10 minute read

les mitraillages alliés

L’attaque sur Rouen le 9 juillet 1944 détruit une grande partie de la vielle ville mais aussi les principaux ponts de la ville. – Coll. USAAF archival photo

Advertisement

Les mitraillages alliés

Les récits et les articles concernant cet aspect de la guerre sont nombreux. Dans les journaux vichystes mais aussi chez nos témoins mariniers alors enfant. Un hommage impartial à nos mariniers « Qu'il semble loin le temps de la Belle Nivernaise et celui où la péniche de Sans Famille glissait sur les eaux calmes de nos canaux, dans un décor bucolique ! ... Dorénavant, canaux et rivières sont à la merci de la bombe, de l'obus et de la balle anglaise. » 336

Un batelier, une péniche ? Belles cibles pour les Anglais ! L'Abbeville se trouvait, le 21 octobre 1941 devant la raffinerie de la Biscade, à Sainte-Marle-Kerque (59). Il y avait à bord le patron Carouble, sa femme et ses deux neveux de dix-neuf et vingt ans. Tout allait bien et l'on avait au cœur à l'ouvrage. Mais voici un ronronnement dans le ciel. Ils les connaissaient bien les

336 Journal de la navigation - 01/07/44

errants de canaux et rivières, ces passages d’avions anglais, lui aussi. Les jeunes Carouble, comme tant d'autres, donnaient leur sympathie intime à nos ex-alliés. Les voici, tout joyeux saluant d'un mouchoir l'appareil « ami ». Les jeunes fous ! L'avion s'est rapproché. Les mouchoirs prodiguent des signes amicaux. Un tac-tac entre en jeu. Est-ce possible ? La mitrailleuse verse ses rafales. Et les trois hommes sont tués net par les « amis » anglais. Demandez donc à Broquet fils ce qu'il pense des Britanniques. Ses poings se serreront. C'est lui faire revivre la scène odieuse du 22 septembre dernier qui le fit orphelin. C'était à Arques (62). Le Dulang, le bateau de famille, suivait doucement sa voie. Soudain, comme un oiseau de proie tombant du ciel, à 30 mètres d'altitude, un avion surgit. Belle cible que le Dulang, bonne prise que le batelier Broquet père. Il suffira d’une rafale de mitrailleuse pour le coucher, les bras en croix, sur la plage arrière de son bateau, avec une indicible expression de terreur dans les yeux. Plus près de nous encore, le 28 novembre 1942, c'est l'agression contre quatre bateaux qui naviguent de concert, à Spicker, près de Dunkerque. Un avion prend le canal en enfilade, mitrailleuse en action. On n'a pas le temps de se garer, car on sait maintenant, au long des canaux, ce que veulent ces engins parés d'un cercle rouge, blanc, bleu. Sur le Joseph-Antoine, la mort a passé. Le patron Spel s'est effondré, frappé d'une balle en pleine poitrine et de deux dans le dos. On a lancé aussi des bombes. Un éclat a coupé net une jambe à la fille du mort. Elle n'a pas pu accompagner son père au lieu de repos où nous irons tous. L'Anglais n'a même pas le culte des morts. Je voudrais conter encore la lamentable histoire d'une vieille batelière que le malheur accabla et dont les yeux ont versé tant de larmes qu'ils sont secs à jamais. En 1914, elle est mère de trois enfants et peine dur à bord. Le mari parti... et ne revient pas. La mère douloureuse cherche refuge à terre. En 1920, elle remonte à bord. Elle tient à force de courage. Vient 1939 et la stupide guerre. Le bateau est coulé par l'armée anglaise en retraite. Un fils est prisonnier ; l'autre s'embauche sur un ponton transportant des matériaux. Un matin du printemps dernier, le voici amarrant le ponton à Saint-Omer et s'en allant loger en ville. Il a le cœur joyeux comme ceux de son âge, notre jeune batelier. Il rêve de larges espaces, d'amour. Une bombe anglaise le déchiquette, coupant du coup ses rêves d'avenir. La mère ramène la dépouille de son petit gars à Douai. Le calvaire est, pensez-vous, terminé : quelques jours plus tard, elle apprendra la mort de l'autre fils en captivité. Dans le monde de la batellerie où l'histoire douloureuse est connue de tous, on parle de la vieille batelière comme d'une sainte que Dieu eût voulu souverainement éprouver... Ah ! Elle serait longue à dresser, la liste des bateaux pacifiques mitraillés, incendiés ou bombardés ! Et aussi celle des bateliers frappés en plein travail. Autant de drames qui se répéteraient, autant de sombres visions de sang généreux répandu à dessin. Cette liste, elle comprendrait encore : le patron Coubronne, de la Fluviale

