CERVEAU & PSYCHO #157 - Sept. 2023

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COMMENT REPÉRER UN TDAH CHEZ

L’ADULTE ?

HYPERPARENTS COMMENT LÂCHER PRISE TEST

DÉVELOPPEMENT

PERSONNEL

L’EUDÉMONISME, UNE AUTRE VOIE VERS LE BONHEUR

SANTÉ

QUAND LE CERVEAU

RÉSISTE À ALZHEIMER

POLITIQUE

L’IMPACT DU PHYSIQUE SUR LES ÉLECTIONS

HANDICAP DES IMPLANTS CÉRÉBRAUX

QUI AIDENT À REMARCHER

ÊTES-VOUS HYPERPARENTUN ?

N°157 Septembre 2023 Cerveau & Psycho Cerveau & Psycho HYPERPARENTS COMMENT LÂCHER PRISE N° 157 Septembre 2023 DOM : 8,50 € – BEL./LUX. : 8,50 € – CH : 12,00 FS – CAN. 12,99 CA$ – TOM : 1 100 XPF
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N° 157

NOS CONTRIBUTEURS

ÉDITORIAL

p. 44-47

Moïra Mikolajczak

Docteure en sciences psychologiques, professeuse en psychologie médicale et de la santé à l’université de Louvain, en Belgique, elle a été la première à quantifier le phénomène du burn-out dans la population générale.

SÉBASTIEN BOHLER

Rédacteur en chef

p. 56-59

Laurent Bègue-Shankland

Professeur de psychologie sociale à l’université Grenoble-Alpes, membre de l’Institut de France et directeur de la Maison des sciences de l’homme – Alpes, il souligne l’importance des facteurs sociaux dans le développement cérébral et les performances cognitives.

Être imparfait : quel bonheur !

Partout on nous pousse à être performant, à nous améliorer, à repousser nos limites. Mais pourquoi donc, après tout ? Comme vous le verrez dans ce numéro, il vaut parfois mieux être un humain juste acceptable, dans la moyenne…

Tout d’abord, pas la peine d’avoir un cerveau au top. Comme le montre cette surprenante étude menée pendant plus de trente ans sur des bonnes sœurs jusqu’à leur mort, une bonne partie d’entre elles avaient le cerveau rempli de plaques amyloïdes responsables de la maladie d’Alzheimer. Or, plus de 10 % de ces religieuses n’avaient aucune perte de mémoire ou de concentration – probablement à cause de mécanismes de lutte contre l’infammation.

p. 78-83

Alexandra Philipsen

Professeuse et directrice de la clinique de psychiatrie et de psychothérapie de l’université de Bonn, en Allemagne, elle mène des recherches sur les troubles mentaux liés au stress et aux émotions intenses, en particulier au TDAH chez l’adulte.

Prenez un « bon parent », comme l’appelait le pédopsychiatre Donald Winnicott : ce n’est surtout pas un parent qui cherche constamment à optimiser l’emploi du temps ou les activités de son enfant – il devient alors souvent un hyperparent qui cherche à tout contrôler et s’épuise tout en étouffant son bambin (notre dossier central). Il s’agit plutôt d’un parent qu’il qualife de « suffsamment bon ».

Et un bon apprenant ? Est-ce celui qui ne fait pas d’erreurs ? Au contraire ! réfute Jean-Philippe Lachaux en nous vantant les mérites du jeu de la queue de cochon : les erreurs sont indispensables pour acquérir le bon geste, l’important étant de dissocier la valence émotionnelle de l’erreur (forcément désagréable) de sa valeur informative.

p. 84-90

Winfried Rief

Professeur de psychologie clinique à l’université Philipps de Marbourg, il participe au développement d’une nouvelle méthode thérapeutique visant à diminuer la tendance à imaginer le pire.

Même quand on cherche le bonheur, il ne faut pas trop le vouloir, prévient Yves-Alexandre Thalmann : donner un sens à nos actions et notre engagement au quotidien compte bien plus que d’optimiser son bien-être. Étrange paradoxe qui fait de la moyenne un optimum ! Aurea mediocritas, disait le poète Horace… £

3 N° 157 - Septembre 2023
© Oesalzity/CC-BY-SA-4.0

SOMMAIRE

N° 157

SEPTEMBRE 2023

DÉCOUVERTES

p. 6 ACTUALITÉS

Les psychédéliques restaurent la plasticité cérébrale

Maîtriser son cerveau contre le trauma

Génération Z : la grande timide

Des neurones plus rapides avec l’âge !

Regarder son plat 30 fois couperait l’appétit

Dans la tête des végétariens

p. 14 FOCUS

Un implant cérébral pour remarcher

En reconnectant le cerveau d’un patient paraplégique à sa moelle épinière, ce dispositif restaure ses capacités motrices.

p. 20 NEUROSCIENCES

La troisième substance du cerveau

En plus de la matière grise et de la matière blanche, on a découvert un nouveau type de neurones aux fonctions essentielles.

Sigrid März

p. 35-54

p. 26

Certaines personnes ont le cerveau rempli de plaques d’amyloïde depuis des années, mais ne développent aucun symptôme…

HYPERPARENTS COMMENT LÂCHER

PRISE

p. 36 ÉDUCATION

TOUS HYPERPARENTS ?

À vouloir tout faire parfaitement pour son enfant, on risque de basculer dans un excès de contrôle. Lâcher du lest est alors vital.

Bruno Humbeeck

p. 18

Santé mentale : la prévention gagne du terrain

p. 44 PSYCHOLOGIE

« LE BURN-OUT PARENTAL EST EN HAUSSE »

De plus en plus de parents tombent dans un état d’épuisement lié à leur surinvestissement éducationnel.

Entretien avec Moïra Mikolajczak

p. 48 CAS CLINIQUE

TRISTAN, L’ADO SURVOLÉ PAR UN « HÉLICOPTÈRE »

Tristan n’en peut plus : son père surveille tout ce qu’il fait, l’accompagne partout, révise avec lui tout le programme scolaire : c’est un père « hélicoptère » !

Grégory

Ce numéro comporte un encart d’abonnement Cerveau & Psycho, broché en cahier intérieur, sur toute la di usion kiosque en France métropolitaine. Il comporte également un courrier de réabonnement, posé sur le magazine, sur une sélection d’abonnés. En couverture : © Mary Long/Shutterstock

!
NEUROBIOLOGIE Plus fort qu’Alzheimer
6-32
35 p. 6 p. 14 p. 20 p. 26
p.
p.
Dossier
DOSSIER PARTENAIRE
4 N° 157 - Septembre 2023

ÉCLAIRAGES VIE QUOTIDIENNE LIVRES

p. 56 PSYCHOLOGIE

Pour une psychologie utile à tous

Et si on utilisait moins la psychologie pour sonder l’individu que pour aider la société à évoluer ?

Laurent Bègue-Shankland

p. 60 L’ENVERS DU DÉVELOPPEMENT PERSONNEL

YVES-ALEXANDRE THALMANN

Le bonheur rend-il heureux ?

Nous avons commis l’erreur de fonder le bonheur sur le bien-être. La recherche de sens pourrait être plus importante.

p. 64 RAISON ET DÉRAISON

NICOLAS GAUVRIT

Faut-il être beau pour être élu ?

L’e et de halo nous porte à croire que les candidats séduisants sont plus compétents. Neutralisons vite ce biais de notre cerveau !

p. 68 COGNITION

Le manchot et la crise du langage

La di culté à définir ce qu’est un manchot révèle une faille dans la structure du langage.

Simon Makin

p. 72 L’ÉCOLE DES CERVEAUX

JEAN-PHILIPPE LACHAUX

La queue de cochon muscle votre cerveau ! Ce jeu d’adresse stimule le processus d’apprentissage par essai et erreur.

p. 76 LA QUESTION DU MOIS Pourquoi se réveille-t-on juste avant la sonnerie ?

Hans-Günter Weess

p. 78 PSYCHIATRIE

TDAH : des adultes aussi en sou rent

Impatience, manque de concentration : le TDAH frappe à tout âge. Quelles solutions ?

A. Mehren, M. Schulze et A. Philipsen

p. 84 THÉRAPIE

Comment cesser de s’imaginer le pire

Désamorcer les attentes négatives aide à soigner la dépression.

Marcel Wilhelm et Winfried Rief

p. 92 SÉLECTION DE LIVRES

Se libérer de l’accumulation pathologique

Des gènes, des synapses, des autismes

De l’assiette au cerveau

Le Cerveau de Ravel

Pour une nouvelle psychiatrie

Amitiés

p. 94 NEUROSCIENCES ET LITTÉRATURE

SEBASTIAN DIEGUEZ

« Le Jardin d’acclimatation » : quand on lobotomisait les homosexuels

En 1980, le roman d’Yves Navarre reçoit le prix Goncourt. Il montre comment la psychiatrie française a utilisé une méthode terrible pour « corriger » les homosexuels…

p. 56-66 p. 68-90 p. 92-97
p. 56 p. 60 p. 68 p. 72 p. 94
p. 92
5 N° 157 - Septembre 2023

Les psychédéliques restaurent la plasticité cérébrale

Le LSD et la psilocybine redonnent aux neurones une capacité essentielle altérée chez les dépressifs : la plasticité. À nouveau flexible et capable d’apprentissage, le cerveau peut alors remonter la pente.

Comment sortir d’une dépression ? Dans le cerveau, cette maladie est caractérisée par un déséquilibre de certains neurotransmetteurs comme la sérotonine, mais aussi et surtout par une « rigidification » des connexions neuronales, de sorte que certaines pensées – souvent négatives – se mettent à circuler en boucle. Il est alors crucial, pour remonter la pente, de pouvoir enclencher une plasticité qui va déboucher sur des apprentissages, une faculté à se projeter dans l’avenir et à a ronter un environnement changeant.

Depuis quelques années, une nouvelle classe de molécules, les psychédéliques, fait la preuve de son e cacité dans le traitement des dépressions sévères. Souvent, une seule prise d’un composé comme la kétamine, la psilocybine tirée d’un champignon hallucinogène ou le LSD su t à provoquer un changement profond dans le cerveau des patients et à faire régresser les symptômes. Les psychédéliques représentent donc un nouvel espoir de traitement pour les dépressions résistant aux traitements usuels. Or une équipe de l’université de Helsinki

La molécule de LSD se fixe au récepteur TrkB au niveau d’un repli interne de ce dernier. Cette fixation décuple la sensibilité du récepteur à une molécule nourricière du cerveau, le BDNF, ce qui relance la plasticité des synapses et atténue les symptômes dépressifs.

PSYCHIATRIE
© Andrii Vodolazhskyi /Shuttesrtock (synapses) ; R. Moliner et al., Psychedelics promote plasticity by directly binding to BDNF receptor TrkB,Nature Neuroscience (creativecommons.org/licenses/by/4.0/legalcode)
R. Moliner et al., Nature Neuroscience, 2023. LSD
6 N° 157 - Septembre 2023 DÉCOUVERTES p. 14 Un implant cérébral pour remarcher p. 20 La troisième substance du cerveau p. 26 Plus fort qu’Alzheimer ! Actualités Par la rédaction
Récepteur TrkB LSD

vient de mettre en évidence le mode d’action de ces molécules : elles « relancent » la plasticité des synapses et par conséquent celle du cerveau, le redynamisant de l’intérieur.

STIMULER LA CROISSANCE SYNAPTIQUE

En menant des expériences sur des cellules en culture et sur des souris, le neurobiologiste Rafael Moliner et ses collègues ont pu démontrer que le LSD ou la psilocybine se fixent sur une molécule présente à la surface des neurones du cerveau : le récepteur TrkB. Ce dernier remplit un rôle crucial, car il renforce sélectivement les synapses actives. Mais pas n’importe comment, puisqu’il le fait sous l’ordre d’un « engrais neuronal », une molécule nourricière (ou trophique) appelée « BDNF », qui est relâchée préférentiellement à proximité des synapses actives. Le problème est que chez les individus dépressifs, il y a trop peu de BDNF.

C’est là que le LSD vient tout arranger. En se fixant sur le récepteur TrkB, il décuple sa sensibilité, au point que des quantités infimes de BDNF suffisent à faire bourgeonner les neurones et à renforcer les synapses actives, sans consolider les inactives – ce qui forme la base de l’apprentissage et de la cognition. Les chercheurs ont même réussi à visualiser le point de fixation de la molécule de LSD sur le récepteur TrkB (voir la figure).

RETROUVEZ NOUS SUR

Maîtriser son cerveau contre le trauma

Quel e et concret sur la dépression ? Pour l’instant, les tests sont pratiqués sur des souris. On mesure par exemple la tendance de ces animaux à surnager avec ténacité dans un récipient où ils n’ont pas pied, ou au contraire à se décourager (la propension au découragement est un symptôme typique de la dépression). Après une seule prise de LSD, des souris enclines à l’abandon retrouvent l’espoir et surnagent opiniâtrement pour survivre – un e et qui perdure pendant sept jours, mais qui disparaît si l’on perturbe le point d’ancrage de la molécule de LSD sur son site de fixation dans le récepteur TrkB.

L’intérêt majeur de ces découvertes est d’avoir démontré que le pouvoir stimulant des psychédéliques sur la plasticité cérébrale est indépendant de leur action hallucinogène. Ainsi, il est possible de maintenir ce bénéfice neuroplastique tout en bloquant les e ets hallucinogènes au moyen de molécules spécifiques qui agissent sur une autre classe de récepteurs dits « sérotoninergiques ». De sorte que le défi de demain consistera à s’inspirer de la structure moléculaire du LSD pour concevoir des molécules analogues capables de se fixer sur le point d’ancrage identifié dans le récepteur TrkB, mais sans activer les récepteurs sérotoninergiques. Un programme balisé pour les années à venir.

Une agression, une catastrophe naturelle, un choc psychologique indélébile : le cerveau garde l’empreinte du trauma. Plus précisément, un centre de la peur dans notre tête, l’amygdale, stocke le souvenir traumatisant et le réactive sans crier gare… C’est alors toute la cascade de symptômes qui resurgit : cœur qui bat, sudation, su ocation, panique.

Dans ce cas, pourquoi ne pas éteindre cette amygdale ? C’est ce qu’ont tenté de faire des chercheurs des universités de Yale et de Macao. Pour cela, ils ont utilisé la technique dite « du neurofeedback » : un appareil à IRM permet au patient d’observer son propre cerveau en direct (d’où le terme de retour d’information, ou feedback) quand on lui montre di érents types d’images – notamment celles qui lui rappellent son trauma.

Dans ce dernier cas, l’amygdale s’allume instantanément et le but du patient est de s’e orcer de faire baisser son activité. Chacun s’y prend à sa manière, en respirant plus profondément, en travaillant sur son ressenti émotionnel ou en mettant en pratique des techniques de méditation. Dans tous les cas, la présence du retour visuel en direct de l’activité cérébrale permet au patient de sélectionner les méthodes qui fonctionnent, et de trouver le « levier » intérieur pour apaiser son amygdale.

