YARD PAPER #7

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P A P ER

Musique I T W  : B O O B A IBEYI D awa l a

Société KARIM ACHOUI C am g ir l s

Mode A L P H A wa n n & H o l o g ram L O '

Sport

DOSSIER

M athieu F l ami n i

HUSTLERS

J orda n B ra n d C l a s s ic

GRATUIT

N°7

o n e ya r d . c o m



«   J e m ’ v o ya i s d é j à   » Comme les papillons de nuit, il semblerait que l’être humain soit irrépressiblement attiré par la lumière. Il la contemple, la fantasme, calcule chacun de ses pas pour rester plus ou moins à son contact. Pour s’y cramponner fermement et passer de son côté, il faut la transmettre sur nos écrans de cinéma, nos enceintes stéréo, nos stades de football. Ces diffuseurs ont un nom : les stars. Certains pensent, peut-être, qu’elles ont été placées là comme ça, sans véritable raison, et que ces étoiles deviennent du coup complètement interchangeables. Mais comme le chante Charles Aznavour, il ne suffit pas de dire « Je m’voyais déjà » pour aller au bout de ses ambitions. Ce que nous inculque Elie, Matthieu, Karim ou Oprah, c’est qu’il faut apprendre à se débrouiller avec les outils de la vie. être un véritable hustler, c’est savoir tirer profit des situations comme elles se présentent.

Directeurs de Publication Tom Brunet tom.brunet@oneyard.com Yoan Prat yoan.prat@oneyard.com Rédacteur en Chef Julien Bihan julien.bihan@oneyard.com Directeur Artistique Arthur Oriol arthur.oriol@oneyard.com Conception Graphique Yoann Guérini yoann.guerini@oneyard.com

Rédacteurs Terence Bikoumou Nina Kauffmann Raïda Hamadi Bardamu Contributeurs Justine Valletoux Marine Desnoue Lenny Sorbé Simon Clair Josh Wilson Production Caroline Travers Jesse Adang Samir Bouadla Eriola Yanhoui

Experts, ils en récoltent tout ce que nos petites consciences capitalistes intériorisent depuis notre enfance : richesse, reconnaissance et le dernier iPhone quelques heures après sa sortie. Mais, parfois, le chemin qui mène au succès paraît trop long, trop périlleux, il faut des raccourcis… Les resellers et les camgirls se servent alors des failles du système pour en tirer profit. Quand l’un peut rester toute la nuit pour se procurer une simple paire de baskets et la revendre quelques instants plus tard trois fois son prix sur eBay, l’autre fait cracher au bassinet ses clients en multipliant les « tokens ». Finalement, Booba a parfaitement défini ce qu’est le hustler sur le morceau, bien nommé, Tout et tout d’suite : « Le monde appartient à ceux qui se lèvent tôt ? Alors, je ne dors pas. » Julien Bihan, Rédacteur en Chef

Cover Lenie Hadjiyianni Photographes & Illustrateurs Vincent Desailly Kevin Jordan Idriss Nassangar Iain Anderson Lazy Youg Stella Lory Remerciements Damian Bulluck Susan Mulders Jordan Brand La Tête Dans Les Nuages Puma

A B O NN E Z - V O U S | o n e y a r d . c o m / s h o p

Publicité Quentin Bordin quentin.bordin@oneyard.com Imprimeur Sib Distribution contact@lecrieurparis.com

# YA R D PA P E R

www.oneyard.com


SOMMAIRE i n f o g r a p h i e  : RO B ER T DE N I RO

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H I T T HE ROAD : ANDERSON . PAA K

7

E X P L I CAT I ON DE T E X T E : I B EY I

8

J O R D A N B R A N D C L A SS I C

10

S é rie M ode  : R A P P E R S D E L I G H T

15

I T W  : B O O B A

20

O N E DAY I N 1 9 7 7  : O P RA H W I N F REY

25

I T W  : MAT H IE U F L AMI N I

26

T O P 5  : L ES B RA Q U ASS é s

28

C H A L I N O S A N C H E Z  : l a M é moire de s carte l s

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RESE L L ER : L â c h e - m o i t e s b a s k e t s  !

32

YEE Z Y, YEE Z Y, YEE Z Y

33

D A W A L A & W A T I B  : s eu l e l a trime paie CAM G IR L S F RA N ç AISE s I T W  : K A R I M A C H O U I

34 38 40

S T I L L L I F E : S TAR T ED F ROM T H E B O T T OM

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PORN AR T   :   L U C I E B L U SH

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B ARDAM U  : EN FAN T DE L A B A L L E

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Le décalage saute aux yeux. Hier, il était le visage de Martin Scorsese, Sergio Leone ou Brian De Palma, aujourd’hui il est à l’affiche de Dirty Grandpa. Hier, pas même besoin de campagne promotionnelle pour obtenir un Oscar, aujourd’hui il inonde les salles en jouant le stagiaire senior d’Anne Hathaway ou le vieux père grincheux de Jennifer Lawrence. Que s’est-il passé ? Comme tout acteur, l’outil de travail de Robert De Niro est son corps. Et après cinquante ans de carrière, son corps a vieilli. Certains s’arrêtent, certains réapparaissent à l’écran une fois tous les dix ans. Pas lui. Toujours sur le même rythme d’au moins un tournage par an depuis 1965, quels rôles lui propose-t-on et quels films accepte-t-il ? Décryptage de la filmographie de l’acteur qui ne voulait pas prendre sa retraite.