Lecoq, père de sept enfants, tué à Commines le 22 septembre dernier ; Degraève, du Julien, qui a une balle dans le poumon depuis le 31 octobre et qui va répétant : « Je suis foutu ! » et Dubois aîné, de l'Yser, mitraillé à deux reprises et mort sans pension.Il en est d'autres, beaucoup d'autres, et, hélas ! Le point final ne saurait être mis. IL n'est pas de semaine où, dans le Nord surtout, d'Aire à la Bassée et dans le canal de Furnes, un bateau ne subisse le feu d'un avion britannique. C'est une politique de destruction systématique. Le batelier est ainsi constamment en danger. Sa demeure errante peut être frappée à mort avant qu'il ait le temps de se dégager. Mais le batelier est brave, comme son frère le marin du grand large. S'il le faut, il mourra à sa barre, traîtreusement frappé, comme savent mourir à leur poste sur les flots plus tumultueux les autres marins... 337

A Saint-Quentin, un ordre de réquisition nous détourne vers Reims après allègement de quarante tonnes. Le canal de l'Aisne à la Marne ne permet pas un enfoncement supérieur à un mètre quatre-vingt. Nous sommes déçus. Le bateau qui avait fait le voyage avec nous a été victime d'un mitraillage dans la région de Compiègne. Les malheureux ont le temps de sauter à terre et gagner une sorte de tranchée, mais le père a une jambe sectionnée par une balle. Sa femme et ses filles qui ont eu assez de cran lui font un garrot et organisent les secours étant loin de la ville. 338

Bientôt nous trouverons du travail dans une ferme, ce qui nous permettra d'avoir du beurre, lait, œufs du ravitaillement enfin ! La deuxième semaine, notre père regarde passer une patrouille de double-queues. Il est en haut de l'échelle du petit atelierdébarra qui est aménagé à l'avant du bateau : « planquez-vous, ils reviennent ! » Quand les premiers coups claquent, je me précipite sous l'établi et devant ma mère, curieux réflexe. Le Baïse n'a rien eu mais La Dunette, le bateau d'à côté, a reçu pas mal d'impacts. Le mât, pièce de chêne d'une trentaine de centimètres de diamètre, est traversé en plusieurs endroits. Personne n'est blessé. La réaction des villageois est rapide. L'après-midi, le maire assisté de toute une délégation prie La Dunette de bien vouloir partir. Il y a la crainte de munitions cachées sous le bois de l'un des deux bateaux et pas sous l'autre... « Ce sont les aviateurs qui le savent puisqu'ils n'ont pas tiré sur lui ! » 339

Par une belle journée, avec maman, nous sommes à l'extérieur, à l'arrière du bateau. Ma mère épluche des légumes sur la petite table au-dessus des capots de machine, je suis coté extérieur près des boulards, je joue dans l'eau avec le sceau de la tinette, et soudain, par notre travers, face à nous arrive deux avions, je conserve le souvenir d'une incompréhension, il pleut. Ma mère m'a pris et emmené dans la chambre matelas rabattu sur nous. Avec le recul je pense que les aviateurs nous ont vu car le tir s'est arrêté juste avant nous, les avions ont viré et on fait un

