2 minute read

De l’invention du paysage

Next Article
Éditorial

Éditorial

Paysage

Par-delà ses images picturales ou photographiques, par-delà ses réalités environnementales que nous aimons visiter et où nous aimons vivre, le monde contemporain a élevé la notion de paysage au niveau d’un modèle de pensée et d’un instrument général de compréhension. Pourquoi ? Sans doute parce que, paradoxalement, le paysage vient à nous manquer, et pour au moins deux raisons.

Advertisement

La première est que nous sommes au moment dangereux de la destruction du paysage comme milieu : par l’urbanisme galopant et l’engendrement d’un « tissu urbain » ; par le remaniement des campagnes sous l’effet de l’industrialisation de l’agriculture et des moyens de transport ; par la construction de banlieues déstructurées et barrées d’immeubles, de magasins, de rocades, de ronds-points ornés d’un parterre de fleurs ou de ce que l’on appelle du « mobilier urbain » ; par la dissémination de friches ou d’espaces intermédiaires ni franchement citadins, ni franchement campagnards, complètement dépaysés à défaut d’être dépaysants.

La seconde raison est que les moyens modernes de communication – depuis la généralisation de la télévision – tissent la toile mondiale d’un réseau planétaire qui engendre comme une complète délocalisation : un monde virtuel reposant sur le désir d’une transparence et d’une disponibilité sans limites ; un monde étalé, homogène, plat, sans dehors, sans ailleurs ni extériorité, sans relief, comme l’indiquent les deux métaphores du tissu et de la toile ; un monde-écran (hors-sol) que l’homme ne saurait habiter parce qu’il tend à remplacer la nature, le lieu, la corporéité et la sensibilité dont tout paysage singulier est fait. Nous avons donc besoin du paysage pour penser, pour contempler et pour vivre, et cela nous commande de comprendre à la fois son histoire et ses opérations. Si le mot paysage est inventé au xvie siècle, il est précisément défini au xviie siècle : « Aspect d’un pays, le territoire, qui s’étend jusqu’où la vue peut porter. Les bois, les collines et les rivières font de beaux paysages. Paysage se dit aussi des tableaux où sont représentées quelques vues de maisons, ou de campagnes. Les vues des Maisons Royales sont peintes en paysages à Fontainebleau et ailleurs 1 » Qu’il soit image, représentation ou réalité, le paysage n’est pas donné de toute éternité, comme pourraient nous le faire penser son évidence et sa fausse transparence. Il est construit dans l’histoire et dans la culture à partir de trois principes inclus dans cette définition.

Les principes du paysage

Le premier principe est que le paysage est d’abord une vue qui tout embrasse : au sens strict, un panorama ou une veduta, comme disent les Italiens. Certes, il est un « aspect », un cadrage, une embrasure ou une fenêtre, selon le modèle de Leon Battista Alberti dans son De Pictura (1435). Mais cette embrasure doit, par le morceau qu’elle fait voir, donner le sens de la totalité. Elle doit donner à voir un ensemble réglé, clos sur lui-même, dans ses propres limites et sa propre logique intérieure ; elle doit donner à voir un univers au sens précis avec sa structure, mais aussi avec son atmosphère, son sentiment ou sa tonalité affective d’ensemble. Pour que cela soit possible, la fonction du paysage est d’offrir à la pensée ou au regard (au lien qui les réunit) la structure ou l’agencement d’une multiplicité qui ramène la diversité à l’unité d’un système, d’une compréhension, d’un prendre ensemble. Cette compréhension, fondamentalement spatiale, suppose la distribution des choses ou des plans ; l’orientation par rapport à des directions (le haut,

Le Voyageur au-dessus de la mer de nuages, Caspar David Friedrich. Huile sur toile, vers 1817. Coll. musée des BeauxArts, Hambourg, Allemagne. © Photo BPK, Berlin, Dist. RMN-Grand Palais / Elke Walford.

1. Antoine Furetière, Dictionnaire universel, 1690.

This article is from: