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CONSTRUIRE SA CITADELLE INTÉRIEURE
STOÏCISME MARC AURÈLE • ÉPICTÈTE • SÉNÈQUE Avec Thomas Bénatouïl, Ilaria Gaspari, Eva Illouz, Alexandre Jollien, Michel Onfray… Notre feuilleton BD : La République de Platon, par Jean Harambat
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MENSUELN°149 Mai 2021
1
11/03/2021
11:55
15/04/2021 13:10
PHILOSOPHIE MAGAZINE, 15 ANS ET TOUJOURS INDÉPENDANT PHILOMAG.COM
© Coll. part.
En deçà, les événements qui ne dépendent pas de nous : dans un avion secoué par les turbulences, il est indifférent que je pleure, tempête ou implore les dieux. Et si mon enfant meurt ? Se plaindre qu’un homme soit mort, c’est se plaindre qu’il ait été homme, répond Sénèque dans une lettre à un ami qui se lamente. Et de lui remonter les bretelles : « Que vous estil arrivé d’incroyable, de nouveau ? Toutes les fois que vous vous direz : “Mon fils
Au-delà, on entre dans le territoire de ce qui dépend de nous – à savoir, dit Épictète, non pas les choses mais notre perception des choses et comment celle-ci nous affecte. Voilà ce sur quoi chacun peut exercer sa raison. Avec, au premier chef, le choix d’être vertueux, de mener la vie bonne qui suppose la triple maîtrise : du jugement, de l’impulsion et du désir. Voulez-vous participer aux jeux Olympiques ? demande Épictète. Si vous estimez pouvoir devenir un athlète de haut niveau, avec les sacrifices que cela suppose, alors n’oubliez pas que ce qui dépend de vous c’est de participer, pas nécessairement de gagner. La vie bonne est rarement une dolce vita.
Édito
Comment peut-on être stoïcien ? Et qu’est-ce que cela signifie en 2021 ? À lire Épictète, ce n’est pas si courant dans la Rome de Trajan et d’Hadrien. « Montrezmoi un Stoïcien, si vous en avez un. […] Montrezmoi un homme qui se trouve fait sur le patron des maximes qu’il énonce en babillant. » Pourtant, le b. a. ba du stoïcisme paraît limpide : « Parmi les choses qui existent, les unes dépendent de nous, les autres ne dépendent pas de nous. Dépendent de nous : jugement de valeur, impulsion à agir, désir, aversion ; en un mot, tout ce qui est notre affaire à tous. Ne dépendent pas de nous, le corps, nos possessions, les opinions que les autres ont de nous, les magistratures ; en un mot, tout ce qui n’est pas notre affaire. » La première phrase du Manuel d’Épictète délimite une frontière.
était encore enfant”, pensez aussi qu’il était homme ; c’estàdire un être à qui rien d’assuré n’a été promis, un être que la fortune ne conduit pas toujours à la vieillesse, mais qu’elle se réserve de congédier au point de sa carrière qu’elle juge convenable. » Pleurez votre fils, dit Sénèque, mais subissez sans illusions.
3
Reste l’entre-deux. La zone grise où il est difficile de déterminer ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas. Elle est plus large aujourd’hui qu’hier : le cosmos stoïcien était immuable, pas le nôtre – et nous avons un effet sur le monde selon une boucle de rétroaction inimaginable pour un citoyen de l’Empire. Le stoïcisme est-il adapté aux temps qui s’annoncent ? Marc Aurèle écrit dans les Pensées que « l’art de vivre tient plus de la lutte que de la danse ». Le stoïcisme est un art martial._
par Sven Ortoli Rédacteur en chef
STOÏCIENS
M
on premier fut le richissime conseiller d’un empereur réputé pour sa cruauté, mon deuxième fut esclave avant de devenir le plus célèbre des professeurs de philosophie de son temps et mon troisième, empereur, le dernier de la Pax Romana. Sénèque le milliardaire, Épictète l’esclave et Marc Aurèle le philosophe roi. Et mon tout est une philosophie venue de Grèce qui a dominé l’Empire romain. Une philosophie qui, paradoxalement, s’adresse à tous et que chacun peut lire sans peine : les Lettres du premier, le Manuel du deuxième et les Pensées du troisième font partie des bestsellers d’aujourd’hui.
PHILOSOPHIE MAGAZINE HORS-SÉRIE
L’empereur, l’esclave et le milliardaire
Thomas Bénatouïl
Marion Bourbon
Professeur de philosophie antique à l’université de Lille. Codirecteur de la revue Philosophie antique (Vrin), membre de l’Unité mixte de recherche « Savoirs, Textes, Langages ». Il a fait paraître notamment Faire usage : la pratique du stoïcisme (Vrin, 2006), Les Stoïciens, vol. III. Musonius, Épictète, Marc Aurèle (Les Belles Lettres, 2009) et La Science des hommes libres. La digression du Théétète de Platon (Vrin, 2020). Il propose, en ouverture de chaque partie de ce hors-série, un éclairage assorti d’un lexique sur les mots-clés du stoïcisme en lien avec la thématique, pp. 36-39, 72-75 et 104-107.
Agrégée et docteure en philosophie, professeure au lycée Philippe-Cousteau (SaintAndré-de-Cubzac), chargée de cours au département de philosophie de l’université Bordeaux-Montaigne. Parmi ses travaux sur le stoïcisme : Penser l’individu. Genèse stoï cienne de la subjectivité (Brepols, Turnhout, Belgique, 2019) et « De l’intérieur à l’intime : la construction sénéquienne de l’intériorité », in G. Puccini (dir.), L’Intime, de l’Anti quité à nos jours I (Eidôlon n° 127, Presses universitaires de Bordeaux). Ses recherches portent sur l’histoire des problématisations de l’individualité et de la subjectivité dans les traditions philosophiques et médicales antiques, et sur la manière dont elles peuvent éclairer les enjeux des conceptions contemporaines et cliniques du subjectif. Marion Bourbon réfute la prétention des TCC (thérapies comportementales cognitives), sous l’égide du stoïcisme, à nous défaire des représentations qui nous font souffrir. Elle lui oppose la démarche psychanalytique, pp. 50-54.
Laurence Devillairs Maîtresse de conférences, elle a notamment publié Un bonheur sans mesure (Albin Michel, 2017), Guérir la vie par la philosophie (PUF, 2017 ; rééd. 2020), René Descartes (Que sais-je ? PUF, 2013 ; rééd. 2018), et Fénelon et PortRoyal (Classiques Garnier, 2017). Elle a récemment fait paraître Être quelqu’un de bien. Philosophie du bien et du mal (PUF, 2019). Parce qu’il invite à acquiescer à ce qui arrive et à supporter ce qui ne dépend pas de nous, le stoïcisme a un pouvoir apaisant. Mais ne s’agit-il pas plutôt d’un effet anesthésiant ? interroge Laurence Devillairs, pp. 120-122.
Martin Duru Diplômé de l’IEP de Paris, titulaire d’une maîtrise de philosophie et d’un master de pensée politique. Rédacteur à Philosophie magazine, il a collaboré, avec Martin Legros, à Que faire ? entretien entre Alain Badiou et Marcel Gauchet (Philosophie magazine Éditeur, 2014 ; rééd. Folio, Gallimard, 2016). Il a rencontré Alexandre Jollien, dont il recueille les propos, pp. 85-87.
