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De Ben Gurion à Ben Gvir
Stéphane Amar est journaliste et écrivain. Il vit à Jérusalem depuis 20 ans. Sans tabou ni a priori idéologiques, il aborde, dans son dernier ouvrage, l’« exception israélienne », qui dérange autant qu’elle fascine. Il convoque Theodor Herzl et David Ben Gourion, décrypte la politique d’immigration et nous dévoile les plans des architectes de la colonisation et des exaltés du troisième Temple de Jérusalem. Entre moments clés de l’Histoire et actualité brûlante, il signe une enquête au plus près de la réalité de cet État si controversé. Journaliste indépendant pour Arte, la RTS et L’Express, ce brillant journaliste est notamment l’auteur, à l’Observatoire, du « Grand Secret d’Israël » (2018)
Sarah Ben Abramowicz : Les tensions entre Binyamin Netanyahou et Itamar Ben-Gvir, qui réclame plus de fermeté, sont très vives. Où vat-on ?
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Stéphane Amar : La vie politique est par nature imprévisible, surtout ici en Israël. Binyamin Netanyahou s’est allié contraint et forcé avec ce camp sioniste religieux avec lequel il n’a pas grand-chose en commun. S’étant brouillé avec la quasi-totalité de l’échiquier politique, il n’avait pas trop le choix que de s’unir avec ce camp et celui des orthodoxes. Ben Gvir et Smotrich lui ont imposé un agenda qui ne lui convient pas. Il est donc sous pression permanente. Il résiste quant à la réforme sur la Cour suprême, car en vérité il est plus à l’aise avec les centristes. Il est menacé mais personne n’a intérêt à courir aux élections, surtout Netanyahou. Smotrich et Ben Gvir ont leurs quinze mandants et sont jeunes… Lui est isolé .
S.B.A : Que pensez-vous des pourparlers engagés sur la réforme ?
S.A. : Ils sont aussi très problématiques, car l’aile droite du Likoud comme du gouvernement y tiennent vraiment. Si Bibi venait à abandonner ou à faire de trop grandes concessions, il risquerait de perdre là son électorat et de faire tomber le gouvernement. Mais il n’est pas exclu que la gauche accepte le compromis. Ça dépendra de la formule qui sortira de chez le président Herzog, si toutefois l’aile droite accepte les concessions.
S.B.A : Autre sujet brûlant : la loi sur l’enrôlement dans l’armée des orthodoxes… Là aussi, pas de compromis envisagé ?
S.A. : Je dirais que c’est un sujet plus fondamental que la Cour suprême. Les orthodoxes forment environ
12% de la population aujourd’hui. En 2050 ils seront 30%. C’est un non-sens qu’une telle proportion de la population ne participe pas à l’effort de défense national. On ne peut dispenser tant d’individus de s’investir en consacrant deux à trois années pour le pays. L’Israël de demain doit pouvoir compter sur cette force autant pour son armée que dans le monde du travail. Beaucoup de jeunes orthodoxes, qui ne se voient pas toute la journée dans une yeshiva, seraient partants. Ce sont leurs dirigeants qui les empêchent d’envisager l’armée. Tout est adapté dans Tsahal, depuis Ben Gourion et le rav Goren, pour accueillir le monde religieux.
S.B.A : Benny Gantz pourrait-il être une alternative à Netanyahou ?
S.A. : Je pense que sa popularité traduit une volonté d’apaisement de la part de la majorité des Israéliens. J’en ai rencontré très peu qui veulent en découdre avec l’autre camp, les Israéliens se vivent comme un seul Peuple. Gantz, qui dirige le parti de l’Union nationale, incarne le centre-gauche modéré, il s’est bâti une figure de rassembleur et, de par son âge, rassure et propose le côté sécuritaire que les Israéliens attendent. Gantz s’efforce d’apaiser la situation et ça lui réussit bien, d’après les enquêtes d’opinion.
S.B.A : Israël a 75 ans. Le pays est-il aussi fracturé qu’on le dit ?
S.A. : Non, je pense que c’est le contraire. Pas de « guerre civile » en vue. L’expression est d’ailleurs exagérée. Il y a une controverse virulente entre ceux qui s’opposent à la réforme et ceux qui lui sont favorables. Il y a ceux qui voudraient être un État à la fois juif et démocratique. Le dialogue est ouvert, sans haine. C’est un débat assez sain, normal dans toute démocratie.
S.B.A : Quelle est selon vous la plus grosse menace pour Israël ?