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m é c h a n t

2013

2010 01 Machete 02 Stone 03 Little Fockers

707 460

2011

411 216

151

04 05 06 07

Manuale D’amore 3 Killer Elite Limitless New Year’s Eve

2012 08 09 10 11

Being Flynn Red Lights Freelancers Happiness Therapy

12 13 14 15 16 17

The Big Wedding Killing Season Malavita Last Vegas American Hustle Grudge Match

2014 18 The Bag Man

2015 19 20 21 22

The Intern Ellis Heist Joy

2016 23 Dirty Grandpa


H I T THE ROAD

AN D ERSO N . PA A K Texte de Raïda Hamadi

Révélé par Compton, l’album événement marquant le retour de Dr. Dre, le nom d’Anderson .Paak est aujourd’hui sur toutes les lèvres. Chanteur, rappeur, batteur, producteur, il emprunte tous ces chemins avec virtuosité, dans un registre qui nous ramènerait presque aux belles heures du funk et de la soul des seventies. Cette année, il fête ses trente ans et sa signature sur le label Aftermath, après la sortie de l’album Malibu et avec derrière lui un parcours sinueux qu’on a tenté de décrypter en quelques dates clés.

À 25 ans, Anderson .Paak cherche encore sa voie malgré la sortie de son premier maxi en 2010. Après s’être vainement essayé à une école de cuisine pour finalement enchaîner les petits jobs, Anderson semble trouver un semblant de stabilité dans sa vie lorsqu’il est engagé dans une exploitation légale de marijuana. Mais en 2011, c’est sans préavis qu’on lui annonce la fin de l’activité de l’entreprise. Il doit partir avec femme et enfant sous le bras. Sans abri, la petite famille vit de l’argent de ses concerts et vend ce qu’elle a pu récupérer de la plantation.

2011

Sa situation prend enfin forme quand il devient batteur pour l’émission American Idol. Le père de famille peut finalement trouver un foyer et se consacrer pleinement à sa musique.

2012

30 JUIN O.B.E vol. 1 Premier album sous le nom de Breezy LoveJoy, qu’il termine chez Shafiq Husayn

Anderson est amené à emménager un temps avec l’artiste Shafiq Husayn (Sa-Ra) dans sa maison à Eagle Rock, Los Angeles. L’artiste l’assiste alors au quotidien dans la production de ses œuvres. Entretemps, il travaille aussi sur sa propre musique.

2013

« C’était difficile d’imaginer travailler avec des idoles telles que Dr. Dre et Kanye West et me présenter en tant que Breezy LoveJoy. »

2014

28 octobre Venice Nouvel album

27 novembre Cover Art Premier projet sous le nom d’Anderson .Paak

10 février Sortie du titre “Suede”, tout premier single du duo NxWorries

2015

C’est avec le producteur Knxwledge qu’Anderson .Paak collabore principalement. Ensemble, ils décident même de former le duo NxWorries signé sur le label Stones Throw. Les premiers contacts qui ont donné naissance au tandem se sont noués sur la Toile. « Il m’a envoyé tout un dossier avec des beats que j’écoutais en voiture. J’ai écrit "Suede" en conduisant. »

15 janvier Malibu Attendu, l’album devait permettre à l’artiste de définitivement faire ses preuves. Finalement acclamé par la critique, Anderson .Paak y délivre un savant mélange de hip-hop, de funk et de soul, tout en attestant d’une véritable identité musicale et de son sens de la mélodie.

7 août Retour de Dr. Dre avec Compton La première rencontre entre Anderson .Paak et Dr. Dre se fait dans les studios d’Aftermath, le premier ayant été invité par le service A&R du label (branche dédiée à la découverte de nouveaux talents) à poser quelques voix sur l’album du second. L’occasion pour Dre de découvrir "Suede" en présence du jeune artiste, quelque peu impressionné. Finalement le producteur écoutera le titre trois fois avant de lancer : « C’est bon. Mettons-nous au travail. » Plus tard, l’icône West Coast démontrera d’ailleurs son soutien à l’artiste en lui accordant pas moins de six apparitions sur son album.

2016 Prévu Sortie de l’album de NxWorries 30 Janvier Annonce de sa signature sur le label Aftermath de Dr. Dre


Explication de texte avec

I B EYI

Élevées entre la France et Cuba, les jumelles formant le groupe Ibeyi ont pour QG le label britannique XL Recordings. Elles rendent hommage à la culture yoruba issue du Bénin et du Nigeria et écrivent leur musique dans la langue de Shakespeare. Ces ancrages aux quatre coins du monde se ressentent dans leur premier album éponyme qui a séduit jusqu’à l’incontournable Queen B, herself. Assurément ouvert sur le monde qui les entoure, les jumelles ont commenté pour nous une actualité qui les concerne, parfois de près et d’autres fois de beaucoup plus loin. En vraies sœurs et sans faux-semblants, elles offrent des réponses pas toujours très accordées, mais fraîchement naturelles.