337 Le petit parisien – 08/02/43 - Reportage d'Edouard Parmentier 338 Martial Chantre - La péniche, ma vie batelier de père en fils - n° 48 – 2002 339 Martial Chantre - La péniche, ma vie batelier de père en fils - n° 48 – 2002

second passage. Autre flash de souvenirs, ma mère me tient sous elle et le matelas au-dessus, la chambre est pleine de fumée, ou plutôt de poussière. La seule balle qui ait touché la cabine a traversé le plafond juste au-dessus de nous, un éclat a continué sa route au travers de la cloison entre la chambre et la cuisine avant de se ficher dans le marbre du buffet de la cuisine. Mon père qui était à terre n'a pas eu le temps de gagner l'abri, le mitraillage a passé au-dessus de lui car une balle ou un éclat s'est fiché dans le talon de son sabot gauche. Il a regretté de ne pas l'avoir conservé. Il s'est précipité pour obturer les trous dans le fond du bateau. 56 impacts, centrés sur la cale arrière. La cambuse ressemble à une passoire. La batterie de cuisine est hachée. Il paraît que j'étais fâché car mon coquetier est troué. Nos voisins le Maria sont logé à la même enseigne, une balle a aussi traversé la cabine et est tombée sans force sur le bras de la belle-mère de « Julot ». Nous avions été prévenus qu'il fallait quitter les bateaux, l'aviation coulait systématiquement tout ce qui flottait. 340

A partir des premiers jours de juin, nous fûmes bloqués au bout du quai de la cimenterie d'Origny, seul bateau dans le bief. La navigation était arrêtée car il y avait des dégâts sur le canal, des bateaux coulaient un peu partout. La guerre s'intensifiait de plus belle. Le débarquement avait eu lieu en Normandie et les Allemands se tenaient sur leur garde. Ils avaient fait des tranchées de défense à quelques dizaines de mètres de l'endroit où nous vivions.

Pour être relativement protégés, mon père, avec Paul et Michel, avaient creusé, sous un gros tas de laitier durci par les années, une cave bien étayée par des planches tenues par des rondins de bois. C'était notre abri, on y vivait presque jour et nuit, le bateau était une trop belle cible. Nous craignions encore plus les mitraillages des avions, alors maman avait organisé notre vie à terre. Le pire, c'était la nuit : couchés sur des bâches posées à même le sol, serrés les uns contre les autres, il n'y avait pas beaucoup de place et les mouches, très nombreuses, nous faisaient tomber des grains de laitiers sur la figure, dans les oreilles On ne pouvait pas beaucoup dormir mais avec dix à quinze mètres de matière compacte au-dessus de nous, on pouvait être protégés des balles, des éclats. Quant aux bombes, il valait mieux ne pas y penser… 341

Vers la fin du mois de décembre, le canal avait été remis en eau et nous étions sous le hangar de chargement : on prenait enfin du ciment pour Valenciennes. Une nuit …. Un avion venait de nous mitrailler...Il avait lâché sa rafale de l'arrière vers l'avant, plusieurs balles avaient touché le bateau et les autres s'étaient perdues dans la charpente du hangar ; dans le canal, on voyait leurs impacts dans la glace car la nuit, il avait gelé. Une balle s'était fichée dans les tôles juste derrière la

340 Raymond Carpentier – 2020 341 Jacques Monier - Un batelier au service des ciments d'Origny - n°81 -2019

marquise, une autre avait coupé le porte-drapeau, une troisième avait traversé la tôle de la cabine au-dessus du pied du lit de mes parents, enfin une dernière à ras du bateau vers l'avant à moins d'un mètre où dormait mes sœurs. Ce fut pour nous le dernier méfait de la guerre. Nous l'avions échappé belle une fois de plus.342

Obsèques de Jean Marie Grall, capitaine de remorqueur Argonne tué à son poste par un avion le 18 avril. 343

Un Lockheed P.38 Lightning - Dans au moins deux récits de mariniers il est dit que ce type d'avion les avait mitraillés. Hors c'était surtout un avion de reconnaissance ou un chasseur d'escorte des bombardiers à long rayon d'action. Il a été surnommé Gabelschwanz Teufel, signifiant « diable à queue fourchue » par les Allemands. De ce fait, je me demande si le deuxième témoignage publié bien des années après ne s'est pas servi du premier pour illustrer son récit. - Coll. A.A.M.B.

342 Jacques Monier - Un batelier au service des ciments d'Origny 343 Journal de la navigation - 01/05/44

This article is from: