« La réputation de Personne ne gagne l’a amené à être trop souvent et trop longtemps vu comme un livre culte, le plaçant ainsi dans les marges de la littérature. Mais rien n’est plus faux. Il mérite un public plus large, pour ne pas dire universel. Plus encore qu’un sacrément bon bouquin – ce qui est déjà assez rare –, il contient une vérité intemporelle et lumineuse capable de nous guérir des mensonges empoisonnés de l’existence – ces stupides platitudes de la foi en un soi-disant droit inaliénable à la liberté et au bonheur –, ces choses qui font de nous des gogos et des losers. Ce livre est unique en son genre. » — nick tosches
PERSONNE NE GAGNE JACK BLACK
déjà paru sous les titres : Rien à faire… traduction M. Lemierre, Gallimard, 1932. Yegg traduction Jeanne Toulouse, Les Fondeurs de briques, 2007.
Titre original : You Can’t Win The MacMillan Company, 1926.
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isbn 9791090724327 Monsieur Toussaint Louverture, 2017, pour la présente édition. Parution : mai 2017.
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Motif de couverture : Monsieur Toussaint Louverture.
mettre
sa
peau
sur
la
table
« Non, le Jack Black de Personne ne gagne n’est pas celui qui vous a fait tant rire dans Tonnerre sous les tropiques. Non, le Jack Black de Personne ne gagne n’est plus de ce monde. Il s’est probablement noyé dans le port de New York au début des années 1930. Suicide, accident ? Allez savoir. Près de cinquante ans plus tard, ce fut au terminus de la ligne de métro reliant Manhattan à Coney Island qu’on découvrit le cadavre d’Emmett Grogan. Entre ces deux dates, Neal Cassady s’en était allé mourir d’épuisement dans le désert mexicain. De fait, ces trois-là, Black, Grogan, Cassady ont en commun, au-delà de leur mort, d’avoir écrit un fragment de l’histoire “souterraine” des États-Unis, le pendant tragique du rêve américain. Voilà pourquoi, en 1988, William Burroughs, ami de Cassady et admirateur de Grogan, avait préfacé la réédition de Personne ne gagne, initialement paru en 1926. […] Mais de quoi est fait Personne ne gagne pour susciter ainsi l’enthousiasme d’un Burroughs, voire celui d’un Warhol si l’on en croit la rumeur ? Eh bien, c’est tout simplement une tranche de vie rédigée sans fioritures, sans remords non plus, car l’homme qui met, ici, sa peau sur la table ne ressemble en rien au miraculé qui soudainement se repent de ses péchés et qui, accessoirement, fait fortune en racontant sa rencontre avec Dieu. Condamné par la grande loterie sociale à survivre en dehors des lois, Black —3—
fut un voleur de grand talent. Et quand, les rides étant venues, il se retira du circuit en se faisant archiviste d’un journal de San Francisco, il n’écrivit aucune rétraction, aucun démenti. Il se peignit tel qu’il avait été : une sorte de Jesse James du début du xx e siècle. De sorte que Personne ne gagne se lit comme du Jack London. Ou comme du Bernanos. » — gérard guégan, Sud-Ouest
ceux qui ne mendiaient pas « Jack Black livre ici le passionnant récit d’une vie passée parmi les hobos, les cambrioleurs et casseurs de coffresforts à travers les États-Unis à une époque fondamentale de leur développement : la Frontière a été repoussée jusqu’à l’océan Pacifique, la guerre de Sécession a permis de mettre la main sur le potentiel économique des États confédérés, les lignes de chemins de fer unifient l’immense territoire en répandant le capital à ses confins. Mais ce processus produit également son double négatif, la criminalité, qui se développe au rythme de l’argent. Puisque c’est grâce au rail que le capitalisme se propage, c’est également par les trains que voyagent les bandits et les marginaux, cachés dans les wagons de marchandises ou sur les essieux. » — sébastien banse, L’Humanité