Propos recueillis par Nina Kauffmann Portraits de Kevin Jordan

1 1 . 0 4 . 2 0 1 5 R e n co n tre e n tre B arack O bama et R a ú l C a s tro , a l l è g eme n t de l ’ embar g o de s État s - U n i s s ur C uba

Lisa Kainde

Lisa Kainde : On est entre deux eaux, on est contentes que la situation à Cuba évolue mais on a peur aussi. On ne sait pas ce que ça va devenir. NAOMI : Mes potes sont vraiment heureux parce qu’ils ont enfin le wi-fi, pour eux c’est un truc de fou… Je peux enfin appeler mon cousin par FaceTime. Nous serons en mai 2016 au festival Musicabana, et c’est la première fois que jouent de gros artistes, de grosses têtes d’affiche, des « re-sta » comme Major Lazer. Ce qui me gêne un peu, c’est qu’ils viennent tous maintenant que c’est ouvert. Avant, les seuls à s’être rendus à Cuba c’était Beyoncé et Jay Z. C’était très courageux de leur part de venir quand les Américains y étaient mal vus. Maintenant, tout le monde y va ou tout le monde a envie d’y aller. Ils ont raison, c’est un paradis, c’est extraordinaire, mais ça me touche un peu. C’est trop facile. Aujourd’hui tout est plus simple, on prend un billet et voilà… Ils auraient pu y aller bien avant. Lisa Kainde : Comme on a grandi entre La Havane et Paris, on connaît bien les bons et les mauvais côtés des deux villes et on compare beaucoup. Du coup, on se rend bien compte de ce qui marche ou pas et on espère que les bons côtés de La Havane ne vont pas disparaître avec l’arrivée officielle du capitalisme. C’est le seul truc qui m’angoisse un peu.

10.01.2016

M ort de D avid B owie .

Naomi : On a perdu quelqu’un d’extraordinaire, un avant-gardiste. En ce qui me concerne, ça ne m’a pas touché aussi profondément que d’autres personnes de mon entourage pour lesquelles il était vraiment un artiste primordial. Mais c’est sûr que David Bowie va beaucoup nous manquer. Lisa Kainde : Je n’ai pas encore écouté la totalité du dernier album, mais j’ai beaucoup aimé le morceau "Blackstar". J’admire la direction qu’il prenait. Je trouve que c’est vraiment un artiste (elle réfléchit, ndlr)… Noami : Il était différent de tout le monde. 8


Lisa Kainde : Oui, surtout il n’avait pas peur de changer. C’est super important de savoir se transformer et de ne pas rester dans le même registre. Forcément, il y a des moments où c’était moins bien que d’autres, certains albums ont moins bien marché que d’autres, mais il a toujours essayé et, pour ça, je le respecte beaucoup. Il aurait pu continuer à faire la même chose jusqu’à la fin sans décevoir son public, mais il a vraiment cherché à évoluer et c’est tellement honorable et beau.

2 2 . 0 1 . 2 0 1 6 Le docume n taire W h a t h a p p e n e d , M i ss S i m o n e  ? n omi n é au x O s car s Lisa Kainde : C’est un très beau documentaire, émouvant, poignant. C’est le genre de film que j’apprécie vraiment car, pendant toute une période, il y avait beaucoup de documentaires où l’on voyait uniquement les artistes représentés de façon magnifique et incroyable. C’est important de montrer que ce sont des êtres humains comme tout le monde.

Ça me fait penser à un documentaire que j’ai adoré, Let’s get lost de Bruce Weber, sur Chet Baker. On le voit dans sa splendeur comme dans sa déchéance, quand il brille et quand il ne brille pas, avec tout ce qu’il a de génial et tout ce qu’il a de salaud, et c’est vraiment intéressant. C’est pareil pour Nina Simone, il y avait cette nécessité-là, parce qu’en fait on la connaît mal. D’un coup tu comprends vraiment…

« C’était très courageux de la part de Beyoncé et Jay Z de venir à Cuba quand les Américains y étaient mal vus. » Naomi

Naomi

Naomi : Quand on voit sa fille parler d’elle, c’est très touchant. Lisa Kainde : C’est vrai ! J’espère que le film va gagner car il m’a beaucoup apporté. Nina Simone est ma number one. Si je devais choisir une artiste qui aurait dû rester sur cette planète, ce serait elle.

2 7 . 0 1 . 2 0 1 6 Le t w e e t f i g h t e n tre K a n ye W e s t , W iz K ha l ifa pui s A mber R o s e Naomi : Toute cette affaire m’a fait exploser de rire, Kanye a pris vraiment cher le pauvre (rires). Je trouve que Kanye West en tant qu’artiste est un peu un génie, mais la personne est différente. À chaque fois j’aime beaucoup les albums qu’il sort et je ne vois pas pourquoi le prochain ne serait pas bien. Je pense qu’il faut juste qu’il change un peu son fusil d’épaule et qu’il redevienne normal. Ce qu’il fait médiatiquement, c’est trop. Lisa Kainde : Non mais il réussit sa « com’ ». Si on en parle tout le temps, c’est en partie pour ses frasques. Mais c’est sûr que le côté le plus intéressant de Kanye West reste sa musique et personnellement je me base là-dessus.

