INTRODUCTION
La découverte, il y a quelques années, d’aménagements anti-skate sur des espaces publics m’avait fortement marqué. Ces aménagements, discrets au regard d’un usager, d’une personne, ne pratiquant pas le skate, sont la première chose que l’on remarque quand on pratique la discipline. L’exclusion donc ? C’est bien la nature de ces aménagements visants directement une partie des usagers de l’espace public, en l’occurence les skaters. L’espace public, lieu fédérateur, incarnation spatiale du vivre ensemble, n’était donc plus. L’architecture, fondement, de l’espace public, devenait hostile. La prononciation du terme; architecture hostile, est l’illustration parfaite de cette interpellation. En effet architecture et hostile sont sémantiquement des termes contradictoires. L’architecture est l’art de construire des édifices; elle est intrinsèquement un abri, un logis, pour l’homme, elle est par nature accueillante et reste corrélation de joie. L’hostilité est quant à elle le sentiment d'inimitié à l'égard de quelqu’un, une attitude d'opposition à l'égard de quelque chose, pour reprendre la définition du dictionnaire Larousse. Architecture et hostilité sont donc fondamentalement opposées. L’architecture, dans ces aménagements anti skate, est pourtant bien hostile; elle vise à s’opposer, à exclure, une partie ciblée de la population. C’est ainsi que s’est constituée la genèse d’un questionnement personnel; comment des architectures hostiles et des aménagements urbains répulsifs ont pu voir le jour dans les métropoles? Comment un banc peut être conçu pour devenir l’opposé de sa fonction première qui est le confort? Comment des pics destinés à repousser certains usagers, êtres humains, comme ceux employés sur les façades pour chasser les pigeons; des parterres de pierre brute; des vaporisateurs de mauvaises odeurs,…, ont-ils pu surgir pour envahir l’espace public tacitement?
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Il semble évident et nécessaire de nommer le concept qui a généré ces aménagements et cette architecture hostile pour ensuite pouvoir comprendre quelle était la nature du processus qui a amené l’architecture à devenir hostile.
À Bordeaux, Lyon, Paris, Bruxelles, ou encore Toulouse, fleurissent grilles, pics, plots, barres, plans inclinés, bancs sectionnés, caméras, et même cactus, jardinières géantes, galets et autres compositions minérales rugueuses. Le but est bien d’exclure une certaine partie des habitants, jugée indésirable, d'une rue, d'un quartier, d'une ville.
Alex Andreou, journaliste britannique, se retrouve sans domicile fixe les quatre premiers mois de l'année 2009, à Londres, il raconte: « Entre les protubérances que l'on trouve sur les rebords des fenêtres et les sièges inclinés placés dans les abris-bus, les arceaux sur les bancs et les forêts de bornes en ciment sous les pots, les espaces urbains rejettent agressivement les corps humain (...). Je l'avais à peine remarqué avant de devenir moi-même SDF en 2009. Un matin, le banc [confortable, protégé de la pluie et proche d'une source de chaleur] sur lequel j'avais l'habitude me réfugier avait disparu, remplacé par une sorte de branche convexe en métal. Je me suis senti tellement perdu ce jour-là ». En affirmant cette césure de l'espace urbain, entre l'anodin et l'impitoyable, il souligne la nécessité d'un décalage pour saisir entièrement cette autre réalité de l'espace urbain ; celle-ci semble d'ailleurs se dérober sur plusieurs aspects. En effet nous devons en être la cible pour remarquer un aménagement, idée reprise par Ocean Howell, un ancien skater qui enseigne l'histoire architecturale à l'Université de l’Oregon: « Quand le mobilier a été conçu contre vous, vous le savez, même si les autres, eux, ne le voient pas forcément. Le message est clair : vous n'êtes pas un membre du public, du moins pas du public qui est le bienvenu ici ».1
Comment, donc, nommer ces aménagements divers et variés ? Divers journalistes et chercheurs parlent de répulsifs, d’autres parlent d'architecture défensive en référence au terme anglais de defensible space, tiré du travail de Oscar Newman, et dont la traduction en français n’est pas littérale. Nous pouvons dire que pour définir ces aménagements, nous l’appelons par sa fonction propre et ciblée : anti-skate, anti-SDF, anti-graffiti, anti-junkie, anti-jeune… Malgré ces appellations, nous ne pouvons pas définir ces aménagements en un terme unique et précis qui en définirait l'ensemble. Ces mêmes aménagements qui partagent pourtant tous le même but final : exclure et marginaliser des hommes, usagers, de l’espace commun et public.
L’apparence de ces aménagements dans l’espace, anodine, ambiguë, est essence même de ces appareils de la dissuasion. Si ces aménagements étaient trop voyants, trop marqués, dans l’espace public, l’opinion publique pourrait être choquée et la garantie de leur efficacité serait alors grandement entamée. Leur capacité à disparaitre dans leur environnement immédiat garantit donc leur portée et leur pérennité. Ce camouflage urbain anodin entretient donc bien la perfide césure évoquée par Alex Andreou. Pour aborder ce sujet, une prise de recul est nécessaire, un réel entrainement aguerri de la vision. Il est indispensable de jouer le rôle de la personne visée, de l’exclu et donc se
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1 Alex Andreou, Sleeping Rough opened my eyes to the city’s barbed cruelty, The Guardian, 18 février 2015
positionner physiquement ou virtuellement dans une posture différente, nouvelle, face à la ville. Cette posture nouvelle nous permet donc de voir la ville et ses aménagements différemment, que voyons nous alors? Un ensemble flou et nébuleux, un entre-deux spatial stratégique pour mieux se fondre dans son environnement. Son efficacité semble être incarnée par la confusion. Si cet ensemble concret n'a donc pas une définition claire, il faut tenter de remonter aux méthodes qui l'ont engendré. Après des recherches, nous trouvons une expression répandue notamment chez les professionnels, un terme technique : la prévention situationnelle. Éric Chalumeau en donne la définition suivante dans les Cahiers du DSU (développement social urbain) : « c'est l'ensemble des mesures qui visent à empêcher le passage à l’acte délinquant en modifiant les circonstances dans lesquelles les délits pourraient être commis par le durcissement des cibles ».
La Prévention Situationnelle est ainsi le terme définissant parfaitement le concept qui a permis l’avènement de ces aménagements hostiles.
Un terme désigne plus précisément cet ensemble d’aménagements, qui n’est autre que le fruit spatial de cette prévention situationnelle: le Dispositif. Il semble alors important de s’arrêter un instant sur ce terme.
Le mot dispositif comprend trois significations dans la dictionnaire Larousse. Tout d’abord un sens juridique au sens strict : "le dispositif c'est la partie d'un jugement qui contient la décision par opposition aux motifs", c'est-à-dire la partie de la sentence (ou de la loi) qui décide et dispose. Dans un second temps, une signification technologique : "la manière dont sont disposées les pièces d'une machine ou d'un mécanisme, et, par extension, le mécanisme lui-même".
Troisièmement, une signification militaire : "l'ensemble des moyens disposés conformément à un plan". » Michel Foucault livre quand à lui une définition plus homogène du terme : « Ce que j'essaie de repérer sous ce nom (dispositif) c'est, [...] un ensemble résolument hétérogène comportant des discours, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques ; bref, du dit aussi bien que du non-dit, voilà le éléments du dispositif. Le dispositif lui-même c’est le réseau qu'on établit entre ces éléments [...]. Par dispositif, j'entends une sorte — disons — de formation qui, à un moment donné, a eu pour fonction majeure de répondre à une urgence. Le dispositif a donc une fonction stratégique dominante... [...] J’ai dit que le dispositif était de nature essentiellement stratégique, ce qui suppose qu'il s'agit là d'une certaine manipulation de rapports de force, d'une intervention rationnelle et concertée dans ces rapports de force, soit pour les développer dans telle direction, soit pour les bloquer, ou pour les stabiliser, les utiliser. Le dispositif, donc, est toujours inscrit dans un jeu de pouvoir, mais toujours lié aussi à une ou à des bornes de savoir, qui en naissent, mais, tout autant, le conditionnent. C'est ça le dispositif : des stratégies de rapports de force supportant des types de savoir, et supportés par eux. » 1
Ce terme semble donc bien définir les aménagements spatiaux dont nous parlons : l’aspect hétéroclite et nébuleux; ainsi que la grande variété de mécanismes; une architecture dévouée au pouvoir, servitude de ce dernier. Penchons nous un instant sur l'étymologie du terme Dispositif et son origine latine: dis-ponere. La racine ponere, qui veut dire « poser » va
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◊ Introduction
1 Michel Foucault, Dits & écrits vol III, 1977, p.299
notamment retenir notre attention. En effet cette racine nous renvoie à un second terme, étant lui-même l'essence d’un dispositif : la Positivité. Giorgio Agamben nous rappelle dans son ouvrage Qu’est-ce qu’un dispositif? que le philosophe Jean Hippolyte étudia ce terme dans son ouvrage consacré à l'analyse de la philosophie de Hegel, et il y voyait en premier un sens religieux : « Une "religion positive" implique des sentiments qui sont plus ou moins imprimés par contrainte dans les âmes ; des actions qui sont l'effet d'un commandement et le résultat d'une obéissance et sont accomplies sans intérêt direct. » Nous pouvons compléter cette définition en disant que le terme "positivité" trouve son lieu propre dans l'opposition entre "religion naturelle" et "religion positive". Alors que la religion naturelle concerne la relation immédiate et générale de la raison humaine avec le divin, la religion "positive" ou historique comprend l'ensemble des croyances, des règles et des rites qui se trouvent imposés de l'extérieur aux individus dans une société donnée à un moment donné de son histoire (Giorgio Agamben, Qu'est-ce qu'un dispositif?, 2006). Alors nature et positivité seraient opposées de la même manière que liberté et contrainte. La signification capitale tient en grande partie dans un jeu du pouvoir. Nous devons donc relever que, malgré le sens commun donné aujourd’hui au terme positif, c'està-dire le contraire de négatif, celui-ci a d'abord une signification de contrainte : imposer, disposer, positionner…
Nous pouvons maintenant légitimer, après ce travail de recherche non exhaustive sur la signification du terme dispositif , qu’un Dispositif désigne toujours une gestion dans un certain rapport de domination.
Cette domination, initialement d'ordre divine, providentielle, dont l'oikonomia de ses dispositifs devaient guider les hommes vers le bien (le salut de l'âme), persiste aujourd'hui dans les institutions, et plus spécifiquement dans celles chargées de l'aménagement territorial. Le dispositif est ainsi la gestion stratégique de l’action, plus particulièrement la gestion stratégique de l'aménagement urbain dans notre étude.