Résultat : les symptômes du trauma s’atténuent. Si l’e et n’est pour l’instant pas statistiquement significatif en raison du faible nombre de patients ayant subi cette procédure, la méthode ouvre une voie inédite vers la maîtrise des émotions qui nous tyrannisent. £

THÉRAPIE
S. B.
© Prostock-studio/Shutterstock
Z. Zhao et al., Amygdala downregulation…, Translational Psychiatry, 2023.
£
7 N° 157 - Septembre 2023

Génération Z : la grande timide ?

Être né entre 1997 et 2012 rend-il plus e acé que d’être né entre 1981 et 1996 ? La « génération Z » aurait-elle peur des rencontres en live, pour avoir passé trop de temps à communiquer par vocaux interposés et à travailler en distanciel, alors que les millénials auraient échappé à cette dématérialisation de la vie sociale ? Question passionnante abordée par le psychologue Louis A. Schmidt et ses collègues, de l’université McMaster, au Canada.

Leur outil : des questionnaires de timidité distribués à 266 millénials et 540 « génération Z », à chaque fois lorsque ceux-ci étaient âgés de 17 à 25 ans (ce qui implique que l’étude a commencé avant pour les millénials). Au programme, des descriptifs tels que : « Je ressens de l’appréhension quand je dois aller vers quelqu’un dans la rue pour lui adresser la parole », ou « En soirée, je n’ose pas engager la conversation », etc.

On s’attendait vaguement à ce que les plus jeunes soient plus facilement e arouchés que leurs prédécesseurs par le contact avec autrui, moins aptes à nouer des contacts, à aller vers les autres dans la rue ou à demander un renseignement à un guichet… et c’est exactement ce que montrent les résultats des mesures, puisque la génération Z obtient e ectivement des scores de timidité plus élevés que celle des millénials.

Tik Tok dissipe la détresse

Qui sont les plus gros utilisateurs de Tik Tok ? Une étude sur 822 Chinois âgés en moyenne de 27 ans révèle un lien entre la dépression, l’anxiété sociale et le temps passé sur ce média social. Les chercheurs ont voulu savoir pourquoi les personnes dépressives ou socialement anxieuses sont rivées à leur écran. Ils ont découvert que le

Pourquoi ? Un détour par le Covid-19 s’impose : les 540 « génération Z » ont été scindés en 263 « pré-Covid-19 » et 277 autres « pandémiques », testés au plus fort de la crise. Alors oui, si les jeunes Z pré-Covid sont déjà plus timides que les millénials, les pandémiques le sont encore plus. Le fil rouge ? Le repli des relations humaines sur le mode numérique et virtuel. Déjà nés avec un téléphone, un compte Insta et un joystick dans la main, les Z sont logiquement moins armés que les millénials en matière de compétences socioémotionnelles, fort utiles pour aller voir un professeur à la fin d’un cours et demander un conseil ou faire une déclaration d’amour les yeux dans les yeux ; les pandémiques ont quant à eux subi en prime les mesures de confinement, de couvrefeu et de distanciation sociale, certains n’ayant même plus la possibilité d’aller en cours pour suivre leurs enseignements universitaires, et passant des heures devant des visages pixelisés. Fatalement, les capacités cognitives de déchi rage des mimiques du visage et du corps, de l’intonation de la voix, des postures physiques, la gestion des émotions en temps réel, tout cela en prend un coup et c’est l’angoisse quand il faut s’o rir au regard des autres. D’autant plus quand on sait que la fréquentation assidue des réseaux sociaux se traduit souvent par une peur accrue du jugement d’autrui. £ S.

lien entre les deux est particulièrement fort chez les individus dits « intolérants à la détresse » : autrement dit, il s’agit d’hommes ou de femmes qui, face à des moments d’angoisse ou de tristesse profonde, sont sans recours pour affronter ces états émotionnels, les réguler ou en parler. Ils ont alors le réfexe de détourner leur attention de ces ressentis insupportables par la distraction que leur propose l’écran. Cette observation devrait permettre de mieux les prendre en charge en leur apprenant à gérer la détresse différemment.£ S. B.

DÉCOUVERTES Actualités
2023 © Nadia Snopek/Shutterstock
1,5 HEURE d’exposition quotidienne à la lumière extérieure minimise le risque de dépression Source : Translational Psychiatry,
PSYCHOLOGIE
8 N° 157 - Septembre 2023
L. A. Schmidt et al., iGen or shyGen ? Generational Di erences in Shyness, Psychological Science, 2023.

PSYCHIATRIE

Contraception : un risque de dépression ?

S. V. Larsen et al., Depression associated with hormonal contraceptive use as a risk indicator for postpartum depression, JAMA Psychiatry, 2023.

Syndrome prémenstruel, dépression post-partum, troubles de la ménopause : à ces périodes où les hormones féminines « font le yoyo », le risque de souffrir de dépression ou de troubles de l’humeur augmente, et ce n’est pas sans danger, notamment pour une maman et son bébé. Mais tout dépend de la façon dont chaque femme réagit à ces fuctuations hormonales, ce qu’on appelle sa « sensibilité hormonale ». Or, ces variations de l’humeur existent aussi lors de la prise d’un contraceptif hormonal. Des chercheurs de l’université de Copenhague se sont donc demandé si le fait de souffrir de symptômes dépressifs à la suite d’une contraception pouvait prédire une dépression post-partum, l’objectif étant de mieux suivre les femmes les plus à risque d’en être atteintes après leur première grossesse. Ainsi, sur les 188 648 femmes, âgées en moyenne de 27 ans, que les chercheurs ont suivies et qui accouchaient pour la première fois entre 1996 et 2017, celles qui ont fait une dépression après la prise d’un contraceptif hormonal avaient 40 % de risque en plus de souffrir de dépression post-partum que des jeunes femmes ayant déjà eu des symptômes dépressifs, mais non liés à une contraception – ces dernières ayant également 70 % de risque en plus de souffrir de dépression post-partum en comparaison avec des femmes n’ayant jamais eu de symptômes dépressifs de toute leur vie. Preuve que certaines sont plus sensibles aux variations hormonales et devraient donc être mieux accompagnées lors de leur première grossesse, et que la contraception augmente parfois le risque de souffrir de troubles de l’humeur !

Bénédicte Salthun-Lassalle

NEUROSCIENCES COGNITIVES

Des neurones plus rapides avec l’âge !

Comme vous l’avez certainement constaté, nous sommes toujours capables d’apprendre en vieillissant, qu’il s’agisse de parler une nouvelle langue, de danser… C’est la preuve, contrairement à ce que l’on a longtemps cru, que le cerveau n’est pas figé au début de l’âge adulte et ne ferait pas que décliner par la suite. Dorien van Blooijs et ses collègues de la Mayo Clinic, à Rochester, aux ÉtatsUnis, viennent d’étayer davantage cette idée avec des mesures physiques objectives, en montrant, directement chez l’homme, que la vitesse de conduction des messages électriques le long des neurones augmente avec l’âge pour atteindre un palier entre 30 et 40 ans – donc bien après la fin de l’adolescence. Si l’organisme s’arrête de grandir à un moment, le cerveau quant à lui n’a pas terminé…

Les chercheurs ont eu « accès » au cerveau de 74 personnes âgées de 4 à 51 ans, chez qui il avait été possible d’implanter des électrodes directement dans le cerveau pour surveiller et traiter leurs crises d’épilepsie. Ainsi, sans que cela soit dangereux pour ces patients, les chercheurs ont pu envoyer des impulsions électriques entre des régions bien précises du

cortex afin de mesurer la vitesse de conduction des signaux. Résultat : celle-ci augmente tout au long de l’enfance, de l’adolescence et même au début de l’âge adulte, pour se stabiliser entre 30 et 40 ans, et atteindre une valeur deux fois plus élevée (45 millisecondes de temps de trajet entre les cortex frontal et pariétal) à l’âge adulte qu’à 4 ans (20 millisecondes de temps de trajet). Cette amélioration serait d’ailleurs en partie due à une meilleure synchronisation des points de connexion, ou synapses, entre neurones. Et l’on sait aussi que la myéline, la couche isolante qui entoure les prolongements neuronaux et augmente la propagation de l’influx nerveux, continue d’apparaître et de se développer jusqu’au début de l’âge adulte. Dès lors, si le cerveau conduit plus vite les informations d’une région à une autre, il serait plus e cace : on serait donc encore capable de « penser » vite après la trentaine, en quelque sorte ! Par ailleurs, le fait de cartographier l’activité des neurones au cours du développement devrait permettre de mieux comprendre et prévenir certaines maladies psychiatriques, comme l’anxiété, qui apparaissent au début de l’âge adulte. £ B.

£
© Trzmiel/Shutterstock 9 N° 157 - Septembre 2023
D. van Blooijs et al., Nature Neuroscience, 2023.

Regarder son plat 30 fois couperait l’appétit !

Vous vous sentez un peu rond(e) ou êtes en surpoids – comme près de la moitié de la population française – et cherchez un moyen e cace de perdre quelques kilos : sortez votre smartphone et regardez plus de trente fois ce que vous vous apprêtez à manger, cela diminuera votre envie et votre consommation. C’est le résultat obtenu par Tjark Andersen, de l’université Aarhus, au Danemark, et ses collègues, qui imaginent même créer une application pour smartphone qui nous présenterait de nombreuses photos, par exemple d’une pizza, juste avant que l’on mette les pieds dans la pizzeria…

Pourtant, cette idée est plutôt contre-intuitive et va à l’encontre du principe des publicités et même de nombreuses études scientifiques qui ont analysé l’e et cognitif dit « d’amorçage » : quand on nous présente deux ou trois fois un morceau de fromage sur les étals du marché, on finit par craquer et avoir envie d’en manger. Cela nous a donc plutôt ouvert l’appétit. Ce que les chercheurs ont aussi constaté lors de leurs travaux… En e et, ils ont réalisé trois études distinctes auprès de 1 000 volontaires en bonne santé en leur présentant des images de divers types de bonbons, puis en leur en laissant une bonne assiette

Quand la maîtresse est jolie…

Qui n’a jamais été amoureux de sa maîtresse ? Problème : est-on toujours aussi concentré quand l’enseignante est séduisante ?

Cette question se pose bien sûr aussi avec les enseignants hommes, mais pour l’instant une expérience a été faite en Roumanie avec une même institutrice prise en photo soit dans une tenue quelconque, soit apprêtée

pour qu’ils se régalent ensuite. Il s’agissait soit de M&M’s de même couleur, ou bien de couleur di érente (mais tous de même goût), soit de Skittles, des sucreries tout aussi rondes, mais dont le goût change avec la couleur. Chaque participant voyait les photos trois fois, ou bien trente fois, avant de pouvoir manger. Résultat : quel que soit le bonbon, les sujets en avalaient bien plus quand ils étaient confrontés trois fois à sa photo avant de pouvoir en consommer que quand ils ne le voyaient pas, mais bien moins quand ils visualisaient trente images de M&M’s ou de Skittles… La couleur et le goût n’y changeaient rien et les participants n’ont ressenti aucune sensation de dégoût. Selon les chercheurs, le fait de voir de la nourriture des dizaines de fois et de s’imaginer en train d’en manger provoquerait une réaction physiologique semblable à celle engendrée quand on mange vraiment, d’où une sensation de satiété. Pour Tjark Andersen, le fait de « penser que l’on est en train de manger pourrait pleinement satisfaire notre cerveau… sans rien manger », comme une sorte d’entraînement mental à la satiété. Le chercheur et ses collègues espèrent que cette découverte représentera un outil supplémentaire pour lutter contre l’épidémie mondiale d’obésité. £ B. S.-L.

de la manière la plus attirante possible. Un total de 173 élèves âgés de 9 à 14 ans (flles et garçons) ont écouté un enregistrement d’un de ses cours, mais tandis que la moitié d’entre eux croyait que le cours était donné par la maîtresse séduisante, l’autre pensait qu’il était dispensé par la maîtresse banale. Résultat : les élèves du premier groupe étaient prêts à faire plus de devoirs, à rester plus longtemps à l’étude après le cours et déclaraient vouloir faire des études plus longues. Il semble que le décrochage scolaire ne soit pas une fatalité... £ S. B.

40

% de réduction des symptômes

parkinsoniens après 4 mois de boxe, 3 heures par semaine.

Source : Physical Medicine and Rehabilitation, 2023

DÉCOUVERTES Actualités
© Mekhanik ; Roman3dArt/Shutterstock
ALIMENTATION
10 N° 157 - Septembre 2023
T. Andersen et al., Appetite, 2023.

Les microplastiques rendent-ils idiot ?

Les microplastiques sont partout : nous en ingérons 5 grammes par semaine et les océans en contiendraient 500 milliards de milliards, soit 500 fois plus que le nombre d’étoiles dans notre galaxie. Reste à déterminer leur impact sur le cerveau. Andrew Crump et ses collègues, de l’université de Belfast, ont commencé par étudier des bernard-l’hermite, car ces animaux vivent entourés de microplastiques dans la mer et font régulièrement des choix faciles à observer. En effet, ils sont souvent amenés à changer d’abri et doivent alors choisir la meilleure coquille pour poursuivre leur existence nomade. Or, dans un milieu contenant des microplastiques, ils font n’importe quoi et se mettent à choisir une coque exiguë et tordue plutôt qu’une maison solide et spacieuse. Ce qui réduit leur chance de survie. Espérons que les microplastiques ne nous rendront pas idiots au point de nous empêcher de prendre les bonnes décisions pour notre survie future. £

PSYCHOLOGIE

Dans la tête des végétariens

Petite

sieste, gros cerveau !

Allongez-vous vingt minutes par jour après le repas, et vous aurez un plus gros cerveau. C’est la conclusion d’une étude menée sur 400 000 Britanniques grâce aux données de santé stockées sur la banque UKBiobank : les chercheurs ont recueilli les habitudes de sommeil des participants, ainsi que leur volume cérébral mesuré d’après les données d’imagerie. Ils ont ainsi montré que le fait de faire la sieste régulièrement (au moins trois fois par semaine) est associé à un gain de 15,8 centimètres cubes de cerveau en moyenne – probablement à cause de la libération de facteurs de croissance neuronale pendant le sommeil – et que cette association est causale : autrement dit, c’est bien le fait de dormir qui accroît la quantité de matière grise, et non le fait d’avoir un gros cerveau qui donne sommeil ! £ S. B.

Selon un sondage Ifop de 2020, 2,2 % des Français se disent végétariens. Pourquoi adoptet-on ce régime alimentaire ? Dans une étude impliquant plus de 7 000 participants, Laurent Bègue et Kevin Vezirian, de l’université GrenobleAlpes, pointent le rôle du style cognitif, qui serait davantage « analytique » (ou « réflexif ») chez ces personnes. Le style analytique caractérise un mode de réflexion plus lent et délibéré, par opposition à un mode intuitif. Les chercheurs ont évalué la tendance à l’adopter avec un test comprenant trois problèmes du type : « Une batte et une balle coûtent au total 1,10 euro. La batte coûte 1 euro de plus que la balle. Combien coûte la balle ? » Là où les intuitifs s’empressent de répondre 10 centimes, les individus fonctionnant sur un mode analytique trouvent plus souvent la bonne réponse (qui est de 5 centimes). Or les participants qui excluaient régulièrement ou totalement la viande de leur menu ont obtenu un score plus élevé à ce test, signe que leur style cognitif penche davantage vers ce dernier mode. Les chercheurs l’expliquent par deux

raisons : d’abord, la consommation de viande est le régime alimentaire dominant dans nos sociétés, de sorte qu’il faut une réflexion consciente pour adopter un comportement di érent ; ensuite, les végétariens font souvent ce choix pour des raisons environnementales, l’élevage étant notamment associé à de fortes émissions de gaz à e ets de serre – une analyse complexe que sont davantage susceptibles d’e ectuer ceux qui fonctionnent sur un mode analytique.