« Si je devais choisir une artiste qui aurait dû rester sur cette planète, ce serait Nina Simone. » Lisa Kainde Naomi : Finalement, ce qu’il renvoie n’est peut-être qu’une image, mais selon moi ça lui porte préjudice. Lisa Kainde : Je pense qu’il est malgré tout super intelligent parce qu’il s’entoure de personnes extrêmement douées. Celles que je connais qui ont bossé avec lui sont tous géniaux. Il sait trouver ceux qui vont l’élever. Quant à ses écarts, il faut surtout ne plus en parler parce que c’est tellement inintéressant. Après tout, qu’il se calme ou qu’il ne se calme pas, si tout le monde s’en foutait, il arrêterait. Il continue parce qu’il sait que les gens commenteront, il mise sur l’idée qu’il n’y a pas de mauvaise publicité. Tant qu’on parle de toi, c’est bien.

« Les écarts de Kanye West, il faut surtout NE PLUS en parler. Si tout le monde s’en foutait, il arrêterait. » Lisa Kainde

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Jordan Brand Cl a s s i c Tous les ballers à cartable regardent le Jordan Brand Classic avec les yeux de Chimène. Organisé chaque année à New York depuis 2002, l’événement réunit le gratin junior du basket mondial. Il dépiste les champions de demain et impulse leur carrière. Amar’e Stoudemire, Carmelo Anthony, LeBron James, Tony Parker, Dwight Howard, Chris Paul, Blake Griffin, Kevin Durant, Derrick Rose, Kyrie Irving ou encore DeMarcus Cousins sont passés par cette antichambre de la gloire.

Propos recueillis par Marine Desnoue & Mac Gufff Photos de Lenie Hadjiyianni & Axel Morin

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En Europe, le Jordan Brand Classic International Camp fait office de hors-d’œuvre. Quarante cracks de la balle orange, âgés de 15 à 16 ans, y participent dans l’espoir de décrocher leur ticket pour la Grosse Pomme. Les places sont chères, il n’y en a que dix à prendre. Pour l’édition 2016, à Zagreb, ces jeunes pousses anormalement grandes ont sué à grosses gouttes dans leur chasuble noir et gris. Trois jours saturés d’entraînements militaires, de mini-matchs et de décryptages vidéos, ponctués d’un All-Star Game. En fil rouge : l’éthique de Michael Jordan. His Airness était un bourreau de travail, un modèle d’acharnement. Tous se sont escrimés à suivre ses enseignements. Mais le camp se raconte aussi en dehors des terrains, à travers ses amitiés naissantes et ses parenthèses récréatives, comme les parties de PlayStation, la visite du musée Drazen Petrovic, icône du basket européen, ou le restau-boom du samedi soir. Une double dose d’expérience. La relève du Vieux Continent a belle allure : un talent brut, une tête bien faite et une détermination monstre. Electrisés, c’est un peu leur vie que ces ados surdoués ont joué sur le parquet. Nous avons voulu capter leurs mots et leurs visages, vifs et passionnés.

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Nom : Oton Jankovic Nationalité : croate Club : Cibona Zagreb Poste : ailier Signe particulier : couteau suisse

« Même si le basket est ce qu’il y a de plus important dans ma vie, je voudrais pouvoir faire des études. Mon père a arrêté l’école et le regrette aujourd’hui. Je ne suis pas à l’abri d’une blessure et si demain tout s’arrête pour moi, je peux me retrouver à la rue. Il faut que je puisse rebondir et l’obtention d’un diplôme m’y aidera. L’échec ne fait pas partie de mes valeurs. C’est pour ça qu’au basket je joue chaque match comme si c’était le dernier, quitte à cracher du sang. Je ne perds jamais. »

Nom : Matteo Laganà Nationalité : italienne Club : Lumaka Reggio Calabria Poste : meneur Signe particulier : shooteur redoutable

« Le basket est tout pour moi, je ne fais que ça. J’y joue depuis que je suis né, j’ai toujours baigné dedans. Mes parents, Lucio et Katia, étaient des joueurs professionnels du championnat italien. Ils ont créé le club dans lequel j’évolue aujourd’hui, dans ma ville natale. Mon vrai rêve, plus que la NBA, c’est de jouer au basket, peu importe où. »

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Nom : Joël Ayayi Nationalité : française Club : CFBB (INSEP) Poste : meneur Signe particulier : mental d’acier

Nom : Yavuz Gültekin Nationalité : turque Club : Darussafaka Poste : ailier Signe particulier : obsédé par le money time

« La plupart des gens pensent que pour être le meilleur basketteur il faut être le plus rapide, le plus fort physiquement, le plus adroit ou celui qui saute le plus haut. Beaucoup négligent le mental et l’état d’esprit. Quitter mon Aquitaine et ma famille pour Paris en plein milieu de mon adolescence a été quelque chose de brutal, mais ça m’a permis de mentalement grandir plus vite, d’être plus mature. »

« Je me prépare mentalement à tout ce qui va arriver et je sais que durant toute ma phase d’apprentissage mon état d’esprit sera mis à l’épreuve. En réalité, jouer en Turquie m’aide beaucoup à contrôler mes émotions, car ici les spectateurs sont sans pitié avec les faibles. Ils hurlent contre leurs adversaires mais savent se montrer impitoyables avec leurs propres joueurs lorsqu’ils ne sont pas dans leur match. » 13


Nom : Nikola Zizic Nationalité : monténégrine Club : FC Barcelone Poste : pivot Signe particulier : arracheur de ballons

« Je n’aime pas les pivots qui jouent uniquement avec leur physique, c’est pour ça que Vlade Divac est mon idole. Pourtant il y a quelques semaines, des gars de mon club disaient que je n’étais pas si bon que ça, que j’étais seulement grand et puissant. Deux jours après, je recevais une invitation pour le Jordan Brand Classic. La plus belle des réponses. »

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S é rie M ode

RAP PERS DE L I GH T Double date à la Tête dans les nuages. Loin des atmosphères éthérées et cotonneuses du septième ciel, ce sont les néons colorés qui couvent nos tourtereaux aux allures de Bonnie & Clyde. Perdus entre les univers de Tron et de Casino, c’est Alpha Wann et Hologram Lo’ qui déambulent entre les bornes d’arcade.