sur la route, prélude « Il est fort possible que vous soyez passé à côté de ce livre. Petit éditeur peu connu, à l’époque auto-diffusé, titre incompréhensible («Yegg » ça veut dire quoi ?), auteur inconnu (Jack Black, et c’est même pas l’acteur !), bref ce n’était pas gagné pour lui ! Et pourtant, ceux qui comme moi ont eu la chance d’avoir très tôt ce petit bijou entre les mains et sous les yeux ne s’en sont toujours pas remis ! Quelle claque ! Imaginez un jeune gars, aux États-Unis à la toute fin du xixe siècle, qui se retrouve à la croisée de deux chemins. Le premier le mènerait à une petite vie tranquille, parfois un peu rude (c’est l’époque), mais une vie droite et respectueuse des lois. Le deuxième… eh bien le deuxième, c’est celui qu’il a choisi, un chemin de liberté, de danger, un sentier de hors-la-loi qui lui fera rencontrer des personnages hauts en couleurs, connaître bien des aventures mais aussi des malheurs, mais lui permettra surtout de vivre la vie qu’il avait choisie, une vie sur laquelle soufflera le vent de la liberté… Ce texte autobiographique d’une modernité folle ravira les amateurs de littérature américaine, bien sûr, mais aussi les férus d’histoire, de sociologie, d’aventures, bref tous ceux qui aiment qu’on leur raconte de belles histoires passionnantes… Quant à moi, rien qu’en évoquant ce livre, qui n’a jamais quitté très longtemps les rayonnages de la librairie, juste le temps d’être mis entre les mains d’un nouveau lecteur —5—
bien en veine, rien que d’y penser à nouveau donc me rappelle à quel point il m’a enthousiasmée, étonnée, embarquée, touchée, à quel point j’aime le conseiller et voir des lecteurs revenir avec des yeux pétillants de plaisir ! Vous l’avez compris, ce livre est absolument indispensable ! » — coline huguel, Librairie La Colline aux livres « Une fois refermé, mettez ce petit bijou sous clé pour que personne ne vous le vole. » — Librairie L’Arbre à Lettres « Livre culte pour la Beat Generation, Personne ne gagne a servi de matrice à Junky de William S. Burroughs. Un formidable récit d’aventures qui se dévore d’un trait. » — Librairie La Femme Renard
le livre De San Francisco au Canada, des trains de marchandises aux fumeries d’opium, de petites arnaques aux perçages de coffres, des moments de désespoir et de solitude aux périodes fastes qui suivent un gros coup, Jack Black est un bandit de grand chemin : parfois derrière les barreaux, toujours en fuite. Avec une légère ironie, beaucoup de générosité et de compassion, il nous entraîne à l’aventure le sourire aux lèvres sur son terrain de jeu, l’Ouest au tournant du xxe siècle. Voici un homme qui ne tient pas en place, se joue des frontières et pour qui aucune ville n’est jamais trop loin. Personne ne gagne est une leçon de vie, un plaidoyer pour une existence affranchie des lois et des conventions. Qu’il soit Thomas Callaghan (son vrai nom) ou Blackie (comme l’appelaient ses compagnons criminels), qu’importe, qu’il soit hors-la-loi, opiomane et source d’inspiration pour Kerouac et Burroughs, qu’importe, qu’il vole irrémédiablement au-devant des turpitudes et de la déchéance ou qu’il flambe comme un roi, Jack Black n’aura jamais été guidé que par son amour immodéré de la liberté. Il y a du Jack London là-dedans. Du Alexandre Jacob aussi et peutêtre même un peu de Camus. C’est dur, inoubliable, profondément américain. Black est peut-être un vaurien, c’est aussi un conteur né, capable de jouer avec son passé afin de nous remuer, de nous remettre à sa façon sur le droit chemin, afin peut-être aussi, de nous appeler à le suivre sur la route, en homme libre. —7—