Le conflit avec les Palestiniens de Cisjordanie. On assiste à une nouvelle flambée d’attentats, auxquels répondent des opérations musclées de Tsahal. Je constate sur le terrain une radicalisation de la jeunesse arabe de Cisjordanie et aussi de la jeunesse juive des implantations. Aucun plan sérieux n’a été proposé ou décidé depuis l’abandon de la logique d’Oslo proposant la solution à deux États. La situation est grave et il n’y a aucune alternative. Donc il est urgent de penser à une nouvelle solution politique, un horizon nouveau sur les bases d’un dialogue portant sur les religions et les identités, autrement dit sur les véritables ressorts du conflit.
S.B.A : Vous êtes pour la création d’un État palestinien ?
S.A. : J’y suis personnellement hostile. C’est une solution qui n’a jamais fonctionné et qui ne fonctionnera pas. Je parle avec beaucoup de Palestiniens lors de mes reportages et je n’en connais pas un qui souhaite un État palestinien sur les lignes de 1967, au contraire. Pour eux, Jaffa, Haïfa ou Nazareth font partie de leur patrie historique au même titre que Naplouse, Ramallah ou Hébron. Donc il faudra trouver d’autres solutions que la partition du territoire.
J’ai coutume de dire que ceux qui savent ne parlent pas et ceux qui parlent ne savent pas. J’en dis peu car j’en sais peu
S.B.A : Au-delà de l’Iran ?
S.A. : Oui…J’ai coutume de dire que ceux qui savent ne parlent pas et ceux qui parlent ne savent pas. J’en dis peu car j’en sais peu. Tout est secret autant du côté d’Israël que de l’Iran. L’accord avec l’Arabie saoudite et l’Iran est pour moi un signe d’apaisement car il montre la volonté de l’Iran d’intégrer le jeu régional. Bien sûr, il serait bon pour Israël aussi de resserrer les liens avec l’Arabie saoudite. Les États-Unis y travaillent… Même si la situation est complexe je ne suis pas de ceux qui pensent qu’il y aura un affrontement apocalyptique avec la République des Ayatollah.
S.B.A : Quel est selon vous le principal atout d’Israël ?
S.A. : Sa démographie dynamique. Le pays a multiplié sa population par quinze depuis sa création. La natalité est extrêmement forte. Le taux de fécondité est très élevé, deux fois supérieur à celui de la moyenne de l’OCDE. Malgré des inégalités et des injustices sociales persistantes, l’économie est dynamique, la croissance reste solide, le chômage est faible. Tout ceci garantit la position du pays au Proche-Orient.
S.B.A : Votre dernier livre s’intitule : « L’exception israélienne ». Pourquoi écrire un livre aujourd’hui alors que l’actualité va si vite ?
S.A. : Un livre donne de l’espace, il permet d’inscrire les événements de l’actualité dans une perspective historique, d’expliquer en profondeur la complexité israélienne.
Mon ouvrage est paru à l’occasion des 75 ans d’Israël. Il raconte, à partir des nombreux reportages, pourquoi et comment Israël évolue à contre-courant de l’Europe. Par exemple, Israël est un pays nationaliste qui se regroupe autour de son drapeau et son armée quand l’Europe, elle, tourne le dos au nationalisme à cause de deux guerres mondiales meurtrières et vaines que cette doctrine lui a fait subir. Israël est un pays où la natalité est très élevée alors qu’elle s’effondre dans le vieux continent. Israël cultive une identité extrêmement forte quand l’Europe à tendance à dissoudre sa culture dans la mondialisation. Ces décalages créent bien des malentendus
S.B.A : Que peut-on en conclure ?
S.A. : Israël a dû mal à se faire comprendre. Tout le monde s’inquiète et on lit tout et n’importe quoi. On parle de dérive extrémiste et même de fascisme. Mais nous sommes loin de tout cela. Je pense même qu’il existe une continuité entre Ben Gourion et Ben Gvir.
S.B.A : N’allez-vous pas un peu loin ?
S.A. : Ils ont une approche nationaliste commune. Les écrits de Ben Gourion sont nourris de citations bibliques et de visions prophétiques. Il a conquis par la force une grande partie du territoire. Aujourd’hui, lsraël est en train de conquérir, toujours par la force, l’autre partie, la Judée-Samarie biblique. Même si ce n’est pas assumé clairement c’est en tout cas ce qui se passe sur le terrain.
S.B.A : Quant au Troisième Temple, il est devenu le sujet central.
S.A. : Finalement le but de l’entreprise sioniste, c’est de le reconstruire. Cette aspiration apparaît dès Theodor Herzl qui évoque longuement le Temple reconstruit dans son roman d’anticipation Altneuland. Aujourd’hui, le mouvement de la reconstruction est porté par de riches mécènes, mais surtout par une jeunesse décidée. La plupart des militants ont entre 20 et 25 ans… Ils étaient quelques centaines à monter chaque année sur le Mont du Temple il y a vingt ans, 50 000 aujourd’hui. Là aussi il faut regarder la réalité avec lucidité, sans verser dans les prédictions apocalyptiques habituelles.