Photos  Idriss Nassangar

Style Sara Moukhles

Production  Quentin Bordin

Direction Artistique  Arthur Oriol



Logia Veste et short Converse Alpha Wann Chemise et pantalon Valentino Baskets Converse

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Hologram Lo’ Veste Daily Paper T-shirt Yard Pantalon Raven Baskets Adidas

Emilie Bob et chemise Dr. Banana Chaussettes Neff Baskets Reebok


Hologram Lo’ Sweat F.A.M.T Pantalon Sakaï Baskets Nike Logia Veste Nike x Bristol T-shirt Andrea Crews Pantalon Nike x Sakaï Baskets Reebok Emilie Casquette Neff Veste New Era T-shirt Fila Jupe Andrea Crews Baskets Nike Alpha Wann Veste Made and crafted T-shirt F.A.M.T Pantalon Levi's Baskets Nike

Remerciements :

Make Up : Hannah Natalie

Baskets disponibles chez Foot Locker

Coiffure : Vincent Brière

colette

Modèles : Logia Robert & Emilie Blaise

Démocratie Store Nike

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INTERVIEW

B OOB A «  Q u a n d j ’ é t a i s à l ’ é c o l e , j ’ a u r a i s k i ff é qu ’ i l y a i t un m e c c o m m e m o i p o u r m e p r o p o s e r un t a f d a n s un d o m a i n e qu e j ’ a i m e .  »

« Qu’est-ce que ça fait d’être fauché ? Je ne m’en rappelle plus. » Le rap français fourmille de plusieurs dizaines d’exemples de success-stories. Mais peu d’entre eux ont réussi à profiter de cette exposition pour se muer en véritables hommes d’affaires multifacettes à l’américaine. Aujourd’hui installé sous les sunlights de South Beach, Booba en a adopté la mentalité en devenant un businessman redoutable à la tête d’un réseau d’activités tentaculaire, entre musique, mode et média. Vincent Bolloré sauce 92I. Puisque sa mémoire lui fait défaut dans « Talion », inutile de revenir sur les premiers jours de l’enfant des Hauts-de-Seine, mais plutôt sur les outils qui ont bricolé sa « carrière incroyable ».

Propos recueillis par Julien Bihan Photos de Lenie Hadjiyianni

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DOSSIER H U S T L ERS

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Tu n’as toujours pas de plan ? Non, puisque rien n’est normal dans le business de la musique et dans le rap. Toutes les portes sont fermées et je suis censé les ouvrir. En fait, je ne les force pas, je dirais que j’ai créé mes propres portes. C’est-à-dire que je n’essaie plus de rentrer sur NRJ, sur Fun Radio ou sur Europe 1… Donc, qu’est-ce que je fais ? Je lance ma propre radio. C’est fini de frapper aux portes, toc-toc-toc… J’ai passé l’âge, je ne suis plus en début de carrière. Maintenant l’avenir, c’est quoi ? C’est ce qu’ont fait les mecs dont je te parlais, les P. Diddy, les Russell Simmons… Ils ont lancé Def Jam, des labels de rap… C’est la seule solution. Mais en France ils ne comprennent pas encore ça, ils continuent à aller chez Skyrock au lieu de se mobiliser. Il faut créer notre propre mouvement si on veut s’en sortir, sinon on n’y arrivera jamais.

À quel moment t’es-tu rendu compte que tu aspirais à avoir un mode de vie différent de celui imposé par la société ? Quand j’ai pris conscience des salaires, de ce qu’on te réserve. Comme je le dis dans le morceau « D.U.C » : « C’est pas la street mon idole, mais fuck le strict minimum. » Ça signifie que, quand tu es quelqu’un de « normal » avec un patron, que tu taffes de 9 à 5 et que tu as le salaire minimum, pour moi, c’est juste du combustible. Cette mentalité-là, tu l’as eue très tôt dans ta vie ? Depuis très jeune, je ne voulais pas travailler. Je n’ai jamais aimé me lever le matin et je n’ai jamais aimé l’autorité, les profs, les patrons. D’ailleurs je n’en ai jamais eu. C’est un peu mon caractère. Si je n’avais pas eu le choix, je l’aurais fait, mais j’ai voulu me débrouiller moi-même. L’école ne m’intéressait pas. Charlemagne, je m’en bats les couilles, triangle isocèle, je m’en bats les couilles, histoire-géo, je m’en bats les couilles, flûte, je m’en bats les couilles. Comme je le dis dans mes chansons : « Premier qu’en sport et en chant ». J’aimais la musique, j’aimais l’EPS, et c’est tout.