Les di érences étaient toutefois relativement modestes d’un point de vue statistique, avec de forts recoupements entre les groupes. Peutêtre du fait d’influences contradictoires qui s’exercent : si les enjeux environnementaux figurent parmi les trois principales motivations citées par les végétariens, d’autres considérations poussant vers ce mode alimentaire reposent moins sur le mode analytique. C’est typiquement le cas de l’éthique animale, qui est sans doute liée à l’empathie ressentie envers les animaux, elle-même très intuitive et émotionnelle… £ Guillaume Jacquemont

© Rusyn/shutterstock 11 N° 157 - Septembre 2023
L. Bègue et K. Vezirian, Personality and Individual Di erences, 2023.
26 N° 157 - Septembre 2023

Plus fort qu’Alzheimer ! D

ans les années 1980, une expérience un peu inhabituelle a été lancée dans le Minnesota, aux États-Unis. Son nom : l’étude des nonnes. L’épidémiologiste David A. Snowdon, de l’université du Kentucky, cherchait à déterminer comment le mode de vie au quotidien infue sur le risque de contracter, en vieillissant, la maladie d’Alzheimer. Pour ce faire, il est allé à la rencontre de 678 religieuses catholiques de la communauté nommée School Sisters of Notre Dame. Âgées de 75 à 107 ans, elles ont accepté de se soumettre, chaque année, à des tests cognitifs, évaluant notamment leur mémoire, ainsi qu’à des examens physiques. La plupart d’entre elles ont aussi été d’accord pour léguer leur cerveau à la science après leur décès.

Le chercheur a alors fait une découverte incroyable : le cerveau de nombreuses nonnes était très endommagé, mais elles n’avaient souffert d’aucun déclin cognitif ou intellectuel avant

Bien qu’ayant le cerveau rempli d’agrégats de protéines censées provoquer la maladie d’Alzheimer, certaines personnes vivent toute leur vie sans le moindre problème ! Leur cerveau présenterait une forme particulière de résilience qui inspire de nouvelles recherches pour vaincre la pathologie.

leur mort… En effet, dans 180 des organes prélevés, on trouvait des dépôts importants de protéines anormales, typiques de la maladie d’Alzheimer : des plaques bêta-amyloïdes et des fbrilles tau. De nombreux scientifques pensent que ces molécules particulières sont en cause dans la mort des neurones et la perte des facultés cognitives lors de la maladie d’Alzheimer. Mais 12 % de ces cerveaux endommagés appartenaient à des religieuses en parfaite santé mentale…

UN CERVEAU MALADE, MAIS UN ESPRIT SAIN

Bien entendu, les nonnes ont des conditions de vie très stables, aussi bien sur le plan de l’alimentation que du sommeil, de sorte que ces résultats sont diffcilement extrapolables à la population générale. Mais depuis cette étude, on a découvert que d’autres personnes présentaient des plaques amyloïdes et des fbrilles tau dans leur cerveau, sans jamais développer de symptômes de la

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© Agenturfotografin/Shutterstock
Par Esther Megbel, médecin et journaliste scientifique à Heidelberg, en Allemagne.

maladie d’Alzheimer. Ainsi, en 2012, l’équipe de María Corrada, à l’université de Californie à Irvine, a analysé les résultats d’autopsies réalisées sur 104 personnes âgées de plus de 90 ans. Conclusion : 10 % d’entre elles, pourtant non démentes, auraient dû recevoir un diagnostic de maladie d’Alzheimer de leur vivant étant donné l’ampleur des agrégats de protéines dans leur cerveau. De même, en 2009, Julie Schneider, du Centre médical de l’université Rush, à Chicago, et son équipe avaient déjà trouvé de grandes quantités de plaques bêta-amyloïdes et de fbrilles tau dans le cerveau de près de 40 % de 188 individus ne présentant aucun trouble cognitif avant leur décès.

Certaines personnes ne semblent donc pas souffrir de la présence, dans leur cerveau, de ces anomalies typiques de la maladie d’Alzheimer. Il est peu probable que d’éventuels troubles cognitifs, comme une perte de la mémoire, passent inaperçus jusqu’à leur mort. Selon Teresa GómezIsla et Matthew Frosch, du Massachusetts General Hospital, qui ont réalisé un travail de synthèse en 2022, à partir d’un certain degré d’invasion du tissu cérébral par des agrégats de protéines anormales, des symptômes clairs devraient se manifester, avec des conséquences sur le comportement quotidien des sujets forcément visibles par leurs proches ou lors de tests cliniques. Or ces individus gardent toute leur vie des facultés cognitives correctes, comme si leur cerveau était « résilient » face au déclin cognitif. Comment estce possible ? La réponse est peut-être la clé de la lutte contre la maladie d’Alzheimer…

Aujourd’hui, cette pathologie neurodégénérative, la plus fréquente au monde, reste incurable.

EN BREF

£ Certaines personnes en bonne santé mentale toute leur vie auraient un cerveau « résilient » à la maladie d’Alzheimer, car il continue de fonctionner tout en étant rempli d’agrégats de protéines amyloïdes et tau, censés provoquer des symptômes.

£ Ces cerveaux « immunisés » présentent quelques particularités : moins de réactions inflammatoires et de pertes de synapses que dans le cerveau de personnes diagnostiquées pour la maladie.

£ Ces découvertes pourraient contribuer au développement de nouvelles thérapies, luttant notamment contre l’inflammation cérébrale.

Environ 1 million de Français en sont atteints. La maladie apparaît le plus souvent après 65 ans chez environ 8 % de la population ; les sujets perdent insidieusement la notion du temps et le sens de l’orientation, ainsi que leurs facultés de communication, puis leurs mémoires à court et à long terme, jusqu’à la démence, à savoir l’incapacité à s’occuper d’eux-mêmes au quotidien. En moyenne, ils décèdent huit à dix ans après l’apparition des premiers symptômes. Certes, certains malades présentent une mutation génétique qui augmente le risque de souffrir de la maladie. Mais chez la plupart des personnes, les causes sont en grande partie inconnues. Les comprendre est un enjeu crucial de la recherche contre la maladie d’Alzheimer.

PLAQUES OU FIBRILLES : QUI EST EN CAUSE ?

Et les scientifques ont déjà fait de grandes découvertes ! Dans le cerveau des sujets souffrant de la maladie, on trouve une protéine appelée « bêta-amyloïde » qui se dépose à l’extérieur des neurones en formant des agrégats nommés « plaques ». Quant à la protéine tau, elle s’agglomère en fbres torsadées, appelées « fbrilles », à l’intérieur des neurones. Alors que normalement, quand tout va bien, cette protéine tau intervient dans la stabilisation de la structure des cellules. Mais si elle est modifée chimiquement – en étant trop « phosphorylée » –, elle s’accumule en fbres et se détache du squelette de la cellule. Celle-ci devient alors instable, perd sa fonction et fnit par mourir.

Pour les plaques amyloïdes, on pense qu’elles provoquent la formation d’autres dépôts dans les neurones, via des processus infammatoires, ce qui déclencherait une réaction en chaîne aboutissant à la mort du tissu nerveux. D’où la dégradation progressive des fonctions mentales et cognitives. De nombreux neuroscientifques considèrent en effet que la « cascade amyloïde » est la principale cause de la maladie d’Alzheimer. Mais cette hypothèse est controversée car, jusqu’à présent, les tentatives d’intervention sur la protéine amyloïde chez les patients n’ont que très peu retardé le déclin cognitif lors des essais cliniques.

Différentes études ont aussi montré que la présence de plaques amyloïdes n’est pas toujours corrélée à la baisse des performances intellectuelles des sujets. « Environ 10 % des personnes âgées de 60 ans ont des plaques dans leur cerveau », explique Marc Aurel Busche, neuroscientifque à l’University College de Londres. Même certains adolescents auraient déjà des fbrilles tau dans le locus cæruleus, une petite région du

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« Environ 10 % des personnes âgées de 60 ans ont des plaques amyloïdes dans leur cerveau. Mais toutes ne développent pas une maladie d’Alzheimer. »
Marc Aurel Busche, neuroscientifique à l’University College de Londres

CERVEAU MALADE OU RÉSILIENT ?

Qu’est-ce

qui di érencie le cerveau de patients atteints de la maladie d’Alzheimer de celui de personnes résilientes, qui ne développent jamais de symptômes ? La protéine tau jouerait un rôle important. En condition normale, quand tout va bien, elle se lie, à l’intérieur des neurones, à leurs microtubules, des sortes de rails qui maintiennent l’intégrité de la cellule. Mais quand tau est hyperphosphorylée, c’est-à-dire que de nombreux groupes phosphate se fixent sur elle, elle s’accumule dans le corps cellulaire des neurones en formant des fibrilles plus ou moins grosses et donc plus ou moins solubles. Chez les malades, ces agrégats restent majoritairement solubles et se déposent surtout, sous forme d’oligomères, dans les synapses – les zones de connexions entre neurones.

au fonctionnement des neurones – les astrocytes –, et ce d’autant plus longtemps que les dépôts de protéines tau augmentent. Ce qui déclenche des processus inflammatoires. Au fil du temps, l’agrégation des protéines et l’inflammation provoquent des lésions tissulaires typiques de la maladie d’Alzheimer, comme la perte des synapses et la mort des neurones.

L’INFLAMMATION EST DÉLÉTÈRE POUR LES NEURONES

Parallèlement, les microglies, les cellules de défense immunitaires du système nerveux, s’activent, ainsi que d’autres cellules importantes

Présynapse Postsynapse

Neurone Fibrilles tau

Oligomères tau

En revanche, dans les connexions neuronales des personnes résilientes, on trouve très peu d’oligomères tau – alors que des plaques amyloïdes et des fibrilles tau sont bien présentes. De même, il n’existe presque pas d’inflammation, la microglie et les astrocytes restant au repos. Il est probable que ces facteurs préservent les synapses et les neurones des dégâts provoqués par un nombre important de plaques et de fibrilles. Néanmoins, les di érences entre les personnes immunisées et celles développant des symptômes ne sont pas encore totalement élucidées. Peut-être parce que les études correspondantes ne peuvent être menées qu’après le décès des individus ou chez des animaux de laboratoire. MALADIE

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D’ALZHEIMER
Microglie activée Plaque amyloïde Astrocyte activé Dégénérescence neuronale RÉSILIENCE À LA MALADIE D’ALZHEIMER Microglie au repos Astrocyte au repos © Yousun Koh, d’après : Gómez-Isla T. et Frosch M. P., Lesions without symptoms : Understanding resilience to alzheimer disease neuropathological changes, Nature Reviews Neurology , vol. 18, 2022, Fig. 1.

tronc cérébral importante pour les processus d’apprentissage et de mémoire et qui serait l’une des aires cérébrales atteintes le plus tôt par la maladie d’Alzheimer. « La seule présence de plaques ou de fbrilles n’entraîne pas forcément de symptômes. Ce qui est probablement important, c’est la façon dont ces agrégats se propagent dans le cerveau. À un moment donné, les fbrilles se répandent depuis des zones comme le cortex entorhinal et l’hippocampe [notamment impliqués dans la mémoire, ndlr] vers le néocortex [la couche externe du cerveau responsable des fonctions exécutives, comme la planifcation, ndlr]. Lorsque cela se produit, les patients développent souvent des symptômes. » Des facteurs autres que ces protéines anormales seraient donc nécessaires pour qu’une personne tombe malade…

DES CERVEAUX RÉSILIENTS

Jusqu’à présent, peu d’études scientifques sont en mesure d’expliquer la prétendue résilience à la maladie d’Alzheimer de certains individus. Toutefois, dès 1996, Lih-Fen Lue et ses collègues, du Sun Health Research Institute, en Arizona, ont constaté que les personnes malades et celles « immunisées » avaient en moyenne la même quantité d’agrégats de protéines dans le cortex entorhinal et le lobe frontal, responsable des fonctions exécutives. Mais une différence importante existait : les individus exempts de symptômes n’avaient pas perdu de connexions entre leurs neurones dans ces régions (les fameuses synapses), contrairement aux patients atteints. Par ailleurs, ils présentaient moins de fbrilles tau et peu de réactions infammatoires. Au lieu de rétrécir, leur cerveau était même plus gros que celui de personnes en bonne santé n’ayant pas d’agrégats cérébraux.

Dans l’étude des nonnes, on avait aussi constaté que les femmes asymptomatiques ayant des dépôts cérébraux de protéines anormales possédaient plus de neurones dans leur cortex et dans leur hippocampe que les religieuses ayant des symptômes avant leur décès. En 2009, Diego Iacono, de l’Uniformed Services University, à Bethesda, aux États-Unis, a supposé qu’il s’agissait là d’une réponse neuronale à la présence des agrégats de protéines, ce qui empêcherait leur progression et le développement clinique des symptômes. Depuis, d’autres études scientifques ont révélé que les cerveaux « résilients » réagissent précocement aux protéines toxiques et compensent les dommages qu’elles provoqueraient, afn d’éviter la destruction des neurones. Comment ? Probablement en agissant sur les processus infammatoires.

Un argument en faveur de cette hypothèse : dans le cerveau des patients Alzheimer, les cellules non neuronales – essentielles au maintien de la structure des neurones ainsi qu’à leur fonctionnement et que l’on appelle « cellules gliales » – sont très actives à proximité des plaques amyloïdes et des fbrilles tau. Parmi elles, les cellules microgliales, toutes petites, appartiennent au système de défense immunitaire du cerveau : quand elles sont activées, elles rendent normalement inoffensifs les intrus potentiellement dangereux. Pour ce faire, elles sécrètent entre autres des molécules messagères favorisant l’inflammation, nommées « cytokines ». Les astrocytes, quant à eux, qui ont une forme d’étoile, sont les cellules gliales les plus fréquentes dans le système nerveux central ; ils participent aussi à la protection du tissu cérébral en favorisant la formation de cicatrices – un processus appelé « astrocytose ».

Toutefois, au cours de la maladie d’Alzheimer, les microglies et astrocytes sont de plus en plus actifs, de sorte qu’ils fniraient par endommager, voire détruire, les neurones. En 2011, Alberto Serrano-Pozo et ses collègues, du Massachusetts General Hospital, à Boston, ont montré, à partir du cerveau de personnes décédées, que plus la quantité de fbrilles tau était importante, plus les cellules microgliales actives s’accumulaient près des neurones, et plus ces

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derniers mouraient. Pour les chercheurs, la glie dite « réactive » contribuerait à la progression de la neurodégénérescence.