PHILOSOPHIE MAGAZINE HORS-SÉRIE
Jean Harambat Après des études de philosophie, il se consacre au dessin et à la bande dessinée. Également auteur de reportages et de récits dessinés pour la presse écrite, il a notamment publié chez Actes Sud En même temps que la jeunesse (2011) et Ulysse. Les chants du retour (2014), et chez Dargaud Opération Copperhead (2017, prix René-Goscinny 2018), et Le Detection Club (2019). Il poursuit son adaptation en BD, en exclusivité, de La République de Platon mise en couleurs par Isabelle Merlet, à travers les livres VIII & IX, pp. 130-146.
© Éric Flogny pour PM © Collection personnelle © Hannah Assouline / Opale / Leemage © Collection personnelle © Roberto Gandola / Opale via Leemage © Manuel Braun / Divergence © Vincent Muller / Opale via Leemage © Collection personnelle © Stéphane Grangier / Corbis / Getty Images © Niels Blekemolen © Daniel Caccin pour De lémont'BD 2018
STOÏCIENS Contributeurs
4
Ils ont contribué à ce numéro…
PHILOSOPHIE MAGAZINE HORS-SÉRIE
Eva Illouz
Michel Onfray
Diplômée de philosophie de l’École normale de Pise, elle a soutenu une thèse de doctorat sur l’étude des passions au xviie siècle à la Sorbonne, à Paris. Auteure de deux romans – dont, traduit en français, L’Éthique de l’aquarium (Éditions de Grenelle, 2017) –, elle a récemment publié Leçons de bonheur. Exercices philosophiques pour bien conduire sa vie (PUF, 2020). Suivons 24 heures de la vie d’une jeune philosophe confinée dans son appartement, et, pour comble de malchance, handicapée par un orteil brisé. Sénèque transformera-t-il sa réclusion en sinécure ? Réponse pp. 18-21.
Sociologue, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Elle traite de la manière dont le capitalisme contemporain s’est emparé de nos émotions, de nos relations et de nos aspirations affectives pour en faire des marchandises. Elle aborde la littérature du « selfhelp » dans Saving the Modern Soul: Therapy, Emotions and the Culture of SelfHelp (University of California Press, 2008), Happycratie (Premier Parallèle, 2018) et Hard Romance. Cinquante nuances de Grey et nous (Seuil, 2013). Elle a publié récemment La Fin de l’amour (Seuil, 2020) et Les Marchandises émotionnelles (Premier Parallèle, 2019). Elle revient sur l’origine du discours du « selfhelp », devenu prédominant dans le management et le développement personnel, le distingue du stoïcisme dont il se revendique, et dénonce de fausses promesses, pp. 42-47.
Philosophe, fondateur en 2002 de l’Université populaire de Caen où il délivra pendant treize ans une « contrehistoire de la philosophie ». Michel Onfray développe dans une œuvre prolifique une pensée matérialiste, hédoniste et athée. Il se réclame à la fois de l’anarchisme proudhonien et du souverainisme. Il a publié une centaine d’ouvrages, dont récemment Michel Onfray. Le Dictionnaire (Cherche-Midi, 2019), La Vengeance du pangolin. Penser le virus (Laffont, 2020), Grandeur du petit peuple. Heurs et malheurs des Gilets jaunes (Albin Michel, 2020 ; rééd. J’ai lu, 2021). À paraître : L’Art d’être français (Bouquins, mai 2021). Il voit dans la pensée stoïcienne un art de vivre, privilégiant, entre les deux stoïcismes antiques, celui des Romains, à la fois plus pragmatique et plus relié au cosmos, « enraciné dans l’expérience de l’ici et maintenant », pp. 8-13.
Alexandre Jollien
Nancy Sherman
Il a vécu dix-sept ans dans une institution spécialisée pour handicapés. Philosophe et écrivain, il a écrit Éloge de la faiblesse (Éditions du Cerf, 2000) et Le Métier d’homme (Seuil, 2002), prises de parole distanciées sur le handicap, refusant l’apitoiement comme l’héroïsation. Après Vivre sans pourquoi. Itinéraire spirituel d’un philosophe en Corée (Seuil, 2015 ; Points, 2017), il a publié La Sagesse espiègle (Gallimard, 2018 ; rééd. J’ai lu, 2020). Nourri d’Épictète, il trouve dans le stoïcisme une thérapeutique pour dépasser les accidents de l’existence, qui guérit des vaines illusions et nous ancre dans le présent, pp. 85-87.
Philosophe états-unienne, spécialiste de la pensée antique, professeure à l’université Georgetown de Washington. Elle enseigna aussi, durant les années 1990, au sein de l’Académie navale, et tira de cette expérience une réflexion sur l’apport du stoïcisme dans l’armée : Stoic Warrior (Oxford University Press, 2005). Dernier ouvrage paru : Stoic Wisdom (Oxford University Press, 2021). Ses livres ne sont pas traduits en France à ce jour. Elle expose, notamment avec l’exemple de James Stockdale, comment les penseurs stoïciens pansent les plaies du corps et de l’âme en zone de guerre… pp. 78-82.
Contributeurs
Ilaria Gaspari
5
Professeur émérite de philosophie à l’université d’Exeter (Angleterre). Parmi ses ouvrages (non traduits à ce jour) publiés chez Oxford University Press : Naturalistic Psychology in Galen and Stoicism (2010), ainsi que la traduction de Marcus Aurelius Meditations Books 16. Prenant acte du fait que le domaine de ce qui dépend des hommes s’est considérablement élargi à l’ère moderne, il propose une actualisation de la pensée stoïcienne, étendue de nos modes de vie à l’empreinte carbone, pp. 110-112.
