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LES CHAMPS DES POSSIBLES
ÉMOUSSEMENT DES SENS, EN VILLE. QUÊTE DE SENS, AU VERT. DE QUELQUES-UNS, ILS SONT DEVENUS NOMBREUX À DÉLAISSER LA CAPITALE, 10 % ENTRE 2020 ET 2021 AVEC UNE PRÉDILECTION POUR L’ÎLE-DE-FRANCE. D’AUTRES CHOISISSENT, PLUS RADICALEMENT, LA CAMPAGNE, INVENTANT UN NOUVEL ART DE VIVRE. LES MAINS DANS LA TERRE, LA CRÉATIVITÉ DÉBRIDÉE, LA CONSOMMATION FRUGALE, LA DÉCORATION RÉINVENTÉE, LA MODE OUBLIÉE ! PAR Virginie Bertrand
SÉQUENCES HOLISTIQUES
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PAGE DE GAUCHE « Refuge de haute campagne à 45 minutes de Paris », le Barn, hôtel dans un ancien moulin XVIIIe siècle et des granges transformées, avec potager et restaurant familial, est devenu l’un des rendez-vous des Parisiens en mal de nature
PAGE DE DROITE Vers une autre vie. Les eaux tranquilles du Loing, affluent de la Seine, bordent le village de Grez-sur-Loing. Baignade et canoë.
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Manuel à usage des néo-ruraux. 1. Bavarois à la fraise et aux fleurs de sureau d’Alice Roca. 2. Le dress code de l’été. 3. Les trois auteures du livre, Gesa Hansen au centre, à sa droite Charlotte Huguet, et à sa gauche, Estelle Marandon. 4. Le pain au levain d’Alice Roca, auteure d’Alice in food. 5. L’art du potager. 6. Le poêle, élément central de la vie à la campagne. 7. Les sabots accessoires des champs et des villes. 8. Le livre Campagne d’Estelle Marandon, Charlotte Huguet et Gesa Hansen.
Les Parisiens partent en campagne. « Le grand guide Marabout de l’autosuffisance édité dans les années 1970 est à nouveau en une des ventes les plus importantes de la FNAC ! D’un côté, les Parisiens branchés, souvent des couples avec enfant, repensent leur vie, en recherche de bien-être et d’un mode d’expression supplémentaire comme la céramique ou la permaculture, font le choix de la campagne. De l’autre, les jeunes déclarent qu’ils le font pour leur santé mentale et se rapprocher de l’artisanat, se confronter à la matière. Ils cherchent, tous, le jardinier ou l’artisan qui leur ouvrira de nouveaux chakras. La dimension humaine est importante ». Vincent Grégoire, directeur du département Consumer Trends & Insights de l’agence de prospective Nelly Rodi observe depuis plus de cinq ans ce phénomène croissant. « Ils fantasment la campagne, désirant une qualité de vie, voire une souveraineté, être maîtres des horloges, en autonomie – faire avec ce que l’on a. » Estelle Marandon, journaliste, Charlotte Huguet, styliste, et Gesa Hansen, designer, ont sauté le pas, la première après le confinement, les deux autres quel- ques années auparavant. « Le changement est bien plus radical qu’il n’y paraît et c’est ce que nous avons voulu raconter dans notre livre “Campagne – Un nouvel art de vivre”, qui vient de paraître chez Flammarion. » Leur ouvrage moissonne et collecte les chatoiements, aussi minuscules soient-ils de leurs rêves réalisés et les changements en majuscule provoqués. « Une campagnification de nos vies ! » De nouvelles icônes, sabots et cheminée. « Ce retour à des choses plus simples appelle donc à un peu d’humilité et parfois à un certain dénuement. Notre rapport à la décoration, au beau, a mué en quelque chose de plus immédiat, fonctionnel. J’épure. » constate Charlotte Huguet. Les trois auteures décrivent leur appétence pour la chine, les papiers peints réalisés au pochoir, la technique de l’overlaying, un tapis sur un tapis pour se protéger du froid, l’art du stockage, des bouquets, du jardinage, du potager. « Pour moi la connexion avec la nature est essentielle, presque vitale. Avant je n’avais même pas de balcon. Aujourd’hui le jardinage, le fait de pouvoir mettre les mains dans la terre, à un côté presque thérapeutique. Une heure dans le jardin et je me sens mieux, moins stressée, plus heureuse », remarque Estelle Marandon, la dernière arrivée. Gesa Hansen note son approche à la fois plus intuitive et plus concentrée de la création. « J’étais inspirée à Paris par beaucoup de choses mais je n’avais pas le calme pour transformer ces inspirations en idées. Maintenant je me sens moins distraite et je crée beaucoup plus ». Elle s’étonne aussi « Nos envies et goûts ont tellement changé, on s’est intéressées d’un coup à d’autres matériaux, couleurs, objets ». Vincent Grégoire décrit deux courants : les nouveaux « Axel Vervoordt », minimalisme radical, matières brutes, wabi-sabi et les « CottageCore » tendance anglaise bohème, mélanges dépareillés, colorés, rapiécés. Il relève aussi « le retour de la cheminée Focus, souvent très design ». Le mobilier dessiné par Gesa Hansen et fabriqué par The Hansen Family, illustre cette tendance à la naturalité.