l’auteur Né en 1871 près de Vancouver, Thomas Callaghan alias « Jack Black », a grandi aux États-Unis, dans le Missouri. Orphelin de mère, délaissé par son père, appelé par l’aventure et les rencontres autour des feux de camp, il mène rapidement la vie d’errance des hobos dans cet Ouest américain en plein développement du début du xxe siècle, et de rencontre en rencontre, de méfait en méfait, il s’affranchit sans remords de la loi, devenant un yegg, un perceur de coffre de haute volée. Sa carrière criminelle prend néanmoins un tournant en 1906 à la suite de sa condamnation à 25 années de pénitencier, où entre mauvais traitement et tortures, il connaît l’enfer. Il y poursuit néanmoins le trafic d’opium, ce qui le pousse une nouvelle fois à se faire la malle afin d’assouvir sa propre addiction à la morphine. Sa rencontre avec Fremont Older, journaliste progressiste pour qui la presse doit prendre le parti des faibles contre l’injustice, les privilèges et la corruption, marque le début de son assagissement, de sa rédemption et de sa carrière d’écrivain. Sa réputation d’ex-taulard et ses relations avec le monde du crime lui servent tout autant pour devenir le garde du corps d’Older que journaliste spécialisé dans les affaires criminelles. Après la publication de Personne ne gagne en 1926, Black écrit une pièce de théâtre qui est montée à Los Angeles puis il est employé par la mgm pour écrire le scénario d’un drame autour d’un fait divers. Faisant de nombreuses conférences, il milite pour la réforme du système pénitentiaire, luttant contre la peine capitale et les traitements inhumains, en privilégiant la prévention. Il disparaît en 1932, peut-être noyé dans le port de New York, peut-être assassiné d’une balle dans la gorge, en laissant derrière lui, outre Personne ne gagne, quelques articles et une montre retrouvée chez un prêteur sur gages…
ils ont dit « Ce livre parle de la solitude, néanmoins ses pages sont d’une compagnie vivifiante. C’est l’un des livres les plus chaleureux jamais écrits. Tout en abordant une tragédie, on y trouve du rire, de la concision, du style. » — carl sandburg « Après une jeunesse bercée de violence, Jack Black se trouve dans une position unique pour observer un pays en plein changement – ce pays dont parlent Upton Sinclair et Sherwood Anderson. Seulement la vision de Black diffère, car lui, voit l’Amérique depuis sa face cachée, et c’est de ce point de vue privilégié qu’il décrit les rouages d’une strate très peu connue de la société. C’est de la naïveté des nouveaux riches dont dépend la survie de ces américainslà. Ils ont leur propre langage, leur idée bien à eux du rêve américain. » — The Tin House « Superbe journal de bord, Personne ne gagne, emmène le lecteur sur les routes du brigandage, de la rapine, au début du xxe siècle. Personne ne gagne ne transforme pas la réalité, Personne ne gagne est brut, Personne ne gagne parle d’un voleur, ni meilleur ni pire que les autres, un homme qui a passé plusieurs années en prison et plusieurs heures sur les châssis des trains pour ne jamais payer le billet… » — The Killer Inside me —9—
[extrait] Quand j’arrivai au dépôt, un long train de marchandises s’ébranlait lourdement. Un wagon rempli à mi-hauteur de bois de construction, blanc et propre, passa à mon niveau. La porte était ouverte, comme une invitation. Je me hissai en un clin d’œil. Aussitôt je cherchai un coin où me cacher. En longueur, les planches faisaient presque deux mètres de moins que le wagon, il y avait un large espace rien que pour moi à l’autre extrémité. Je m’y glissai tant bien que mal, enlevai mon manteau et m’allongeai, sûr de pouvoir faire un bon bout de chemin. Aucun chef de train n’irait escalader la cargaison, même s’il connaissait l’existence de la cachette. Dans l’après-midi, après un des nombreux arrêts, j’entendis du bruit au-dessus de moi et un jeune garçon d’à peu près mon âge se laissa tomber