La capacité à générer une nouvelle subjectivité chez le sujet soumis est l’incarnation de ce qu’est le dispositif de gouvernement (gouvernance) : le dispositif religieux va tendre à modifier le comportement des croyants ; le dispositif publicitaire (publicité) va influencer les envies du consommateur ; le dispositif carcéral (prison) va tenter de transformer l'attitude des criminels, etc. La commune mesure avec nos aménagements spatiaux défensifs, que nous pouvons dorénavant nommer avec précision dispositifs défensifs, est cette capacité à changer les comportements des usagers. La dissuasion spatiale demeure le moyen privilégié au travers duquel le processus de subjectivation va s’enclencher chez l’usager. La positivité comme entrave de la liberté de l'homme, dispensée par Hegel, laisse donc émerger la nécessité d'étudier les mécanismes qui régissent la création et la diffusion des dispositifs défensifs.
Après avoir défini et découvert la prévention situationnelle, la question est maintenant de comprendre en quoi et comment la prévention situationnelle est devenue la norme des aménagements urbain dans les métropoles? Quels sont les dispositifs actuels de la sécurité? L’espace public serait il entrain de devenir le moyen de contrôle privilégié des populations? Irions nous vers la fin de la mixité d’usages, valeur intrinsèque de l’espace public? Une possible fin du vivre ensemble?
Cette question sera la base d’une réflexion et d’une recherche autour de questions
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multiples traitants de l’espace public, de la nature de cette architecture hostile, sa genèse, des dispositifs physiques et spatiaux de cette architecture, des usages, de l’exclusion, ainsi que du contrôle de la société. L’ambition de ma recherche est de clarifier cet ensemble diffus d’aménagements, presque invisibles, aussi bien dans l’espace physique et visuel que dans le discours des politiques urbaines et d’en émettre une critique argumentée qui tentera d’esquisser un alternative d’aménagement.
L’idée d’un éclairage physique sur ces aménagements apparait comme une première évidence; mais avant d’aborder les mécanismes actuels de cette fabrique de l’environnement urbain, il faut comprendre comment ces politiques urbaines de l’exclusion sont apparues dans l’histoire de nos villes, pour en comprendre l’origine et la signification. C’est en orientant mon travail autour de deux parties que je compte mener mon développement. Premièrement, un travail de recherche historique et théorique sur la prévention situationnelle et la fabrique actuelle des espaces publics sécuritaires; puis dans un second temps, discuter et aborder l’espace public au prisme de l’Usage, avec pour cas d’étude le skate comme révélateur de cette exclusion de l’espace public, mais aussi comme porteur d’alternatives dans la production et le partage de ce dernier. Il sera question d’émettre une certaine critique et de tenter d’esquisser un embryon de nouvelle alternative dans la production de l’espace public.
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◊ Introduction
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Photo d’un dispositif anti-skate, Pau, 2019
Chapitre I
DU RÊVE DISCIPLINAIRE À L’AVÈNEMENT DE LA PRÉVENTION SITUATIONNELLE, LES DISPOSITIFS
SPATIAUX ACTUELS DE LA SÉCURITÉ
Pour comprendre et discuter les mécanismes actuels qui ont permis la mise en place de ces dispositifs défensifs au sein de l’espace public, il nous faut préalablement étudier leur histoire et comprendre de quels concepts ces dispositifs découlent.
La sécurité apparait aujourd’hui comme un élément de base essentiel dans la production de l’espace public. Pour comprendre la genèse de ces divers dispositifs sécuritaires il nous faut considérer un certain pan de l’histoire de la ville occidentale. A l’image du camouflage urbain de ces dispositifs, la visée de cet urbanisme défensif ne semble pas clairement énoncée et assumée dans les politiques urbaines, il tend à se confondre avec ces dernières et semble se défiler de l’histoire de la ville. Pour le comprendre il nous apparait donc essentiel d’étudier une partie de l’histoire de la ville et notamment de l’espace public, ainsi que de ses concepts, dans la ville européenne héritée depuis la Rome antique jusqu’aux jours actuels.
Pour ce faire nous allons donc tenter de déterminer l’époque à partir de laquelle la gouvernance à tenté d’aménager l’espace pour se prévenir de dangers divers, établissant un nouveau paradigme dans la production de l’espace public.
Dans cette partie il sera question de croiser histoire et théorie pour faire émerger les différentes formes d’aménagements sécuritaires au cours de l’histoire récente.
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Agora Grecque, vestiges, AThènes, photo: Boris Breytman
Forum romain, vestiges, photo: Roman Kugge
• 01 L’espace public comme affirmation du pouvoir, la naissance du rêve disciplinaire
« Les formes des villes ont toujours été déterminées par les risques auxquels s’exposaient leurs habitants: risque d’invasion, risque naturel, risque social ou politique. »
Les villes et leur aménagement spatial ont donc depuis toujours été bâties pour se prémunir de dangers divers. L’espace public, ciment historique de cette ville européenne, n’est autre que « le cadre spatial de l’échange et de la confrontation sociale »1 dans notre société. Comme nous le rappelle Denis Delbaere dans son ouvrage La fabrique de l’espace public, l’histoire de l’espace public est intimement liée à la modernité urbaine et à son émergence au milieu du XXe siècle. Il nous précise ainsi que les définitions du terme d’espace public en tant que tel ne font leur apparition que dans les années 1950 et que l’entrée du terme « espace public » dans le dictionnaire français ne se fait qu’en 1980 (Denis Delbaere, 2010). Les discours actuels traitants donc de l’effritement de l’espace public historique avec mélancolie ne sont ainsi qu’une erreur d’appréciation historique. Il y a confusion entre la forme (héritage historique de formes spatiales de l’espace public) et l’espace public comme conditions sociales et politiques de la vie en société; l’espace public comme lieu d’échanges entre les différentes couches de la population (dans sa complexité sociale, générationnelle et sexuelle).
Il apparait alors indispensable d’établir dans un premier temps un bref rappel historique de l’espace public, ses formes spatiales, ses valeurs d’usages et de représentations, dans la société occidentale.
L’évocation de l’espace public nous renvoie fatalement à une image antique de ce dernier, à savoir l’agora grecque ou le forum romain. Ces espaces semblent comporter tous les éléments qui composent l’espace public: une forme bien définie et encadrée par
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1 Denis Delbaere, La fabrique de l’espace public, ville, paysage et démocratie, 2010, Ellipses, p.13
◊ Chapitre I
Paul Landauer, L’architecte, la ville et la sécurité, 2009, Presses Universitaires de France, p.1
une architecture planifiée, une implantation au coeur de la cité à proximité immédiate des grands édifices accueillant la vie sociale, et à la croisée des axes de circulations. L’agora et le forum sont également associés intrinsèquement à la démocratie athénienne et à la république romaine. En effet les citoyens pouvaient s’y rassembler gratuitement et y échanger (biens, opinions informations,…) librement. Pourtant comme nous le rappelle Denis Delbaere, si nous considérons les définitions anthropologiques de l’espace public, alors cette dimension archétypale a du mal à se justifier. D’un côté la distinction entre sphère privée et sphère publique n’y est pas encore réalisée malgré une émancipation individuelle dans les villes antiques. D’un autre côté, et c’est ici le plus important, seuls les citoyens, hommes libres, avaient le droit de débattre dans ces espaces, et leur proportion par rapport à la population urbaine était très faible. (Denis Delbaere, p.33). L’image mentale de l’espace public antique dans la ville européenne ne correspond alors qu’à une forme architecturale, et non à l’essence véritable, anthropologique et sociale, de l’espace public tel que nous l’entendons aujourd’hui. La ville médiévale qui fait suite à l’effondrement de l’empire romain, ne connait pas un dessin clair de l’espace public. Durant le Haut moyen-âge la ville se construit alors dans une étendue réduite au sein de ses fortifications, contractée sur elle-même. Des immeubles denses, collés les uns aux autres remplacent théâtres, places et autres cirques antiques. Des échoppes, oratoires, et divers bâtis précaires imposent au tracé des rues un cours sinueux. Le tissu urbain du moyen-âge est alors mouvant et informe, les rues sont très étroites (comme une partie du centre ville bordelais l’atteste encore de nos jours) et seules les intersections permettent une relative respiration dans la masse bâtie. Les seules églises ou monastères parviennent à dégager de relatifs parvis, envahis d’activité incessantes anarchique, à leur proximité immédiate. La ville médiévale, et son espace public notamment, ne comporte donc pas les attributs spatiaux de l’espace public tel que nous l’imaginons actuellement.
Toutefois « cette dissolution de l’espace public s’accompagne par contre, cette fois-ci, de sa véritable émergence en tant que lieu de confrontation et d’échange social. »1 Effectivement la rue médiévale est empruntée de tous. Du seigneur au paysan en passant par le mendiant, la femme, l’infirme,…; chaque couche sociale de la population accède a cet espace autant qu’une autre. La rue médiévale, à l’inverse de l’agora athénienne ou du forum romain, constitue donc les prémices d’un espace public où le social s’articule sur le spatial, bien que le cadre spatial ne soit pas clairement dessiné à cette époque.
C’est durant le Bas moyen-âge « qu’apparaissent timidement des espaces publics qui satisfassent à la double dimension spatiale et sociale que nous leur donnons aujourd’hui. »2 La société féodale d’alors voit en effet les pouvoirs locaux tenter d’accroitre leur puissance et leurs prérogatives. Les premières places publiques d’occident telle que nous les connaissons voient le jour sous l’impulsion des édiles des villes libres des flandres ou d’Italie. Ces édiles inventent alors ce qui n’est pas encore nommé urbanisme en imposant au tissu urbain, en guise d’autorité, des démolitions qui permettront d’ouvrir ces premières places. Elles vont pour se faire s’appuyer sur l’héritage spatial antique tout en gardant l’esprit de liberté de la rue médiévale. Des places,
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1 Denis Delbaere, La fabrique de l’espace public, ville, paysage et démocratie, 2010, Ellipses, p.34
2 Denis Delbaere, La fabrique de l’espace public, ville, paysage et démocratie, 2010, Ellipses, p.35
comme celles de Florence ou encore Venise, aux formes encore mouvantes sont créées en arrachant mètres par mètres l’emprise des intérêts privés qui composaient la maille urbaine. Ainsi de grandes esplanades deviennent le parvis d’édifices édilitaire tels que les palais ou hôtels de ville. Les places sont savamment pavées pour faciliter la circulation, les façades sont richement décorées et de nouvelles rues droites sont dessinées pour desservir ces dernières. Les perspectives une fois élargies peuvent aisément offrir un décor théâtral pour l’arrivée des souverains monarchiques. Ils rêvent alors d’une ville rebâtie selon l’ordre et la géométrie (Denis Delbaere, p.36). La place publique occidentale voit donc le jour durant cette période et très vite le pouvoir, la gouvernance, va comprendre que l’espace constitue le moyen privilégié d’affirmation du pouvoir et de contrôle biopolitique des citoyens.