Pourtant, aujourd’hui, tu as signé en major ? J’ai toujours été en indé. Aujourd’hui je suis en indépendant, on a arrangé un deal de distribution avec de la coproduction sur des clips, et cetera. Booba a signé chez Tallac Records et Tallac Records deale avec Universal. Depuis le début, je fais mes albums, ils m’appartiennent. Personne ne vient au studio, il n’y a pas de directeur artistique, il n’y a personne de la maison de disques. Je construis mon projet, je leur donne et ils le sortent. C’est tout, ça a toujours été comme ça.

« L’école ne m’intéressait pas. Charlemagne, je m’en bats les couilles, triangle isocèle, je m’en bats les couilles, histoire-géo, je m’en bats les couilles, flûte, je m’en bats les couilles. »

Avais-tu des modèles d’entrepreneurs quand tu étais jeune ? Tout jeune je ne crois pas, mais en grandissant, oui. Il y a eu Jay Z, Puff Daddy, Russell Simmons… Des gens comme ça. Ils m’inspiraient parce qu’ils ont réussi dans leur passion et parce qu’ils faisaient ce que j’aimais aussi : de la musique, de la mode… Ce qui m’a donné envie de lancer ma marque de vêtements, c’est Puff Daddy avec Sean John. Ce sont des trucs qu’on n’avait jamais vus, surtout chez des Renois. Le fait qu’ils aient réussi m’a prouvé que c’était possible, ça m’a au moins donné l’envie d’essayer. Quand tu as commencé à faire de la musique, quelles étaient les méthodes pour se faire connaître ? Je dirais qu’il fallait être fort, il fallait être meilleur que les autres. C’est tout. À l’époque c’était comme ça, il n’y avait pas de réseaux sociaux. C’est ta voix et ta performance qui comptaient et qui faisaient que le bouche-à-oreille fonctionnait, que ton nom ressortait. Du coup, tu freestylais beaucoup en radio ? J’allais à Générations, j’allais à Plurielle, bien plus tard j’allais à Skyrock dans les « émissions spé » : Cut Killer Show, Couvre-Feu. Il fallait être présent à beaucoup d’endroits. Tu peux comparer ça à de la boxe de rue. La seule technique pour s’en sortir, c’était d’être dans les bons tournois et de casser la bouche de tout le monde. Quand tu formes Lunatic avec Ali et que vous faites Mauvais Œil, vous décidez de proposer le projet en major. Qui êtes-vous allés voir ? Chez 45 Scientific, c’est plus Géraldo qui s’occupait de ça. C’est lui qui nous a organisé des rendez-vous avec un peu tout le monde ; du coup, je ne m’en souviens plus précisément, mais je sais qu’on est allés chez Sony notamment. Depuis le début, ton entourage professionnel n’a pas beaucoup bougé. C’est important ? Oui, forcément. Mais c’est comme ça dans tous les domaines. C’est toujours mieux d’avoir autour de toi des personnes que tu connais depuis le début et en qui tu as confiance. Si l’équipe gagne, il ne faut pas la changer. Ça m’a beaucoup aidé parce que Booba ce n’est pas qu'une personne, il y a plein de paramètres.

Qu’est-ce qui ne passait pas vis-à-vis des majors ? Nos gueules, nos propos, nos styles… Il n’y a rien qui passait, en fait. À cette époque, les binômes marchaient quand il y avait un Noir et un Blanc. Nous, c’était un Noir et un Rebeu et notre musique sonnait plus hardcore que les autres. Enfin hardcore, pour nous c’était notre quotidien, mais eux voyaient ça comme quelque chose de trop cru, trop franc, trop noir, trop sombre.

Tu fais partie des artistes qui ont eu une carrière avant l’arrivée d’Internet. Comment as-tu réussi à prendre le pli des réseaux sociaux ? Je n’avais même pas d’iPhone, j’étais sur BlackBerry. Je n’étais pas dans le délire d’Instagram. On m’en avait parlé et on m’avait expliqué que j’avais un faux compte « Booba officiel » avec déjà 70 000 followers, du coup les gens pensaient que c’était moi qui l’alimentais. Quand j’ai vu ça, je me suis dit que j’étais obligé d’acheter un iPhone pour commencer (rires), de créer mon propre compte et, après, je suis tombé dedans. Il n’y a rien de travaillé dans mon utilisation, c’est spontané. C’est comme quand tu es entre potes et que tu sors des conneries, exactement la même chose.

Quand vous décidez de monter une structure indépendante, comment vous vous organisez ? On bricolait, on se débrouillait. On louait des studios pour pas cher, on y allait, on enregistrait. Il n’y avait pas Internet donc Géraldo déposait les vinyles à Châtelet avec une petite brouette. On avait des bureaux dans Paris où on stockait des cartons de vinyles. On était des artisans. As-tu mis en place un plan de carrière rapidement ? Non, c’était au jour le jour. Jusqu’à aujourd’hui, c’est toujours un peu au jour le jour (rires, ndlr). 22


Quel impact a eu Internet sur tes ventes ? Pour toi, les concerts ont-ils comblé le manque à gagner ? Internet a touché tout le monde. Tout le monde s’est mis à vendre moins de disques. Aujourd’hui la balance remonte un peu parce qu’ils commencent à prendre en compte le streaming. Mais il y a eu un petit gouffre généralisé à toute l’industrie. Et là, qu’est-ce que tu fais ? Eh bien tu ne fais rien, tu subis. Les shows, je n’en ai jamais faits énormément quoi qu’il arrive. Je n’ai pas vraiment changé ma façon de travailler.