STOÏCIENS
Christopher Gill
STOÏCIENS
Une recette existentielle Entretien avec Michel Onfray pp. 8-13
— Les âges du stoïcisme Octave LarmagnacMatheron pp. 14-17
La journée d’une stoïcienne au pied levé Ilaria Gaspari pp. 18-21
—
Une vie
Marc Aurèle, stoïcien en actes Octave LarmagnacMatheron pp. 22-32
I. LE SOUCI DE SOI
II. LE SOUCI DES AUTRES
pp. 34-35
Éclairage 1
Une invitation à systématiser notre vie Thomas Bénatouïl pp. 36-39
—
Extraits
Sommaire
6
« Ce qui dépend de moi » « C’est ton propre jugement qui est le responsable de ta colère » Épictète pp. 40-41
— Le self-help, pensé pour moimême… Propos recueillis d’Eva Illouz pp. 42-47
—
Extraits
Être et manière d’être Émile Bréhier « Un clivage tout nouveau de la relation causale » Gilles Deleuze pp. 48-49
pp. 70-71
Combiner liberté intérieure et souci de la collectivité Thomas Bénatouïl
—
Extraits
pp. 50-54
pp. 72-75
—
Extraits
« Que l’intérêt particulier coïncide avec l'intérêt général » Cicéron « Regarder l’univers comme une patrie » Plutarque
pp. 56-57
— Avec Épictète en salle de torture Zoom sur James Stockdale
Extrait
« Nous souffrons pour une bonne cause » Musonius Rufus p. 55
—
« Décide de vouloir ce qui arrive comme cela arrive » Épictète Faire de nécessité vertu René Descartes —
Stoïcisme et christianisme
Le conflit des ascétismes Octave LarmagnacMatheron pp. 58-59
—
Une vie
Sénèque, fortune et infortunes Océane Gustave et Octave LarmagnacMatheron PHILOSOPHIE MAGAZINE HORS-SÉRIE
Éclairage 2
Stoïcisme, TCC et psychanalyse, trois projets de transformation de soi Entretien avec Marion Bourbon
pp. 60-69
pp. 76-77
pp. 78-79
Épictète dans la trousse de secours des militaires Entretien avec Nancy Sherman pp. 80-84
— La découverte de l’intériorité Propos recueillis d’Alexandre Jollien pp. 85-87
—
Extraits
« Fabriquer un citoyen de plus, plein de loyauté et de respect de soi » Épictète « Nous ne sommes pas nés pour nous seuls » Cicéron pp. 88-89
—
Stoïcisme et taoïsme
Avec ou sans moi Octave LarmagnacMatheron pp. 90-91
—
Une vie
Épictète : ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas Cédric Enjalbert et Victorine de Oliveira pp. 92-101
MENSUEL, 10 NUMÉROS PAR AN / Rédaction: 10, rue Ballu 75009 Paris / E-mail : redaction@philomag.com / Information lecteurs : 01 43 80 46 10 / www.philomag.com / Directeur de la rédaction : Alexandre Lacroix / Service abonnés : Philosophie magazine, 45, avenue du Général-Leclerc, 60643 Chantilly Cedex – France (01 43 80 46 11), abo@philomag.com / Offres d’abonnement : abo.philomag.com / Diffusion : MLP / Contact pour les réassorts diffuseurs : À Juste Titres (04 88 15 12 42 – Julien Tessier, j.tessier@ajustetitres.fr)
PHILOSOPHIE MAGAZINE HORS-SÉRIE
III. LE SOUCI DU MONDE
pp. 104-107
—
Extraits
« Le monde entier est un être vivant » Diogène Laërce « L’homme n’est pas le maître de la création » Claude Lévi-Strauss pp. 108-109
— Les cercles vertueux d’une économie contemporaine Entretien avec Christopher Gill pp. 110-112
—
Extrait
« N’être un jour que pure approbation » Friedrich Nietzsche pp. 114-115
—
Extraits
« Le destin est cause éternelle de toute chose » Cicéron « Dans chaque âme habite un dieu » Sénèque pp. 116-117
—
Extraits
« La raison sublime qui préside à la nature » Cléanthe « Il ne manque à ce texte que l’incarnation » Simone Weil — Peuton encore être stoïcien ? Laurence Devillairs
—
— Le stoïcisme mis à l'épreuve Martin Legros
Extraits
« Je serai content de tout ce qui arrive » Marc Aurèle
pp. 130-146
La République de Platon Livres VIII-IX
7
Une BD à suivre par Jean Harambat pp. 130-146
pp. 118-119
« Nous dépendons enfin des choses qui dépendent de nous » Michel Serres p. 113
CAHIER CULTURE
pp. 120-122
Origine du papier : Italie • Taux de fibres recyclées : 0 %. • Certifié PEFC • Eutrophisation : 0,09 Ptot
pp. 123-127
HORS-SÉRIE “STOÏCISME” Printemps-été 2021 / Rédacteur en chef : Sven Ortoli / Rédacteur : Octave Larmagnac-Matheron / Stagiaire : Océane Gustave / Secrétaires de rédaction : Vincent Pascal et Noël Foiry / Direction artistique : Sébastien Cascinelli, Jean-Patrice Wattinne / L’Éclaireur / Iconographie : Stéphane Ternon / Couverture : Photomontage philosophie magazine © Peter Cade / Getty images © Bridgeman images / Directeur de la publication : Fabrice Gerschel / Responsable administrative : Sophie Gamot-Darmon / Fabrication : Rivages / Impression : Roto France Impression, 25 rue de la Maison Rouge 77185 Lognes / Commission paritaire : 0521 D 88041 / ISSN : 2104-9246 / Dépôt légal : à parution / Philosophie magazine est édité par Philo Éditions SAS au capital de 340 200 euros, RCS Paris B 483 580 015 / Président : Fabrice Gerschel / Relations presse : Canetti Conseil (01 42 04 21 00), francoise.canetti@canetti.com / Publicité culturelle, commerciale, partenariats : Audrey Pilaire (01 71 18 16 08), apilaire@philomag.com / Imprimé en France, Printed in France / La rédaction n’est pas responsable des textes et documents qui lui sont envoyés. Ils ne seront pas rendus à leurs propriétaires /
STOÏCIENS
Éclairage 3
Une « sympathie universelle » pour le monde Thomas Bénatouïl
Sommaire
pp. 102-103
PHILOSOPHIE MAGAZINE HORS-SÉRIE
« Une recette existentielle »
8
Entretien avec Michel Onfray *
STOÏCIENS
« Une recette existentielle »
PHILOSOPHIE MAGAZINE HORS-SÉRIE
« Une recette existentielle »
Michel Onfray voit dans la pensée stoïcienne un art de vivre. Elle vise à maîtriser les passions, à vouloir sa vie et à savoir mourir. Entre les deux stoïcismes antiques, il privilégie les Romains, moins spéculatifs. Leur stoïcisme, dit-il, est « la philosophie du paysan ». C’est « une anthropologie lucide et concrète, enracinée dans l’expérience de l’ici et maintenant ». C’est enfin une pensée déterministe, en lien avec le cosmos, qui remet l’homme à sa juste place.
9
Propos recueillis par Sven Ortoli
O
ui, bien sûr, mais pas seulement. À chaque moment pénible de mon existence, le stoïcisme m’a été utile. Au service militaire, j’avais déjà Marc Aurèle à portée de main, mais également pendant les treize années du cancer de ma compagne, lors de ses derniers moments, ou au cours des années qui ont suivi, sans parler de la mort de mon père, d’une hospitalisation pour un AVC et mille autres occasions moins
STOÏCIENS
© Vincent MULLER / Opale via Leemage
Vous avez été personnellement éprouvé par la maladie. A-t-elle été l’occasion de pratiquer une forme de stoïcisme ?
STOÏCIENS La journée d’une stoïcienne au pied levé
18
La philosophe Ilaria Gaspari est confinée en Italie. À force, sans doute, de s’exclamer : « Ça me casse les pieds ! », elle s’est fracturé un orteil, et la voilà qui tourne en rond à cloche-pied dans son appartement. Double peine. C’est alors qu’elle a l’idée d’appliquer les leçons du stoïcisme à sa situation. Avec l’espoir de repartir du bon pied.
La journée d’une stoïcienne
au pied levé
Par Ilaria Gaspari*
J- 1
PHILOSOPHIE MAGAZINE HORS-SÉRIE
Saisir les épreuves comme une occasion de réfléchir
Selon les stoïciens antiques, la seule personne qui peut nous faire du mal, c’est nous-même. « Nous sommes contrariés, troublés ou peinés ; n’en accusons ja mais d’autres que nousmêmes », écrit Épictète. Curieuse expérience, celle de lire les maximes du Manuel confinée sur mon canapé… Avec un confinement supplémentaire, au sein des restrictions anti-pandémiques : le petit orteil de mon pied gauche est fracturé. Et c’est moi qui suis la cause de ma blessure : courir pieds nus pour répondre à l’interphone me fut fatal. L’accident est assez fréquent ces derniers temps, semble-t-il.
Enfermé, on perd l’habitude de porter des chaussures, on se traîne, pieds nus, sur le parquet… et voilà ce qui arrive ! La douleur, sur le moment, était presque insupportable. Le genre de douleur qui vous pousse aux jurons, comme si l’énormité des mots proférés pouvait de quelque manière soulager la souffrance (c’est une idée bizarre, sur laquelle je médite). Trois jours se sont écoulés, je ne peux toujours pas appuyer mon pied par terre. Cette mésaventure me donne à réfléchir. J’y vois, après tout, une jolie métaphore, qui me rappelle le sens de la limite : la limite de nos corps, et celle de notre négligence. Qui me rappelle, aussi, qu’on n’est jamais complètement à l’abri, même chez soi. « Non seulement l’accident qui m’est survenu n’est point un malheur ; mais de plus, c’est un bonheur véritable, si je sais le supporter avec un généreux courage », écrit Marc Aurèle. C’est, me semble-t-il, l’occasion de me laisser guider
PHILOSOPHIE MAGAZINE HORS-SÉRIE
09 : 00 dans ma vie quotidienne par les préceptes des stoïciens. Leur doctrine n’est-elle pas une philosophie du quotidien ? Non pas au sens où elle serait simpliste, mais parce que, en promouvant l’exercice spirituel comme outil de perfectionnement de soi, elle permet d’échapper à notre état de passivité devant ce que l’on éprouve. Le Manuel d’Épictète est un vade-mecum, conçu pour être toujours à portée de la main dans la vie quotidienne – pour aider à devenir maîtres de nous-mêmes, de ce qui nous arrive. Me voilà donc embarquée dans cette scholé un peu forcée – la scholé désigne le temps que la sagesse antique vouait au perfectionnement de soi-même. Femme, je n’aurais pas pu, à l’époque, profiter de cet exercice de perfectionnement. J’aurais dû me tourner vers d’autres écoles, celle de Pythagore ou bien, encore mieux, le Jardin d’Épicure, qui admettait non seulement les femmes mais les esclaves aussi. Je peux aujourd’hui être une stoïcienne, je vais profiter de ce droit.
19
Immobile sur le canapé, je commence ma journée stoïcienne. Pour bien me préparer : primo, anticiper le pire, comme le prescrit Marc Aurèle : « Se dire dès l’au rore : Je vais rencontrer un indiscret, un ingrat, un violent, un perfide, un arrogant. Tous leurs défauts leur viennent de ce qu’ils ignorent les biens et les maux ». Sans doute ne vais-je rencontrer personne – physiquement, je veux dire. Tandis que les rencontres virtuelles, pour les nécessités du travail, ne vont pas manquer. En ce moment historique, où la pandémie dévoile les vulnérabilités et les failles de nos sociétés, je dois avouer que souvent j’ai l’impression de perdre patience. Je me plains des gens qui me demandent d’accomplir des tâches trop compliquées, qui me volent du temps et de l’énergie. Ils se montrent quelquefois indiscrets, ou arrogants, parfois même violents. Mais avec Marc Aurèle, je suis parée.
STOÏCIENS
© Roberto Gandola / Opale via Leemage
Se préparer au pire de pied ferme
La journée d’une stoïcienne au pied levé
Diplômée de philosophie de l’École normale de Pise, elle est l’autrice d’une thèse de doctorat sur l’étude des passions au xvii e siècle soutenue à la Sorbonne, à Paris. Après avoir publié deux romans – dont, traduit en français, L’Éthique de l’aquarium (Éditions de Grenelle, 2017) –, elle a récemment publié Leçons de bonheur. Exercices philosophiques pour bien conduire sa vie (PUF, 2020).
MARC AURÈLE
Philosophe et empereur, le profil n’est pas commun. Imperator aux goûts austères, impavide face aux épreuves de la vie, chef de guerre clément qui pardonne à ses ennemis, il ne cessa de mettre en pratique sa philosophie dans sa vie publique et privée. Car pour lui, philosopher, c’est tenter de vivre en philosophe et non se limiter à la pensée spéculative. Il lègue un livre, les Pensées pour moi-même, ouvrage majeur de la pensée stoïcienne. Vive l’empereur ! UNE VIE
STOÏCIEN EN ACTES © Emmanuel Polanco pour PM
PHILOSOPHIE MAGAZINE HORS-SÉRIE
Marc Aurèle, stoïcien en actes
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PHILOSOPHIE MAGAZINE HORS-SÉRIE
MARC AURÈLE
Marc Aurèle, stoïcien en actes
Par Octave Larmagnac-Matheron
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E
« La mort est, comme la naissance, un mystère de la nature : com binaison dans l’une des mêmes éléments qui se séparent dans l’autre. […] Tu t’ouvriras un immense champ libre, si tu em brasses par la pensée […] combien est court le temps qui sépare la naissance de la dissolution, l’infini qui précéda la naissance comme aussi l’infini qui suivra la dissolution ! » L’homme qui tiendra un jour ces propos solennels se fit remarquer, dès l’enfance, par son air grave et sérieux. Il deviendra bientôt le dernier des « cinq bons empereurs » romains – l’avant-dernier de la dynastie des Antonins, et le dernier à maintenir, tout autour du Bassin méditerranéen, la Pax Romana, une ère de paix et de prospérité. Le nom de cet enfant qui naît
MARC AURÈLE
NTRE DEUX INFINIS
Japonaises prenant leur bain dans les sources chaudes de Kurokawa, sur l’île de Kyushu.
Le souci de soi
© Marie Dorigny / MYOP
« Si tu as quelque souci de toimême, aidetoi toimême, tant que tu le pourras », écrit Marc Aurèle dans ses Pensées. Socrate l’avait suggéré à Alcibiade bien avant lui, mais le Romain en fait le fondement du stoïcisme impérial avec cette thérapie de l’âme que Michel Foucault nommera « techniques de soi », et Pierre Hadot « exercices spirituels » : comment se transformer, sinon en commençant par être l’« ami de soimême » ? Aide-toi, le ciel stoïcien t’aidera.
STOÏCIENS PHILOSOPHIE MAGAZINE HORS-SÉRIE
Le souci de soi
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Entretien avec Thomas Bénatouïl* Professeur de philosophie ancienne à l’université de Lille. Codirecteur de la revue Philosophie antique (Vrin), membre de l’Unité mixte de recherche « Savoirs, Textes, Langages », responsable de la thématique « Les discours théoriques de l’Antiquité, leurs appropriations et leurs développements jusqu’au Moyen Âge arabe et latin ». Il a notamment fait paraître Faire usage : la pratique du stoïcisme (Vrin, 2006), Les Stoïciens, vol. III. Musonius, Épictète, Marc Aurèle (Les Belles Lettres, 2009) et La Science des hommes libres. La digression du Théétète de Platon (Vrin, 2020).
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Éclairage I Le stoïcisme est la première philosophie à se présenter comme un « système ». Il vise à observer, guider et systématiser nos usages de nousmêmes et de tout ce qui nous environne – et à mieux comprendre ce qui arrive. Son regain contemporain prend notamment la forme d’applications diverses, des thérapies cognitives comportementales (TCC) au développement personnel.
Propos recueillis par Sven Ortoli
Le stoïcisme est une philosophie pratique. Est-ce pour cela qu’il nous parle encore aujourd’hui ?