A partir du XVIIe siècle, les usages de ces places sont de plus en plus réglementés et la police va être l’outil permettant de faire respecter ce nouvel ordre. A l’aube de la phase révolutionnaire française, Louis XIV comprend la « nécessité de perfectionner les espaces publics en tant qu’outils de contrôle social »1. Il s’agit là du moment de l’histoire où la mainmise de l’autorité s’accroit fortement sur l’espace public.
C’est notamment au XVIIIe siècle qu’un changement sociétal important s’effectue en France et que la ville française connait des transformations profondes qui perdureront jusqu’à l’époque actuelle. La société française connait a cette époque de grandes mutations à commencer par « une modification dans le jeu des pressions économiques, une élévation générale du niveau de vie, une forte croissance économique, une multiplication des richesses et des propriétés et du besoin de sécurité qui en est une conséquence. »2 De ce changement sociétal, la criminalité n’en reste pas non moins bouleversée au tournant du XVIIIe siècle, en effet comme le relate Michel Foucault: « depuis la fin du XVIIe siècle, en effet, on note une diminution considérable des crimes de sang et, d’une façon générale des agressions physiques; (…) la délinquance diffuse, occasionnelle, mais fréquente des classes les plus pauvres est relayée par une délinquance limitée et habile » avant de poursuivre « qu’un mouvement global fait dériver l’illégalisme de l’attaque des corps vers le détournement plus ou moins direct des biens; et de la « criminalité de masse » vers une « criminalité de franges et de marges », réservée pour une part à des professionnels »3. Ce changement sociétal important entraine une évolution dans le traitement de la délinquance et des crimes. Les crimes ayant évolué vers des formes individualistes et isolées, le pouvoir doit donc se doter d’un système de répression nouveau et efficace, adapté à ces nouvelles situations. Le pouvoir judiciaire jadis basé sur une pénalité du supplice mute et devient une pénalité calculée, pénalité de l’exemple dans laquelle « l’exemple n’est plus un rituel qui manifeste, c’est un signe qui fait obstacle. »4 L’état réforme donc la justice au XVIIIe siècle dans un but d’humanité au sens ou l’entend Foucault dans cet ouvrage, à savoir à une économie et à ses calculs minutieux, le but de l’état et du pouvoir est donc « d’
3 Ibidem, p.90
4 Ibidem, p.111
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1 Denis Delbaere, La fabrique de l’espace public, ville, paysage et démocratie, 2010, Ellipses, p.36
2 Michel Foucault, Surveiller et punir: naissance de la prison, 1975, éditions Gallimard, p.91
◊ Chapitre I
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Piazza de la Segnoria, Florence, peinture à l’huile du XVIIIe siècle, Giuseppe Zocchi
Peste de 1720, Marseille, peinture à l’huile du XVIIIe siècle, Michel Serre
homogénéiser son exercice. Diminuer son coût économique et politique en augmentant son efficacité et en multipliant ses circuits. Bref, constituer une nouvelle technologie du pouvoir de punir »1. Ce changement de paradigme tend à remplacer le châtiment physique comme punition par une prévention du crime. Cette prévention va agir sur l’esprit des citoyens dans une coercition calculée; c’est alors que nait « la soumission des corps par le contrôle des idées; l’analyse des représentations, comme principe dans une politique des corps bien plus efficace que l’anatomie rituelle des supplices. »2
La population française des grandes villes constitue alors un ensemble nébuleux et hétéroclite pour le pouvoir, et la ville reste l’espace de prédilection d’expression des délits et crimes. Le pouvoir pour remédier à ce problème entend la nécessité d’élaborer un quadrillage organisé de l’espace afin de pouvoir classifier, isoler et de mieux anticiper les maux sociaux et la criminalité. Parallèlement à la réforme judiciaire, un nombre important d’innovations sociétales sous-tendent ce changement de paradigme; innovations qui découlent de besoins et d’intentions plus larges que le seul traitement de la criminalité. L’innovation majeure de cette époque est l’avènement des disciplines au sens ou l’entend Foucault.
Avant de rentrer dans le détail de ce que sont ces disciplines et de leur application sur l’espace, nous pouvons en percevoir le fondement dans la gestion des épidémies de peste à la fin du XVIIe siècle. Le règlement alors en vigueur entend d’abord un strict quadrillage spatial, avec la fermeture de la ville, l’interdiction d’en sortir sous peine de mort, chaque rue est placée sous l’autorité d’un syndic qui la surveille et vient enfermer les habitants chez eux de l’extérieur les jours ordonnés. N’ont le droit de circuler que les syndics, les intendants, les soldats, les corbeaux et les médecins. Chacun est assigné à une place déterminée qu’il ne doit quitter sous peine de vie. L’inspection fonctionne sans cesse. La surveillance est généralisée et prend appui sur une système d’enregistrement permanent. Les maisons sont purifiées cinq à six jours après le début de la quarantaine. « Cet espace clos, découpé, surveillé en tous ses points, où les individus sont assignés à une place fixe, où les moindres mouvements sont contrôlés, où tous les événements sont enregistrés, où un travail ininterrompu d’écriture relie le centre à la périphérie, où le pouvoir s’exerce sans partage, selon une figure hiérarchique continue, où chaque individu est constamment repéré, examiné et distribué entre les vivants, les malades et les morts- tout cela constitue un modèle compact du dispositif disciplinaire. (…) La ville pestiférée, (…), c’est l’utopie de la cité parfaitement gouvernée,(…) , c’est l’épreuve au cours de laquelle on peut définir idéalement l’exercice du pouvoir disciplinaire. » (Michel Foucault, p.228-233). Dans cet exemple c’est donc un souci sanitaire qui induit une discipline stricte sur les individus et l’espace. La discipline, par sa grille spatiale ou chacun est assigné à une place, permet ainsi un contrôle total sur les individus. Cette discipline tire son origine non pas tant dans la nécessité de surveillance de chacun, mais plutôt dans un souci de gestion efficace de la ville et ici de la gestion d’une crise sanitaire.
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1 Michel Foucault, Surveiller et punir: naissance de la prison, 1975, éditions Gallimard, p.106
◊ Chapitre I
2 Ibidem, p.121
Plus largement ce sont « ces méthodes qui permettent le contrôle minutieux, des opérations du corps, qui assurent l’assujettissement constant de ses forces et leur imposent un rapport de docilité-utilité, c’est cela qu’on peut appeler les disciplines.»1 Le moment historique des disciplines est le moment donc où le pouvoir s’exerce directement sur le corps et l’esprit des individus, et « se forme alors une politique des coercitions (…), une manipulation calculée de ses éléments, de ses gestes, de ses comportements. »2 dans le but de créer des corps dociles. La discipline constitue alors « une anatomie politique du détail »3. Le premier champ d’action de la discipline est ainsi l’espace comme nous avons pu le voir précédemment avec l’exemple de la ville pestiférée du XVIIe siècle. Comme le relate Foucault:
« la discipline procède d’abord à la répartition des individus dans l’espace ». Afin de procéder à cette répartition des individus dans l’espace, la discipline met en oeuvre plusieurs techniques. Premièrement « la discipline parfois exige la clôture, la spécification d’un lieu hétérogène à tous les autres et fermé sur lui-même. »4 Mais le principe de clôture n’est pas une constante, en effet le travail sur l’espace repose sur le quadrillage, principe de localisation élémentaire dont le but est « d’annuler les effets de répartitions indécises, la disparition incontrôlée des individus, (…), tactique d’antidésertion, d’antivagabondage, d’antiagglomération »5. De plus les institutions disciplinaires vont « coder un espace que l’architecture laissait en général disponible et prêt à plusieurs usages ». La discipline va ainsi pouvoir « individualiser les corps par une localisation qui ne les implante pas, mais les distribue et les fait circuler dans un réseau de relations. »6
Pour illustrer l’efficacité des disciplines et des appareils disciplinaires, considérons l’exemple de la transformation de l’école qui s’opère alors à cette période. Cette mue de l’école va constituer un appareil disciplinaire d’autant plus efficace qu’elle va concerner et soumettre les enfants, futur coeur de société, dès leur plus jeune âge. C’est alors que « le rang, au XVIIIe siècle, commence a définir la grande forme de répartition des individus dans l’ordre scolaire, (…) Et dans cet ensemble d’alignements obligatoires, chaque élève selon son âge, ses performances, sa conduite, occupe tantôt un rang, tantôt un autre, il se déplace sans cesse sur ces séries de cases. » Le but de cette répartition n’est autre que la possibilité de surveillance générale de chacun par le professeur ainsi que le travail simultané de tous. Le souci d’efficacité et d’économie du temps et des gestes se retrouve donc incarné dans l’appareil scolaire, il devient « une machine à apprendre, mais aussi a surveiller, à hiérarchiser, à récompenser. » Chaque élève, mobile dans la grille, forge sa personnalité et trouve sa place dans cette nouvelle société. Plus implicite que la discipline de la ville pestiférée, la discipline scolaire dissimule la coercition qu’elle exerce sur les élèves en leur laissant un certain degré de mouvements: le rang physique dans la salle est également une abstraction mentale de classification et d’individualisation au sein d’une grille (d’un groupe). L’espace est donc le levier de base pour l’application des
2 Ibidem, p.162
3 Ibidem, p.163
4 Ibidem, p.166
5 Ibidem, p.168
6 Ibidem, p.171
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1 Michel Foucault, Surveiller et punir: naissance de la prison, 1975, éditions Gallimard, p.161
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N. Harou Romain, Projet de Pénitencier, 1840, Un détenu, dans sa cellule, fait sa prière,devant la tour centrale de surveillance, gravure, issue de Surveiller et punir: naissance de la prison, Michel Foucault
Plan de la maison de force de Gand, 1773, issue de Surveiller et punir: naissance de la prison, Michel Foucault
disciplines, il permet un premier contrôle, une première classification des individus, il permet de passer d’un ensemble de multiplicités diffuses à des multiplicités ordonnées. Les disciplines créent alors « des espaces complexes: à la fois architecturaux, fonctionnels et hiérarchiques. »1 Cette répartition spatiale, ce quadrillage, dispositif pour assujettir les individus, combiné avec d’autres dispositifs, permet une docilité-utilité accrue des êtres. En effet la discipline va contrôler l’activité des individus en prescrivant des manoeuvres, organiser ses genèses en leur imposant des exercices, et combiner les forces façonnées en aménageant des tactiques. Le tout assurant l’efficacité de ce système disciplinaire et la docilité des individualités au sein d’un ensemble. Ces disciplines vont ainsi mettre en place une surveillance généralisée, gage de la mainmise invisible du pouvoir sur tous les individus.
