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DESIGN ET LIGNES D’AVENIR
from Cotejhg
À L’AUNE DU RÉCHAUFFEMENT CLIMATIQUE, DE L’ÉPUISEMENT DES RESSOURCES, D’UNE PANDÉMIE, DE LA SURCONSOMMATION, COMMENT APPRÉHENDE-T-ON UNE DISCIPLINE ET LE MÉTIER QUI L’ACCOMPAGNE ? COMMENT PENSEURS, CRÉATEURS, ÉDITEURS, FABRICANTS, DES MARQUES MAJEURES JUSQU’AUX NOUVEAUX ACTEURS, EN PASSANT PAR LES ÉCOLES, L’ENVISAGENT-IL, LE CONÇOIVENT-IL, LE DESSINENT-IL, LE FABRIQUENT-IL ? QUELQUES PISTES DANS LA BONNE DIRECTION. PAR Virginie Bertrand
« Le design vient accompagner la complexité du monde. Nos étudiants ont une vision globale et une réflexion responsable pour une démarche vertueuse complète. Ils initient de nouveaux procédés de conception, remontent toute la chaîne de production et étudient ce qu’ils peuvent faire évoluer. Je pense à Ramy Fischler, diplômé de l’ENSCI, qui a fondé son agence sur ce principe d’investigation ». Frédérique Pain, directrice de l’ENSCI-Les Ateliers, insiste sur cette vision « qui nous permet d’être plus inventifs ». Son homologue de Camondo, René-Jacques Mayer souligne « ce moment particulier du design aujourd’hui, créateur d’innovation sociale et sociétale ». En écho à leurs propos, l’Agence nationale de la recherche décerne pour la première fois sa bourse à la pratique du design. Aurélie Mossé, co-directrice de Soft Matters au sein du Laboratoire de l’École des Arts Décoratifs, se voit décerner 300 000 euros pour travailler sur le bio-design. « L’acte créatif est l’essence même de la recherche ». En tant que responsable du Master Design Textiles et Matières, elle relève « cette appétence croissante pour les matériaux du futur, croisée à un retour à l’artisanat local ». Expérimenter encore et toujours. Chaque année, le concours Cinna prend le pouls de cette effervescence novatrice : plateau de table à partir de feuilles mortes, meuble multi-usages, lin travaillé dès sa première étape de transformation après récolte évitant son aller-retour en Chine pour être filé. Les marques sont à l’écoute et à l’action. Cette dernière doit être encouragée par les consommateurs, plus avertis, plus exigeants. Les jeunes designers optent pour l’auto-édition, désirant inventer en toute liberté, tester des techniques particulières, travailler aux côtés d’artisans, maîtriser leur ouvrage jusqu’à sa fabrication et son prix. Quand on leur pose la question de savoir comment pensent-ils le design de demain ? : « Il faut absolument qu’il soit responsable. C’est impensable de ne pas pouvoir tracer une pièce », souligne Julien Sebban d’Uchronia. « Il faut imaginer des choses plus simples, porteuses de valeurs », avance Hugo Drubay. « Un affranchissement de la consommation, du neuf, une liberté revenue », d’après Polcha. « Une question de durabilité, d’intemporalité », complète Léonie Alma Mason qui a choisi de rééditer fauteuils, tables et luminaires, dessinés par sa grand-mère artiste, Odile Mir en 1969. « Les designers contribuent à redéfinir le design comme un outil réparateur et régénérateur. Ce qui va être produit doit faire sens et accompagner l’avenir qui se dessine », résume Frédérique Pain.
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Intemporel et durable. Porte-revues« FILO n°253 », pensé par Odile Mir en 1971 comme accessoire aux côtés du fauteuil et du repose-pied du même nom. Ce modèle, composé de deux fils d’acier courbé et chromé de symétriques soudés a été diffusé par Prisunic. Objet sculptural et usuel, il est réédité par LOMM en deux versions, une série limitée numérotée à 25 exemplaires chromés comme le modèle d’origine ou en version Inox poli.
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LOMM Editions. 1. Fauteuil « FILO maxi n°250 » et son repose-pieds« n°252 », design Odile Mir, réédités d’après les modèles de 1971. 2. Odile Mir, assise dans ce fauteuil, et sa petitefille, l’architecte d’intérieur Léonie Alma Mason. 3. Le lampadaire « DUO n°872 », design Odile Mir, dessiné en 1971. 4. Fauteuil « Florina », pieds sphériques en bois, habillé de tissu, lampadaire « Baka », en bronze brut, le tout design Alexia Leleu. 5, 6. Tapis « Moser », design Alexia Leleu (en photo), noué main à motifs géométriques, en laine de Nouvelle-Zélande.