C’est Épictète qui met cette distinction au centre de son éthique. La distinction est absente chez les stoïciens antérieurs, même s’ils en ont élaboré certaines prémisses. Ce qui dépend de moi est réduit par Épictète à la manière dont je juge ce que je perçois et dont ce qui arrive m’affecte. C’est en effet la seule chose qui dépend par nature de moi, donc je peux être sûr que ce sera toujours sous mon contrôle. Mon corps dépend le plus souvent de moi, mais si je tombe malade ou si je suis jeté en prison, c’est fini.
ffectivement, les recommandations de Sénèque à Lucilius, d’Épictète à ses élèves ou de Marc Aurèle à lui-même, semblent pouvoir s’appliquer facilement à nous. Même si nous vivons dans un monde complètement différent, la question de savoir si l’on doit craindre ou espérer un événement, se réjouir ou s’attrister de ce que fait autrui, paraît intemporelle. Peutêtre aussi le stoïcisme nous parle-t-il parce que l’on sent qu’il s’adresse à tout le monde, qu’il ne présuppose pas une certaine profession ou une certaine éducation, contrairement à d’autres philosophies. Cependant, même pour ces stoïciens de la vie quotidienne, la philosophie ne peut pas nous aider sans mobiliser toute une doctrine, y compris à propos du monde (physique) et de la pensée (logique). Le stoïcisme est même la première philosophie à se présenter comme
Évidemment, ces deux risques ont un sens différent dans un monde sans médecine scientifique ni État de droit, et dans nos sociétés développées, où il est beaucoup plus difficile de se dire que tout cela ne dépend pas vraiment de moi. Cependant, le stoïcisme ne dit pas qu’il faut se désintéresser complètement de ce qui ne dépend pas de nous, ne rien faire à son sujet. Notre action a même toujours pour « matière » ou pour objet ce qui ne dépend pas de nous. Mais cette matière ne doit pas être notre critère d’action, notre objectif. Épictète explique cela avec la comparaison du jeu de balle. Pour bien jouer au tennis, je dois renvoyer la balle. Mais la balle n’a aucune valeur en ellemême, je ne joue pas pour elle. Dans la vie aussi, je dois bien exercer mes capacités, bien jouer mon rôle sans me faire d’illusion sur la valeur des objets que je manipule pour ce rôle.
E © Éric Flogny pour Philosophie magazine
L’opposition stoïcienne entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas est bien connue. Mais qu’est-ce qui dépend vraiment de nous ?
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STOÏCIENS
un « système ». Son originalité, ce n’est pas de se tourner vers la pratique ou le quotidien, c’est plutôt de croire que l’on peut systématiser notre vie.
Le souci de soi
Une invitation à systématiser notre vie
STOÏCIENS Le souci de soi
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Au travers de manuels de développement personnel, de bien-être et de management management, le discours du « self-help » tend à devenir l’idéologie dominante du monde contemporain. Or il s’inspire directement de l’éthique stoïcienne. Continuité ou dévoiement ? La sociologue Eva Illouz revient sur l’origine de ce courant très puissant, le distingue du stoïcisme. Et dénonce la fausse promesse que ces leçons de sagesse frelatées prétendent délivrer à l’individu contemporain : celle de pouvoir façonner sa propre valeur.
© Manuel Braun / Divergences
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Entretien avec Eva Illouz *
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lors qu’il essayait de donner un sens à sa propre vie et à la “condition humaine”, Sénèque a écrit que “La vraie sagesse n’est pas de s’éloigner de la nature, mais de façonner son comportement selon ses lois et son modèle.” Les siècles sont marqués par ceux qui, comme le philosophe latin, ont longuement exploré et réfléchi non seulement aux lois de la nature, mais au désir qu’a l’homme d’éclairer sa propre exis tence à leur lumière et de vivre en harmonie avec elles. » C’est ainsi que s’exprime Steven R. Covey [19322012], homme d’affaires et conférencier états-unien, dont Les Sept Habitudes des gens efficaces, publié en 1989, s’est vendu à plus de 15 millions d’exemplaires dans 38 langues. Le livre de Covey appartient à ce qu’on appelle la littérature de « selfhelp » (« Aide à soimême », ou auto-assistance), un vaste courant de la culture anglo-saxonne qui invite les individus, au travers d’un discours mélangeant le développement personnel, la psychologie positive et le management, à se prendre en mains afin d’assurer leur réussite et leur bonheur. Dans l’entreprise aussi bien que dans leur couple ou face à leurs enfants ou leurs amis, elle s’adresse à eux à la première personne et en les tutoyant, partageant aspirations déçues au travail, en famille ou en couple, et en promettant à chacun la réussite assurée dès lors qu’il adoptera de nouvelles habitudes et disciplines de vie. À coups de bestsellers aux titres évocateurs (« Transformez votre vie. Une pensée positive peut changer votre vie » ; « Comment se faire des amis ? », « Vous pouvez être ce que vous voulez être » ou « Comment devenir riche ? »), le selfhelp propose des
Le stoïcisme, référence centrale de la culture du « self-help »
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De fait, le selfhelp charrie une série d’éléments qui sont directement empruntés à la tradition stoïcienne : qu’il s’agisse de travailler sur nos représentations et sur nous-mêmes plutôt que de vouloir modifier l’ordre du monde ; de prendre conscience de ce qui dépend ou ne dépend pas de nous ; ou d’invoquer des « lois de nature » auxquelles nous devrions nous conformer, ce discours s’inspire, plus ou moins explicitement, Eva Illouz est sociologue, directrice d’études à l’École des hautes études en sciences sociales. Elle s’est notamment intéressée à la littérature du « self-help » dans Happycratie, avec Edgar Cabanas (Premier parallèle, 2018), et Hard Romance. Cinquante nuances de Grey et nous (Seuil, 2013). Elle a publié récemment La Fin de l’amour. Enquête sur un désarroi contemporain (Seuil, 2020) et Les Marchandises émotionnelles (Premier parallèle, 2019).
STOÏCIENS
Propos recueillis par Martin Legros
disciplines psychologiques et comportementales qui doivent nous mettre à même de refaçonner notre vie en vue de la rendre à la fois plus efficace et plus accomplie. Depuis quelques décennies, le selfhelp commence à pénétrer le continent européen, à travers la littérature de développement personnel et les pratiques de manage ment. Même les adolescents sont touchés par le phénomène – en France, le bestseller de la rentrée Toujours plus [Robert Laffont, 2020], de Léna Situations [blogueuse, influenceuse de 23 ans, 1,6 million d’abonnés sur YouTube], qui s’est vendu à plus de 250 000 exemplaires, invite les adolescents, à grand renfort de citations de Marc Aurèle, à s’écouter et à s’assumer tout en faisant preuve de plus de sollicitude envers les autres.
Le souci de soi
Le self-help, pensé pour moi-même...
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Proposant pour la première fois une vision unifiée de l’individu, le stoïcisme pose que notre identité réside dans notre manière de choisir ce que nous faisons de ce qui nous arrive. C’est à quoi tendraient les TCC (thérapies comportementales cognitives) qui prétendent, sous l’égide du stoïcisme, nous défaire des représentations qui nous font souffrir. La philosophe Marion Bourbon affilie plutôt le stoïcisme à la psychanalyse qui, contrairement aux TCC, requiert un engagement actif du sujet en vue de sa transformation.