L’espace sera une fois de plus la base de cette surveillance calculée. L’architecture n’est alors « plus faite simplement pour être vue (faste du palais) ou pour protéger un espace extérieur (géométrie des forteresses), mais pour permettre un contrôle intérieur articulé et détaillé, (…), une architecture qui serait un opérateur pour la transformation des individus: agir sur ceux qu’elle abrite, donner prise sur leur conduite, reconduire jusqu’à eux les effets du pouvoir, les offrir à une connaissance, les modifier. »2 L’architecture doit être la base de cette surveillance; en mettant en oeuvre des dispositifs destinés directement au contrôle des individus, elle tend
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1 Michel Foucault, Surveiller et punir: naissance de la prison, 1975, éditions Gallimard, p.173
2 Ibidem, p.202
Interieur de l’ecole d’enseignement mutuelle, Hippolite Lecomte, lithogrphie, 1818, issu de Surveiller et punir: naissance de la prison
à normaliser les usages et les individus pour faire apparaitre les différences et ainsi pouvoir sanctionner l’écart de la norme. L’architecture devient l’incarnation même du principe de la règle à suivre. Dans cette recherche de vision globale et générale, « le pouvoir disciplinaire s’exerce en se rendant invisible; en revanche il impose à ceux qu’il soumet un principe de visibilité obligatoire. »1 La force de ce système réside dans le sentiment chez l’individu d’être surveillé a chaque instant, sans savoir d’ou vient cette surveillance; l’assujettissement et l’obéissance des individus s’en trouve alors décuplés.
L’apogée de ce système disciplinaire se voit alors incarnée par l’invention de la prison moderne, prison que nous connaissons de nos jours. L’espace carcéral se voit être la parfaite combinaison de la réforme judiciaire basée sur l’individualisation des peines, qui doivent être dissuasives et exemplaires, et de l’avènement des espaces disciplinaires dans le corps sociétal. Apres l’école ou l’hôpital c’est ainsi l’appareil carcéral qui se voit profondément transformé. Cet espace va incarner la volonté de panoptisme du pouvoir, prolongation totale de la surveillance générale. La figure architecturale qui cristallise cette composition est le Panopticon de Jeremy Bentham. Le principe architectural est composé d’un bâtiment circulaire, et au centre une tour. Dans la tour se trouve le surveillant et dans le bâtiment périphérique une série de cellules identiques disposées en rayon. Le bâtiment périphérique est percée de petites fenêtres donnants sur la cour et de percements sur l’extérieur permettants la pénétration de la lumière dans les cellules. La tour est percée de larges fenêtres, ainsi le surveillant peut d’un seul coup d’oeil surveiller la totalité des cellules et des individus s’y trouvant, ceux-ci étant éclairés par
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◊ Chapitre I
1 Michel Foucault, Surveiller et punir: naissance de la prison, 1975, éditions Gallimard, p.220
J.F. Neuffroge, plan de prison, issu de Surveiller et punir: naissance de la prison
l’effet de contre jour produit par les percements du bâtiment. Ainsi le gardien pourrait disparaitre que l’effet même de surveillance permanente serait préservée chez le détenu; voir sans être vu. Foucault nous donne pour cela une définition claire de l’effet du panoptisme: « induire chez le détenu un état conscient et permanent de visibilité qui assure le fonctionnement automatique du pouvoir. Faire que la surveillance soit permanente dans ses effets, même si elle est discontinue dans son action; que la perfection du pouvoir tende à rendre inutile l’actualité de son exercice; que cet appareil architectural soit une machine à créer et à soutenir un rapport de pouvoir indépendant de celui qui l’exerce; bref que les détenus soient pris dans une situation de pouvoir dont ils sont eux-mêmes les porteurs. »1 On se rend compte alors de l’importance que constitue l’invention du Panoptisme dans un idéal de surveillance généralisée. Le schéma panoptique à pour vocation de se diffuser dans le corps social et d’y devenir une fonction généralisée; sans perdre la moindre de ses propriétés. Le panoptisme établit ainsi un dispositif fonctionnel basée sur « un dessin des coercitions subtiles pour une société à venir. »2 Le dispositif panoptique est ainsi destiné à s’extraire du cadre carcéral pour devenir une mécanisme agissant sur toute la population et en tout temps. La multiplication des caméras de surveillance dans les villes aujourd’hui ne serait-elle pas la panacée moderne du panoptisme? Nous reviendrons sur ce point dans la suite de ce chapitre.
Les aménagements urbains opérés à partir de la seconde moitié du XIXe siècle ne seraient ils pas alors la transposition de cet idéal disciplinaire dans les grandes transformations urbaines, et notamment sur l’aménagement de l’espace public? Dès le XVIIe siècle les places sont aménagées pour faciliter les opérations militaires au sein des villes afin de prévenir quelque insurrection que ce soit, en effet « plus la société urbaine s’avance dans sa phase révolutionnaire, et plus l’autorité se dote de nouveaux outils pour garantir son pouvoir »3. Toutefois c’est à la suite de la révolution de 1848 que le second empire va développer l’aménagement de l’espace public à un très haut degré de perfection disciplinaire. Porté par le baron Haussmann, l’aménagement urbain va connaitre une profonde restructuration de la ville médiévale. Sous couvert d’hygiénisme, faire pénétrer la lumière et circuler l’air dans la ville, de grandes percées vont voir le jour, tantôt appelées boulevards et tantôt avenues. Ces grands percements vont devenir les principaux axes d’échanges et de circulation. Ils sont conçus comme de « véritables places linéaires, dotées d’un riche décor urbain, d’un mobilier destiné à y conforter la vie sociale, ouvrent sur les grands équipements de la ville industrielle, gares et théâtres, halles couvertes et grands magasins. »4 D’autres inventions haussmaniennes voient également le jour: les jardins publics et les parcs urbains, qui sont conçus comme des outils d’assainissement urbain. L’espace public du XIXe siècle est également marqué par un accroissement de l’appareil policier, en réponse aux nombreux soulèvements populaires : manifestations, révolutions, barricades. Les percements d’Haussmann devaient répondre à certains impératifs des forces de l’ordre, à savoir faciliter les manoeuvres des troupes et
1 Michel Foucault, Surveiller et punir: naissance de la prison, 1975, éditions Gallimard, p.234
2 Ibidem, p.244
3 Denis Delbaere, La fabrique de l’espace public, ville, paysage et démocratie, 2010, Ellipses, p.37
4 Ibidem, p.38
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permettre le tir au canon en plein cœur de Paris. Le percement d’avenues larges et rectilignes dans un tissu urbain médiéval s’avère être un moyen ultra efficace pour dissuader la population de s’approprier l’espace public (barricades, manifestations,…). Le tissu organique médiéval appropriable est transformé en un quadrillage monumental. En cela précisément, on peut le considérer comme l’archétype du dispositif défensif. Tel le panoptique carcéral, l’avenue haussmannienne met en place non seulement une percée visuelle indéniable, mais assure également de par sa forme un rapport de suprématie sur l’éventuel fauteur de troubles; tout cela au grand bénéfice du pouvoir en place et des forces de police, économisant ainsi leurs moyens tout en augmentant considérablement leur efficacité.
Sous couvert d’hygiénisme donc, l’espace public est profondément remanié, bien que derrière ce masque se cache un souci d’efficacité primordial: faciliter les flux de marchandises et d’hommes en ville sans compromettre la santé de tous, et donc augmenter la productivité. C’est là, l’application stricte de la discipline, au sens ou l’entend Foucault, à l’espace public qui se développe dès lors.
Cette nouvelle politique urbaine entraine également de profonds changements sociaux. En effet ces grands percements et la transformation de marges insalubres de la ville d’alors entraine une éviction des classes populaires qui vivaient en ces lieux, au bénéfice de la bourgeoisie qui vient alors habiter les nouveaux appartements bâtis. Un phénomène de ségrégation spatiale s’opère alors insidieusement. Les villes du siècle industriel perdent l’aspect composite hérité du moyen-âge pour tendre à une séparation géographique des catégories sociales. Ces grands aménagements urbains « stimulent surtout, dans la périphérie populeuse de la ville récemment agrandie, l’installation d’une population bourgeoise capable d’imposer son ordre au coeur des quartiers prolétaires. » Ce nouveau quadrillage spatial et le bouleversement social qu’il entraine a pour effet d’exclure une partie de la population des centres villes. La population ouvrière se voit relégué en périphérie des centres urbains, à proximité des sites industriels et usines aux lisières des villes. Les cœurs de ville s’embellissent et s’embourgeoisent; la mendicité, tout comme les sans-abri, n’y est quant à elle plus acceptée. Ces franges fragiles ou pauvres de la société se voient alors exclues de l’espace public des centres urbains. Nous voyons ainsi comment l’aménagement de l’espace public, issu du concept des disciplines, permet l’éviction de certaines parties de la population sans aucune intervention policière ni même de loi imposant cela. Cette exclusion insidieuse et tacite, fruit de l’aménagement nouveau de l’espace public, basé sur les principes du rêve disciplinaire, constitue les prémices d’une prévention situationnelle qui émergera quelques décennies plus tard…
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◊ Chapitre I
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Des véhicules incendiés dans le quartier du mirail à Toulouse, 2018 AFP, Eric Canabis.
• 02 La poursuite de l’aménagement sécuritaire et l’avènement de la prévention situationnelle
Après la mise en lumière du concept philosophique des disciplines, dont une certaine partie de l’aménagement urbain découle directement à la fin du XIXe siècle, nous allons nous intéresser dans cette partie à la naissance de la prévention situationnelle comme fer de lance dans le nouvel agencement de l’espace public. Il faut considérer et bien entendre alors que la prévention situationnelle n’est en réalité que la poursuite, et le perfectionnement, de cette doctrine visant à une coercition forte de la gouvernance sur les êtres peuplants les villes. Afin d’éclairer le moment historique de l’apparition de ce concept, nous allons réaliser un léger bond dans l’histoire pour nous rendre dans la seconde moitié du XXe siècle, période des trente glorieuses dans les pays occidentaux.
L’Europe occidentale ainsi que l’Amérique du nord connaissent durant la période des années 1950 à 1970 un fort accroissement de la population urbaine. L’Europe doit également composer avec des territoires entièrement détruits durant la seconde guerre. Pour répondre à cette urgence du logement, les pouvoirs publics mettent en oeuvre la construction de nouveaux quartiers aux portes des villes constituées. Ces quartiers sont bâtis sur le modèle des grands ensembles, issu des théories urbanistiques de Le Corbusier et du fonctionnalisme alors hégémonique dans l’aménagement urbain. La précipitation dans laquelle sont construits ces quartiers, couplée à un faible investissement financier de la part des communes, engendre rapidement des problèmes sociaux conséquents. Dès la fin des années 1960, de nouveaux problèmes voient les jour, conséquences de l’enclavement des quartiers qui se situent loin des centres urbains, éloignés des lieux dynamiques économiquement, distants des principaux axes de circulations. Ces facteurs s’avèrent alors être déterminants dans l’isolement des populations, ces dernières voient se développer une augmentation significative de la criminalité en leur sein. Le quartier du Mirail à Toulouse est la parfaite illustration des maux générés par l’échec de cet urbanisme d’après-guerre. Ce quartier dit sensible demeure encore de nos jours un lieu gangréné par les trafics et délits, réputé dangereux où les forces de l’ordre n’ont que très peu d’influence. Les Etats-Unis en 1960 connaissent les mêmes problèmes dans des quartiers de grands ensembles, ou quartiers résidentiels bâtis de façon hâtive; la précarité sociale et la criminalité en leur sein se voient alors décuplées. C’est à cette période que le terme d’insécurité est érigé en étendard par certains aménageurs et médias d’alors. Ce modèle d’aménagement urbain moderniste est alors en rupture totale avec la vision culturaliste de la ville. La modernité oppose un refus perpétuel du tissu urbain historique hérité des villes d’alors au profit de la construction de nouvelles zones a priori plus saines, plus efficaces et nécessitant un faible entretien. Une des conséquences de cet aménagement moderniste sera la disparition de la rue et de sa capacité à se présenter dans la cité comme la scène des relations sociales, et de la confrontation d’usages variés. La rue ne devient qu’un lieu
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de déplacement; la « rue corridor » devient pour Le Corbusier un concept ancestral qui doit disparaitre au profit de la modernité.
C’est à la fin des années 1950, qu’une remise en question de cet aménagement moderniste va émerger. Les CIAM (congrès international d’architecture moderne) sont dissous en 1959 à Otterlo aux Pays Bas sous l’égide du team X. Dès lors, des critiques embryonnaires de cet aménagement moderniste voient le jour, et Jane Jacobs1 en sera notamment l’une des portes paroles emblématique. Elle dénonce les dérives des grands ensembles, à savoir leur anonymat, leur gigantisme, l’uniformisation des logements et la monotonie du paysage urbain créé alors. Elle va ainsi plaider le besoin pour l’habitant de se réapproprier son environnement, insistant fortement sur le besoin d’une mixité d’usages et de fonctions dans l’espace public, en totale opposition avec le discours prôné par les CIAM et l’urbanisme moderne.
« Dans la ville, les rues et les trottoirs ne servent pas seulement à faire circuler des voitures ou des piétons; elles remplissent bien d’autres fonctions, liées à la circulation, mais qui ne se confondent nullement avec celle-ci et se révèlent aussi indispensables à un bon fonctionnement urbain que les déplacements eux-mêmes. »2
Dans Déclin et survie des grandes villes américaines, Jane Jacobs remet fondamentalement en question le «déterminisme spatial et social sur lequel reposent les modèles urbanistiques, qu’ils soient d’inspiration moderniste ou passéiste, et leur incapacité à exprimer et à accompagner les pratiques citadines dans leur infinie diversité» (Claire Parin dans sa préface de l’édition française de Déclin et survie des grandes villes américaines, p.7).
Cet ouvrage rencontrera une vive critique de la part du milieu intellectuel de l’aménagement urbain, baigné à cette époque par le dogme moderniste. Il faudra notamment attendre près de trente ans -1991- pour voir une traduction en France, de la part de Claire Parin, de cet ouvrage emblématique. Malgré les critiques acerbes cet écrit aura une forte répercussion internationale, depuis sa publication jusqu’aux jours actuels.
Dès l’introduction de son ouvrage, Jane Jacobs s’oppose explicitement à l’urbanisme moderne tel qu’il est pratiqué dans les années 1960; elle plante ainsi le décor: « Ce livre attaque les idées reçues en matière de planification et de reconstruction. Il constitue également et surtout une tentative pour formuler de nouveaux principes qui diffèrent sensiblement, voire complètement, de ceux qui sont divulgués partout à l’heure actuelle, que cela soit dans les écoles d’architecture et d’urbanisme, les suppléments du dimanche des journaux ou les revues
1 Jane Jacobs est une journaliste américaine né en 1916 en Pennsylvanie, mariée à un architecte et résidant à New York dans le quartier de Greenwich Village au moment de la publication de son ouvrage Déclin et survie des grandes villes américaines en 1961.
2 Jane Jacobs, Déclin et survie des grandes villes américaines, 1961, édition française: éditions Paranthèses, 2012, p.37
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féminines. Mon action (...) est essentiellement dirigée contre les principes et les objectifs qui ont modelé les doctrines officielles en matière de planification et de reconstruction urbaine. »1 Jane Jacobs n’hésite pas à dénoncer, parfois violemment, ce modèle corbuséen; pour elle la cité de rêve de Le Corbusier et ses principes « acclamés par les architectes » n’est en réalité qu’un « merveilleux jouet mécanique » (Jane Jacobs, p.31). Son riche ouvrage comprend quatre grands chapitres qui sont autant de thématiques concernant l’aménagement urbain. C’est plus particulièrement son premier chapitre consacré à la rue et sa complexité, espace public où « s’articule le social sur le spatial » comme nous l’avons déjà relaté, qui nous intéressera dans notre recherche.
Jane Jacobs entreprend, dans son oeuvre, une éloge de la rue et du trottoir, éloge encore d’actualité à l’heure actuelle. Au contraire strict de ce que propose l’urbanisme moderne, hiérarchisation des voiries et création de routes mono-fonctionnelles; Jane Jacobs revendique la rue comme un lieu de mixité, d’interactions sociales, et d’activités diverses. Elle relate, comme condition indispensable d’une qualité de vie pour les habitants, le besoin d’une activité humaine ouverte sur la rue. Elle pose alors la question de la sécurité comme élément central de cette qualité de vie, ainsi « la paix publique dans les villes, celle du trottoir et de la rue, n’est pas d’abord l’affaire de la police, aussi indispensable soit-elle. C’est d’abord l’affaire de tout un réseau, complexe au point d’être presque inconscient, de contrôles et de règles élaborés et mis en oeuvre par les habitants eux-mêmes.»2
Jane Jacobs va par ailleurs considérer la densité et la diversité en tant que valeurs importantes, positives et décisives, dans la vie d’un quartier. Elle recommande le maintien d’une densité minimale nécessaire selon elle à une riche diversité dans les activités et la population humaine, en effet « de fortes concentrations humaines constituent l’une des conditions nécessaires pour que la diversité se développe harmonieusement dans une ville. »3 Cette doctrine est de nouveau en totale rupture avec le dogme moderne des CIAM, qui exaltent quant à eux la création de zones mono-fonctionnelles ainsi qu’une distinction rigide des activités humaines. La complexité des entités constituantes de la ville (rue, quartier,…) est ici abordée comme une nécessité pour cette dernière. La sécurité, ou plutôt l’insécurité, ne serait selon elle pas corrélaire d’une forte densité, au contraire; elle relate: « Les zones résidentielles à forte densité ont mauvaise presse chez les urbanistes orthodoxes pour qui elles représentent le mal absolu. Mais, du moins en ce qui concerne nos cités, il est parfaitement arbitraire d’établir une corrélation entre les fortes densités de logements et la dégradation ou les troubles de toutes sortes. »4
2 Ibidem p.39
3 Ibidem, p.186
4 Ibidem, p.134
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1 Jane Jacobs, Déclin et survie des grandes villes américaines, 1961, édition française: éditions Paranthèses, 2012, p.15
◊ Chapitre I
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Jane Jacobs, dans la rue devant sa maison, rue quelle chérissait tant, photo: Frank Lennon/Getty Images
Preuves de l’état de dégradation important des quartiers du quartier de Schuylkyll Falls,, dans les années 1970, issu de Defensible Space: people and design in the violent city, Oscar Newman
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Démolition du grand ensemble de Pruitt-Igœ, à Saint-Louis, Missouri, 1972, issu de Defensible Space: people and design in the violent city, Oscar Newman
Entrée d’immeuble au quartier de Breukelen, exemple de gradation spatiale (privé, semi-privé, public, semi-public), issu de Defensible Space: people and design in the violent city, Oscar Newman
C’est dans cet état d’esprit que Jane Jacobs promeut trois conditions, indispensables à ses yeux, pour garantir le bon fonctionnement de la rue en tant qu’espace public reconquis par ses habitants et sécurisé pour chacun. Ces trois conjonctures vitales sont les suivantes: « Premièrement, le domaine public et le domaine privé doivent clairement être départagés. (…) Deuxièmement, il doit y avoir des yeux dans la rue, les yeux de ceux que nous pourrions appeler les propriétaires naturels de la rue. (…) Troisièmement, la rue doit être fréquentée de façon quasi continue. » avant de poursuivre que « lorsqu’une rue possède ce qu’il faut pour s’ouvrir sur l’extérieur, lorsque, dans cette rue, le domaine public se trouve clairement démarqué du domaine privé et que les activités, comme les yeux, y sont suffisamment nombreux, les étrangers y sont bienvenus en grand nombre. » (Jane Jacobs, p.41-46).
Jane Jacobs introduit donc dans cet ouvrage la notion de sécurité comme élément central du bien être citadin, et du bon fonctionnement de l’espace public. Aux antipodes d’un urbanisme froid et fonctionnel qui commençait à montrer ses limites à travers la dégradation des grands ensembles et les problèmes sociaux qui s’y présentaient, Jane Jacobs affirme hardiment l’espace public comme un tissu de relations sociales, un milieu dans lequel s’épanouissent des hommes et des sentiments, constituant une articulation du « social sur le spatial » pour reprendre l’expression de Denis Delbaere. En préconisant ces trois dispositions pour garantir la sécurité dans la rue comme espace public, elle ouvre une voie de contestation de l’aménagement urbain, basée dès cet instant sur l’aménagement lui même, sa forme et ses fonctions, ainsi que sur l’importante place de l’homme et des ses yeux dans cet espace.
Dans le sillon du travail de Jane Jacobs, une autre figure de proue va se distinguer dans cette contestation de l’urbanisme moderne en la personne d’Oscar Newman. Si l’ouvrage de Jane Jacobs n’était, à la base, pas du tout destiné à constituer un socle fondamental pour un nouvel aménagement sécuritaire des villes, sa reprise par Oscar Newman en sera tout autre.