Ainsi, on considère aujourd’hui que l’infammation serait un moteur de la démence et que son absence protégerait contre la maladie. Un fait mis en évidence en 2013 par Beatriz PérezNievas, du Massachusetts General Hospital. La neuroscientifque et son équipe ont étudié le cerveau de 50 personnes après leur décès, 20 étant apparues comme résilientes à la maladie d’Alzheimer. Et pour cause : ces individus présentaient de nombreux agrégats de protéines toxiques, mais sans réaction infammatoire de la microglie, de sorte que leurs neurones étaient étonnamment bien préservés.

PAS D’INFLAMMATION, PAS DE DÉMENCE ?

Puis, en 2019, les chercheurs américains ont montré que les cytokines jouaient probablement un rôle dans ce processus. En effet, dans le cortex entorhinal des sujets asymptomatiques, ils ont découvert davantage de cytokines particulières que dans celui de patients ou de personnes en bonne santé mentale avant leur décès. Il s’agissait par exemple des interleukines-6 et -3, associées à l’élimination des agents pathogènes et à une diminution de l’infammation. Par ailleurs, chez ces sujets résilients, les microglies étaient moins actives et les neurones mouraient moins. Il

existerait donc un cocktail de cytokines qui protégerait du déclin cognitif.

Mais le type de plaques amyloïdes et de fbrilles tau jouerait aussi un rôle sur la probabilité de développer ou non la maladie d’Alzheimer. En effet, chez les patients, on trouve nettement plus de dépôts de protéines tau sous leur forme soluble que sous leur forme très agrégée. Or la forme soluble serait plus nocive. Celle-ci représente un produit intermédiaire entre la protéine tau seule et les fbrilles : elle se compose de courts agrégats solubles, nommés « oligomères », qui s’accumulent au niveau des synapses (voir l’encadré page 29) et seraient toxiques pour les neurones. Plusieurs équipes de recherche, dont celle de Beatriz Pérez-Nievas, ont d’ailleurs montré que cette forme d’agrégats solubles n’apparaît qu’en très faible quantité, voire pas du tout, dans le cerveau des personnes résilientes.

« Il est probable que les protéines toxiques s’agrègent plus chez certaines personnes que chez d’autres », explique le neuroscientifque Michael Heneka, du Luxembourg Centre for Systems Biomedicine, à l’université du Luxembourg, qui étudie les processus infammatoires dans la maladie d’Alzheimer. « Il ne s’agit donc peut-être pas vraiment de résilience. » Mais pour l’instant, aucune technique ne permet de tester si des sujets ou des patients présentent des agrégats solubles, ou non, dans leur cerveau… Les méthodes

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« La seule présence de plaques ou de fibrilles n’entraîne pas forcément des symptômes. Ce qui est probablement important, c’est la façon dont ces agrégats se propagent dans le cerveau. »
© Artur Plawgo/Shutterstock
Marc Aurel Busche, neuroscientifique à l’University College de Londres

classiques de coloration des plaques amyloïdes et des fbrilles tau ne permettent pas de détecter des amas moins agrégés.

Outre le type d’agrégats, d’autres facteurs semblent infuer sur le développement de la maladie. Notamment le patrimoine génétique. Ainsi, les individus qui portent dans leur génome le variant ApoE4 du gène de l’apolipoprotéine E [une protéine essentielle au transport des lipides, constituant des membranes, et donc au maintien des synapses, ndlr] ont jusqu’à dix fois plus de risque de manifester des symptômes de la maladie d’Alzheimer que ceux possédant une autre version du gène.

À l’inverse, certains gènes protègent contre la neurodégénérescence et le déclin des fonctions cognitives. En 2021, une équipe de l’institut de technologie du Massachusetts (MIT) a montré que le facteur de transcription MEF2, important pour l’expression des gènes et le développement des neurones, limite l’apparition des symptômes de démence chez des souris dont le cerveau est pourtant bien endommagé. D’ailleurs, cette protéine est produite en plus grande quantité chez les personnes résilientes à la maladie d’Alzheimer.

Mais bien d’autres paramètres entrent en ligne de compte : l’exercice physique, les problèmes de santé préexistants, l’alimentation, l’éducation… Ainsi, en 2019, l’équipe d’Erin Aiello Bowles, du Kaiser Permanente Washington Health Research Institute, à Seattle, a révélé l’importance de l’éducation dans le maintien des fonctions mentales : sur 276 personnes décédées ayant des agrégats de protéines toxiques dans leur cerveau, 25 % d’entre elles ne souffraient pas de troubles cognitifs graves avant leur décès. Et 50 % de ces dernières avaient obtenu un diplôme universitaire de leur vivant, contre 32 % seulement des sujets ayant présenté des symptômes de la maladie d’Alzheimer.

ÊTES-VOUS IMMUNISÉ ?

Aujourd’hui, on ignore toujours pourquoi certaines personnes semblent immunisées contre la maladie et d’autres non. « Nous ne pouvons ni prédire ni expliquer de façon mécanique quand et pourquoi les symptômes apparaissent », explique Marc Aurel Busche. Peut-être parce que, pour l’instant, peu de recherches ont été réalisées avec les sujets résilients, ceux-ci n’étant en général identifés comme tels qu’après leur mort quand on est en mesure d’observer leur cerveau à la loupe.

À l’avenir, le déf sera donc d’identifer le plus tôt possible les futurs malades, mais sans les confondre avec des sujets qui seraient résilients… Des molécules produites pour limiter la

neurodégénérescence pourraient représenter de bons marqueurs. En 2022, l’équipe de Michael Heneka a en effet découvert que les récepteurs nommés TAM, à la surface des cellules, ont un puissant effet anti-infammatoire. Et après avoir été activés, ils sont coupés en morceaux, détectables et mesurables dans le liquide céphalorachidien (dans lequel baigne le cerveau) : « Ces récepteurs sont actifs très tôt dans le développement de la maladie et ont un rôle protecteur contre la dégénérescence. » De fait, plus l’activité des récepteurs TAM est élevée, moins le cortex cérébral se dégrade au fl des ans, et plus les performances cognitives se maintiennent.

DES MÉDICAMENTS ANTI-AMYLOÏDE

Toutefois, la détection de fragments de ces récepteurs dans le liquide céphalorachidien n’est pas un refet très fdèle de leur activité. Une alternative moins invasive repose sur une technique d’imagerie cérébrale particulière : la tomographie par émission de positrons (TEP). On injecte aux sujets un agent peu radioactif et inoffensif qui se lie spécifquement à certaines molécules que l’on cherche à visualiser lors de l’examen TEP. « On pourrait développer une telle substance contre les récepteurs TAM afn de déterminer leur activité chez une personne », explique Michael Heneka. Alors ces récepteurs deviendraient des biomarqueurs de la maladie d’Alzheimer, voire ils pourraient, un jour, représenter la cible de nouveaux médicaments.

Malgré toutes ces connaissances, et le rôle peut-être négligeable des plaques amyloïdes dans l’apparition de la maladie, la plupart des traitements que l’on cherche à mettre au point ciblent la protéine bêta-amyloïde. « Nous disposons désormais d’anticorps qui, dans le cadre d’études cliniques, éliminent les plaques du cerveau des patients d’Alzheimer de façon si spectaculaire que ces derniers pourraient ne plus être inclus dans ces recherches après le traitement, explique Marc Aurel Busche. C’est une étape très importante. » Il espère néanmoins que les autres études aboutiront aussi, par exemple les thérapies ciblant la protéine tau ou les techniques, comme la stimulation cérébrale non invasive, qui infuent directement sur l’activité cérébrale. « La maladie a une longue histoire, cliniquement invisible dans les premiers temps, mais c’est probablement pendant cette période que l’on peut agir effcacement », explique Michael Heneka. Ce qui implique un diagnostic précoce et des stratégies de traitement variées, qui seraient adaptées selon le stade de la maladie.

« Nous parviendrons alors à guérir la maladie ou à la ralentir durablement. J’en suis sûr. » £

Bibliographie

F. Brosseron et al., Soluble TAM receptors sAXL and sTyro3 predict structural and functional protection in Alzheimer’s disease, Neuron, 2022

T. Gómez-Isla et M. P. Frosch, Lesions without symptoms : Understanding resilience to Alzheimer disease neuropathological changes, Nature Reviews Neurology, 2022

S. J. Barker et al., MEF2 is a key regulator of cognitive potential and confers resilience to neurodegeneration, Science, 2021.

K. Riley et al., Early life linguistic ability, late life cognitive function, and neuropathology : Findings from the Nun Study, Neurobiology of Aging, 2005.

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FORT QU’ALZHEIMER !
Neurobiologie PLUS

p. 36

Tous hyperparents ?

p. 44 Interview

« Le burn-out parental est en hausse »

p. 48

Tristan, l’ado survolé par un « hélicoptère »

HYPERPARENTS COMMENT LACHER PRISE

Si vous voulez le bonheur de votre enfant, « fichez-lui la paix ». C’est en substance ce que nous disent les psychologues. Mais quand on veut que les choses se passent bien, on jette parfois un petit coup d’œil, histoire de vérifier que le gamin ne fait pas de mauvaises rencontres, ne surfe pas sur des sites louches ou ne consomme pas des substances dangereuses. Problème : la liste des expériences que peut faire un jeune aujourd’hui s’est notablement allongée par rapport à ce qu’elle était il y a encore cinquante ans. Il faut alors exercer une vigilance de tous les instants. De même, l’éventail des possibilités d’études s’est ouvert depuis l’époque où le métier se transmettait par la naissance : il faut donc donner le maximum de chances à son petit, le plus longtemps possible. Tout cela impose aux parents une attention décuplée. Le danger est alors de basculer dans une angoisse incessante et vouloir tout contrôler. D’où l’apparition de parents « hélicoptères », « drones » ou « curling », qui cherchent constamment la meilleure option pour leur progéniture et cherchent à éliminer tout imprévu. Le risque : finir en burn-out parental. Il faut alors lâcher du lest et apprendre à devenir un parent « su samment bon », recherche d’un équilibre fragile, mais indispensable, auquel nous vous invitons dans ce dossier.

35 N° 157 - Septembre 2023
SOMMAIRE
Dossier

TOUS HYPERPARENTS ?

36 N° 157 - Septembre 2023 Dossier

la réussite, les études et le bonheur de ses enfants, c’est bien ! Le faire tout le temps, sans relâche et en poursuivant un objectif de perfection ouvre la porte à une relation éducative extrême qualifiée d’« hyperparentalité ». Avec le risque de faire peser une pression excessive sur tout le monde. Tout l’art consiste alors à savoir lâcher du lest.

EN BREF

£ L’hyperparentalité désigne une volonté de se comporter en parent parfait pour le bonheur optimal et la réussite totale de ses enfants.

£ Concrètement, cette attitude se traduit par di érents comportements visant à contrôler les agissements de son enfant.

£ Parent hélicoptère, parent drone ou parent curling sont di érents styles d’hypercontrôle que l’on peut repérer.

£ Sans se désintéresser de l’éducation de son enfant, il est vital d’accepter une forme d’imperfection dans son mode éducatif, sous peine de s’épuiser et de brider l’épanouissement des jeunes.

Aujourd’hui, la distance de sécurité audelà de laquelle le parent contemporain d’un enfant de 12 ans s’inquiète est de 300 mètres. Or cette « zone de sécurité » était de 880 mètres en 1979, de un kilomètre et demi en 1950 et pouvait même, il y a quatre-vingts ans, être portée à 10 kilomètres. Un enfant pouvait alors partir pêcher en allant à vélo dans le village voisin sans susciter la moindre inquiétude de la part de ses géniteurs. Tel est le constat dressé par le médecin et conseiller en santé publique britannique William Bird dans un rapport publié il y a une dizaine d’années.

Pourquoi faisons-nous de plus en plus attention à nos enfants ? Une telle évolution remet en question le statut de l’enfant et le fait que ce statut a subi de multiples bouleversements au cours des dernières décennies. Tout particulièrement, le fait qu’à la différence de ce qui se passait dans les générations antérieures, la naissance n’est plus simplement considérée comme un « heureux événement » (autrement dit, une chance) et encore moins comme un accident. La contraception et la procréation médicalement assistée sont passées par là, de sorte que le petit garçon ou la petite fille est généralement considéré(e) comme le fruit d’une programmation réféchie et

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S’investir dans
© Kubko/Shutterstock
Bruno Humbeeck est psychopédagogue, docteur en sciences de l’éducation, chargé d’enseignement à l’université de Mons, en Belgique, et responsable du Centre de ressource éducative pour l’action sociale (Creas).

DOSSIER HYPERPARENTALITÉ : COMMENT LÂCHER PRISE TOUS HYPERPARENTS ?

généralement concertée. On le désire, on le choisit, on s’y investit forcément beaucoup…

L’ÉMERGENCE DE L’HYPERPARENT

De là à surveiller son enfant dans ses moindres faits et gestes… Ce sont des cas extrêmes. Mais ceux-ci s’inscrivent dans une fgure plus large qui a émergé au cours des dernières années : l’hyperparent. Un terme forcément ambigu, tant le préfxe « hyper » est tantôt associé à des qualités – hypercool, hypersympa, hypermnésique –, tantôt à un symptôme qu’il faudrait diagnostiquer et éventuellement traiter, comme l’hyperacousie (ne pas pouvoir supporter le moindre son) ou l’hyperactivité, qui, dans sa forme diagnostique, nécessite parfois une prise en charge sérieuse, voire une médication.

L’hyperparent, lui, n’échappe pas à cette dualité : il veut tout faire parfaitement pour son enfant. Avec des côtés positifs – il lui consacre son temps, son attention, son aide dans de multiples domaines –, mais aussi moins bénéfques… L’attention extrême peut virer au désir de contrôle, d’optimisation, de performance, et empêcher l’enfant de trouver sa propre autonomie. Ayant en quelque sorte « convoqué son enfant à naître » (tout a été décidé pour sa venue au monde), le parent se sent dès lors inévitablement investi d’une responsabilité accrue par rapport à tout ce qui relève de la sécurité de celui-ci, de son bonheur présent et de sa réussite ultérieure.

Se rêver comme un parent parfait, dans un monde parfait avec un enfant parfait constitue dès lors une triple prouesse qui devra composer avec la triple illusion dont le parent contemporain doit nécessairement apprendre à se défaire.