Stoïcisme, TCC et psychanalyse, trois projets de transformation de soi
Entretien avec Marion Bourbon *
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Propos recueillis par Océane Gustave
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Les théoriciens des thérapies comportementales cognitives revendiquent volontiers un héritage stoïcien. Ce rapprochement vous semble-t-il légitime ?
ffectivement, les références au stoïcisme sont très fréquentes parmi les théoriciens de ces thérapies comportementales cognitives qu’on nomme couramment TCC. À première vue, il y a une forte analogie de méthode entre stoïcisme et TCC : ces deux courants montrent que ce qui nous trouble, c’est la représentation que nous nous faisons des choses, et non les choses elles-mêmes. Conséquence thérapeutique : pour guérir nos troubles, nous devons nous défaire des représentations qui nous font souffrir et les corriger, les restructurer. Prenons l’exemple d’un trouble panique associé à une agoraphobie. Tout le travail du praticien, dans les TCC,
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Le souci de soi consiste à proposer au patient d’expliciter le discours qu’il associe à son angoisse (« Je vais mourir étouffé » ou « Je vais faire un infarctus ») pour lui suggérer de n’y voir que des peurs sans objet réel et de comprendre qu’il n’est, en fait, pas menacé. En apparence, nous sommes assez proches du stoïcisme, qui propose en effet de nous défaire de nos fausses représentations en refusant de leur donner notre assentiment pour transformer notre rapport au monde et nous guérir de ce qui nous trouble. Pourtant, en réalité, les divergences sont profondes entre les deux thérapeutiques…
STOÏCIENS
© iStockphoto
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SÉNÈQUE
Sénateur avide d’honneurs, richissime patricien au train de vie fastueux, il appelle à se détourner des biens matériels. Promoteur d’une philosophie morale qui appelle à la maîtrise de soi, il devient le précepteur de Néron, futur sanglant despote paranoïaque – lequel l’exilera avant de le condamner à mort. Au-delà d’une vie énigmatique à force de paradoxes, nous demeure l’œuvre, riche et lumineuse, de celui que Diderot nommait « le précepteur du genre humain ». UNE VIE
FORTUNE ET INFORTUNES © Emmanuel Polanco pour PM
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Sénèque, fortune et infortunes
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Sénèque, fortune et infortunes
Par Océane Gustave et Octave Larmagnac-Matheron
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On ne sait que très peu de choses concernant la naissance de Sénèque : il serait né au début de notre ère à Cordoue dans l’actuelle Andalousie. Son père Marcus Lucius Annaeus Seneca est un rhéteur de rang équestre (membre des hautes sphères dirigeantes de l’État) et sa mère Helvia fait partie de l’aristocratie de Cordoue. La famille de Sénèque est immensément riche. Adolescent, le jeune homme se rend pour la première fois à Rome avec sa famille. Il s’initie à l’art rhétorique, qui l’enthousiasme. Comme le rappelle le latiniste Pierre Grimal (1912-1996), « Sénèque fut l’un des plus grands orateurs de sa génération ». Mais Sénèque se prend aussi de passion pour la philosophie – non pas pour les
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A DÉCOUVERTE DE LA PHILOSOPHIE
© Jérôme Sessini / Magnum Photos
Le souci des autres « Alors, lorsque tu viens à moi, tu ne prends pas soin de moi ? — Non pas, mais de moimême. Si tu veux me faire dire que je prends soin de toi, oui, comme je le fais de ma cruche. Ce n’est point égoïsme : l’être vivant est ainsi de naissance ; il fait tout pour lui, et Zeus luimême ne fait pas autrement. » Pour Épictète comme pour tout stoïcien, l’amour d’autrui procède de l’amour de soi, pas le contraire. Aimer son semblable, oui, mais pour être en accord avec sa propre nature en tant qu’elle exprime la nature universelle. Esclave ou sénateur, gladiateur ou lettré, l’homme est grand s’il accepte son sort. Comme le dit Sénèque, « du plus humble logis on peut s’élancer jusqu’au ciel ». On peut penser qu’il y a des routes plus faciles que d’autres…
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Dans cet entretien publié initialement dans Philosophie magazine (n° 59, avril 2012), le philosophe Alexandre Jollien raconte sa passion pour Épictète. Face aux accidents de l’existence, le penseur stoïcien est un guide, et son Manuel un livre de vie. Il offre une véritable thérapeutique qui guérit des vaines illusions pour mieux nous ancrer dans le présent.
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La découverte de l’intériorité
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© Stéphane Grangier / Corbis / Getty Images
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andicapé de naissance, j’ai vécu dix-sept ans dans une institution pour infirmes moteurs cérébraux, et je ne m’intéressais guère aux choses de l’esprit. Un jour, je suis tombé dans une librairie, par hasard, sur un ouvrage de Platon qui citait Socrate, lequel conseillait de « vivre meilleur » plutôt que de vivre mieux. Une conversion radicale eut lieu alors, et toute l’énergie que je
Propos recueillis par Martin Duru
STOÏCIENS
Entretien avec Alexandre Jollien *
STOÏCIENS portais aux soins du corps et aux progrès physiques, j’ai tenté de la mettre au service de la découverte de l’intériorité.
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Sur ce chemin, deux maîtres ont particulièrement compté : Socrate, bien sûr, et Épictète. Il m’invitait à faire la distinction qui ouvre son Manuel : « De toutes les choses du monde, les unes dépendent de nous, et les autres n’en dépendent pas. » J’allais dès lors m’employer à cibler mes efforts, à m’orienter vers le vrai bien. Et Épictète, le « philosophe boiteux », allait m’y aider. D’abord en me montrant que ce qui trouble les hommes, ce n’est pas tant la réalité que les opinions qu’ils s’en font. Tout au long de mes études, le Manuel d’Épictète m’a guidé. Plus tard, j’ai rencontré un ami, Laurent, qui venait de sortir de terribles crises de panique. Son souhait était de créer une association pour aider et soutenir les personnes anxieuses. Il a fini par le faire, en fondant les Progredientes. Avec lui, nous parlions sans cesse d’Épictète – c’était à qui le citerait le mieux ! J’ai pu voir chez mon ami à quel point les propos de l’esclave-philosophe guérissaient. Aujourd’hui, le Manuel n’est jamais très loin de ma main, ni de mon âme. Ce qui me plaît surtout dans cette œuvre, c’est son aspect pratique, concret. Vraiment, il s’agit d’un livre de vie. J’ai à cœur aujourd’hui de me concentrer sur trois de ses préceptes qui m’aident à vivre. Le premier revient à ce que la tradition philosophique a appelé la préparation aux maux. L’exercice est magnifiquement résumé dans le chapitre IV du Manuel : « Quand tu vas faire quelque chose que ce soit, remetstoi dans l’esprit auparavant quelle action tu vas faire ; si tu vas te baigner, représentetoi ce qui se passe d’ordinaire dans les bains : qu’on s’y jette de l’eau, qu’on s’y pousse, qu’on y lance des injures, qu’on y vole, etc. ; tu iras ensuite plus sûrement à ce que tu veux faire. »
Alexandre Jollien a vécu dix-sept ans dans une institution spécialisée pour handicapés. Philosophe et écrivain, il a écrit Éloge de la faiblesse (Éditions du Cerf, 2000) et Le Métier d’homme (Seuil, 2002), prises de parole distanciées sur le handicap, refusant l’apitoiement comme l’héroïsation. Avec Matthieu Ricard et Christophe André, il a publié Trois Amis en quête de sagesse (L’Iconoclaste / Allary Éditions, 2016 ; rééd. J’ai lu, 2019). Après Vivre sans pourquoi. Itinéraire spirituel d’un philosophe en Corée (Seuil, 2015 ; Points, 2017), il a encore publié La Sagesse espiègle (Gallimard, 2018 ; rééd. J’ai lu, 2020).