« Avant les réseaux sociaux, le rap était de la boxe de rue. La seule technique pour s’en sortir, c’était d’être dans les bons tournois et de casser la bouche DE tout le monde. »

Une phase importante dans ta carrière musicale est le début de l’utilisation de l’autotune sur 0.9. Lorsque Kanye West décide d’utiliser ce procédé dans 808’s & Heartbreak, pour lui, c’est autant un nouvel outil artistique qu’une manière de toucher un autre public. Tu étais toi aussi dans le même état d’esprit ? Déjà, en général, je ne suis pas fan de ce que Kanye raconte. Ce n’est pas un bon exemple pour moi. Non, je l’utilise juste comme une réverbération qui te permet d’apporter autre chose, de chanter, de faire des refrains. C’est une ouverture musicale. Je ne le fais pas pour toucher un plus grand public, je le fais parce que je kiffe. L’autotune, j’en ai toujours écouté, on en retrouve souvent dans la musique, du reggae au raï.

Depuis plusieurs années maintenant, tu te trouves au centre de plusieurs clashs. Économiquement, sont-ils profitables ? C’est profitable quand tu gagnes. Je crois que « A.C. Milan » reste l’un des titres où j’ai fait le plus de vues (aujourd’hui le morceau se rapproche des 30 millions de visionnages). Ce n’est pas le clash qui se vend bien, il attise la curiosité, après le son doit être bon.

« Dans le business du rap français, il faut créer notre propre mouvement si on veut s’en sortir, sinon on n’y arrivera jamais.  »

Souvent cet angle est choisi par les médias généralistes pour parler de rap ? Ça a toujours été pareil, même avant les clashs. Ils parlaient de moi si j’allais en prison, si j’avais des démêlés avec la justice, si un concert tournait mal… Ils ont toujours traité le rap de la même manière. Les clashs ne sont pas calculés, certains ont peut-être tendance à l’oublier, mais j’ai toujours dû répondre à des attaques. Une fois que je commence, je ne m’arrête plus, jusqu’à ce qu’il y en ait un qui ait le genou à terre. Rohff a commencé, Laouni (La Fouine) a commencé, Kaaris a commencé. Je n’ai fait que répondre à des attaques, donc ce ne sont même pas des calculs. 23


Quand on arrive à ce stade de médiatisation, forcément, ça doit attirer les regards des autres, la médisance, les convoitises… On n’en devient pas un peu anxieux ou parano ? C’est la routine, tu vis avec. On a kidnappé ma daronne, je me suis déjà fait tirer dessus… Ça fait partie de la vie. Des histoires, j’en ai eu dans la rue avant d’en avoir dans la musique, il n’y a rien de nouveau finalement. C’est même mieux d’être dans la musique que dans la rue où tu en as plus. Je ne vais pas perdre des fans, je ne suis pas mort et je vais bien, ce n’est pas un problème pour moi. Après, certains supportent et d’autres pas, une meuf comme Diam’s ou un mec comme Lefa de Sexion d’Assaut par exemple. Soit tu as les épaules, soit non. C’est le revers de la médaille, comme on dit. Pour suivre ce rythme de businessman, tu as totalement changé de mode de vie. Tu as arrêté les jeux vidéo, les séries, tu sors moins et tu rappes même sur «Jimmy deux fois» : « Homme d’affaires, j’ai ralenti le te-shi ». Je n’ai ni le choix, ni le temps pour ça. Je n’ai pas le temps de me buter à la console, d’être défoncé H24, si je l’avais été, je n’aurais pas répondu à ton appel. Dès que je me lève, c’est parti. J’allume mon téléphone et ma journée commence sans s’arrêter. C’est important que toutes les activités que tu as engendrées fassent vivre des gens autour de toi, ton équipe, tes employés ? Je kiffe le faire en tout cas. Parfois, je me pose, parce que je ne réalise pas toujours, et je me dis qu’en fait il y a plein de gens qui travaillent pour moi ou autour de ce que je fais… Je trouve ça mortel. Moi, j’aurais kiffé à l’époque où il n’y avait rien qui m’intéressait qu’il y ait un mec comme moi pour me proposer un taf dans un domaine que j’aime. Avec moi, c’est différent, mon employé peut fumer du shit à la pause, je m’en bats les couilles tant qu’il fait son taf. C’est un autre délire, c’est une autre vision du travail. Forcément, ton nom est intrinsèquement lié à celui d’Ünkut. Comment expliques-tu qu’une partie significative des rappeurs soit affiliée à une marque de vêtements ? On est issu de la musique, mais le hip-hop c’est quoi ? Le hip-hop c’est de l’art, c’est de l’événement… Il n’y a pas 10 000 choses, quoi. Quand tu es dans le rap, tu es censé savoir t’habiller, ça fait partie du truc. C’est un sujet qu’on maîtrise et c’est pour ça qu’on se lance dedans je pense. C’est un domaine « à notre portée ». Tu disais t'être inspiré de Puff Daddy pour mettre en place Ünkut, concrètement quels ont été vos débuts ? C’était du bricolage. Un ancien associé et moi, on a mis un peu d’argent, cherché des mecs qui designaient… Petit à petit, on a essayé de faire des t-shirts, de trouver des logos, de s’appuyer sur des licenciés, des distributeurs… Forcément au départ c’était un peu foireux, puis on s’est améliorés petit à petit. On a appris sur le tas comme pour la musique.