Disons-le d’emblée : l’hyperparentalité n’est pas une maladie, un trouble ou une faille de personnalité. Il s’agit plutôt d’une tendance éducative qui répond à des exigences contemporaines de performance, voire de surperformance, que l’on rencontre dans les sphères de l’éducation familiale et scolaire. Elle recoupe en partie le courant de la psychologie positive, qui, dans certaines versions réductrices et simplifcatrices, s’est traduite par un guide de bonnes pratiques parentales excluant notamment la punition et la sanction. Dès lors, le parent moderne fait face à une tâche herculéenne : assurer la sécurité, la réussite et le bonheur de son enfant, le tout dans un contexte de performance acharnée, et de surcroît en respectant une liste scrupuleuse de « bonnes pratiques ». La pression est mise…

Le résultat est la mise en scène d’un parent chimérique, composé de trois fgures idéales : le parent zen – qui refoule ses émotions pour se tenir à l’affût de celles de son enfant qu’il accueille sans modération ; le parent hypercommunicant, constamment à l’écoute de son enfant et soucieux de dialoguer avec lui sur un pied d’égalité, au point de rendre foues les frontières de l’enfance et de l’âge adulte, et de bousculer la hiérarchie des informations à communiquer ; et le parent supertolérant qui, vouant aux gémonies le mot « obéir », ne veut mettre aucun obstacle sur la voie de l’émancipation de son enfant en considérant notamment toute punition ou toute sanction comme un frein à celle-ci.

L’hyperparent se compose souvent de trois figures idéales qu’il tente de concilier dans son rapport à ses enfants : le parent zen, le parent supertolérant et le parent hypercommunicant. Des « visages » de la parentalité qui sont presque toujours source de tension, voire de fatigue…

LES TROIS VISAGES DU PARENT CHIMÉRIQUE

Cette fgure à trois facettes a contribué à créer l’image d’un parent théorique peu en phase avec la réalité vécue, sorte d’idéal inaccessible auquel certains parents ont pourtant cru devoir se conformer, au risque d’endurer une pression énorme et une culpabilité écrasante chaque fois qu’ils s’éloignaient de ces préceptes sacro-saints. Conséquence

PARENT ZEN

Refoule ses émotions pour se tenir à l’a ût de celles de son enfant qu’il accueille sans modération.

PARENT SUPER TOLÉRANT

Bannit le mot « obéir », ne veut mettre aucun obstacle sur la voie de l’émancipation de son enfant et considérant notamment toute punition ou toute sanction comme un frein à celle-ci.

PARENT HYPERCOMMUNICANT

Constamment à l’écoute de son enfant et soucieux de dialoguer avec lui sur un pied d’égalité, au point de rendre floues les frontières de l’enfance et de l’âge adulte, et de bousculer la hiérarchie des informations à communiquer

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de ces exigences irréalistes, l’hyperparent adopte classiquement trois postures identifées par les spécialistes de la pédagogie familiale : ce sont les métaphores du « parent hélicoptère », du « parent drone » et du « parent curling ».

HÉLICOPTÈRES, DRONES ET CURLINGS

L’image du parent hélicoptère défnit la fgure du père ou de la mère qui tourne sans arrêt dans le « ciel » de son enfant pour épier ses moindres faits et gestes et s’assurer qu’il est en sécurité. Évidemment, le raccourcissement de la fameuse distance de sécurité des enfants au fl des décennies refète cette idée de contrôle. Les phrases, souvent entendues au téléphone, sont : « Où es-tu ? Avec qui ? Quand reviens-tu ? »… On voit que la technique favorise aussi le questionnement ! Le parent hélicoptère, en posant ces questions, agit beaucoup moins par volonté de restriction de liberté qu’en se laissant guider par un penchant sécuritaire exacerbé.

Le parent hélicoptère cristallise souvent un paradoxe : désirant le bonheur et la réussite de son enfant, il invite ce dernier à explorer le monde, mais, étant inquiet de sa sécurité, il exige qu’il le fasse en restant sous ses yeux… Résultat : l’enfant ne bouge plus de sa chambre et utilise les écrans pour explorer un monde virtuel presque sans limite. Quitte à susciter de nouvelles inquiétudes chez le parent hélicoptère particulièrement démuni pour exercer son contrôle sur un univers numérique qu’il maîtrise souvent très mal. Une forme d’adaptation que le sociologue français Claude Rivière désigna sous le concept d’« enfant d’intérieur ».

La deuxième catégorie d’hyperparent est celle du parent drone Elle défnit la posture du parent qui n’a qu’une obsession : dans tous les domaines, offrir ce qu’il y a de mieux à son fls ou à sa flle. L’idée d’un monde parfait offert sur un plateau à son enfant justife à ses yeux de se tenir continuellement à l’affût du moindre signe d’un manque chez lui, et en repérant ce qui serait susceptible de combler un de ses désirs ou d’assouvir ses envies. Cette quête permanente de ce qu’il peut y avoir de mieux pour son enfant est terriblement épuisante pour le parent, mais aussi pour l’enfant. Ce dernier doit assumer de se trouver en permanence au centre de toutes les attentes et tend à répondre par ses manières d’être, ses performances et ses réalisations en se montrant à la hauteur de cette prévenance excessive.

Le tableau du parent drone vient parfois compléter celui du parent hélicoptère dès lors qu’il n’est plus seulement question pour celui-ci de contrôler les mouvements de son enfant ou de son

adolescent, mais d’établir, en sus, un contrôle permanent de la qualité de ce qui lui est donné pour le rendre le plus heureux possible ou de ce qui est mis à disposition pour assurer son développement optimal.

LE PARENT CURLING PRÉPARE LE TERRAIN POUR LE SUCCÈS TOTAL

Reste enfn l’image du parent curling. Le curling est un sport un peu étrange qui consiste à lancer un palet en direction d’une cible pour s’en rapprocher le plus possible tandis que deux des membres de l’équipe se mettront à balayer frénétiquement la glace de façon à en faire fondre une fne pellicule en espérant ainsi infuencer la trajectoire de l’objet lancé en accélérant notamment, s’il le faut, le mouvement de glissade…

L’idée d’associer l’image de ce sport à celui d’une tendance éducative parentale tient au fait que l’image des balayeurs frénétiques apparaît particulièrement adaptée pour évoquer ce qui se passe chez l’hyperparent quand il s’applique à contrôler, le mieux possible et jusqu’au bout, la trajectoire future de son enfant en évacuant notamment tous les obstacles qui se présentent à lui et en infuençant le plus positivement possible leur évolution dans le sens souhaité.

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Lâcher prise suppose d’accepter de n’être qu’un parent « su samment bon » et régulièrement « apte à faillir » parce que c’est dans ces failles que l’enfant parviendra le mieux à se construire.

TRISTAN, L’ADO SURVOLÉ PAR UN « HÉLICOPTÈRE »

48 DOSSIER HYPERPARENTS : COMMENT LÂCHER PRISE
N° 157 - Septembre 2023

Du jour au lendemain, un adolescent change complètement de comportement, devenant agressif et se repliant sur lui-même. Son père – qui le connaît mieux que quiconque – panique : qu’arrive-t-il à son fils ? Il n’a rien vu venir…

Par Grégory Michel, professeur de psychologie clinique et de psychopathologie à l’université de Bordeaux, chercheur à l’Institut des sciences criminelles et de la justice, psychologue et psychothérapeute en cabinet libéral, et expert auprès des tribunaux.

EN BREF

£ Tristan, 17 ans, est un lycéen timide, mais bon élève et heureux. Jusqu’au début de la terminale. À ce moment-là, ses notes commencent à chuter, il devient violent et s’isole de plus en plus.

Un mercredi de février, je reçois Tristan et ses parents. Son père m’a appelé quelques semaines auparavant, très inquiet pour son fils : « Je ne reconnais plus mon fls, il se replie sur lui-même et s’oppose sans arrêt à nous. J’ai très peur pour lui. » Arrivée bien en avance, la famille patiente dans mon cabinet. Tristan est un grand jeune homme blond, mince, souriant et habillé avec soin – pantalon chino bleu marine et doudoune sombre. Il tient à la main un ouvrage extrait de ma bibliothèque intitulé Quand la folie fait le lit du génie !, qu’il lit attentivement, son père faisant de même par-dessus son épaule. La mère, face à eux, déguste une tasse de thé.

£ Son papa, qui veille sur lui depuis toujours, s’inquiète énormément et consulte un psy sans tarder.

£ Il s’avère que la surprotection de ce « père hélicoptère » envers son fils est la cause de ses troubles… Une double thérapie permettra à la famille de retrouver des relations détendues.

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© Marish/shutterstock ; © ISMATERRAB/shutterstock

Je les appelle : le papa se lève avec empressement, suivi de son fls puis de sa femme. Je constate immédiatement que Tristan est le portrait de son père, physiquement, à la fois dans l’allure et dans le style vestimentaire. Mais l’adolescent semble timide, son visage, fgé, est peu expressif. Face à mon bureau, assis entre ses deux parents, il garde sa doudoune et fxe la boîte à stylos devant lui, évitant soigneusement mon regard. Je remarque alors sa forte acné avec de gros boutons rouges appelés « papules », des points noirs et blancs sous la peau… De quoi complexer un jeune homme qui semble par ailleurs déjà très réservé.

«

J’AI PEUR, IL A PARCOURSUP ET N’A PAS LE DROIT À L’ERREUR ! »

Son père en revanche est anxieux, les traits de son visage sont tendus, crispés, et il n’arrête pas de se tripoter les doigts en me parlant : « Tristan nous tourmente beaucoup depuis quelques mois, et encore davantage depuis les vacances de Noël. Il s’isole dans sa chambre, parle peu, est très solitaire et irritable, voire agressif. Surtout, il est moins motivé dans ses études. Et j’ai d’autant plus peur qu’il est en terminale : il a Parcoursup à la fn de l’année et n’a pas le droit à l’erreur ! »

Tristan écoute, me regarde et me sourit sans conviction, en essayant de cacher maladroitement sa souffrance. Sa mère, en retrait depuis le début de la séance, adossée au mur comme si elle voulait être ailleurs, coupe alors la parole à son mari : « Tristan est agressif, mais surtout avec toi et presque toujours quand tu lui parles de ses résultats scolaires et de Parcoursup. On dirait que c’est toi qui passes le bac ! Moi, ce ne sont pas ses notes qui me préoccupent, mais son repli sur luimême et sa fatigue ; il s’en plaint tout le temps. »

Je décide donc de m’entretenir avec Tristan seul à seul. Une fois ses parents repartis, il éloigne sa chaise de mon bureau et adopte une attitude prostrée, peu enclin à me parler. Je lui demande alors ce qu’il pense des échanges que nous venons d’avoir avec ses parents. En reprenant les gestes, les mimiques et les mots de son père, mais d’une voix basse et avec un ton monotone entrecoupé de soupirs, il m’annonce : « Cette année m’angoisse beaucoup, je dois vraiment avoir un très bon dossier. Mon père veut que je fasse une classe préparatoire, alors que je ne suis pas certain d’en avoir le niveau. Je suis carrément perdu. »

Son papa est en effet très investi dans ses études : il lui transmet des informations sur les meilleures formations et lui donne des conseils sur sa méthode de travail. « Mon père vient sans

arrêt dans ma chambre me demander si je travaille bien… Ou si j’ai bien lu ce qu’il m’a envoyé… Je lui réponds souvent sèchement, voire méchamment. »

L’ATTAQUE DE PANIQUE

D’autant que la pression est montée d’un cran depuis quelques mois : il n’est pas rare que Tristan se mette à taper dans le mur de sa chambre, à lancer des objets et à frapper son bureau. Il l’a même fssuré. Mais il n’y a pas que ces « crises » de colère : « Je me sens comme bloqué, paralysé, j’ai du mal à respirer. Ma tête tourne comme si j’allais tomber. J’ai une boule dans la gorge et dans le ventre. C’est quand je pense à mes contrôles, au bac et à Parcoursup que je ressens tout cela. » Les signes clairs d’une attaque de panique. Le jeune homme n’en a parlé à personne.

L’adolescent mange toujours correctement, mais il ne dort plus beaucoup depuis l’entrée en terminale. « Je m’endors très tard, pas avant 2 heures du matin, parfois plus. Je regarde et lis en boucle des forums de lycéens qui préparent leurs études, et d’étudiants qui nous donnent des conseils. Tout ce que j’entends me paraît insurmontable. » Depuis quelques semaines, Tristan commence aussi à stresser et à perdre ses moyens lors des examens au lycée. « Lors d’un bac blanc en mathématiques, la semaine dernière, alors que je savais tout, j’ai complètement paniqué. Ma poitrine était oppressée, mon cœur battait trop fort. Je n’arrivais plus à respirer ni à lire les intitulés des problèmes. J’avais l’impression d’être devenu fou. Je suis sorti deux fois aux toilettes.

Depuis quelques semaines, Tristan perd ses moyens lors des examens au lycée. Il se sent oppressé, son cœur bat trop fort et il n’arrive plus à respirer ni à lire les intitulés des problèmes…

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© Hraun/iStock

J’ai rendu une copie presque blanche. Mon père n’est pas encore au courant. » C’était encore une attaque de panique.

Puis mon jeune patient, malgré quelques hésitations, se met à parler de sa relation ambivalente avec son papa, teintée d’admiration, de crainte et de rejet. « C’est mon père qui m’a poussé à conserver les maths comme spécialité, alors que je voulais garder les sciences de la vie et de la terre. Selon lui, c’était indispensable pour prétendre à une très bonne prépa. Mais ce n’est pas la matière où je suis le meilleur… »

UN ÉNORME MANQUE DE CONFIANCE EN SOI

Tristan se sent donc incompétent et manque cruellement de confance en lui. En fait, il doute de lui non seulement sur le plan scolaire, mais aussi pour tout le reste. Tout lui semble diffcile, compliqué et inatteignable, surtout lorsqu’il ne doit compter que sur lui-même. Lors d’une séance, plus tard, il me déclarera : « J’arrive au terme de ma scolarité et, maintenant, je vais devoir suivre des études supérieures. Mais j’ai peur, car je ne sais pas ce que je veux faire, je ne sais pas choisir. J’ai toujours fait ce que mon père me disait. »

Et je vais découvrir encore pire : son papa l’aide dans ses révisions, contrôle ses connaissances, ses acquis, et fait même certains de ses exercices et devoirs. « J’ai honte de le dire, mais, cette année encore, il recopie mes cours pour que je puisse réviser plus facilement. Et il fait les recherches pour mes dossiers. En première, il a lu tous les livres au programme du bac de français. » Tout est dit : son père est omniprésent dans sa scolarité et peut-être même plus largement dans sa vie. Remontons le temps et découvrons la famille de mon jeune patient pour mieux cerner ses diffcultés. Tristan, âgé de 17 ans, a deux demisœurs bien plus âgées, nées du précédent mariage de son père. Ce dernier a quinze ans de plus que sa femme et est retraité depuis cinq ans, c’est un ancien ingénieur en aéronautique. La maman est responsable des ressources humaines dans une grande entreprise. Alors qu’elle était enceinte de Tristan, sa grossesse a été diffcile et anxiogène ; elle a dû s’arrêter de travailler très tôt à cause de nombreuses contractions et d’une hypertension. Les parents disent avoir vécu dans l’angoisse constante de perdre le bébé. Tristan est né un peu en avance, à 8 mois, mais en bonne santé. Toutefois, la frayeur que les parents ont emmagasinée durant toute cette période a laissé de profondes cicatrices entre eux et leur fls…