Intégrer cette pratique dans la vie quotidienne, c’est peut-être savoir que le bonheur ne dépend pas de la situation. Je me précipite acheter un nouveau livre et, aussitôt, je me dis avec le maître : « Mon bonheur n’en dépend pas. » Ainsi, si par malheur l’ouvrage n’est pas arrivé, je n’en suis pas troublé. L’exercice est simple. Il peut cependant convertir radicalement. Mon parcours m’a habitué à la lutte et je ne suis pas très enclin à apprécier avec légèreté le bonheur qui passe. Je m’agrippe, je m’accroche – et tout est gâché. Alors, souvent, je me souviens de cette parole d’Épictète, de ce deuxième précepte qui me guide : « Souvienstoi que tu dois te conduire dans la vie comme dans un festin. Un plat estil venu jusqu’à toi ? Étendant ta main avec décence, prendsen modestement. Le re tireton ? Ne le retiens point. N’estil point encore venu ? N’étends pas au loin ton désir, mais attends que le plat arrive enfin de ton côté » (Manuel, chapitre XV). Ici, tout un art de vivre est dépeint. Ne pas s’accrocher, ne pas fuir. Juste être là. Aujourd’hui, je pratique la méditation zen qui me rapproche d’une paix qui nous précède déjà au fond du fond. En relisant mon boiteux préféré, je devine la liberté intérieure résumée en une phrase : « laisser passer ». Un plaisir advient, je le goûte. Une peine se présente-t-elle, je la laisse passer. Ne pas se figer, ne pas se braquer. En ce sens, les enfants sont nos maîtres. Ils ne se fixent pas, ni dans la tristesse ni dans l’euphorie.
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Esclave affranchi, Épictète (v. 50-125) enseigna à Rome avant d’être banni par Domitien et de se réfugier à Nicopolis. La tradition nous restitue la figure d’un penseur libre et frondeur, moralement intransigeant, et d’un pédagogue singulier. Soucieux d’une philosophie aux applications pratiques, il invite à retrouver une harmonie avec la nature en supportant l’ordre du monde comme une nécessité. Les notes prises par l’un de ses disciples consignent son enseignement à travers les Entretiens et le Manuel. UNE VIE
CE QUI DÉPEND DE NOUS ET CE QUI N’EN DÉPEND PAS © Emmanuel Polanco pour Philosophie magazine
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Épictète, ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas
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ÉPICTÈTE
Épictète, ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend pas
Par Cédric Enjalbert et Victorine de Oliveira
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n pourrait presque présenter son itinéraire à la manière d’un conte : il était une fois un esclave devenu maître de sagesse… Né dans les fers au Ier siècle de notre ère dans une province de l’Empire romain, Épictète a été émancipé de la servitude et s’est imposé comme l’une des principales figures du stoïcisme. Situé historiquement entre Sénèque et l’empereur-philosophe Marc Aurèle, son apport est capital, à commencer par la distinction fondamentale qu’il opère entre ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. Épictète cerne les limites de la liberté véritable, afin de rendre possibles le bonheur et l’adéquation avec le monde. Comme en atteste le Manuel, petit classique qui
ÉPICTÈTE
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En Afghanistan, à Qala e-Panja, dans le corridor du Wakhan, un homme traverse un champ de blé au coucher du soleil.
© Andrew Quilty / Agence VU
Le souci du monde L’homme des stoïciens est cosmopolite, au sens strict, citoyen d’un cosmos gouverné par un dieu de raison, un Logos universel qui unit tout selon une causalité providentielle. D’ailleurs, chaque homme contient une étincelle de ce divin qui en fait, dit Sénèque, au moins l’égal d’un dieu. Dieu ? C’est-à-dire la nature, dira Spinoza qui saisit d’une phrase l’essence du stoïcisme. « Représentetoi sans cesse le monde comme un être unique, ayant une substance unique et une âme unique […] et comment, ajoute Marc Aurèle, tout contribue à la cause de tout, et de quelle façon les choses sont tissées et enroulées ensemble. »
STOÏCIENS
En ces temps difficiles, on peut être séduit par une philosophie qui nous invite à acquiescer à ce qui arrive et à supporter ce qui ne dépend pas de nous. Mais refuser le réel et se battre contre la nécessité, n’est-ce pas ce qui fait la grandeur de l’homme et fonde notre humanité ?
Peut-on encore être stoïcien ?
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Le souci du monde
120 « Qu’estce que tu lis ? fitil d’une voix épuisée. — Un livre appelé Les Stoïciens, Monsieur Croker. — Je vois… Ça parle de quoi ? — […] Bon, dit le garçon, la plupart des philosophies sousentendent que vous êtes libre, que tout un tas de possibilités s’offre à vous et que vous pouvez tracer votre propre vie comme vous l’entendez. […] Les Stoïciens, ils sousentendent l’inverse. Ils disent qu’en fait vous avez très peu de choix. Vous êtes probablement coincé dans une situation, tout en étant la proie des décisions de quelqu’un d’autre, ou l’esclave de la maladie, jusqu’à être réellement en prison. Ils partent du principe que, de toute manière, vous n’êtes pas libre. »
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e dialogue se tient dans un roman, celui du regretté Tom Wolfe, intitulé Un homme, un vrai (Robert Laffont, 1999, trad. B. Legrand). Ce qui fascine les personnages, tous deux prisonniers, c’est que le stoïcisme parle de nos entraves et de nos enfermements – dans nos opinions, nos passions, nos colères, tout comme dans des prisons plus concrètes. C’est que le stoïcisme est une philosophie de l’absence de liberté, qui pourtant rend libre.
Maîtresse de conférences, elle a notamment publié Un bonheur sans mesure (Albin Michel, 2017), Guérir la vie par la philosophie (PUF, 2017 ; rééd. 2020), René Descartes (Que sais-je ? PUF, 2013 ; rééd. 2018), et Fénelon et Port-Royal (Classiques Garnier, 2017). Elle a plus récemment fait paraître Être quelqu’un de bien. Philosophie du bien et du mal (PUF, 2019).
Parce qu’elle ne ment pas, mais qu’elle nous met face à nos servitudes, la philosophie stoïcienne montre comment nous en défaire, pour gagner non pas l’illusoire liberté de faire ce qu’on veut, mais la force tranquille de faire face à ce qu’on n’a pas choisi. Nous sommes, disent les fondateurs de la doctrine, comme ce chien attaché derrière une charrette : « s’il veut la suivre, il est tiré et il la suit, faisant coïncider son acte spontané avec la nécessité ; mais s’il ne veut pas la suivre, il y sera contraint dans tous les cas. De même en estil des hommes : même s’ils ne le veulent pas, ils seront dans tous les cas contraints de suivre leur des tin » (Hippolyte [v. 170-235], Réfutations de toutes les hérésies).
© Hannah Assouline / Opale / Leemage
Par Laurence Devillairs *
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Sans espoir et sans crainte
Accompagner la nécessité, ne pas chercher à y échapper mais s’inscrire dans son mouvement. Le stoïcisme délivre de ce dont nous ne pouvons être déliés : la réalité. Il permet en effet d’être à la hauteur de ce qui nous arrive et de ce que nous faisons arriver, sans faux espoirs ni craintes inutiles, l’une des devises de la doctrine étant Nec spe, nec metu (Sans espoir et sans crainte). Il faut s’en tenir à ce qui est, sans se laisser emporter par des désirs de l’impossible, qui, tous, reviennent à vouloir changer ce qu’on ne change pas, à faire dépendre de soi ce qui n’en dépend pas : le temps qui passe, le futur qui n’est pas, le passé qui ne reviendra pas, les actes accomplis qu’on ne peut
défaire… Il faut ainsi apprendre « à ne pas demander la richesse au sort mais à nousmêmes » (Sénèque, De la tranquillité de l’âme). Parce que le stoïcisme parle de cette grande question du face-à-face de la conscience avec le monde, il ne cesse de hanter l’histoire de la philosophie, qui, régulièrement le redécouvre. Quand Descartes parle de désirer dans les limites de ce que peut notre volonté, et de parvenir ainsi au contentement, en évitant regrets et remords, il réactualise le stoïcisme : « Après que nous avons fait notre mieux touchant les choses qui nous sont extérieures, tout ce qui manque de nous réussir est au regard de nous absolument impossible. Et ceci seul
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Le stoïcisme mis à l’épreuve Par Martin Legros
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À Freshwater Beach, au large de Sydney (Australie), un baigneur surpris par un grain.