Passage de relais. Léonie Alma Mason, petite-fille d’Odile Mir, sculptrice, parle de pratique « archéologique » quand elle évoque « ses descentes dans le soussol de la maison de sa grand-mère, à la recherche des photographies des prototypes de cette période météorite de sa vie d’artiste ». 1969, Odile Mir fait une incursion chez Delmas Luminaires à Montauban. « J’avais l’impression d’être Jonas dans le ventre de la baleine, j’étais émerveillée d’avoir à ma disposition cette industrieuse machine… Je réalisais objets, tables, sièges qui ne semblaient retenir l’attention de personne. Un matin, je découvris qu’ils avaient remplacé ceux du hall. Remarqués par un acheteur, ils firent la vitrine du Printemps ». Prisunic les repéra mais leur succès sera éphémère, l’usine Delmas partant en fumée en 1971. Sur une envie de rééditer le fauteuil « David », Léonie Alma Mason, architecte d’intérieur, fondatrice du Studio LA.M, découvre l’ampleur de la collection, 40 modèles, lignes épurées, formes radicales, les plaçant dans l’histoire du mobilier français du XXe siècle. Ensemble, elles lancent LOMM Editions. « Nous avons commencé par la famille FILO, fauteuil, repose-pied et porte-revues en retrouvant les savoir-faire d’hier, soudure et polissage à la main avant d’être chromé. Seule la couleur du cuir a changé. Du cognac, nous sommes passés au rose qui se patine avec le temps, qui bronze ». Un clin d’œil aux œuvres d’Odile Mir, qui ont intégré le Musée d’Art Moderne. Parmi elles, ces longues figures féminines en ossature de métal se recouvrent d’une peau de cuir. En parallèle du lampadaire « Duo », Léonie Alma Mason ouvre LOMM à d’autres artistes. 2023 verra les créations de Thomas Paquet à partir de la « Nef Solaire », cadran géant d’Odile Mir, posé au bord de l’autoroute du Sud. Mémoire de formes. Autre saga, celle de la Maison Leleu, star de l’Art déco, fondé par Jules Leleu en 1910, qui meubla le France, le Normandie, le palais de l’Élysée jusqu’à sa mise en péril causée par le chantier titanesque de Persépolis commandé par le shah d’Iran, en 1971. Il s’agissait pour fêter les 2 500 ans de l’empire perse, de transformer soixante-quatre hectares de ruines. Alexia Leleu, Essec et Faculté de médecine en poche, se destine à l’industrie pharmaceutique. Mais la rencontre de Françoise Siriex, collaboratrice de Leleu dès les années 1940, change la donne. Cette dernière a sauvegardé des cartons entiers de dessins de Paule, fille de Jules. Elle a, au côté de son père, contribué par ses créations textiles, à la reconnaissance internationale de la maison. En 2018, Alexia Leleu, son arrière-petitefille, insuffle une seconde vie à l’entreprise. Elle initie une première collection de tapis confectionnée à partir des dessins de Paule, dans le même point persan fait à la main. Une deuxième et une troisième suivent et vont habiller l’hôtel Cheval Blanc Paris. Chaises, canapés, tables, guéridons, luminaires rejoignent le catalogue, certains numérotés à huit exemplaires, d’autres plus nombreux, mais avec un même regard porté sur les matières et les détails. La réédition de meubles originels, sur mesure, s’enrichit de pièces dessinées par Alexia Leleu, ouvrant le dialogue entre patrimoine et modernité. « Notre mobilier doit être aussi beau à l’intérieur qu’à l’extérieur, disait Jules Leleu »
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1. Collection Rocaille de Hugo Drubay pour The Invisible Collection, miroirs anciens avec pourtours en céramique et en or. Inspirés des glyphes vermiculés, motifs ornementaux des façades de pierre style Art nouveau. 2. Chaise « Sunny », collection Uchronia Wave, 2021, placage en chêne teinté bleu. 3. Hugo Drubay dans son atelier. 4. Julien Sebban, fondateur du studio Uchronia. 5. Charlotte Tarbouriech et Pauline Leyravaud, le duo de Polcha devant leurs fresques.
La jeune garde s’auto-édite. Lauréat du Prix du Mobilier National de la Design Parade 2019, Hugo Drubay a intégré l’auto-édition dans son processus créatif, allant jusqu’à en faire une discipline humaniste. « Il y a plusieurs aspects, car il y a plusieurs temps dans la maîtrise complète de son ouvrage : la liberté de création, la recherche des techniques, on expérimente, on rate, on performe, et un côté Arts & Crafts façon William Morris. Tout artisan est un artiste car il donne de lui dans sa création ». Hugo Drubay formule des objets « plus respectueux, plus durables, dans lesquels on retrouve l’humain ». En associant geste artisanal, celui de la céramique, de la dorure à la feuille d’or et dimension technologique, modélisation et impression 3D, il agrandit le champ des possibles de la fabrication. Derniers-nés, des miroirs-rocaille esprit XIXe avec bordures en céramique mais dont les moules sont imprimés en 3D, enchâssés dans un cadre doré à la feuille. La démarche de Julien Sebban part et parle aussi de l’homme. De retour de Londres après son diplôme d’architecture, Julien Sebban fonde son studio Uchronia et s’émancipe pour la partie design des éditeurs traditionnels « par passion des artisans ». Il avoue son insatiable curiosité pour des savoir-faire trop souvent invisibles « Ce qui m’intéresse, c’est la rencontre, puis d’évoluer ensemble ». À Arles, il trouve l’artisan Ravanille et Framboise qui est un expert en stuc de marbre. Ils le traiteront dans la masse contrairement aux applications habituelles. À Paris, ce sera un voisin de palier, un menuisier hors pair. Le design demain ? « Celui qui sera 100 % traçable, l’auto-édition offre cela ». Ses pièces en préparation de la Design Week, tapis tissés à partir de plastiques récupérés des fonds marins et lampes-pieuvres, seront présentées dans une surprenante scénographie à la maison Lappara. « À moins de 300 euros ! Être maître de son ouvrage jusqu’à sa vente permet aussi cela. »
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1. Polcha chez Rupture & Associés, chaises vintage restaurées, trompe-l’œil « piscine ». 2. Table en granit et aluminium de Clément Rougelot, 13Desserts. 3. Mono Editions, stèle et console en liège, par WVA, guéridon et fauteuil en Paper Factor, Gramme. 4. Clément Rougelot et Kevin Dolci de 13Desserts. 5. L’architecte William Ventura, auteur de la collection Liège de Mono Editions. 6. Antoine Prax et Romain Freychet de l’agence Gramme, créateurs de la collection Papierre de Mono Editions. 7. Laetitia Ventura, fondatrice de Mono Editions.
Matières naturelles ou recyclées et circuit court. « Chercher à illuminer le passé pour prôner une décroissance colorée. Concilier création et modération. Polcha, c’est le point de croisement entre l’angoisse climatique qui nous habite et l’immuable espoir qui est en nous ». Pauline Leyravaud, diplômée de l’ESAG Penninghen, médaille d’or de l’Institut Van Der Kelen et Charlotte Tabouriech, formée au Studio Berçot, se sont retrouvées autour d’un même constat, le nonsens de cette consommation jetable. Elles chinent des meubles en fin de vie. Leur œil aguerri repère ceux aux lignes intéressantes, aux courbes prometteuses. Elles les restaurent et les métamorphosent en utilisant divers trompe-l’œil. La première joue de son pinceau, de sa technique du verre églomisé, de la dorure quand la seconde accentue une courbure, confectionne des pieds tubulaires à une banquette. Après discussion avec l’architecte d’intérieur-designer François Champsaur, elles vont jusqu’à fabriquer leur tempura, peinture à l’œuf, et remplacer le vernis par la cire. Mono Editions joue aussi sur la durabilité « suivant un cahier des charges : mono matière, multi-usages, combinables ». Définition de Laetitia Ventura à la tête de cette jeune maison. Historienne de l’art, galeriste hier, elle invite des architectes à s’emparer de ses partis pris « afin de créer des pièces avec de la valeur, en circuit court, sur commande, pas de stock, pas de gâchis ». 13Desserts, créée par Clément Rougelot, designer, et Kevin Dolci, est une entité « hybride, mi-maison d’édition, mi-galerie, mi-atelier, avec une devise : s’amuser ». Ils associent « 50 % artisanat et 50 % industrie ». « Chaise en métal cintré et assise en filet de pêche, poivrier en bois tourné et en aluminium tourné, feuille de pierre cousue sur une toile de catamaran… Nous cherchons toujours à nous rapprocher des savoir-faire locaux, ceux du Sud pour nous. De faire travailler des designers, comme Thomas Defour, Antoine Grulier, Les Crafties… et les artisans ensemble. »