Durant ses premières années, Tristan s’est développé normalement, devenant propre et

apprenant à marcher à des âges tout à fait habituels. Le tout-petit s’est même montré précoce pour le langage, prononçant ses premières phrases avant 1 an. Il a été gardé par sa grandmère maternelle durant trois ans, avant son entrée en maternelle. Là, les premières diffcultés sont apparues : anxiété de séparation. « Tristan a eu du mal à quitter sa mamie. Il a pleuré pendant quelques semaines », me dira sa maman. En fait, ses larmes ont coulé pendant plus de deux mois… Puis, en discutant plus longuement avec sa mère, je découvre que le garçon évitait beaucoup les autres enfants à cette époque. « Il s’est fait peu de copains à l’école, et même aucun avant le CE2. » Alors son père me précisera : « Il a toujours été timide. Lorsque nous étions en vacances, ou le week-end dans les jardins d’enfants, j’allais à la rencontre des autres petits pour que Tristan se fasse des copains. »

À l’école et au collège, en revanche, aucune difficulté dans les apprentissages. Bien au contraire : Tristan a toujours été dans les premiers de classe. Mais de façon unanime, ses parents le décrivent comme un garçon fragile et vulnérable. « Il était prématuré et a toujours été frêle, plus petit que les autres enfants. Sa poussée de croissance est toute récente. » J’apprends également que sa maman l’a privé pendant longtemps de certains aliments, car elle-même souffrait d’allergies alimentaires et pensait que c’était transmissible. De même, on lui interdisait tous les sports considérés comme dangereux, tel le skateboard. « Et quand il a appris à nager, nous avons décidé que mon mari, lorsqu’il le pourrait, l’accompagnerait à la piscine pour ses cours en primaire. Tristan avait peur et, franchement, comme il n’est pas téméraire et que le professeur devait surveiller tous les élèves, nous n’avions pas confance. Il y a tous les ans des noyades à l’école ! »

DES PARENTS TROP INQUIETS

POUR LEUR FILS

Ce sont donc là des parents très – voire trop –inquiets pour leur fls. Et cela a empiré en classe de cinquième, surtout chez son père, à la suite d’une découverte… À la rentrée, ce dernier a en effet appris par un parent d’élève que Tristan aurait été victime de « brimades » de la part de camarades en classe de sixième. Le papa a alors lancé une procédure de harcèlement scolaire contre la direction du collège, auprès de l’inspection académique. Mais les faits n’ont pas été considérés comme réprimandables. Il a alors envoyé son fls dans un collège privé… La même année, il a aussi décidé de prendre sa retraite, deux ans en avance. « Je voulais arrêter plus

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DOSSIER HYPERPARENTS : COMMENT LÂCHER PRISE TRISTAN, L’ADO SURVOLÉ PAR UN « HÉLICOPTÈRE »

tard, car j’adorais mon métier. Mais ce n’était plus possible. Mon fls avait besoin de moi. Avec tout ce qu’il avait subi sans nous le dire, il fallait que je sois là. »

Depuis sa retraite, le père consacre donc tout son temps à son fls. Bien qu’une ligne de bus desserve facilement le lycée, il accompagne Tristan tous les matins, en voiture. Il l’emmène au club d’échecs tous les mercredis et s’investit beaucoup dans sa scolarité, notamment en tant que représentant des parents d’élèves. Très actif sur les réseaux sociaux, il a créé des groupes WhatsApp de parents d’élèves, participe activement aux projets de l’établissement, voire aux différentes missions pédagogiques.

UN PAPA POULE

Je décide alors de rencontrer les parents de Tristan seuls pour bien comprendre l’investissement du père dans sa vie… Selon les dires de la mère, son implication n’est pas du goût de certains enseignants : « Tu en fais beaucoup trop, tu es trop intrusif, tu critiques même les contenus pédagogiques des enseignants, et tu t’inquiètes trop pour Tristan. Tu es capable de lui rapporter un cahier en classe quand il l’a oublié. Si tu pouvais suivre les cours avec lui, tu le ferais ! » Et, grâce à la réponse du papa, je comprends vite pourquoi il est si envahissant au quotidien : « Si je m’investis dans la scolarité de mon fls, c’est pour lui, pour son bien. Je suis comme ça, un vrai papa poule. » Sa femme ajoutera : « Je n’étais pas d’accord avec toi, mais tu as même pris une coach spécialisée dans Parcoursup pour aider Tristan à formuler ses vœux et à rédiger ses lettres de motivation ! »

Je découvre également que l’inquiétude du père va bien au-delà de la scolarité de Tristan. Craignant qu’il lui arrive un accident, il géolocalise le smartphone de son fls ; ayant récupéré ses codes d’accès, il vérife les contenus de ses sms et des réseaux sociaux, toujours parce qu’il pense le protéger des dangers du monde extérieur. Il veut non seulement tout savoir, mais aussi tout accomplir pour son fls. « J’ai parfaitement confance en Tristan, mais pas dans le monde qui l’entoure. En tant que père, je dois tout faire pour le protéger, pour qu’il ait une belle vie. »

Mais Tristan ne voit pas les choses de la même manière… Plus actuellement en tout cas, en pleine adolescence. Il se sent oppressé en permanence. « Quand j’étais petit et timide, j’étais content que mon père fasse tout ça pour moi, voire qu’il me trouve des copains. Plus tard, ça m’arrangeait aussi qu’il fasse mes devoirs à ma place ; j’étais rassuré et j’avais de bonnes notes. Je ne me rendais pas compte que ça m’infantilisait. Mais c’était trop,

Tristan, élève de terminale

je ne faisais rien par moi-même. Même pas mon lit, ni mon petit déjeuner. Maintenant, je sais que ce n’est pas bien pour moi. »

Avec tous ces éléments, l’énigme psychopathologique dont souffre Tristan s’éclaircit… Et elle ne se résoudra pas seulement en considérant les troubles de mon jeune patient, à savoir une anxiété généralisée qui se caractérise par un sentiment d’insécurité et d’inquiétude permanent et excessif, qui interfère avec ses activités quotidiennes. À cela s’ajoute une anxiété de performance qui se manifeste par des symptômes psychophysiologiques, comme les boules au ventre et à la gorge, lors des examens. Par ailleurs, Tristan souffre d’un insupportable manque de confance en lui.

UN HÉLICOPTÈRE TOURNOIE

AUTOUR DU JEUNE HOMME

C’est sur cet aspect que nous avons travaillé en premier lieu. Mais pour ce faire, il était nécessaire de considérer que les symptômes du jeune homme étaient en partie provoqués par la « psychopathologie » de ses parents, très évocatrice de ce que l’on appelle les « parents hélicoptères » (voir l’encadré page ci-contre). Ce que le père de Tristan va me confrmer lors d’une séance : « J’ai peur qu’il arrive du mal à mon fls, j’ai peur qu’il échoue dans la vie. C’est pour cela que j’anticipe et contrôle tout. »

Puis, il m’avouera à quel point il est en proie à de profondes ruminations anxieuses : « J’ai constamment des idées noires ou douloureuses en tête et un sentiment d’insécurité concernant Tristan… » Un désarroi psychique qu’il me dit associé à des oppressions thoraciques constantes et à des douleurs musculaires accompagnées de raideurs, qui l’ont conduit à consulter son médecin de famille. « J’ai pris des myorelaxants et des antalgiques, mais ça n’a rien fait. » Et, depuis quelques mois, le papa de Tristan souffre de

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J’ai honte de le dire, mais mon père recopie mes cours pour que je puisse réviser plus facilement. Et il fait les recherches pour mes dossiers. En première, il a lu tous les livres au programme du bac de français.

brûlures gastriques après les repas et de bruxisme durant son sommeil – il grince des dents. Ce sont là les symptômes d’une anxiété généralisée, comme pour Tristan.

Il décrit également une forte culpabilité visà-vis de l’épisode de harcèlement dont Tristan aurait été victime : « Je m’en voudrai toujours de n’avoir rien vu. » Il évoquera aussi ses profonds regrets de ne pas avoir été suffsamment présent pour ses flles aînées : « J’ai vraiment la conviction d’un rendez-vous manqué avec mes flles.

J’étais tellement happé par mon travail que je suis passé à côté de mon rôle de père. Elles n’ont pas fait de grandes études, alors qu’elles en avaient la capacité. C’est de ma faute. Je m’en voudrais toujours. Et je ne veux pas faire la même erreur avec mon fls. »

SOIGNER LE PÈRE ET LE FILS

De fait, il est nécessaire que non seulement Tristan, mais aussi son papa suivent une psychothérapie adaptée. La nature de leurs relations est

QU’EST- CE QU’UN « PARENT HÉLICOPTÈRE » ?

«Parents hélicoptères », « parents poules », « parents tigres » : ce sont tous des « hyperparents » – surinvestissant leur rôle éducatif – qui cherchent à tout prix à contrôler l’évolution de leur enfant de diverses manières :

£ en balayant tous les obstacles qui se trouvent sur sa trajectoire – ce sont les parents curling ;

£ en étant à l’a ût des problèmes qu’il pourrait rencontrer – les parents hélicoptères ou drones ;

£ en protégeant leur enfant, soit comme un bouclier, soit comme un soldat – ce sont les parents tigres ;

£ en prenant sa place et en faisant tout avant qu’il ne le fasse – les parents poules.

C’est en 1969 que le terme « parent hélicoptère » apparaît pour la première fois, dans le livre Entre parents et adolescents, du psychologue israélien Haim Ginott.

Un des personnages, un adolescent, se plaint de sa mère, constamment sur son dos : « Maman me survole comme un hélicoptère et je ne supporte plus le bruit et le vent qu’elle fait. » La parentalité hélicoptère est particulièrement décriée

outre-Atlantique chez les jeunes adultes – lycéens et étudiants – dont les parents s’impliquent trop dans leur vie à leur goût, par exemple en les accompagnant à l’université le jour de la rentrée, en les appelant sans cesse ou en venant faire le ménage dans leur nouveau domicile…

La surprotection parentale

La surprotection parentale – conceptualisée dès 1931 par le psychiatre américain David Levy, avant l’apparition du terme « hélicoptère » – serait néfaste pour le développement de l’enfant, qui risque alors de présenter di érents troubles : £ un manque d’autonomie. Le jeune explore moins son environnement, s’adapte moins bien aux di cultés et se questionne peu sur lui-même, de sorte qu’il se fixe rarement des objectifs ou prend peu de décisions pour son avenir ; £ un manque de confiance en soi. L’adolescent intériorise la conviction qu’il n’est pas capable d’accomplir des choses par lui-même et se dévalorise ; £ un déficit de gestion du stress. L’enfant développe des stratégies ine caces pour surmonter les di cultés.

Conséquences : les adolescents et jeunes adultes qui ont toujours été surprotégés présentent davantage de symptômes anxieux et dépressifs, ainsi que des di cultés psychosociales, accompagnés de troubles somatiques – maux de ventre, nausées, réactions cutanées. Ils ont également plus de risques de consommer des substances psychoactives pour lutter contre l’anxiété et la dépression. Selon une étude réalisée en 2021 par Gaëlle Venard, de l’université de Lausanne, en Suisse, et ses collègues suisses et belges, ils sont souvent très timides et anxieux, ce qui limite leur envie de s’engager dans de nouvelles expériences ou de découvrir des situations potentiellement risquées. Par ailleurs, ils ont en général une santé « fragile » soit parce qu’ils sont nés prématurément, soit parce qu’ils sou rent d’un handicap physique ou mental, ou de diverses maladies – asthme, allergie alimentaire, mucoviscidose… –qui rendent leurs réactions physiques imprévisibles pour leurs parents. Du côté des parents surprotecteurs, les mères sont plus nombreuses que les pères, et les hyperparents présentent souvent une tendance au perfectionnisme et au névrosisme – c’est-à-dire qu’ils ressentent davantage d’émotions négatives, comme de l’anxiété ou de la tristesse –, ou encore un profil d’attachement de type insécure-anxieux : ils craignent d’être abandonnés ou rejetés dans leurs relations à autrui. D’où une tendance à surprotéger leur progéniture…

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Maman me survole comme un hélicoptère et je ne supporte plus le bruit et le vent qu’elle fait.
Haim Ginott, Entre parents et adolescents, 1969

tellement caractérisée par la surprotection et les attitudes de contrôle du père que le climat anxiogène ne saurait être traité exclusivement chez l’adolescent. Tout d’abord, il est indispensable de travailler avec Tristan sur ses symptômes anxieux, mais aussi sur quelques signes dépressifs qui ont commencé à s’exprimer lors de nos séances.

En effet, comme le disait sa maman, depuis la rentrée scolaire, Tristan est plus fatigué qu’auparavant – il est même apathique –, prend moins de plaisir au quotidien et a parfois des idées noires : il glisse progressivement vers un état dépressif. Par conséquent, j’ai décidé de mettre en place avec lui un suivi psychothérapeutique régulier reposant sur la pratique de la méditation de pleine conscience (mindfulness). Les résultats ont été probants : ses crises d’angoisse ont rapidement diminué en intensité et en fréquence, et Tristan a pris conscience qu’il avait des besoins personnels, jusqu’alors complètement dissimulés sous ses ruminations anxieuses concernant sa réussite scolaire et sous les revendications paternelles.

Il a aussi fallu travailler sur sa confance en lui ; d’une part, l’adolescent a suivi un traitement dermatologique pour réduire son acné, qui s’est révélé très effcace, améliorant ainsi beaucoup son estime de soi. D’autre part, nous avons travaillé sur l’émergence de ses besoins personnels à la lueur des conceptions de l’emerging adulthood, développées par le psychologue américain Jeffrey Jensen Arnett à partir des années 2000…

UN ADULTE EN ÉMERGENCE

Selon cette idée, l’« adulte en émergence » correspond à une phase de transition débutant vers l’âge de 17 ou 18 ans et qui va durer environ dix ans : le jeune explore son individualité, notamment en reconnaissant et en acceptant la responsabilité de ses actes, ainsi qu’en prenant des décisions selon ses croyances et ses valeurs personnelles. Cette période, si elle n’est pas contrariée par une grave maladie ou des circonstances extérieures, est propice à l’autonomie et à la recherche de son identité propre. En travaillant selon cet angle thérapeutique, Tristan a gagné en maturité et a commencé à explorer ses aptitudes et ses compétences actuelles pour se construire un projet de vie personnel. Cela lui a aussi permis de ne plus s’opposer systématiquement à ses parents, le libérant en grande partie de leur contrôle.

Mais tout ce travail avec mon jeune patient n’a été effcace que parce que son père a aussi accepté de suivre une psychothérapie avec l’un de mes confrères. En cela, la maman a bien aidé : elle a reconnu que son mari nourrissait un climat d’inquiétude vis-à-vis de son fls qui, à son tour,

réagissait par des comportements anxieux, préoccupant encore davantage son papa. Ainsi, ce dernier a exploré ses sources d’inquiétude, en revisitant ses liens, en tant qu’enfant, avec ses parents : ceux-ci projetaient déjà sur lui le besoin de réussite scolaire et sociale. Le père de Tristan a aussi travaillé sur sa culpabilité permanente, afn de ne plus souffrir de son manque d’implication dans l’éducation de ses flles ni du harcèlement subi par son fls.