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© Narelle Autio / Agence VU
« Préparetoi à endurer la séparation, la souffrance ou la mort ! » Cette injonction qui est au cœur de l’éthique stoïcienne est apparue malveillante et fallacieuse à Martin Legros, quand elle lui fut adressée personnellement. En parcourant les trois grandes critiques que les philosophes, de Pascal à Sartre, ont opposées à la pensée stoïcienne, il invite à se délivrer de l’idée trompeuse que la liberté puisse se réaliser hors du monde.
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Soit l’idée que l’adversité et le malheur sont pour chacun une occasion utile et nécessaire de s’endurcir car elle permet, pour autant que nous sachions nous en détacher, de manifester notre force d’âme et notre indépendance morale.
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arfois, sans qu’on comprenne immédiatement pourquoi, certaines formules s’impriment durablement en nous. C’est ainsi que je me souviens de celle que m’a adressée mon amie Isabelle. Je devais avoir vingt ans, j’étais en fac, j’étais amoureux, j’avais une famille heureuse et aimante, avec laquelle je partageais tout ce que je vivais, je roulais en 2 CV décapotable, je me faisais chaque jour de nouveaux amis, je découvrais que la philosophie alliée à la liberté universitaire et festive était mon élément ; bref, j’étais heureux. Et Isabelle qui était témoin de ce bonheur m’a alors dit en substance : « Martin, je crois que tu vivras un jour quelque chose de dramatique… et je suis convaincue que, si tu t’y prépares, cela te fera du bien ». Ces mots m’ont glacé le sang. Et je n’ai pas manqué de dire sur-le-champ à Isabelle ma colère et ma tristesse face à ce mélange d’envie et de méchanceté déguisé en leçon de sagesse bon marché. Comment considérer qu’un ami a trop de bonheur et qu’il a besoin de connaître l’échec, la séparation, la mort même, sinon parce qu’on jalouse sa chance ? Et comment souhaiter en toute franchise à ceux qu’on aime d’être frappés par le malheur, quand bien même on considère que cela pourrait leur être bénéfique au final ?
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En mettant de côté le ressort psychologique du propos – le sentiment d’envie qui pouvait être celui d’Isabelle devant une vie plus protégée et plus chanceuse que la sienne –, c’est en réalité à un jugement directement inspiré de l’éthique stoïcienne que j’avais été confronté ce jour-là, sans le savoir.
Ce n’est pas spécifiquement stoïcien, me direzvous. Nietzsche ne dit-il pas la même chose avec sa formule célèbre : « ce qui ne me tue pas me rend plus fort » ? Peut-être, sauf que Nietzsche, lui, ne serait jamais allé jusqu’à souhaiter le malheur pour lui ou pour ses proches ni à s’y préparer : « Notre vie estelle vraiment assez douloureuse et assez odieuse pour l’échanger avec avantage contre le stoïcisme d’un genre de vie pétrifié ? demandait-il. Nous ne nous sentons pas assez mal pour de voir nous sentir mal à la façon stoïque » (Le Gai Savoir). Or c’est précisément ce que réclament les stoïciens – et ce qui m’a tant heurté dans le conseil de mon amie : cette invitation à se détacher des joies et des grâces du moment et à se préparer aux épreuves futures de la vie afin qu’elles ne nous laissent pas surpris et démunis lorsqu’elles surviendront. Cela fait bientôt trente ans qu’Isabelle m’a proposé ce petit exercice spirituel stoïcien. Mais je crois être enfin en mesure de dire pourquoi elle avait tort. Et de démonter l’éthique stoïcienne. C’est d’ailleurs le sens de cet essai. En m’inspirant des opuscules du Moyen Âge où les philosophes s’en prenaient aux tenants de telle ou telle position éthique ou dogmatique – comme Augustin quand il écrit « contre les pélagiens » ou Thomas quand il s’élève « contre les gentils », je voudrais parvenir à rassembler les raisons qui justifient, au xxie siècle, qu’on s’affirme « contre les stoïciens ». Et je m’inspirerai pour ce faire des philosophes qui n’ont pas manqué, depuis que Sénèque, Épictète et Marc Aurèle ont rédigé leurs vademecum, de marquer leur désaccord avec cette éthique qui nous incite à nous préparer à endurer le malheur et l’injustice.
Pourquoi faudrait-il se préparer aux malheurs ?
S’il fallait résumer l’expérience première sur laquelle se base toute la pensée stoïcienne, on pourrait dire qu’elle tient dans le constat que la vie est fondamentalement un destin qui nous échappe. Comme le souligne le philosophe Pierre Hadot (1922-2010) : pour les stoïciens, « il ne dépend absolument pas de nous d’être beaux, forts, en bonne santé, riches, d’éprouver le plaisir ou d’échapper à la souffrance. Tout cela dépend de causes extérieures à nous. Une nécessité inexorable, indifférente à notre intérêt individuel, brise aspirations et espoirs ; nous
CAHIER
culture
LIVRES VIII ET IX
La République PAR JEAN HARAMBAT Mise en couleurs : Isabelle Merlet
Une histoire à suivre au fil de nos hors-série.
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La République Livres VIII et IX
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a soirée bat son plein dans la maison du vieux Céphale, marchand au Pirée. Et c’est, plus que jamais, Socrate qui mène la discussion. Il vient d’exposer à ses convives sa vision de la cité idéale, dirigée par une aristocratie de sages qui comprennent la belle idée de justice. Voilà pourtant le philosophe qui revient de l’utopie vers le réel : rien n’assure définitivement la survie de cette cité parfaite qu’il appelle de ses vœux. Elle se mue bientôt en timocratie, le régime des honneurs,
puis en oligarchie, le gouvernement de l’argent, puis se change en démocratie, où toutes les hiérarchies volent en éclats. C’est, pour Socrate, la porte ouverte à la tyrannie, à la prise de pouvoir des démagogues. Et surtout, au gré de ces transformations, c’est l’âme des citoyens elle-même qui se corrompt. Heurs et malheurs des cités – traduire aujourd’hui : des États – au gré des types de gouvernement : Jean Harambat poursuit son adaptation vivante et incarnée de La République en bande dessinée._ LA RÉDACTION
La République LIVRES VIII ET IX
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Avec la formule intégrale, ne ratez aucun hors-série de Philosophie magazine 1€ le premier mois, puis 7,50€/mois*
MENSUELN°149 Mai 2021
MENSUEL N°148 Avril 2021
PAR CATHERINE KINTZLER
PAR PIERRE DUCROZET
LE MENSUEL 10 numéros/an
CASTORIADIS EXTRAITS SUR LE
CHAOS
NUMÉRO S : 6.5 €
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