C’est à partir du début des années 1970 qu’Oscar Newman se fera connaître, notamment pour son travail de recherche mettant en tension criminalité et espace physique contextuel (espace public, quartier, rue,…) de cette criminalité. Il va notamment axer son travail sur la façon dont les aménagements urbains et les dispositifs architecturaux peuvent réduire, voire annuler, le passage à l’acte criminel ou délinquant. Le gouvernement américain débloque, en 1968, des fonds destinés à la lutte contre la délinquance, ainsi qu’à la recherche de nouvelles innovations permettant de contrer l’accroissement criminel d’alors. Sous l’égide de ce financement, Oscar Newman publie, en 1973, son ouvrage Defensible Space: People & Design in the Violent City, où le concept d’espace sécuritaire est alors évoqué pour la première fois.
Son travail aide d’une part à la mise en oeuvre de concepts permettant de lier la criminalité à l’espace; et d’autre part, il avance une série de mesures concrètes à appliquer, tant dans l’aménagement de l’espace public que privé, pour lutter contre la criminalité. Oscar Newman présente alors le projet de Defensible Space1 en ces termes:
1 Defensible space est un terme anglais difficilement traductible, littéralement «espace défendable», il ne constitue pas ici une définition militaire mais désigne plutôt un aménagement urbain garant de la sécurité
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« Defensible Space est un modèle pour les environnements résidentiels hantés par le crime, proposant de créer l’expression physique d’un tissu social qui se défend soi-même. (…) Dans un environnement résidentiel (…) dépourvu de Defensible space, des trajets comme aller de la rue à son appartement peuvent relever du véritable défi. La peur et l’incertitude engendrées en vivant dans de tels environnements peuvent éroder voire détruire la sécurité de l’unité d’habitation elle-même. (…) Quatre éléments (…) contribuent à la création d’un Defensible space:
1- La définition territoriale de l’espace, rendant visible les aires d’influence des habitants. On y parvient en subdivisant l’environnement résidentiel en zones, dans lesquelles les résidents adjacents adopteront facilement des attitudes de dominants ; 2- Le positionnement des ouvertures des appartements, permettant une surveillance naturelle de l’extérieur et de l’intérieur de l’espace public de l’environnement habité ; 3- L’adoption de formes évitant la stigmatisation du particulier, permettant aux autres de percevoir la vulnérabilité et l’isolement des habitants ; 4- L’amélioration de la sécurité en plaçant les lotissements au sein de territoires favorables et proches d’activités empêchant la menace continue. »1
A l’instar du travail de Jane Jacobs, Oscar Newman prône la surveillance comme élément fondateur de sa méthode de lutte contre la criminalité; il place alors l’habitant au centre du mécanisme d’aménagement sécuritaire et non plus l’appareil policier. Le concept de panoptisme est ici exhumé pour constituer la clef de voute de l’espace sécuritaire (defensible space); tout voir et assurer un rapport de domination (de l’habitant vers l’intrus) sont les principes fondamentaux de ces aménagements.
La gradation et la subdivision des espaces, privé, public, semi-privé et semi-public, permet une meilleure identification de ces derniers et des personnes y ayant ainsi accès. Parallèlement il expose la circulation, et sa fluidité, en figuration déterminante dans le maintien de la sécurité. En effet cette dernière empêche par nature tout enclavement ou toute occupation statique d’un espace, représentant potentiellement un danger pour les riverains. Critiquant de façon analogue à Jane Jacobs l’aménagement urbain moderniste, il démontre en quoi ces espaces sont générateurs d’insécurité. Il relate ainsi que « dans un immeuble de grande hauteur à couloir central, le seul Defensible space n’est que l’appartement lui-même; tout autre espace n’est que no man’s land, ni public, ni privé. Les halls d’entrée, escaliers, ascenseurs et couloirs demeurent ouverts et accessibles à tous. Contrairement aux rues fréquentées et continuellement surveillées, ces intérieurs-là ne sont que faiblement traversés et impossibles à surveiller ; ils deviennent alors un enfer de peur et de crimes. »2 Le premier constat de Defensible space consiste donc à identifier l’origine des dysfonctionnements dans le projet moderniste à travers l’impossibilité d’appropriation et d’identification de la population à un lieu. La ségrégation radicale de l’espace en zones mono-fonctionnelles entraine la création d’espaces dépersonnalisés, ainsi propices au développement de la criminalité. Fort
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1 Oscar Newman, Defensible Space: people and design in the violent city, Architectural Press, p.8
◊ Chapitre I
2 Ibidem, p.27
Schémas de la hiérarchie des espaces selon Oscar Newman En haut: les flèches montrent les relations; en bas elles montrent les potentiels de surveillance; les deux définissant la territoriabilité, issus de Defensible Space: people and design in the violent city, Oscar Newman
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de cette critique acerbe, il va tenter d’étudier de façon généalogique et empirique les éléments constitutifs de l’habitat traditionnel, et sûrs, tel que le perron, marqueur important, selon lui, de seuil entre les espaces (privés-publics) que l’architecture moderne à délaissé. Par opposition à l’immeuble moderne « classique » (cf citation précédente), Oscar Newman cite alors un cas exemplaire et compatible avec la notion d’espace sécuritaire pour appuyer son propos. Selon lui « la méthode permettant de produire un projet territorialement sain, comme celui de Breukelen Houses, considère les édifices et leurs terrains d’implantation comme sujets d’une corrélation organique. Dans une telle approche, l’intérêt décisif demeure en la capacité de l’édifice lui-même à pouvoir simultanément définir son territoire, tout en se détachant de celui-ci. La relation entre les entrées et le terrain alentour, ainsi qu’entre les systèmes d’accès vertical et les mêmes lieux d’entrée, reçoivent ici une considération de première importance. La disposition des unités de logement suivent ensuite de manière organique ce qui résulte du plan d’implantation général, en encadrant les lieux d’entrée partagés, de manière à ce que l’édifice lui-même définisse le territoire sur lequel il est implanté. »1 L’idée issue de ce constat insiste sur l’obligation pour les habitants de reprendre le contrôle de leur environnement en réinvestissant les espaces publics et collectifs. L’architecture, et les aménagements urbains, sont alors des éléments capables de favoriser des appropriations positives de l’espace et, ainsi, d’améliorer le lien entre habitant et environnement immédiat. Ce qui amène une baisse de la criminalité, et une augmentation de la qualité de vie selon Oscar Newman. Les idées d’Oscar Newman sont authentiquement teintées d’un profond humanisme, croyant en une auto-gestion de l’espace par ses habitants, mais leur application future déviera de cette base idéologique.
L’apport du travail d’Oscar Newman est indéniable dans la recherche et l’étude criminologique, novateur même dans son approche spatiale (cartographies de la criminalité en opposition aux études linéaires préexistantes avant son travail). Les méthodes qu’il emploie vont alors se multiplier et s’affiner durant les années 1970 et 1980 pour finalement déboucher sur le principe de Prévention situationnelle.
Ce concept émerge donc au cours des années 1980, et c’est l’anglais Ronald V. Clarke2 qui sera le premier à employer le terme de « prévention spatiale du crime ». Il avance par la même sa théorie du choix rationnel, théorie qui prône la prise en compte d’un certain nombre de facteurs qui déterminent si oui ou non une personne va commettre un crime: l’environnement immédiat, la difficulté à commettre le crime, le gain potentiel et le risque encouru. En considérant chaque individu comme étant un être rationnel, potentiellement malveillant, cette approche criminologique va élaborer une nouvelle façon de traiter la criminalité dans un espace donné: la prévention situationnelle.
La prévention situationnelle est ainsi « l’ensemble des mesures qui visent à empêcher le passage à l’acte délinquant en modifiant les circonstances dans lesquelles les délits pourraient être commis par le durcissement des cibles » selon la définition d’ Éric Chalumeau.
1 Oscar Newman, Defensible Space: people and design in the violent city, Architectural Press, p.60
2 Ronald Victor Gemuseus Clarke est un criminologue britanique né en 1941, il est professeur à la School of Criminal Justice de la Rutgers University à Newark (New Jersey). Il a notamment reçu en 2014 le Stockholm en criminologie (haute distinction du milieu).
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◊ Chapitre I
Les « résidentialisations » des immeubles, des espaces verts et de jeux structurent les cheminements et réduisent l’espace public exclusivement voué à une fonction de passage, quartier du Val d’Argent à Argenteuil, photo: Camille Gosselin, 2014
« Voir et être vu » est un principe central de la prévention situationnelle ; il est souvent au cœur du traitement des espaces publics, quartier du Val d’Argent à Argenteuil, Brigitte Guigou, 2014
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• 03 Les espaces sécuritaires dans la fabrique actuelle de l’espace public
La prévention situationnelle émerge donc durant les années 1980 et va rapidement se propager pour devenir la norme dans l’aménagement de l’espace public. Nous avons pu établir, dans cette synthèse historique et théorique, que la prévention situationnelle constitue la poursuite d’un rêve disciplinaire né durant le XIXème siècle. Nous avons également découvert que l’aménagement sécuritaire des villes est le fruit de plusieurs facteurs, de l’hygiène jusqu’aux échanges commerciaux, résultant sans cesse d’une recherche d’efficacité accrue dans la gestion de l’espace et des populations. Cette recherche perpétuelle de sécurité et de contrôle de la population par l’espace se traduit ainsi par des dispositifs spatiaux divers, que le temps et les contributions successives n’ont cessé d’enrichir. Du panoptisme évident dans le Defensible space jusqu’à la discrète proportion d’une avenue haussmanienne, ces dispositifs spatiaux tirent leur efficacité de leur forme architecturale.
Il est maintenant question d’embrasser la fabrique actuelle d’espaces publics sécuritaires, ainsi que des divers dispositifs opérationnels de celle-ci. La prévention situationnelle occupant une place de choix dans le renouveau urbain, elle n’est cependant pas le seul procédé de production d’espaces sécuritaires aujourd’hui. Paul Landauer introduit son ouvrage L’architecte, la ville et la sécurité en nous rappelant que « la sécurité est en train d’envahir nos paysages quotidiens au point de conditionner aujourd’hui les modes de fabrication de la plupart des lieux urbains. Aucun aménagement ou réaménagement n’est désormais envisagé sans tenir compte de cette question. »1
Nous allons donc nous pencher sur cette nouvelle production d’espaces sécuritaires, tout en analysant les causes et fondements qui la régissent de nos jours.
