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DESSINER SES RÊVES

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CANAPÉ-SHOW

CANAPÉ-SHOW

DESIGNER, ARTISTE ET POÈTE. FRANCESCO BINFARÉ POURSUIT AVEC EDRA, DEPUIS TRENTE ANS, UNE COLLABORATION OÙ INFUSENT ART ET PASSION POUR LES TECHNOLOGIES. UNE LONGUE HISTOIRE BASÉE SUR LA CONNIVENCE FERTILE D’UN DESIGNER ET D’UN ÉDITEUR QUI A DONNÉ NAISSANCE À DES PIÈCES INSCRITES DÉSORMAIS DANS LE PATRIMOINE DU DESIGN. PAR Sonia Lazzari

1.

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2. VOYAGES AFFECTIFS

1. Dessin du fauteuil « Chiara », design Francesco Binfaré pour Edra. 2. En remettant à Francesco Binfaré le Compasso d’Oro, le jury a voulu distinguer « une carrière qui a réuni art, innovations technologiques (…), poésie, méthode et ténacité (…) une carrière de vrai design qui a tant donné aux éditeurs italiens comme aux designers avec lesquels il a collaboré silencieusement, contribuant ainsi au succès du design Made in Italy ».

Le prix du Compasso d’Oro à la carrière célèbre plusieurs décennies d’une contribution unique au design italien. Vous qui êtes un observateur du quotidien, donc du présent, que vous inspire le passé ? Francesco Binfarè : La volonté de capter une époque a toujours occupé une place importante dans ma réflexion de designer. J’ai commencé par la conception d’installations artistiques. L’art a le pouvoir de transmettre un message fort, indirect car nourri par des métaphores, mais terriblement efficace. Sans être dogmatique – l’art ne devrait pas, selon moi, être idéologique ou politique – il me plaît de contribuer, à ma façon, à raconter un moment d’histoire. À la fin des années 1980, mon installation que j’ai appelée Baigneurs après Marx témoignait de la chute du communisme en Europe. Quand je dessine un canapé, j’essaye aussi de capter une humeur, car les canapés sont aussi, en quelque sorte, des installations. « Flap », par exemple, imaginé après la chute du mur de Berlin, est un hommage à l’idée de liberté. Quelle place a le dessin dans votre travail de préparation ? Le dessin permet, comme les mots, de transmettre une vision, une idée. Dans le monde du cinéma, un scénario peut consister en une suite de croquis, comme le faisait Federico Fellini. Les canapés sont des objets visuels et tout ce qui est visuel doit passer, à mon sens, par le dessin. La main, en maniant le crayon, ne trace aucune ligne qui n’ait été préalablement formée dans l’esprit de celui qui voit. C’est en cela que le dessin est fondamental. L’un des fondements d’Edra est de valoriser tous les savoir-faire. Comment faire cohabiter artisanat et design ? Il faut clarifier ce que signifie design. Le design permet de penser un objet, dans sa globalité, de la tasse à café à la carrosserie d’une voiture, afin de le reproduire à l’échelle industrielle. Il implique l’existence d’un dessin, disegno. L’artisan ne peut avoir la même conception que le designer puisque la dimension industrielle n’existe pas pour lui. En italien, disegno a un double sens, il signifie aussi « idée », « forme d’expression », « dessein », diriez-vous en français. Cela crée de grandes confusions entre le dessin-idée et le pragmatisme à vocation industrielle du design. C’est pourquoi je préfère pour ma part le terme « qualité ». Qualité des idées et des personnes. J’ai une exigence de qualité, tout comme Edra, qui s’en assure tout le long du processus de fabrication de ses collections, en s’appuyant sur différents savoir-faire artisanaux. Lors de la soirée en votre honneur à la Scala, durant le dernier Salon du Meuble, vous expliquiez que le canapé « Pack » avait été inspiré par le rêve d’un ours sur sa banquise. L’essence d’un projet tient-elle toujours quelque chose d’aussi impalpable et personnel ? Parfois, mais pas toujours. L’émotion, le rêve, le souvenir n’initient pas le processus de création mais sont la synthèse d’une réflexion entamée en amont, peut-être des années auparavant. Une émotion ne crée pas une idée mais, en revanche, elle lui permet d’exister. L’idée fleurit dans l’expérience du designer, qui est un terreau fertilisé par différentes strates de recherches, d’intentions, de réflexions. Puis survient la synthèse, qui peut être provoquée, en effet, par un rêve. Vous avez été au cœur du système créatif de Cassina, collaboré avec de nombreux designer et architectes. Comment croiser des univers créatifs différents ? L’empathie, le sens de l’autre, ont toujours été pour moi des moteurs. J’allais naturellement vers les personnes qui me correspondaient, je n’arrivais pas à collaborer avec celles que je ne comprenais pas. Néanmoins je ne pense pas que les incompréhensions aient été causées par la différence. Les univers créatifs ne sont jamais très éloignés les uns des autres. La distance est une fausse variable. Il suffit de se rapprocher pour lui enlever toute substance. Le canapé, îlot de sérénité, est désormais plus libre et informel. Comment avezvous traduit l’évolution vers cette nouvelle convivialité ? Le canapé est avant tout un espace, ce n’est pas un objet. C’est une architecture, une petite pièce en soi. Le canapé change en même temps que les modes de vie, d’autres produits n’ont pas cette urgence à se transformer. Jusqu’à présent, les évolutions ont été rapides et importantes, peut-être que cela ne sera plus le cas. J’aime les canapés parce qu’ils sont dans une relation intime avec les corps. Les textures moelleuses, que je cherche, sont récentes. Dans l’Antiquité, on ne concevait que des pièces rigides car les plumes et le crin ne pouvaient qu’atténuer la dureté de l’assise. La souplesse est un langage qui ne s’est pas encore totalement livré. L’aventure technologique est encore longue et me fascine. Sans « étiqueter » le design actuel, le dernier Salon du Meuble a montré un design optimiste et joyeux. Quelles sont les valeurs positives que vous poursuivez ? Le design doit rester libre et multiple. Les étiquettes sont des cages. Isoler les mots, en les figeant, signifie entraver la possibilité. J’ai dessiné le canapé « Pack » en pensant à un ours blanc dérivant sur un bloc de banquise. Il ne le sait pas, ne s’en rend pas compte, et de ce fait demeure joyeux et serein. Je ne sais pas si on peut parler d’optimisme mais sans doute d’affectivité. Une valeur positive qui fait bouger les lignes. Et, peut-être, rendre les gens plus heureux. Adresses page 176

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