L’HÉLICOPTÈRE S’ÉLOIGNE…

Résultat de cette double prise en charge : le papa hélicoptère s’est envolé et s’est éloigné de son fls. Il a appris à ne plus le contrôler ni le surveiller. Il a compris que l’hélicoptère peut-être utilisé tout au plus comme un moyen de « planer » au-dessus de l’enfant, c’est-à-dire de lui faire savoir qu’il n’est pas loin, en cas de besoin, mais uniquement dans ce cas. Ce qui n’empêche pas qu’il puisse avoir une vue d’ensemble sur son enfant, afn, parfois, de l’aider à repérer des situations ou des personnes qui lui seraient utiles ou bénéfques.

Par ailleurs, « être un hélicoptère » signife souvent que l’on a une vision biaisée – vue du ciel ! – de la situation de l’enfant… Alors que, logiquement, Tristan est seul à savoir comment et pourquoi il a des diffcultés. Son papa a donc appris à l’écouter. Et dans un hélicoptère, il existe presque toujours un copilote : le père sait aussi, désormais, qu’il doit davantage collaborer et communiquer avec sa femme, afn d’accompagner au mieux leur enfant.

Aujourd’hui, Tristan et son père ont de bien meilleures relations. Le garçon, bien que toujours introverti, s’est davantage ouvert socialement, joue toujours aux échecs et a depuis un an une petite amie prénommée Clara. Après une année en classe préparatoire qui s’est soldée par un échec, Tristan s’est orienté vers une licence de chimie. Actuellement en troisième année, il envisage de poursuivre sa formation par un master… £

Bibliographie

J. S. Vigdal et K. K. Brønnick, A systematic review of « helicopter parenting » and its relationship with anxiety and depression, Frontiers in Psychology, 2022

G. Venard et al., Quand le parent veut trop bien faire : état de la littérature sur le phénomène de surprotection parentale, Psychologie française, 2021.

S. Van Petegem et al., The relationship between maternal overprotection, adolescent internalizing and externalizing problems, and psychological need frustration : A multiinformant study using response surface analysis, Journal of Youth and Adolescence, 2020

K. Reed et al., Helicopter parenting and emerging adult self-e cacy : Implications for mental and physical health, Journal of Child and Family Studies, 2016

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TRISTAN, L’ADO SURVOLÉ PAR UN « HÉLICOPTÈRE » DOSSIER HYPERPARENTS : COMMENT LÂCHER PRISE
Tu en fais beaucoup trop, tu es intrusif et tu t’inquiètes toujours pour notre fils. Tu es capable de lui rapporter un cahier en classe quand il l’a oublié. Si tu pouvais suivre les cours avec lui, tu le ferais !
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Pourquoi se réveille-t-on juste avant la sonnerie ?

LA RÉPONSE DE HANS- GÜNTER WEESS

Psychologue et psychothérapeute, directeur du Centre interdisciplinaire du sommeil à la clinique du Palatinat de Klingenmünster, en Allemagne.

Vous êtes-vous déjà réveillé à 5 heures du matin, spontanément, parce que vous saviez que vous aviez un avion à prendre tôt ? Vous aviez programmé l’alarme exactement à cette heure, mais c’est votre cerveau qui vous a tiré du sommeil ! Comment est-ce possible ?

Le rythme de la veille et du sommeil est fermement ancré dans nos gènes ; il nous aide à survivre depuis la nuit des temps. En milieu naturel, quand l’obscurité tombe, le monde autour de nous devient plus dangereux… Il est raisonnable de se retirer dans un endroit sûr, que ce soit une grotte ou une chambre à coucher. Pendant ce temps, le corps consacre son énergie à des processus de réparation et de régénération afn d’être prêt pour le lendemain. En bref : nous dormons.

Pour que cela marche sans accroc, l’organisme dispose de plusieurs horloges internes qui fonctionnent en harmonie avec l’alternance du jour et de la

nuit. Ces horloges peuvent cependant parfois s’écarter de la journée de vingtquatre heures. Chez l’homme, l’horloge centrale se trouve dans le cerveau et comporte plusieurs structures nerveuses...

DES MYRIADES D’HORLOGES DANS LE CORPS

Tout d’abord, le noyau suprachiasmatique reçoit des yeux l’information sur le degré de clarté ou d’obscurité ambiantes. Ce minuscule ganglion nerveux situé au-dessus du croisement des deux nerfs optiques est notamment responsable des oscillations rythmiques des fonctions corporelles comme la digestion, la production d’hormones, l’appétit, etc. Il transmet ses informations à un autre noyau cérébral appelé « épiphyse », qui prépare le reste de l’organisme à l’endormissement en produisant de la mélatonine, l’hormone du sommeil.

Toutes les cellules de notre corps ont une activité rythmique calée sur l’alternance du jour et de la nuit. Elles renferment chacune des microhorloges moléculaires en partie infuencées par l’horloge maîtresse qu’est le noyau suprachiasmatique, mais qui ne sont pas entièrement placées sous son contrôle. De la même façon, chaque organe possède sa propre horloge interne, qui détermine les variations de son activité : les horloges du pancréas régulent par exemple la production d’insuline, tandis que celles du tissu adipeux régulent le stockage et la dégradation des graisses. Ces différents métronomes biologiques communiquent les uns avec les autres – et toujours avec l’horloge principale du cerveau, ce qui leur permet de s’accorder comme des fuseaux horaires sur un centre GMT. Certains rythmes corporels se basent plutôt sur des stimuli externes comme le jour et la nuit (on parle de rythme circadien), d’autres

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VIE QUOTIDIENNE La question du mois
CHRONOBIOLOGIE
© AlexanderTrou/Shutterstock

davantage sur leur horloge interne. Parmi les processus métaboliques régis par le rythme circadien, on compte notamment la production de mélatonine, le déroulement de la température corporelle et la sécrétion de l’hormone de croissance, qui dépend du sommeil profond.

LE COMPTE À REBOURS DU CORTISOL

Si nous nous réveillons de nousmêmes avant l’heure, c’est grâce à la synchronisation de nos horloges corporelles. Le cortisol, une hormone du stress qui augmente la vigilance et hâte le réveil, semble jouer un rôle particulier dans ce processus. Lors de la seconde phase du sommeil, l’épiphyse réduit sa production de mélatonine et intensife sa production de cortisol. Ce dernier libère des réserves d’énergie stockées dans les cellules, tout en augmentant le métabolisme de ces dernières et le taux de glycémie. Des études menées par le

Bibliographie

J. Born et al., Timing the end of nocturnal sleep, Nature, 1999.

C. Cajochen et al., What keeps us awake ? The role of clocks and hourglasses, light, and melatonin, International Review of Neurobiology, 2010

neuroscientifque Jan Born, de l’hôpital universitaire de Tübingen, ont montré que la sécrétion de cortisol s’accroît rapidement dans l’heure qui précède le réveil. Dans une expérience, on a annoncé aux volontaires qu’ils seraient réveillés le lendemain matin à 6 heures précises. Dans ce cas, le taux de cortisol a brusquement augmenté une heure avant l’heure prévue. Mais si on disait aux participants qu’ils pouvaient dormir jusqu’à 9 heures, et qu’on les réveillait à 6 heures, cette augmentation n’était pas observée. La libération de cortisol n’est donc pas seulement contrôlée par l’horloge circadienne, mais par d’autres mécanismes cérébraux inconscients qui s’enclenchent quand on se dit qu’on va devoir se lever à 4 h 30. Reste à les élucider – un phénomène passionnant et fort pratique quand on a un avion à prendre ou un examen à passer (ce qui n’empêche pas de régler son réveil). £

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Quand on annonce à des volontaires qu’ils seront réveillés à 6 heures du matin, leur taux de cortisol commence à monter pile une heure avant…

ANALYSE SÉLECTION

THÉRAPIE

Se libérer de l’accumulation pathologique

Vincent Trybou

Dunod, 2023, 144 pages, 20,90 €

Le trouble d’accumulation pathologique se manifeste parfois de façon spectaculaire : les patients n’arrivent plus à se coucher dans leur lit, ni même à se laver ou à circuler dans leur logement tant ce dernier est envahi d’objets en tous genres ! Pourtant, ce trouble demeure relativement méconnu. Il est d’ailleurs souvent confondu avec le syndrome de Diogène, où l’appartement des patients a également triste allure, mais plutôt en raison d’un laisser-aller généralisé que d’un attachement aux objets. Dans ce contexte, l’ouvrage de Vincent Trybou apporte un éclairage précieux. L’auteur s’appuie à la fois sur les recherches menées par des cliniciens nord-américains et sur son expérience de thérapeute spécialisé dans l’anxiété sociale ou les TOC (dont l’accumulation pathologique a longtemps été considérée comme un symptôme, avant d’acquérir le statut de « trouble apparenté aux TOC »). Dans une première partie, il synthétise ainsi les données scientifiques les plus récentes, décrivant les facteurs neurologiques en cause et les di érents profils cliniques associés au trouble : perfectionnisme, dépression, traumatisme… La deuxième partie de l’ouvrage est consacrée au processus thérapeutique, depuis le dépistage de la maladie jusqu’à l’acquisition d’outils pour la surmonter durablement. Le propos est clair et pertinent, notamment quand l’auteur présente des techniques pour accroître sa motivation à changer ou pour s’exposer aux émotions négatives associées à l’idée de jeter. Des conseils aux familles et aux proches concluent l’ouvrage, qui sera l’occasion pour les thérapeutes d’actualiser leurs connaissances sur ce trouble potentiellement très invalidant : le patient et son entourage se sentent souvent dans l’impasse, envahis par une grande sou rance, et ils ont parfois tellement honte qu’ils n’osent recevoir personne et s’isolent. Mais ce livre n’est pas destiné qu’aux professionnels : véritable guide d’accompagnement, il s’adresse également à tous ceux qui sou rent de cette tendance à l’accumulation pathologique. Très bien construit et présenté sous une forme agréable, il se veut avant tout pratique.

Lionel Dantin est psychiatre, spécialiste des troubles obsessionnels compulsifs (TOC).

MÉDECINE

Des gènes, des synapses, des autismes

Thomas Bourgeron Odile Jacob 2023, 320 pages, 23,90 €

Voici un ouvrage passionnant à plus d’un titre. Scientifique, d’abord : le chercheur

Thomas Bourgeron y relate ses découvertes et celles d’autres chercheurs sur les soubassements génétiques et cérébraux de l’autisme, avec clarté et précision. Pratique, ensuite : on y trouve de nombreuses explications sur les façons de diagnostiquer le trouble et d’accompagner les patients, ainsi que des mises au point sur les idées fausses et thérapies fantaisistes qui circulent. Bref, un ouvrage informatif et concret, empreint d’une humanité bienveillante.

NUTRITION

De l’assiette au cerveau

Christophe Lavelle et Roland Salesse

Les Ateliers d’Argol 2023, 210 pages, 18 €

Pour les besoins de leurs démonstrations, les chercheurs imaginent parfois des expériences étonnantes : saviez-vous par exemple que si on vous faisait sentir du parmesan dans un récipient étiqueté « parmesan », vous seriez probablement ravi d’en manger, mais que si l’étiquette portait la mention « vomi », la simple idée de toucher au fromage vous horrifierait ? L’aliment et l’odeur seraient pourtant parfaitement identiques ! Ce que cette expérience illustre, c’est que nos envies et préférences alimentaires dépendent d’une multitude de paramètres, souvent subjectifs ou culturels. Ce petit ouvrage aussi complet que synthétique les résume brillamment.

LIVRES
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NEUROLOGIE

Le Cerveau de Ravel Bernard Lechevalier, Bernard Mercier, Fausto Viader

Odile Jacob

2023, 340 pages, 23,90 €

«Cet opéra est là, dans ma tête, je l’entends, mais je ne l’écrirai plus jamais, c’est fini. » Tels sont les mots par lesquels Ravel confiait son désespoir de ne plus parvenir à composer vers la fin de sa vie, en raison d’une série de troubles cognitifs et moteurs qui lui interdisaient notamment d’écrire et de jouer du piano. Dans ce livre, trois médecins s’attachent à reconstituer les causes de ces troubles et à poser un diagnostic. Au passage, ils retracent la vie et le profil psychologique du compositeur. Entre plongée dans l’esprit d’un génie et enquête neurologique, leur ouvrage ravira les fans de Ravel.

COUP DE CŒUR

PSYCHIATRIE

Pour une nouvelle psychiatrie

Patrick Lemoine et Boris Cyrulnik

Odile Jacob 2023, 272 pages, 24,90 €

Récemment, de nombreux psychiatres ont alerté sur la crise qui touche leur discipline, pointant en particulier le manque de moyens. C’est pourtant loin d’être le seul problème à résoudre, avertit ici un collectif de spécialistes. L’organisation des soins, la place des psychotropes, les liens avec les institutions hospitalières et judiciaires, l’apport des neurosciences sont autant de questions brûlantes et débattues sur lesquelles les auteurs livrent leur analyse. Un diagnostic nécessaire pour mettre en place des solutions concrètes et commencer à faire naître la psychiatrie du futur.

PSYCHOLOGIE

Amitiés

Robin Dunbar

Markus Haller, 2023, 456 pages, 28 €

Mondialement connu pour ses travaux sur le cerveau social, Robin Dunbar, professeur à l’université d’Oxford, est peut-être l’un des mieux placés pour nous parler de l’importance de l’amitié. C’est ce qu’il fait ici, avec une savoureuse érudition et dans un style truculent (auquel contribue la traduction enlevée de Peggy Sastre). En étayant son propos par des données hors norme (comme les relevés téléphoniques de millions d’usagers), en puisant dans des disciplines aussi hétérogènes que l’économie, l’anthropologie, la primatologie ou les neurosciences, l’auteur o re un regard unique sur notre monde social, « de loin le phénomène le plus complexe de l’univers ».

On découvre notamment que nos amitiés sont vitales, au sens le plus littéral du terme. En témoigne cette étude menée sur 3 millions et demi de participants suivis pendant sept années et montrant qu’après 60 ans, l’isolement social augmente de 30 % le risque de mort prématurée. Les mécanismes par lesquels nos amitiés nous maintiennent en vie, encore débattus, pourraient impliquer la libération d’endorphines dans le cerveau lors des contacts amicaux. Or, ces substances stimulent les « cellules tueuses » qui détruisent les bactéries et les virus, participant ainsi à notre défense immunitaire. Pour autant, il n’est pas si facile de tisser des liens amicaux. Cela nécessite de passer du temps avec ses proches, d’être capable de communiquer ou de rire ensemble… D’où l’impossibilité d’étendre son réseau social à l’infini, autre découverte qui fit la renommée de Dunbar : un humain moyen, qu’il soit Américain de New York ou Aborigène vivant dans les déserts australiens, ne possède pas plus de 150 amis (le fameux « nombre de Dunbar »). D’où aussi un autre résultat stupéfiant, tant ces compétences sont exigeantes pour le cerveau : non seulement la taille du cerveau détermine celle du groupe social d’une espèce, mais en plus, au sein d’une même espèce (typiquement la nôtre), elle est directement liée à l’amplitude et à la richesse des interactions avec les autres. En ce sens, l’amitié est le miroir de nos virtuosités sociales.