en douceur à mes côtés. Cela faisait un moment que j’étais là, mes yeux s’étaient habitués à la pénombre. Il portait des haillons d’une saleté repoussante, de celle qu’on accumule sur la route – tâches de suie, de charbon, de cendre. Son manteau, bien trop large pour sa silhouette menue, était déchiré de partout, et la doublure partait en lambeaux. Son pantalon était graisseux et plein de trous de brûlures. Quant à sa chemise de calicot, elle était ouverte sur une peau tout aussi crasseuse. Il avait le visage émacié et les yeux perçants. Il m’observa d’un air vorace. « Combien de temps que t’es là ? — Depuis ce matin. — Tu vas où ? — Denver. — T’as pas du tabac ? — Non.» Il sortit
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un vieux journal de sa poche et s’appliqua à déchirer un coin de page pour obtenir un papier à cigarette. Il fouilla dans une autre poche, en sortit le mégot d’un cigare, l’écrasa dans sa main au-dessus du papier, qu’il roula et cala ensuite entre les lèvres. «T’as pas une allumette ? — Non plus.» Il me regarda d’un air méprisant, en sortit une et alluma sa clope. L’odeur était atroce. Puis il se déchaussa. Un de ses souliers était lacé d’une ficelle qui un jour avait dû être blanche. Il n’avait pas de chaussettes ; ses pieds étaient sales et puants. Enfin, il enleva son manteau pour se faire un oreiller et s’allongea sur le plancher. « Tu crois pas que le chef de train va sentir la fumée ? lui ai-je demandé. — Qu’il aille au diable et toi avec ! », pesta-t-il, et il ne dit plus un mot. Il finit sa cigarette, ajusta son oreiller de fortune et s’endormit. Je roulai mon manteau et piquai du nez aussi, mais je gardai mes chaussures aux pieds de peur qu’il me les vole. Dans la soirée, un craquement me tira de mon sommeil. Sans doute le bruit du bois qui bougeait. Le train dévalait une pente en grinçant et en tanguant. Nous étions à l’avant du wagon. Mon compagnon se leva d’un bond. Il semblait effrayé et commença à escalader les planches. Trop tard. On entendit un grincement de freins, suivi d’un fracas assourdissant. Les planches du dessus de la pile glissèrent et le malheureux fut écrasé, écrabouillé contre la paroi. J’étais sain et sauf, mais prisonnier. La cargaison avait valsé et bloquait la porte latérale restée ouverte. La lumière ne me parvenait plus que par quelques rares interstices que le poids des lames avait ouvert dans la paroi. Je mis un certain temps à distinguer la scène autour de moi. Le garçon était mort sur le coup, le tronc broyé. Ses jambes pendaient en dessous, près de moi, et à chaque secousse on aurait dit un épouvantail ballotté par le vent. Impossible de me rappeler si j’ai eu peur ou si j’ai été choqué, ce que je sais en revanche, c’est que dès que je me — 11 —
suis rendu compte que j’étais prisonnier, la faim m’a saisi. Je n’avais rien avalé depuis le matin et déjà avant l’accident, ça avait commencé à me travailler. Mais jusque-là, je savais pouvoir descendre à n’importe quel arrêt. C’était désormais impossible, et ma faim, incontrôlable. Ma planque était toujours aussi large, exceptée en hauteur. En glissant, les planches l’avaient réduite à moins d’un mètre. Je ne pouvais plus me mettre debout. En revanche, je ne risquais plus rien : le poids du bois était suffisant pour maintenir le tas en place. J’avais un bon canif et m’attaquai immédiatement à la paroi du wagon. La cloison latérale était faite de fines lattes pourries par l’humidité. En deux heures, j’étais quasiment venu à bout de trois. Mes mains étaient couvertes d’ampoules. Je m’assis et attendis le sifflet qui indiquerait notre arrivée dans la prochaine ville. Lorsque le train entra dans la gare de triage, je donnai un bon coup de pied dans les lattes, puis tirai dessus pour finir de les