suit le précepte de Plick et Plock. Mais que faire lorsque les circonstances exigent une décision rapide ? Pour les philosophes antiques, faire preuve de prudence n’est pas toujours le résultat d’un raisonnement : la prudence est d’abord une « vertu pratique », une capacité spontanée de discernement, acquise par l’expérience.

LA PRUDENCE

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DE TINTIN À ÉPICURE

e plus grand des biens, c’est la prudence », affirmait Épicure. La prudence, selon le philosophe, est à la source de toutes les autres vertus. Nous ne pouvons espérer mener correctement notre vie sans elle. La prudence, en effet, nous permet de discerner ce qui est bon pour nous et ce qui ne l’est pas, y compris lorsque les circonstances nous obligent à choisir rapidement. Une leçon qui n’est pas tombée dans l’oreille d’un sourd, avec Tintin : modéré, le reporter pèse toujours le pour et le contre, les risques et les bénéfices avant d’agir.


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Tintin est égaré dans le désert de L’Or noir. Par chance, des cavaliers s’approchent. Ils vont sans doute pouvoir l’aider. À moins que… Que font-ils ici en pleine nuit ? Sont-ils vraiment amicaux ? Tintin choisit l’option la plus prudente : rester caché et observer. ZOOM

ÉPICURE —

« C’est le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter, et de rejeter les vaines opinions d’où provient le plus grand trouble des âmes. Or, le principe de tout cela et par conséquent le plus grand des biens, c’est la prudence. Il faut donc la mettre au-dessus de la philosophie même, puisqu’elle est faite pour être la source de toutes les vertus. » Épicure, « Lettre à Ménécée » in Revue de métaphysique et de morale, trad. O. Hamelin, Colin, 1910, p. 439.

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| Éthique : petit traité des vertus

PAR

LAURENCE DEVILLAIRS

Quand le capitaine

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te © Hannah Assouline/Opale via Leemage

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TINTIN

et le trésor de la philosophie

Stoïcien impassible, Tintin est presque trop lisse pour être vrai. À l’inverse, Haddock est l’incarnation même de la colère « la plus furieuse de toutes », dirait Sénèque. Pour la philosophe Laurence Devillairs, c’est la frustration, le refus du réel, l’inadaptation du capitaine au cours des choses, qui catalysent l’aventure du jeune reporter.

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i reporter, ni détective, marin sans navire, c’est lui pourtant qui déclenche les péripéties. Il n’y a pas d’aventures de Tintin, il n’y a d’aventures que du capitaine Haddock. Par le feu de sa colère et les dérèglements qu’elle provoque, il fait que des événements ont lieu et qu’une intrigue se noue. Tintin, quant à lui, relie les effets à leurs causes ; à strictement parler, il ne les produit pas. Si Haddock agit et réagit, s’insurge et refuse, Tintin, lui, réfléchit, raisonne et comprend. L’un est tout de passion, l’autre est l’incarnation de l’impassibilité de l’intelligence, l’un est un aventurier, l’autre un sage. Car Haddock est bien la personnification de la passion de la colère, la pire qui soit selon les stoïciens – « La plus hideuse, la plus furieuse de toutes », déclare Sénèque dans De la colère. Face à cette rage et ces débordements, Tintin représente l’idéal, là aussi stoïcien, de l’ataraxie et du jugement droit, apte à faire le tri entre ce qui dépend de nos forces et ce qui les dépasse. Sa neutralité légendaire s’explique

par cette tranquillitas animi, cette équanimité, inaccessible à l’excès comme au manquement. Mais elle s’explique aussi par le fait que, contrairement au capitaine, Tintin n’est pas victime de son caractère. En réalité, il n’a pas de caractère, mais une souplesse presque aérienne qui le fait coïncider avec le cours des choses, sans heurts ni tapage. Il a du sage stoïcien cette vertu que rien n’altère, et de l’ange, l’absence de pesanteur et d’humeurs. À l’inverse, Archibald Haddock subit sans cesse son caractère, que la colère résume. Mais c’est bien cette colère, que tout irrite et enflamme, qui fait qu’il y a aventures. C’est le capitaine qui sans cesse brouille la séparation entre possible et impossible, Tintin ne cessant de le rappeler à l’ordre, ou plutôt au réel. Or, cette capacité à faire surgir l’impossible et l’imprévu est bien ce qui définit l’aventurier. Si Tintin fait du monde une suite implacable de faits, Haddock fait du temps une série imprévisible d’instants, où tout bascule. Il donne chair et drame au quotidien, qui se trouve ainsi perpétuellement