En France le Programme national de rénovation urbaine (PNRU), initiée dès 2004, a pour triple objectif de changer l’image des quartiers, transformer les conditions de vie des habitants et (re)créer de la mixité sociale. Cette politique de renouvellement urbain vise donc à changer l’image de quartiers HLM, dont le grand ensemble et l’urbanisme moderne en sont la figure archétypale, afin d’améliorer les conditions de vie dans ces derniers. En effet ces quartiers ont la réputation, et la triste réalité, d’être des territoires où l’insécurité demeure un problème majeur. C’est cette dernière qui sera à l’origine de la politique de rénovation urbaine. Cette politique de renouvellement urbain émerge dans les années 1990 et fait directement suite aux travaux de Ronald V. Clarke en Angleterre. Camille Gosselin souligne, dans son article La rénovation urbaine et le modèle de « l’espace défendable » : la montée en puissance des enjeux sécuritaires dans l’aménagement (métropolitiques.eu), que « Outre les objectifs sociaux de « rééquilibrage du peuplement » et de transformation de l’offre de logement, la rénovation urbaine peut également être définie comme une politique de sécurité. » Ce politique
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◊ Chapitre I
1 Paul Landauer, L’architecte, la ville et la sécurité, 2009, Presses Universitaires de France, p.2
de rénovation urbaine se base donc sur des principes de sécurité, bien que la gouvernance ne l’évoque pas explicitement. Il s’agit ici de prendre le contre-pied du modèle fonctionnel des grands ensembles par la résidentialisation.
Ce modèle se diffuse ainsi en deux temps, comme nous le relate Camille Gosselin; « d’abord à travers la généralisation des opérations de résidentialisation, justifiées par la théorie de l’espace défendable » et « ensuite par l’apparition de dispositifs spécifiques dédiés au traitement des questions de sécurité par l’aménagement, qui traduisent la montée en puissance de la dimension sécuritaire dans les politiques urbaines. »1 Le premier acte de cette politique est donc de changer l’image des logements de ses quartiers par la destruction ou la réhabilitation d’immeubles de grands ensembles, accompagné d’une diversification des typologies et offres de logements (création de nouvelles résidences). Vient ensuite la transformation de l’espace public et de l’environnement de ces quartiers visant à modifier profondément l’image et l’ambiance de ceux-ci. C’est dans cette volonté de transformation spatiale de l’environnement qu’intervient le principe de prévention situationnelle: éradiquer, ou du moins réduire, la délinquance par l’aménagement spatial.
La « résidentialisation » est un terme apparu à la fin des années 1990 dans le secteur HLM et chez les architectes pour désigner de nouvelles pratiques d’aménagement des logements sociaux; la « résidentialisation […] consiste au minimum à clarifier les statuts des espaces extérieurs et à délimiter, par une clôture, l’espace privé de la résidence et l’espace public de la ville. Les dispositifs spatiaux […] vont de la simple fermeture pour éviter les passages, rassemblements et trafics, à la constitution d’unité résidentielle offrant aux résidents des espaces à s’approprier. »2 Nous pouvons alors voir dans cette définition que la résidentialisation embrasse trait pour trait celle du Denfensible space d’Oscar Newman; un travestissement linguistique destiné à produire de la prévention situationnelle sans l’énoncer clairement. En effet il est important de rappeler que « Si, lors de la conception des résidentialisations, les questions de sécurité sont régulièrement pointées par les gestionnaires et les maîtres d’œuvre, leur dimension sécuritaire n’a cependant pas été mise en avant dans les discours de justification du PNRU, où elles sont davantage présentées comme un outil de clarification des statuts et fonctions des espaces extérieurs. » (Camille Gosselin, 2015). Le marquage des territoires, l’auto-surveillance des habitants, la clarification des espaces (public, semi-public, privé, semiprivé), sont autant d’éléments directement issus de la thèse d’Oscar Newman, et mis en oeuvres dans les opérations de résidentialisations.
Nous pouvons donc observer un jeu de dupe qui se met en place entre espace et sécurisation, le premier servant le second insidieusement. Il est important de souligner que « les discours sur la rénovation urbaine ne traitent pas frontalement la question de la sécurité et promeuvent des concepts plus consensuels – « qualité urbaine », « résidentialisation » – permettant d’emprunter les principes de la prévention situationnelle sans parler ouvertement de sécurité ».
(Camille Gosselin, 2015) Ces principes vont alors être intégrés dans l’aménagement physique
1 Camille Gosselin, La rénovation urbaine et le modèle de « l’espace défendable » : la montée en puissance des enjeux sécuritaires dans l’aménagement, 2015, métropolitiques.eu
2 Christine Lelévrier et Brigitte Guigou, la Résidentialisation. Genèse, références, et effets attendus d’une pratique d’aménagement, 2004, rapport pour l’IAU-Idf
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des espaces publics, sans que les enjeux de sécurité qui les régissent soient mis en avant: délimitation des cheminements, espaces verts, visibilité de chacun, choix d’un endroit pour un équipement plutôt qu’un autre, etc…
La prévention situationnelle se retrouve ainsi constituante primordiale du renouvellement urbains de certains quartiers français. Nous avons vu qu’il s’agit d’une mise en oeuvre informelle par la résidentialisation et le traitement de l’espace public. Cependant depuis 2010, l’instauration de l’obligation de mener des études de sécurité publique (ESP) sur des opérations ANRU1 permet une diffusion des principes de prévention situationnelle dans un cadre réglementaire (Camille Gosselin, 2015). Toutefois ce cadre réglementaire ne s’applique qu’à des projets remplissant certains critères (démolition de 500 logements, opérations désignées par arrêtés du préfet comme présentant des risques pour la protection des personnes et des biens, injonction du préfet).
Alors sommes nous en droit de nous interroger sur l’efficacité de cette politique; la prévention situationnelle « travaillant principalement sur les manifestations de la délinquance, et non sur ses causes sociales, risque, en effet, d’aboutir davantage à une normalisation de l’espace urbain et des modes d’habiter qu’à un traitement en profondeur des enjeux de prévention de la délinquance. »2 Il serait donc hâtif de considérer le seul espace comme remède aux maux sociaux et sécuritaires de notre société.
Ainsi la prévention situationnelle semble s’immiscer, et s’appliquer, dans les politiques de la ville, de façon insidieuse dans le traitement des espaces publics, et maintenant de façon réglementaire dans certaines opérations. Cependant cette politique de semble pas permettre une réelle appropriation de leurs environnements par les habitants, ni créer les conditions de surveillance des quartiers par ses derniers. Elle tend ainsi à une normalisation des espaces publics, et un affaiblissement de la liberté d’usages au sein de ceux-ci.
Si la prévention situationnelle reste la politique maîtresse dans l’aménagement sécuritaire des territoires, elle n’est pas l’unique dispositif de l’aménagement sécuritaire de nos jours. Nous allons donc voir que d’autres principes régissent également la sécurité dans l’aménagement de l’espace public actuel.
L’urbanisme et l’aménagement de l’espace public connaissent donc un important souci de sécurité, ce dernier donnant naissance à des aménagements sécuritaires croissants et diversifiés depuis plus d’un siècle. C’est ainsi que, depuis la fin des années 1990, « un nouvel urbanisme apparait alors, dont on peut résumer le fonctionnement par la combinaison des quatre traits suivants: d’abord la séparation complète des flux et des parcours, puis l’emboitement des périmètres de sécurité, ensuite le renouvellement spatial incessant et, enfin, le remplacement de la vision panoptique par un contrôle détaillé en certains points stratégiques du territoire. »3 Paul Landauer nous relate que ces nouvelles figures spatiales de la sécurité découlent pour une
1 Agence Nationale pour la Rénovation urbaine, agence chargée de la mise en oeuvre du PNRU
2 Camille Gosselin, La rénovation urbaine et le modèle de « l’espace défendable » : la montée en puissance des enjeux sécuritaires dans l’aménagement, 2015, métropolitiques.eu
3 Paul Landauer, L’architecte, la ville et la sécurité, 2009, Presses Universitaires de France, p.10
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◊ Chapitre I
part importante de « la modification du danger lui-même », l’insécurité se plaçant la plupart du temps au-delà « de la surveillance d’un territoire bien défini , accessible au regard»1. Il évoque alors le rôle important qu’ont joué les stades et leurs abords dans la modification, ainsi que dans l’innovation, des politiques sécuritaires spatiales. La lutte contre le hooliganisme durant les années 1990 en fut notamment un des moteurs. Les méthodes de sécurisation de ces espaces se sont ensuite vues transposées dans un ensemble plus large d’aménagements d’espaces publics tels que les places, parvis de gares, et aménagement des lignes de tramways, pour ne citer que ces exemples.
Le premier enjeux amenant à un certain aménagement sécuritaire est donc l’enjeu de maitrise des flux et des parcours des usagers. La gestion des parcours lors de grands évènements sportifs ou festifs dans les stades va amener la gouvernance à s’aligner sur le principe de l’urbanisme routier. « Tout comme les flux de marchandises ou d’informations, les flux des usagers ou des visiteurs sont conçus de telle manière qu’ils ne puissent se trouver ralentis ou empêchés par le croisement avec d’autres »2 Ainsi imposée, la mobilité entraine un anéantissement de l’occupation statique d’un espace; elle permet également l’identification immédiate de l’exception constituée par cette dernière et ainsi d’une intervention en conséquence. Mais « forcer à la mobilité n’est pas suffisant. Il convient également de catégoriser les flux, de contraindre leur répartition et de contenir le risque de leur agrégation. »3 Il s’agit pour les stades d’éviter le croisement des supporters d’équipes adversaires, et leur stagnation dans un espace donné. Cette stratégie sera facilement transcriptible dans l’enjeu de gestion des manifestations urbaines, éviter que des groupes importants de personnes, issus de publics différents, ne se rencontrent au risque de créer des heurts et des émeutes importantes. Plus généralement le « souci d’éviter les lieux d’agrégation en général, en tant qu’ils génèrent toutes sortes d’actes de malveillance -des vols à la tire jusqu’aux émeutes- pousse de nombreuses villes à multiplier les lignes de déplacements »4 La multiplication des nouveaux modes de déplacements -tramway, vélo, trottinette, skateboard, etc- est un élément constitutif de cette dispersion. Laquelle a directement pour traduction spatiale une subdivision des rues, places, en autant de sites propres destinés à garantir la fluidité de chaque mode de circulation (Paul Landaueur, 2009).