arracher. Dès qu’on fut à l’arrêt, cette ouverture me permit de me glisser hors du wagon tout en tirant mon manteau. Dans la rue principale, j’appris que j’étais à Dodge City, au Kansas, une ville où à l’époque, jeu, castagne et whisky régnaient en maîtres. Des divertissements qui alors ne m’intéressaient pas. J’allai vite manger quelque chose. Ensuite je pris une chambre bon marché pour la nuit et, épuisé, je dormis jusqu’au lendemain midi. Une fois prêt, je retournai à la gare de triage dans l’espoir d’y trouver un autre train. Près du dépôt, je tombai sur ce qui m’avait tout l’air d’être un hobo. Il me lança un regard perçant. «Tu vas sur les rails, p’tit gars ? — Oui, pourquoi ? — Si t’as l’intention de te faire un train, tu ferais mieux d’attendre la nuit. La police est sur les dents. Ce matin, ils ont retrouvé un trimard crevé dans un wagon de marchandises. Ils ont dû découper la paroi pour dégager son — 12 —
corps. Ça devait être un sacré blanc bec pour aller se planquer au milieu d’un chargement de planches. C’est du suicide.» Je retournai en ville et me trouvai un restaurant. Le serveur, oisif, était d’humeur à discuter. « En voyage ? — Oui. — Tu vas dans quel coin ? — Denver. — Sans billet ? — Oui. — Écoute, mon gars, il va te falloir trois ou quatre jours pour y arriver comme ça. Tu vas flinguer tes habits et tu risques de te faire débarquer et condamner à trente jours de travaux forcés à Colorado Springs. Il y a un tas de forçats, là-bas. On leur fait nettoyer les rues les chaînes aux pieds. Si tu peux te dégoter cinq billets, je t’écris un mot pour un employé du transcontinental qui part ce soir. Donne-lui l’argent, il s’occupe du reste. — Merci, je vais tenter le coup.» Je trouvai le train et remis le mot et mes cinq dollars à l’employé en question. Il me cacha dans un placard et ferma la porte à clé. C’était étouffant, là-dedans. Il ne vint me voir qu’une seule fois pendant la nuit. « Comment tu t’en sors, l’ami ? — Ça va… », ai-je répondu, et la porte fut aussitôt refermée. Le lendemain matin, il me donna un morceau de viande entre deux tranches de pain et du café. Requinqué, je parvins à fermer l’œil, recroquevillé dans un coin. À mon arrivée à Denver l’après-midi, je fus libéré, affamé, courbatu, épuisé mais heureux. Je louai une chambre pour la semaine, fis un tour chez le barbier et pris un bain. Estimant que payer vingtcinq cents pour ça était de l’arnaque, je décidai qu’à l’avenir je me débrouillerai autrement. Au bord de la rivière, à l’ombre des arbres, il y avait une sorte de camp de vagabonds, avec feux et boîtes de conserve pour le café. Ils avaient pris l’habitude de traîner là, de laver, de faire bouillir leurs affaires, et de se baigner. Le reste du temps, ils volaient des volailles dans le voisinage et chapardaient ce qu’ils pouvaient. Un après-midi, j’étais dans l’eau quand quelqu’un donna l’alerte. Tout le monde fila en courant. Je n’étais pas — 13 —
vraiment inquiet, mais je sortis quand même pour me rhabiller. Je finissais à peine quand la police me tomba dessus et m’arrêta. Ils me jetèrent dans le fourgon. J’étais seul. Plus tard, ils en ramassèrent un ou deux autres dans les bois, et nous conduisirent tous en prison. J’étais mort de peur. Ils nous entassèrent dans une grande cellule avec un tas d’autres clochards qu’ils avaient embarqués. La police avait reçu l’ordre de nettoyer la ville. Le lendemain matin, un agent nous amena devant le juge. C’était la première fois que je mettais les pieds dans un tribunal. Nous avons tous été inculpés pour vagabondage. Lorsqu’on m’appela, je protestai. « Monsieur le Juge, comment pouvez-vous dire que je suis un vagabond alors que j’ai vingt dollars consignés au poste ! » Il me regarda aussi froidement que si j’avais été une assiette de blettes. « Quinze jours de travaux forcés. Affaire suivante ! » On m’emmena directement en prison, sans repasser par l’enclôt à bestiaux où j’avais passé la nuit. Mon compagnon de cellule était un jeune homme souriant de vingt-deux ou vingt-trois ans. On aurait dit un gars de la campagne, bien taillé, yeux bleus, joues rouges, cheveux de paille. Il semblait connaître du monde. Quelqu’un cria : « C’est qui la viande fraîche, Smiler ? — Encore un vag, répondit-il. Quinze jours. » Je lui racontai aussitôt mon histoire. J’étais indigné. «T’inquiète, gamin. L’encre aura pas encore séché sur le mandat de dépôt que t’auras fait ton temps. Ils te mettront pas la chaîne aux pieds. Ils te fileront plutôt un truc d’auxi. Moi, je finis mes dix jours sans avoir bougé de cette cellule. Je sors cet après-midi et j’ai bien l’intention de quitter la ville illico. » Il me sourit. « Et si on cassait la croûte ? T’as de l’argent au coffre de la prison, je vais faire venir quelqu’un. — Ok. Vas-y. » Un auxi nota mon nom et prit notre commande. Smiler demanda aussi du tabac et des journaux. Moins d’une heure plus tard, un messager — 14 —
revenait avec nos plats et le nécessaire à fumer. Je signai la note et il alla se faire rembourser au bureau. Après le repas, Smiler chanta quelques refrains, dansa et attendit près de la porte, impatient d’être relâché. « Je prends la route, gamin, vers l’Ouest. J’espère qu’on se recroisera, pour que je te rende la pareille », dit-il quand on vint le chercher. Il me plaisait, ce Smiler, et je serais bien parti avec lui. Le lendemain, on nous servit du café et du pain rassis en cellule. Un quart d’heure plus tard, dans un grand fracas, les grilles furent ouvertes l’une après l’autre. Quelqu’un cria : « À la chaîne ! » Ma porte s’ouvrit. « Dehors, petit », me dit un auxi. Je suivis les autres prisonniers le long d’un corridor jusqu’à une immense salle où tout le monde faisait sa toilette à grandes eaux aux lavabos et se séchait avec son mouchoir. L’auxi m’apporta mon chapeau. « T’auras pas besoin du manteau, petit, je te le garde. » Un gardien déverrouilla une issue qui donnait sur la rue et se posta près du seuil ; un autre attendait à l’extérieur. Les forçats sortirent en file indienne et prirent place dans une carriole, sur des bancs face à face. Une foule de curieux, des hommes et des enfants, s’était formée et nous observait. Quand ce fut mon tour, au lieu de grimper avec les autres je me suis précipité dans la rue, d’instinct, comme un animal sauvage. Les gardes ne m’ont pas poursuivi de crainte que les autres ne m’imitent. La foule applaudissait, m’acclamait. J’étais libre. Il n’y avait rien d’important dans ma chambre d’hôtel. Inutile d’y retourner. Je n’avais rien non plus dans mes poches, et la faim me tenaillait. Je marchai jusqu’à sortir de la ville, marchai jusqu’à la nuit, marchai jusqu’à ce que je tombe d’épuisement dans un camp de hobos, trente kilomètres plus loin, à la périphérie d’un village. Je m’étais approché sans hésiter. J’étais l’un des leurs. Affamé, en fuite, prêt à tout, j’avais ma place près de ce feu.
à la fin du XIXe siècle, des dessins à la craie ou au charbon – le code hobo –, avertissaient les vagabonds, qui sillonnaient les états-unis, des dangers ou des avantages de tel ou tel endroit, où dormir, manger, etc. en voici un extrait.
homme armé
chien méchant
trois chiens
camp sûr
camp
homme malhonnête
femme
femme gentille
téléphone (gratuit)
ici
gentleman
Docteur (gratuit)
policier
policier
juge
proie facile
pauvre
riche
agressif
chien
gens timides
maison gardée
prison
endroit pas sûr
voleurs ici
ils vont vous battre
ils vont vous crier après
police sur les dents
police d’ici contre les hobos
arrêt de train
quelqu’un ici
personne ici
rien ici
charité
travail