Laurent Bègue-Shankland est professeur de psychologie sociale à l’université Grenoble-Alpes et directeur de la Maison des sciences de l’homme – Alpes.

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SEBASTIAN DIEGUEZ

Docteur en neurosciences, auteur, enseignant et chercheur à l’université de Fribourg, en Suisse.

Le Jardin d’acclimatation Quand on lobotomisait les homosexuels

Peut-on guérir les comportements prétendument indésirables ? Si une telle question suscite aujourd’hui une réprobation immédiate – du moins, il faut l’espérer –, cela n’a pas toujours été le cas. Pendant longtemps, en effet, la médecine et la psychiatrie ne se sont pas contentées d’aider les personnes en souffrance, mais ont joué un rôle important dans la régulation des comportements sociaux. En d’autres termes, on ne soignait pas seulement les maladies, on veillait à rendre « normaux » et « socialement utiles » les membres de la société dont on jugeait que le mode de vie était déviant.

Internement forcé des opposants politiques, traitements violents pour remettre les réfractaires dans le droit chemin, stigmatisation des originaux et des excentriques… Les exemples d’abus sont aussi nombreux que tragiques. Peu avant la guerre de Sécession, un médecin sudiste a même proposé le diagnostic de « drapétomanie » (du grec ancien drapetes, « fuyard », et mania, « folie, frénésie ») pour expliquer la tendance de

EN BREF

£ Le père d’un jeune homosexuel lui impose une lobotomie, espérant le faire « rentrer dans la norme ».

£ Cette pratique aujourd’hui discréditée a longtemps eu des indications floues, qui ont permis de l’utiliser à des fins de régulation sociale bien plus que thérapeutiques.

£ En sectionnant une partie des connexions nerveuses du cerveau, les médecins rendaient en e et les patients dociles, même si c’était au prix de la destruction de leur personnalité.

certains esclaves à fuir les plantations dont ils étaient captifs. Une étrange maladie qui devait se prévenir à coups de fouet…

UNE LETTRE POUR BRISER LE TABOU

À ce titre, l’usage de la lobotomie comme « thérapie » spécifquement centrée sur l’homosexualité reste un épisode particulièrement cruel de l’histoire de la médecine. C’est un sujet mal documenté, dont les détails se perdent dans les descriptions cliniques allusives, les confits familiaux tabous et les préjugés sociaux tacites qui parasitaient alors la pratique médicale. Mais cette réalité – on lobotomisait les gays et les lesbiennes – a été mise en lumière dans un roman aujourd’hui méconnu, bien qu’il ait reçu le prix Goncourt en 1980. Le Jardin d’acclimatation, de l’écrivain français Yves Navarre, raconte le lourd secret d’une famille, dont le fls aîné Bertrand a subi une lobotomie sous l’impulsion de son père Henri Prouillan, notable pressenti pour un poste de ministre. Bertrand avait vécu une relation

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À travers le cas d’un jeune homosexuel lobotomisé vers le milieu du XXe siècle, l’écrivain français Yves Navarre, Prix Goncourt en 1980, montre comment la psychiatrie a été utilisée de façon inhumaine pour imposer certaines normes sociales.

avec un partenaire plus âgé, Romain Leval, puis de nombreuses aventures avec d’autres hommes. Une situation alors jugée scandaleuse, et même illégale, puisque le personnage avait moins de 21 ans, la majorité requise pour une relation homosexuelle à l’époque.

Deux décennies après l’opération, sa sœur Claire écrit une longue lettre pour raconter l’histoire à ses enfants (voir l’extrait). « Il rentra chez lui à moitié sourd, à moitié aveugle, et vide. Vidé. » Les mots par lesquels elle décrit l’état de Bertrand après l’opération sont terribles. Et particulièrement révélateurs des conséquences de la lobotomie, tant celle-ci laisse les patients hébétés et apathiques, un profl caractéristique souvent résumé par les images de « zombie » ou de « légume ». C’est que l’intervention est particulièrement destructrice pour le cerveau : elle consiste à sectionner les fbres nerveuses qui relient les lobes frontaux à d’autres zones cérébrales essentielles, à travers diverses modalités opératoires – la plus expéditive, développée par le neurologue américain Walter Freeman, consistant à insérer un pic à glace au-dessus des globes oculaires, puis à trancher les fibres à l’aide d’un mouvement

circulaire. La conséquence est une forte dégradation des capacités auxquelles participent ces lobes frontaux : l’introspection, l’abstraction, la planifcation, l’imagination, la régulation émotionnelle, la prise d’initiative…

LE GRAND FLOU

La lobotomie a connu une incroyable popularité au XX e siècle, étant couramment pratiquée dans de nombreux pays de 1935 jusqu’aux années 1970, bien après l’introduction des neuroleptiques. On estime ainsi que plus de 100 000 personnes ont été lobotomisées dans le monde, pour toutes sortes de raisons. Comment l’expliquer, quand on voit l’état dramatique des patients ? Soignait-elle des maux encore pires ?

En réalité, non, loin de là. Le plus grand fou régnait même sur les pathologies susceptibles de bénéfcier de ce traitement. Les descriptions cliniques intègrent des cas d’anxiété généralisée, de schizophrénie, d’états maniaques, de troubles de la personnalité, de dépression sévère, d’états catatoniques, d’agressivité impulsive, de douleurs chroniques, et incluent même des prisonniers et des enfants agités. Comment une même

EXTRAIT « IL N’AVAIT PLUS DE REGARD »

Les médecins ont testé de multiples « thérapies de conversion » pour changer l’orientation des homosexuels : lobotomie, mais aussi castration, électrochocs ou même… lecture de la Bible !

procédure pourrait-elle « soigner » des profls aussi différents ? Quant aux éléments théoriques utilisés pour justifier cette pratique, ils n’étaient pas plus clairs : l’idée était juste qu’une maladie mentale consistait en des « idées fxes » empêchant une « circulation synaptique » normale, et qu’une déconnexion brutale permettrait de rétablir un meilleur « fux » des « sensations » d’une partie à l’autre du cerveau.

« Quand j’ai embrassé Bertrand, j’ai compris que c’était fini, pour lui. Il avait les joues froides. Il n’avait plus de regard et fronçait les sourcils. […] Meurtre ? Il n’y a pas de prescription pour les meurtres, en famille. Henri P. sachant qu’il allait devenir ministre ne voulait pas que son fils lui crée un scandale, rencontre un autre Romain Leval. Ce fils, fort, intelligent, athlète, mon frère, se fit prendre au piège du père et à la complicité de nombreux médecins. Il n’a jamais eu de tumeur au cerveau. Il a accepté d’aller se faire opérer à Barcelone. La lobotomie qu’on lui fit avait pour but, en fait, de le rendre sain à son père. Sain, donc plus homosexuel. Il rentra chez lui à moitié sourd, à moitié aveugle, et vide. Vidé. Il venait d’être reçu à Normale supérieure. Cette histoire est vraie. Des dizaines de garçons et de filles, orgueil et peur de certaines familles, ont fait les frais de ces expériences, à Genève et à Barcelone. Cette prouesse médicale ne dura qu’un temps. Mais ce temps, c’est déjà trop. » Yves Navarre, Le Jardin d’acclimatation, H&O, 1980, pp. 104-106.

En défnitive, la lobotomie s’est révélée totalement ineffcace pour traiter des symptômes précis, et compte en plus à son actif un grand nombre de morts et de complications postopératoires (notamment l’épilepsie). Si elle a pu sévir aussi longtemps, c’est donc pour une autre raison. Elle relève d’une discipline appelée « psychochirurgie », distincte de la neurochirurgie classique, qui concerne les maladies et les perturbations objectives du système nerveux – cette dernière vise par exemple à supprimer des tissus épileptogènes ou cancéreux. Dans la psychochirurgie, on intervient sur un cerveau anatomiquement sain : la « perturbation » est simplement présumée à partir du comportement du patient. Ce fait était pleinement assumé par les pionniers de la discipline, comme Freeman, qui promettait de « tailler la personnalité sur mesure ».

Sans un sévère encadrement éthique, le risque est alors grand d’ouvrir un boulevard à tous les

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préjugés d’une époque. Or l’homosexualité a longtemps été considérée non seulement comme une déviance, mais aussi comme une maladie psychiatrique – jusqu’en 1973 dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux (DSM) et jusqu’en 1992 dans la Classifcation internationale des maladies (CIM) de l’Organisation mondiale de la santé, la plus utilisée en France à l’époque du roman. On la voyait aussi comme un danger social, associé à d’autres « tares » comme la criminalité, l’alcoolisme, la faiblesse ou la contagiosité.

CHANGER LA PERSONNALITÉ

De fait, comme l’a montré l’historienne de la médecine Marietta Meier, de l’université de Zurich, si le « changement de personnalité » produit par la lobotomie était parfois considéré comme le prix à payer pour la procédure, c’est-à-dire un effet secondaire, il était aussi souvent vu comme le but même de l’intervention. Celle-ci devait aboutir à un meilleur ajustement social, ou au moins à une « amélioration institutionnelle ». Et ce furent bien ces objectifs qui furent comptabilisés comme des succès : le patient ne causait plus de problème, il se conformait aux normes sociales, il était plus doux. En ce sens, l’opération parvenait à soulager en quelque sorte les institutions médicales, d’une façon permanente et défnitive, et donc à faire des économies sur les traitements et le personnel, tout en favorisant une sortie de l’hôpital.

Au-delà du cas des institutions, on considérait comme une réussite le fait de régler des problèmes de types comportementaux et moraux, même s’il fallait pour cela accepter que la plupart des patients fussent méconnaissables après leur lobotomie. Il est impossible de déterminer combien de « Bertrand » il y a eu, car l’homosexualité apparaissait rarement comme l’indication principale pour une lobotomie, mais était le plus souvent déguisée sous d’autres considérations : vice,

Si Yves Navarre ne voulait pas être réduit au titre d’« écrivain homosexuel », il ne reniait pas celui d’« écrivain de l’homosexualité », une thématique qui traverse son œuvre. Son oubli, aujourd’hui, est à l’image de celui de son personnage Bertrand. Il fut pourtant très médiatisé, à la suite de son prix Goncourt en 1980 et de son rôle de porte-parole de la communauté homosexuelle sous François Mitterrand. Dans Le Jardin d’acclimatation, son roman le plus connu, la lobotomie et l’homosexualité sont omniprésentes, mais presque jamais évoquées, comme une traduction littéraire du tabou qui les frappait. Et cette prouesse est ce qui rend le personnage central aussi évanescent qu’inoubliable.

Bibliographie

B. M. Collins et H. J. Stam, A transnational perspective on psychosurgery : Beyond Portugal and the United States, J. Hist.Neurosci., 2014

I. Perreault, in La Régulation sociale des minorités sexuelles. L’inquiétude de la di érence, Presses de l’université du Québec, 2011

M. Meier, “Adjusting” people : Conceptions of the self in psychosurgery after World War II, Medicine Studies, 2009.

masturbation, pédophilie, trouble à l’ordre public, exhibitionnisme… Il existe cependant de nombreux cas documentés et des témoignages de patients attestant que cette opération était bel et bien pratiquée, par exemple en Suède entre 1944 et 1945 ou en Angleterre dans les années 1960, à seule fn de « soigner » l’homosexualité et d’éteindre le scandale social qu’elle occasionnait.

ISOLEMENT, CASTRATION, ÉLECTROCHOCS…

Et la lobotomie n’est qu’un des nombreux traitements testés dans ce but. Les « thérapies de conversion », comme on les appelle – car l’objectif affché est d’altérer le comportement des patients, de les convertir en autre chose que ce qu’ils sont –, appliquent des protocoles variés : injection hormonale, isolement prolongé, aversion induite (on passe un porno gay aux sujets et on leur envoie des électrochocs en cas d’érection), castration, séances d’inspiration psychanalytique ou même… lecture de la Bible ! Si les thérapies de conversion sont offciellement interdites en France depuis 2022, elles n’ont pas toutes disparu à l’échelle mondiale, loin de là. Bien sûr, aucune d’entre elles ne change l’orientation sexuelle, pas plus que la destruction des fbres frontales pratiquée lors d’une lobotomie : celle-ci ne faisait qu’étouffer le scandale en détruisant la personnalité.

On ressort ainsi du Jardin d’acclimatation avec une impression de gâchis monumental, d’horreur inutile. Bertrand débordait de vie, aimait par-dessus tout les mots et la poésie, était aussi intelligent qu’impertinent. Depuis son opération, il vit isolé dans la maison de famille, loin de tous. Ce sont les domestiques du lieu qui s’occupent de lui, ses proches l’ayant complètement abandonné. Il est grand temps de redonner la parole à toutes les victimes combinées de la lobotomie et de l’homophobie, et de les sortir de l’oubli, pour que leur histoire ne se répète pas sous d’autres formes. £

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Pourquoi j’ai aimé ce livre

EUDÉMONISME SUBSTANCE BLANCHE DE SURFACE

L’aspiration à une bonne vie, vertueuse, engagée, au service de valeurs nobles, compterait au moins autant que la recherche des plaisirs (hédonisme) dans la quête du bonheur.

ÉLECTROCORTICOGRAPHE

Cet appareil, muni d’électrodes plantées dans le cerveau d’une personne paralysée, transmet sa volonté de marcher à d’autres électrodes dans sa moelle épinière.

Un type inédit de neurones a été découvert dans le cerveau : ce sont des fibres horizontales à la surface du cortex cérébral, qui connectent les unes aux autres les zones corticales voisines, améliorant leur dialogue. En cas de déficience de ce dialogue, des troubles comme l’autisme

PARENT HÉLICOPTÈRE

« Aujourd’hui, la distance de sécurité au-delà de laquelle le parent d’un enfant de 12 ans s’inquiète est de 300 mètres. Elle était de 1,5 kilomètre en 1950. » Bruno

25 %

des personnes décédées ayant des agrégats de protéines toxiques dans le cerveau ne présentaient aucun trouble cognitif…

POLITI Q UE FACIALE

On parle d’« e et halo » quand on juge plus compétente une personne attirante. Cet e et a été constaté en politique, et conduirait à voter en fonction de la tête du candidat plus qu’en lisant son programme…

RÉVEIL GARANTI

Quand nous savons que nous devrons nous réveiller à une heure précise le lendemain, notre cerveau programme la libération de cortisol (une hormone de la vigilance et du stress), une heure avant le moment fatidique. Et on se réveille juste quelques minutes avant la sonnerie du téléphone.

2,8 %

des adultes vivraient avec un trouble de déficit attentionnel avec hyperactivité (TDAH) qui n’est pas diagnostiqué.

p. 14 p. 60 p. 76 p. 26 p. 36 p. 78 p. 64 p. 20
À retrouver dans ce numéro N° 157 - Septembre 2023

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10H-11H

GRAND BIEN VOUS FASSE !

ALI REBEIHI

photo : © Christophe Abramowitz / RF

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