L’une des conséquences directe de ce nouvel aménagement, n’est autre qu’une multiplication importante d’un nouveau type de mobilier urbain: bloc-stops, potelets, chasse-roues, barrières,… Un arsenal de dispositifs physiques variés, destiné à limiter les points de passages d’un couloir à l’autre, et à maintenir des vitesses constantes dans chacun d’eux. Le nouvel enjeu sous-jacent à cette politique d’aménagement n’est plus d’aménager les infrastructures en fonction des flux d’usagers, mais plutôt de « maitriser les parcours empruntés par ces
2 Ibidem, p.12
3 Ibidem, p.13
4 Ibidem, p.14
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1 Paul Landauer, L’architecte, la ville et la sécurité, 2009, Presses Universitaires de France, p.9
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Emeutes de Hooligans parisiens, Mai 2013, AFP, A.C.P
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Barrières Vauban deployées sur le parvis de l’hötel de ville de Paris, 2015, photo ©Jean-Claude Saget
Blocs-stop, potelets, séparations des flux dans l’espace public, Bordeaux, 2017, AFP, WS/ Rue89
mêmes usagers afin de réduire les lieux de confrontation possible. »1 Ce principe se verra largement mis à l’oeuvre dans l’aménagement des lignes de tramways. Comme nous le relate Paul Landauer, les quatre lignes de tramway de la ville de Strasbourg se croisent en un point central de la ville, la place de l’homme-de-fer; la place devenant une nouvelle centralisé et cristallisant aujourd’hui la plupart des problèmes d’insécurité. La ville de Bordeaux a tiré leçon de cet aménagement et a fait se croiser ses trois lignes de tramway deux à deux, afin d’obtenir une distribution plus homogène des flux autour de polarités existantes ou à venir. Ce souci de gestion de flux et de séparation des registres se voit largement repris dans la politique de résidentialisation évoquée en amont. En effet les grilles de résidentialisation implantées autour des barres et des tours visent principalement à redéfinir la limite entre les différents espaces (privés, publics,…) comme nous l’avons vu précédemment, tout en visant à réserver à la rue une fonction de seule circulation. Ces nouveaux dispositifs d’aménagement sécuritaire, visant à consacrer chaque flux à son couloir de circulation, permettent ainsi d’éviter « une appropriation possible d’un segment de rue, et favorisant la mobilité des passants. »2
Nous venons de voir en quoi la question, et le souci, de la gestion des flux peut aboutir, aujourd’hui, sur un certain pan de l’aménagement sécuritaire. Un aménagement basé sur une séparation stricte de chaque flux de circulation, visant à une fluidité sans cesse accrue, qui n’est toutefois pas suffisant pour garantir un maintien de l’ordre constant. Cet « ordre dispersé »3 , mis en oeuvre dans les récents aménagements urbains, se voit alors complété généralement par la mise en place de périmètres de sécurité.
Intéressons nous un instant sur la mise en place récente de ces périmètres de sécurité dans l’aménagement des espaces publics. « Les nouvelles connections urbaines de la sécurité ne se bornent pas à prévenir les risques d’agrégation. Ces conceptions répondent également au mode d’intervention des forces de l’ordre. »4 Une fois de plus ce sont les stades qui furent pionniers dans ce domaine. La neutralité du territoire alentour des stades est une des caractéristiques majeure de ces équipements. Cette réservation de périmètres de sécurité, dans le cadre de grands événements sportifs ou festifs, se justifie par la « nécessité de répartir les postes de contrôle en amont des zones à sécuriser et le souci de coordonner les actions entre les responsables du maintien de l’ordre. »5 Ces périmètres de sécurité ont été rendus obligatoires en 1994 dans les aménagements d’équipements tel que les stades. Ces glacis spatiaux permettent la mise en place d’espaces intermédiaires permettant une répartition des rôles entre institutions publiques et organisateurs privés. Ainsi peuvent être mis en place des « dispositifs matériels de préfiltrage sur les points prévus » qui serviront à filtrer les publics et les orienter selon la catégorie qu’ils représentent (selon le type de billet détenu,
1 Paul Landauer, L’architecte, la ville et la sécurité, 2009, Presses Universitaires de France, p.15
2 Ibidem, p.17
3 oredre dispersé est le nom donné à cet aménagement visant à séparer et caractériser les flux de circulation par l’architecte Paul Landauer dans son ouvrage L’architecte, la ville et la sécurité
4 Paul Landauer, L’architecte, la ville et la sécurité, 2009, Presses Universitaires de France, p.18
5 Ibidem
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◊ Chapitre I
etc..) et d’exclure de ce périmètre toute personne jugée parasite ou indésirable, non légitime d’accès. Les spectateurs sont donc pré-sélectionnés et moins nombreux grâce à ces points de contrôle; la foule en est d’autant plus maîtrisée et maitrisable. Le périmètre de sécurité se base alors sur la surveillance des mouvements de la foule et non plus simplement sur la surveillance du territoire; les déplacements du public filtré sont balisés à l’intérieur d’un espace déterminé et clos, tout en assurant une protection des informations partagées par les organismes publics et privés du maintien de l’ordre. Il serait cependant hâtif de considérer les stades comme norme de l’aménagement urbain, car des règles particulières de sécurité s’appliquent depuis longtemps pour ces lieux (Paul Landauer, 2009).
Il faut néanmoins souligner que la mise en oeuvre de ces domaines revêt un caractère de moins en moins exceptionnel. De nombreux périmètres de sécurité sont ainsi mis en oeuvre entre des espaces clos, dont la sécurité relève des gestionnaires, et des espaces ouverts, dont la sécurité relève de la police. Paul Landauer cite en exemple le parvis des gares de tgv, rer, et bus desservant Disneyland. Cet espace étant maintenant une zone tampon de filtrage entre les différents publics: entre clients du parc et riverains usagers de l’espace public. Le registre du domaine public se trouve alors profondément modifié et devient « une zone mixte, cogérée par les responsables des loisirs […] et par les instances publiques. »1 L’importante surface générée répond donc à une subtile nécessité de cogestion facilitée entre les différents acteurs
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1 Paul Landauer, L’architecte, la ville et la sécurité, 2009, Presses Universitaires de France, p.20
Parvis de la gare TGV de Marne la vallée, eurodisney, 2017, AFP, Alamy photos
du maintien de l’ordre. Ces périmètres de sécurité, depuis plus d’une décennie, tendent à ruisseler dans le coeur des villes. Des espace publics, tels que la place de La République à Lyon ou la place Saint Michel à Bordeaux, tendent à se neutraliser pour permettre une évacuation rapide aux usagers ainsi qu’une intervention plus rapide des forces de l’ordre. Un dispositif cristallisant cette neutralisation est sans doute « la mise en oeuvre, de plus en plus fréquente dans les projets architecturaux et urbains, de plans d’eaux artificiels et de bassins pour mettre à distance la ville alentour. »1 Cet agencement spatial, discret dispositif répulsif, permet ainsi une mise à distance des usages et des usagers. Ce dispositif gage son succès dans son habile travestissement spatial; n’obstruant jamais le regard, bien que fendant l’espace physiquement. La certaine valeur esthétique que peut comporter un plan d’eau artificiel constitue par la même un gage opérationnel aux yeux des passants; une beauté supposée masquer la visée d’un tel dispositif. Le statut de ces périmètres de sécurité reste néanmoins ambigu; leur place dans les équipements ouverts au public tend à se confondre avec les places et parvis d’antan, ils constituent alors de véritables « soupapes de sûreté » mimant une forme d’espace public traditionnel. Paul Landaueur nous précise alors que ces espaces « contribuent à généraliser à la ville entière une différenciation progressive entre trois types d’espace: une zone ouverte,sans distinction, au public, à laquelle se succède une zone contrôlée nécessitant une vérification d’identité; zone derrière laquelle se situe un espace réservé aux détenteurs d’autorisation, d’habilitation ou de billet d’entrée. »2 Ce nouveau découpage spatial efface petit à petit la
1 Paul Landauer, L’architecte, la ville et la sécurité, 2009, Presses Universitaires de France, p.20
2 Ibidem, p.21
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Parvis du Tribunal de Nantes, disposant maintenant de barrières rétractables afin de gérer la sécurité de l’espace selon les évènements, 2018, photo: C. Henry
stricte distinction entre domaine privé et domaine public, renforçant ainsi le pouvoir s’exerçant sur les usagers. Cette mise en place de glacis spatiaux au sein de l’espace public ne saurait tirer son efficience sans un outil technologique déterminant, facilitant la mise en relation des diverses instances garantes de la sécurité. Cet outil n’est autre que la vidéosurveillance généralisée, couplée à des postes centraux de commandement. La vidéosurveillance permet la « substitution d’une gestion temporelle à une gestion spatiale »1 dans la prévention du crime et autres incivilités. Cette généralisation de la vidéosurveillance ne va pas sans rappeler le panoptisme de Jeremy Bentham, voir sans être vu, afin de coercer un peu plus le comportement à suivre pour les usagers. Mais cette technologie permet alors un perfectionnement certain du panopticon, comme nous le verrons en aval de la présente ligne. Ces postes de commandements permettent ainsi un aiguillage venant du ciel, assurant une coordination entre les différents gestionnaires de la sécurité, leurs champs d’action pouvant se superposer, la caution de leur efficacité résidant dans l’autonomie de chacun des acteurs de la sécurité. C’est ainsi que nous assistons à une changeant de paradigme dans la gestion sécuritaire de l’espace public: « ce ne sont plus les interventions qui s’adaptent au terrain mais le terrain qui s’adapte désormais aux interventions. » 2
La mise en place de ce nouvel ordre, découpage, spatial dans l’aménagement de l’espace public ne va pas sans suivre l’évolution de la délinquance, de plus en plus instable et mobile. Les structures urbaines mises en place au XIXè siècle pour lutter contre les mouvements insurrectionnels des classes laborieuses, tels que les percées, grilles, ou chemin de ronde, constituaient des moyens efficace de sécurité. Ces techniques deviennent aujourd’hui inutiles, les populations à contrôler s’avérant indistinctes et mouvantes (Paul Landaueur, 2009). Ce nouveau paradigme de la sécurité nécessite donc la mise en oeuvre d’un urbanisme « intelligent », un urbanisme qui soit capable alors de modifier ses aménagements selon les occasions. Le repérage des populations dangereuses serait ainsi facilité, et leur intervention n’aurait qu’à recouper la trajectoire spatiale empruntée par les suspects. L’ensemble des espaces publics vise alors cette adaptabilité spatiale pour une sécurité renforcée. Des nouveaux dispositifs permettant cette mutabilité voient ainsi le jour. Leur mise en place, couplée aux dispositifs évoqués précédemment, va donc naturellement constituer la promesse d’un espace de plus en plus sécurisé. Nous assistons depuis quelques années à un nouveau déploiement au sein de l’espace public; celui des barrières Vauban, comme nous le relate Paul Landauer. Ces barrières ont vu le jour durant les années 1990 avec le déploiement du plan vigipirate; et sont utilisées pour gérer ou circonscrire la foule lors d’événements particuliers. Ces barrières préfigurent une nouvelle façon de contrôler l’espace public. Dès lors, « il ne s’agit plus de séparer des espaces relevant de modes de surveillance distincts mais bien de permettre l’adaptation des places et des voies de circulation à l’évolution de la menace. »3 Ces barrières amovibles, permettent
2 Ibidem, p.24
3 Ibidem, p.27
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1 Paul Landauer, L’architecte, la ville et la sécurité, 2009, Presses Universitaires de France, p.22