LAURENCE DEVILLAIRS Docteur en philosophie et maître de conférences, Laurence Devillairs est spécialiste de philosophie

morale du XVIIe siècle. Elle a notamment publié Un bonheur sans mesure (Albin Michel, 2017).

Son dernier ouvrage, Être quelqu’un de bien, (PUF, 2019) interroge notre rapport au bien et au mal.

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TINTIN

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éros sans peur mais pas forcément sans reproche, Tintin

évolue avec son temps. Du Congo au Tibet, et du colonialisme paternaliste à la découverte que l’autre n’est pas un cliché. Une trajectoire exemplaire au sens strict, qui voit Hergé sortir du côté obscur de la force tout en illustrant une question ultrasensible de notre temps : faut-il, et comment, décoloniser une œuvre d’art ? Au nom de quoi la sauver ou la mettre à l’index ? Et qui place le curseur en fonction de quelle lecture ?

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| Politique : la loi et la force Vendu à plus de 10 millions d’exemplaires depuis sa publication en série dans la presse dans les années 1930, l’album consacré par Hergé à l’ancienne colonie belge véhicule des préjugés racistes et promeut la mission civilisatrice de la colonisation. Le philosophe Felwine Sarr, spécialiste de la pensée et de la culture africaine, essaie de comprendre les raisons problématiques de son succès.

ENTRETIEN AVEC

FELWINE SARR Propos recueillis par Martin Legros

© Basso Cannarsa/Opale via Leemage

Comment décoloniser Tintin au Congo ?

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TINTIN

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Quand avez-vous lu Tintin au Congo ? Quel souvenir en gardez-vous ? FELWINE SARR : Je ne l’ai pas lu enfant. Je l’ai découvert

adulte, au moment où j’ai eu vent de la controverse autour de cet album. Et je dois dire qu’il m’a suffi de quelques pages pour me faire mon opinion. Dès les premières planches, j’ai été choqué par ce récit au service de l’idéologie coloniale, imprégné de préjugés racistes. Hergé dépeint les Noirs Africains comme des êtres infantiles, paresseux et superstitieux, qui ont besoin que l’homme blanc, rationnel et généreux, incarné par Tintin et les bons missionnaires, vienne leur apporter la raison. Le continent africain apparaît comme une grande réserve d’animaux sauvages où l’homme blanc peut donner libre cours à sa pulsion destructrice de chasseur. Et toutes les traces de la violence coloniale sont effacées. On sait qu’il s’agissait d’une commande du mentor d’Hergé, l’abbé Wallez, rédacteur en chef du Vingtième, antisémite et colonialiste, qui avait luimême été sollicité par le ministre belge des Colonies pour réaliser des reportages « positifs » sur la présence belge au Congo. Et il est vrai qu’Hergé, âgé alors de 23 ans, n’avait jamais mis les pieds en Afrique. Mais ce contexte n’enlève

rien au problème de l’existence d’un album comme celui-là aujourd’hui. Nombre d’écrivains ou de philosophes des Lumières et de la modernité ont tenu des propos racistes. Ici, il s’agit d’un livre à destination du grand public et d’enfants qui ne font pas nécessairement une lecture critique de cette BD, et qui peuvent être issus du continent africain, comme les miens. Je ne voudrais pas que des enfants ou de jeunes adolescents tombent par hasard sur cet album dans une bibliothèque de Dakar et fassent l’expérience d’un dénigrement systématique qui porte atteinte à l’estime qu’ils ont d’eux-mêmes.

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Considérez-vous qu’il faut accompagner cet album d’un avertissement ou en interdire la publication ?

Je pense que des œuvres racistes, qui dégradent les autres, ne doivent pas être diffusées. Mais je ne crois pas qu’on doive passer au scanner les œuvres du passé et les expurger de tous les éléments qui sont contraires à l’idée que l’on se fait de l’humanité. L’édition d’un tel album engage l’idée que l’on se fait de la culture.

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ENTRETIEN AVEC

MANON GARCIA Propos recueillis par Martin Legros

© Bruno Arbesu/Réa

« La Castafiore, c’est la puissance féminine que les hommes redoutent »

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TINTIN

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Si elle n’existait pas, on pourrait dire que Hergé a exclu les femmes du monde de Tintin. Sauf qu’il y a Bianca Castafiore, le rossignol milanais, cantatrice dont la puissance abasourdit son entourage. La philosophe Manon Garcia, spécialiste du féminisme, voit en elle la métaphore de ce qu’il y a d’insupportable pour les hommes quand les femmes prennent la parole.

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’aime trop les femmes pour les caricaturer. » C’est ainsi que Hergé justifiait le petit nombre de femmes dans Les Aventures de Tintin qui se présentent en effet comme un monde où il fait bon vivre entre hommes et où les femmes, concierge ou acariâtre, ont la plupart du temps des rôles de figurantes. Sauf qu’il y a la Castafiore ! Sans ce personnage, on aurait pu accuser Hergé d’invisibiliser les femmes. Sa présence insistante interdit de le penser. Son entrée dans le monde de Tintin, dans Le Sceptre d’Ottokar, à l’arrière d’une voiture à la frontière entre la Syldavie et la Bordurie, où elle a pris le reporter en stop, est à l’image du personnage : fascinante et effrayante, comme une tornade sonore qui balaie tout sur son passage. Sans crier gare, elle se met à chanter L’Air des bijoux du Faust de Gounod. Et Tintin, qui est pourtant un héros énergique, toujours en éveil, en est étourdi, sonné, anesthésié. Privé de ses pouvoirs face à cette voix tellement

puissante qu’elle est peut-être même fausse. Cantatrice mondialement célèbre, la Castafiore n’est pas seulement laide, elle est masculine. Son visage, avec son nez anguleux, son menton cabossé, apparaît comme une caricature des hommes laids. En flagrant contraste comique avec le seul chant qu’elle semble capable d’interpréter : « Ah je ris de me voir si belle en ce miroir. » On a pu dire de Tintin qu’il était un personnage non genré, ni masculin, ni féminin. La Castafiore en est la figure inversée : elle est absolument femme, avec ses grandes robes colorées, son attachement à ses bijoux, son obsession du miroir, et absolument homme, dans son indépendance et sa manière de s’imposer. Sa voix elle-même est ambivalente : quand la cantatrice mondialement connue se met à chanter, son entourage se bouche pourtant les oreilles. À l’exception de Wagner, son pianiste, et d’Irma, sa camériste, mais qui font partie des meubles. Et du professeur Tournesol qui apprécie et en redemande, mais il est sourd… Cela me conduit à penser que la Castafiore est une métaphore de ce qu’il y

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“C‘est à la fois très simple, et très compliqué” Archibald Haddock dans Tintin au pays de l’or noir

Aventure après aventure, Tintin offre à qui veut bien chausser les lunettes du philosophe un petit traité des vertus, de métaphysique et de politique. Une véritable introduction, joyeuse et drôle, aux grands concepts : le mal ? Vous le trouverez entre la Lune et la Terre. Les vrais hasards et les fausses causalités ? Menez l’enquête sur le vol des bijoux. La morale du devoir ? Cherchez dans l’Himalaya.

Avec Laurence Devillairs, Raphaël Enthoven, Manon Garcia, Jean-Luc Marion, Felwine Sarr, Michel Serres…

www.tintin.com

La ligne claire pour éclairer la philosophie !


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