Cinna, la nouvelle aube du design. « Depuis trois ans, le concours Révélateur de talents porte sur l’écologie. J’observe que les moins de 30 ans nés dans ce bouleversement climatique, à l’heure du zéro carbone et de l’épuisement des ressources, ont conscience que les générations précédentes ont sacrifié leur foi dans le design à des préoccupations liées au prix, entraînant une fabrication lointaine. À travers leurs projets, ils questionnent l’optimisation des chutes industrielles, inventent les matériaux de demain et se passionnent pour les savoir-faire régionaux. » Bruno Allard, directeur commercial et marketing de Cinna se réjouit qu’à la rentrée 2022 le concours intègre le programme pédagogique de l’ENSCI-Les Ateliers. Les lauréats de cette 15e édition insufflent de l’ingéniosité à tout niveau, en partant de nouveaux matériaux, les feuilles mortes broyées et pressées constitutives de la table de Dryade ou encore le lin taillé à sa première étape de transformation, tissé à plat dans le tapis de Marie Delrieu, jusqu’à l’économie de matière avec le buffet composable du studio Z-zéro et Noue Atelier. Un point commun, le recyclage en fin de vie abordé en amont, et la multiplicité des scénarios d’usage illustrée particulièrement avec « Paupau », tabouret, assise de travail ou guéridon de Teddy Moissant. « L’écologie comme le développement durable est un projet social. Je me suis focalisé sur le circuit court alsacien qui fédère de nombreux savoir-faire », précise ce dernier. Dans la nouvelle collection de Cinna présentée au Palais de Tokyo, figure la lampe « Kufu » en chutes de cuir de Louise Puertolas, l’une des gagnants de 2021.
1. Affiche du concours Révélateur de talents, Cinna, 15e édition. 2, 3. Teddy Toussaint et le projet « Paupau », 1er prix du jury, meuble multifonctions en bois des Vosges tourné, laine, cuir et chanvre. 4. Rangement « BAM » de Claire Dumont, Charlotte Winné et Ludovic Buron, 2e prix du jury, composable, frugal et recyclable. 5. Charlotte Winné et Ludovic Buron, de Noue Atelier. 6, 7. Table « Dryade » du duo Doni Ouestani et Nolwenn Michéa , prix du public, avec plateau en feuilles mortes et bois brut.
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1. « Kujoyama », design Benjamin Graindorge, en frêne naturel ou noyer. 2, 5. Bahut « Janus », design Sebastian Herkner, 3 modules en noyer et frêne. 3. Banc « Intervalle », design Guillaume Delvigne, en chêne blanchi. 4. Chaise « Tambour », design Oleg Pugachev, en frêne noir, cannage naturel et assise en tissu Alcantara. 6. Michel Roset, co-président du groupe Roset, Olivier Roset, directeur financier, Antoine Roset, directeur marketing groupe, Pierre Roset, co-président du groupe Roset.
Histoire de famille et de créateurs. « Nos racines sont progressistes et ce progressisme est apporté par les jeunes designers. ». Michel Roset, directeur général du groupe, met son bureau d’études, dont il souligne l’indépendance « n’étant rattaché ni à la production, ni au technique » et l’importance de ses prototypistes d’élite, au service des créatifs. « Ces fonctions de création nécessitent des remises en cause perpétuelles et la volonté de les communiquer pour les faire passer. » Il souligne que le client tout en étant conscient de la responsabilité environnementale d’un produit, n’en exige pas encore la traçabilité, ou rarement, en magasin. « Cela fait longtemps que nos mousses sont vertes, les colles sont à l’eau, l’aldéhyde est supprimé, le bois vient de forêts éco-gérées, notre fabrication est française. Nous faisons aussi un travail de sensibilisation. » Avec plus de 700 points de vente à travers le monde, l’éditeur et fabricant français de mobilier peut être un acteur majeur, inaugurant de nouvelles pratiques, comme il est un accélérateur de notoriété pour tout designer. « On multiplie les axes de recherche, notamment dans le domaine du contract, la partie hôtelière. Ligne Roset a une vraie force de conception et de création. » Et il ajoute « que s’il ne peut changer la société, peut-être la façon de vivre, d’habiter ». Ce qu’a envisagé son père Jean Roset, à la fin des années 1960, quand il commence à travailler avec les premiers designers. Pierre Paulin choisit Ligne Roset pour éditer ses créations ou encore mettre à disposition du grand public ses sièges « Pumpkin » dessinés pour le président Pompidou. Plus récemment, les fauteuils et canapés « Hémicyle » de Philippe Nigro, réalisés en collaboration avec le Mobilier National sont au catalogue de la marque, comme au palais de l’Elysée.
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1. Le designer Giacomo Garziano. 2. Le duo Antoine Fritsch et Vivien Durisotti. 3. Florence Bourel. 4. Buffet « Polygonia », design Giacomo Garziano, meuble-sculpture composé de quatre volumes, réalisé en polyuréthane laqué uni ou métallisé dans une large palette de couleurs. 5. Table « Corail », design Antoine Fritsch & Vivien Durisotti, plateau en verre trempé et piètement réalisé par impression de béton en 3D. 6. Lampe à poser « Strate », design Florence Bourel, en marbre Marquina et Carrare ou Emperador et Carrare.
Toujours plus d’innovations. 258 magasins à travers le monde, Roche Bobois, cette enseigne familiale, constitue une véritable vigie des évolutions du design. Nicolas Roche, son directeur artistique, poursuit les collaborations avec les designers, initiées dès les années 1960. Le design amorce-t-il un virage ? Le monde amorce un virage, et ce virage touche le design comme l’ensemble des champs créatifs. Partout, les mêmes questions se posent. Comment répondre aux besoins d’une société en mouvement ? Comment continuer à convaincre et à séduire avec les nouveaux paradigmes de production que l’urgence climatique nous impose ? À la tête de la création du groupe, comment réfléchit-on au design de demain ? Le design s’envisage de façon plus globale. Il devra ne plus se contenter de penser produit, mais appréhendera l’habitat et l’espace de façon générale. Le designer devra interagir avec l’architecte, l’urbaniste, le jardinier. Avec la designer Florence Bourel, adepte du surcyclage, de la créativité démultipliée à l’aune des déchets de matières, vous avez lancé la lampe « Strate », en chutes de marbre. Amplifiez-vous cette pratique d’emploi des rebuts de matériaux ? Ce n’est pas la première fois. Cette démarche a été amorcée depuis 2006. Les actions entreprises depuis lors sont nombreuses, en interne avec nos équipes, comme celles avec tous nos collaborateurs, des designers aux distributeurs en passant par les fabricants. Florence Bourel fait partie de ces précurseurs qui ont compris les enjeux, et ils sont heureusement de plus en plus nombreux. Avec le duo Vivien Durisotti, Antoine Fritsch et leur table « Corail » dont le pied est imprimé en 3D, ou le meuble « Polygonia » de Giacomo Garziano, s’ouvre-t-il une voie vers la performance technologique et numérique ? L’innovation de la table « Corail » tient à sa conception et à l’utilisation de l’impression 3D. En se démocratisant, elle permet de faire de chaque pièce, une pièce unique, personnalisable de surcroît par le client. Cette interactivité, ouvre la voie à de nouvelles relations d’échange entre consommateurs et distributeurs afin d’offrir un service sur-mesure toujours plus développé. Le consommateur a la possibilité de modifier la forme de la table, ainsi que la présence où il le souhaite de l’effet « tressage ». Le meuble « Polygonia » œuvre dans un registre différent, que l’on pourrait qualifier de recherche « artistico-technique », où l’expression du questionnement spatial quasi métaphysique de Giacomo Garziano trouve sa réponse dans une complexité formelle. La beauté qui en résulte convainc, et on s’en réjouit. Et l’artisanat, la réactivation de savoir-faire oubliés, comment l’intégrez-vous ? L’artisanat représente pour moi la permanence du lien entre l’humain et l’objet. Et malgré la mécanisation des tâches, il reste et on l’oublie souvent, présent dans l’industrie à de multiples étapes de la fabrication où le savoir-faire et l’expérience sont toujours indispensables aux objectifs de qualité. Je ne suis pas passéiste, mais c’est souvent dans les techniques artisanales que l’on trouve des solutions à des problématiques de création contemporaine.
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Diplômes des étudiants de l’ENSCI. 1. « La machine à tisser /Sortir du cadre » de Justine Chaignaud, réflexion sur le renouveau du tissage, sans découpe ni couture. 2. « Ondoyant » de Yunya Hung, comment la déformation des matériaux impulse une dynamique propre. 3. « Amas » de Sacha Parent, produire des volumes définis par la matière même, ici, la paille. 4. « Inspiration BTP » d’Oscar Gillet, revaloriser les matériaux-déchets.
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La dimension holistique du design. « De quoi demain sera-t-il fait ? Si ce questionnement, teinté d’une légère angoisse, est légitime au regard de l’évolution de nos sociétés, ne faut-il pas renverser la formule et se placer dans une position plus proactive en s’interrogeant sur comment faire demain ?» questionne Gilles Belley, responsable des diplômes en Création Industrielle à l’ENSCI-Les Ateliers. Frédérique Pain, directrice de l’école, insiste sur le rôle amplifié du designer aujourd’hui, « le design vient accompagner ce monde complexe ». Comme un écho à la pensée d’Edgar Morin considérant que refuser la pensée complexe consiste à refuser l’écologie. Les étudiants, tous mélangés, première et dernière années, et toutes disciplines confondues, s’exercent à une vision globale, responsable, de l’ensemble de l’écosystème du design. Une « processothèque » remplace la matériauthèque car « la matérialité s’aborde aussi par le numérique, les matériaux bio-sourcés donc flexibles, les recyclés à inventer ». Frédérique Pain précise : « Les champs d’expression attendus dix ans plus tard se forgent, ici, à l’ENSCI. Le design n’est pas seulement technique, il est holistique. Les objets qui nous entourent nous structurent ». L’exposition « Diplorama » chaque année fait toucher du doigt ces expérimentations incessantes : tisser des matériaux intissables comme l’argile tendre, revaloriser les déchets du secteur du bâtiment dont le zinc, remplacer le bois par des écailles de poisson, valoriser les boues de cellulose en produits d’aménagement, penser le matériel de la téléconsultation médicale… « Nos étudiants sont des funambules de la création, des activistes du design. »
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Projets de diplômes des étudiants en architecture d’intérieur et design de l’École Camondo. 1, 2. Table « Itération » de Valérie Douangphrachandr, issue du réemploi du bois, avec un système de sangles, qui se transforme en cinq autres pièces 3, 4. Objets et mobilier « Scrap » de Tristan Gary, réalisés à partir de sciure de bois. 5, 6. Laura Claire et sa version d’une frugalité urbaine avec notamment l’utilisation de la terre crue dans un appartement classique. 7. Sa palette de matériaux bio-sourcés.
La rencontre des disciplines. « Le design, ce sont des systèmes en fait, qui convergent avec l’architecture et l’architecture d’intérieur. Le designer ne pense plus à l’échelle de l’objet mais en termes de dispositifs envisagés en chaîne de responsabilité, de solidarité. On bascule de la fonction à l’usage. On ne dessine plus une chaise mais comment s’assoir. » Depuis sept ans à la direction de l’école Camondo, René-Jacques Mayer, hier président des D Days et en charge de la création de la Cité de la Céramique, souligne l’élargissement des champs d’intervention, sous le prisme du soin, du culturel, du sport, des déplacements de populations… Ses étudiants sont loin des décorateurs d’hier. Valérie Douanghrachandr élabore une gamme de mobilier personnalisable à monter soi-même revalorisant des panneaux de bois issus du réemploi. Un meuble se compose de six pièces maximum s’emboîtant et se sanglant. René-Jacques Mayer évoque Enzo Mari et sa chaise « Autoprogettazionne » (1974). Laura Claire teste dans un appartement haussmannien des matériaux naturels comme la terre crue « pour un langage architectural sain, responsable et sensible » commente-t-elle. « Nous avons créé un atelier-campus. Deux fois par an, les 350 élèves de Paris et les 150 de Toulon, partent en immersion chez un artisan, étudier la matière et ses processus de transformation », indique René-Jacques Mayer. Cette initiative correspond au désir des étudiants d’être dans le faire et génère également l’envie d’expérimenter. Tristan Gary, après son passage chez un ébéniste, utilise la sciure avec un liant naturel afin de fabriquer lampe et tabouret. « Nous traversons un moment particulier. La fenêtre s’est ouverte. Le design s’envisage comme une innovation sociale et sociétale. » Adresses page 176 7.