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Co-créations avec la nature 1. Dans la forêt de Fontainebleau. 2. Totems de l’atelier Rosigor. 3. À Grez-sur-Loing. 4. Les bouquets de fleurs fraîches et séchées de l’artiste Siri Thorson, qui était en résidence à La Folie Barbizon. 5. Banc de Jean-Guillaume Mathiaut dont l’atelier est à Bourron-Marlotte. 6. Céramique d’Eloïse Van Der Heyden. 7. Le bar du restaurant de la Folie Barbizon réalisé par l’ébéniste Norbert Gomez. 8. Les pinceaux magiques de Sentia Renneteau.
Une création intuitive, primitive. À lame vive et l’âme à nu, JeanGuillaume Mathiaut taille dans la masse de troncs de chênes tombés, achetés auprès de l’ONF. Il a installé son atelier en lisière de la forêt de Fontainebleau, dans un ancien manège à chevaux. Il dit qu’elle l’a réparé plus jeune. Aujourd’hui, il y puise toujours son énergie vitale. Architecte puis formé à l’ébénisterie par un maître à Kyoto, il sculpte des « meubles-paysages » exultant la force de la nature. Ses murs-bibliothèques, ses tabourets-dolmens, ses chaises-fétiches peuplent les maisons de nombreux collectionneurs. Il construit aussi des cabanes qui n’en ont que le nom, entre micro-architecture et vortex de branches. Eloïse Van Der Heyden, dans le village de Bourron-Marlotte, se nourrit aussi de cette matière vivante dans ses pratiques artistiques. Fleurs et fougères sont lithographiées directement sous presse, l’indigo de ses ciels sur papier coréen vient d’un compost naturel, les teintes charbonneuses de ses céramiques se forment à la fumée des braises ardentes dans un procédé archaïque d’enfouissement. « J’ai voulu montrer que la forêt était aussi inspirante que les musées. ». Le duo Léonor Mégrot-Desallais, architecte, et Grégoire Mazureck, ingénieur délaisse un temps leur atelier pour transformer d’anciens vestiaires sportifs en guinguette. « Nous partageons les mêmes réflexions sur l’importance de l’artisanat, sur son approche vernaculaire et la frugalité des matériaux employés. ». Ils récupèrent cages de foot, palissades, vieilles structures en bois, baptisent ce futur rendez-vous le long de la rivière : Les Vestiaires. Ouverture le 17 juin. Processus organiques, naturels. « Tout se fait au fur et à mesure avec les artistes, le lieu se construit de manière assez organique. Zuzana Hlivarova, céramiste, a créé toutes les appliques, Norbert Gomez, ébéniste, a entièrement façonné le bar à partir d’un tronc de châtaignier brut ; Inês Zenha, peintre, a réalisé plusieurs toiles grand format ; et Ninon Gavarian, artiste textile spécialisée en upcycling et teinture végétale, a fabriqué les rideaux ». La décoratrice Alix Thomsen se joint à Lionel Bensemoun dans l’aventure de La Folie Barbizon. Avant les autres, il y a plus de trois ans pour la naissance du projet, ces deux purs Parisiens, la première ex-styliste puis décoratrice, le second, le roi de la fête, du feu Baron au Grand Amour, anticipent ce désir vert. Ils imaginent un endroit mi-hôtel, mi-résidence d’artistes, mi-maison d’amis. « Un lieu nature et culture ». La création s’y fait in situ, sous influences des cinq éléments. Initiateur de GANG, Groupe Action Néo-Green, Lionel Bensemoun veut « sensibiliser le public via des médiums artistiques ». Magiques aussi, sont les pinceaux de Sentia Renneteau. Elle assemble des brosses à partir de ses cueillettes sauvages en forêt, ou en bordure de champs. La posidonie ou le chardon dont elle extrait les pistils à l’aide d’une pince à épiler, forment la touffe, les herbes s’entourent autour du calice et le bambou, la grande berce ou le phytolacca, plante invasive, sert de bâton. « Je fabrique tout, les peintures à la tempera, pigments émulsionnés à l’œuf, le papier, les pinceaux. » Elle les destine aux enfants lors de ses ateliers. « Ils libèrent le geste. »
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Faune et Flore locales. 1. François Daehn dans le potager du Barn, cinq tonnes de fruits et légumes sont produites chaque année. 2. Sérigraphie d’Eloise Van Der Heyden. 3. Les cultures du potager qui approvisionnent le restaurant du Barn. 4. Au Barn, les chevaux du Haras de la Cense sont partout. 5. Alice in food, À ma table d’Alice Roca, éditions First. 6. Table dressée en pleine nature au Barn. 7. Marcin Rusak, Tephra Credenza, 2022, en zinc, jute et fleurs, édition unique.
La campagne n’est pas un décor. Quel point commun entre Alice Roca qui vient de publier Alice in food, À ma table chez First Editions et Édouard Daehn, co-fondateur du Barn près de Rambouillet ? Tous les deux parlent de la fonction, insistant sur le côté non fantasmé. « Avant tout ce qui se passait à la campagne devait être passéiste, j’aime la nature dans une vision contemporaine ». Issu de l’école hôtelière de Lausanne, passé par Bocuse et bien d’autres à travers le monde, Édouard Daehn, la petite quarantaine, entend redonner un usage à des bâtiments en déshérence sans en renier leur première destination. Avec le Barn, « plus proche d’une grande auberge que d’un hôtel », ce sont deux granges qui sont transformées, toujours en prise directe avec le haras de la Cense, entourées de plus d’une centaine de chevaux. Demain ce seront deux fermes qui proposeront les mêmes services tout en retrouvant leurs rôles de cultures de céréales et d’orge en particulier pour celle près de Compiègne et pour l’autre, un élevage de vaches laitières « en pâturage tournant », méthode déjà éprouvée par son associé William Kriegel dans son ranch du Montana. « Des vrais lieux d’agriculture, protéiformes dans leur offre, transgénérationnels pour les résidents ». Alice Roca cultive, cuisine, stocke, composte, partage. Son potager n’est pas un hobby, c’est le début de sa vie d’après styliste. « Ma vie à la campagne m’a ouvert un monde. C’est ici que j’ai pris goût à ce rythme de vie, à toute cette vie qui m’entoure et qui m’inspire en cuisine. Cuisiner, c’est prendre soin. Ce que l’on mange a un impact direct (et encore trop négligé) sur notre corps et notre planète. » Nouvelle capacité à l’émerveillement. La campagne gagne aussi la capitale, sur invitation des artistes. Petit-fils et fils de floriculteurs, Marcin Rusak, diplômé de la Design Academy d’Eindhoven explore des processus alchimiques. Il a contribué à l’invention de formules permettant d’accélérer ou d’arrêter la détérioration de la matière florale organique. Il réalise des inclusions de fleurs dans de la résine, formant un plateau de table, une lampe. Ce mobilier-herbier fait ressurgir à chaque instant l’incroyable beauté des végétaux, leur intelligence sous-jacente, avec leurs systèmes de communication, de reproduction, d’adaptation. La Carpenters Workshop Gallery présente ses dernières créations lors d’une exposition « New Guard », mettant en avant la nouvelle génération de designers, leur sujet de réflexion, leur pratique artistique. Marcin Rusak choisit précautionneusement des graines qu’il fait ensuite pousser sur une structure en toile de jute. Après quelques semaines, quand les fleurs se manifesteront, il les figera dans une projection de poudre de zinc. Interprétation libre : un avertissement si on ne veut pas que la terre ressemble à Pompéi. « Les arts se sont toujours inspirés de la nature, et notamment des fleurs que l’on retrouve de la porcelaine chinoise aux papiers peints de William Morris ». « Poétiser pour protéger ». Une monographie Encoded Symbols est publiée aux Presses du Réel.
BIBLIOGRAPHIE
— Campagne, Flammarion. Alice in Food, À ma table, First Éditions.