« On a kidnappé ma daronne, je me suis déjà fait tirer dessus… Ça fait partie de la vie. Des histoires, j’en ai eu dans la rue avant d’en avoir dans la musique, il n’y a rien de nouveau finalement. » Lors d’un autre entretien que nous avions réalisé pour YARD, tu nous expliquais que ça faisait huit ans que tu avais le concept d’OKLM en tête. Pourquoi ça a pris autant de temps ? Parce que je n’avais jamais rencontré les bonnes personnes. Quand tu souhaites te lancer dans un projet, que ce soit pour faire des vêtements, un label, ou un média, tout est une question de rencontre. Il faut qu’il y ait un feeling, une vision commune… Les personnes doivent maîtriser le domaine et avec Internet c’est encore autre chose, tu dois avoir des équipes solides. C’est difficile à mettre en place, de faire un beau site qui fonctionne, ça demande initialement beaucoup de travail. Pourquoi avoir choisi un modèle qui ressemble à WorldstarHipHop ? Ce n’était pas vraiment notre référence. On a fait ce qu’on aimait et ce que tout le monde veut voir sur un ordinateur. Tout le monde, sur Facebook, sur Instagram, partage des vidéos chocs, des meufs à poil, un clip, une bagarre… On a regroupé tout ce qui est viral pour qu’il n’y ait pas que de la musique. Ce qui donne, oui, un genre de WorldstarHipHop français, mais il y a d’autres sites qui font ça aussi. Aujourd’hui, tu y as ajouté la radio. Quelles sont les premières retombées ? On est pratiquement à un million de téléchargements déjà, alors qu’on en espérait 50 000 (rires). On commence à essayer de nouveaux trucs, on est dans une phase où on cherche à mettre en place des émissions spécialisées, on est dessus. C’est long mais on va y arriver petit à petit. On bricole. 24


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On e d ay i n 1 9 7 7 O prah W i n frey : l’ é chec comme tremp l i n Texte de Raïda Hamadi

Quand on parle de success-story aux États-Unis, c’est presque systématiquement que reviennent les noms de Warren Buffett, Donald Trump, Bill Gates ou encore Steve Jobs. Parmi eux surgit aussi celui d’une femme noire à l’influence et à la popularité encore inégalée. Dans un contexte d’extrême pauvreté, l’histoire de son succès s’embraye difficilement, entachée par les abus sexuels et auréolée par un optimisme et une détermination hors norme. Il s’agit d’Oprah Winfrey, première Afro-Américaine milliardaire. Elle préparait en 2011 l’opération la plus audacieuse de toute sa carrière : quitter l’émission qui l’a érigée en quasi-gourou de la chaîne ABC pour monter son propre média, Oprah Winfrey Network. Une prise de risque qui l’inquiète et la ramène au souvenir de son premier échec : ses débuts à Baltimore.

C’est dans cette période de doute que le Baltimore Sun interroge Oprah, revenant sur l’une de ses expériences professionnelles les plus marquantes. En présentatrice rodée à l’exercice, elle adopte alors le ton qui a fait tout son talent de narratrice et commence son histoire : « Je suis arrivée à Baltimore quand j’avais 22 ans. Je venais de Nashville, dans le Tennessee, avec ma Cutlass rouge. Je n’avais aucune idée de ce dans quoi je me lançais, encore moins que cela allait devenir la période où j’allais le plus évoluer dans ma vie d’adulte. Elle m’a secouée jusqu’à la moelle, cette époque, et je ne savais pas encore que j’étais en train d’être secouée. »

Huit mois après son arrivée, le constat est accablant. Les audiences baissent et l’alchimie au sein du duo n’opère toujours pas. Le couperet tombe alors, un 1 er avril de l’année 1977. « Le directeur général m’a appelée à l’étage et j’ai pensé que c’était une blague quand il m’a dit : " On a de plus grands projets pour toi, on va te placer sur le créneau du matin "  », raconte Oprah, encore choquée par son éviction peu cérémonieuse. Dès lors, elle vivra ce qu’elle décrit comme l’expérience professionnelle la plus dure de sa vie : « humiliée », « embarrassée » et « sexuellement harcelée ». Reléguée au rang de reporter, jonglant entre la rédaction de news et les petits reportages, Winfrey se sent encore moins à sa place : « J’étais très mauvaise à l’écrit, très mauvaise. Je savais parler, mais ce qui me prenait le plus de temps, c’était de m’asseoir et d’écrire des scripts. »

Quelques mois avant son départ à Baltimore, la chaîne locale WJZ-TV opère quelques changements. Dans son remaniement, Gary Elion, alors directeur des programmes d’information, se met en quête d’un coanimateur pour assister le présentateur phare Jerry Turner, dans son émission. Parmi toutes les cassettes qu’il reçoit, c’est celle de la jeune Oprah, alors en poste au WTVF-TV à Nashville, qui attire son attention : « Elle racontait une histoire qui s’était passée au conseil municipal. Elle l’expliquait tellement bien, c’est ce qui la différenciait énormément de ceux que j’avais déjà vus. » Il décide d’engager cette débutante aux airs d'ingénue. Et pour s’assurer de son succès, la chaîne prépare l’arrivée de sa nouvelle recrue en lançant dans toute la ville la campagne « What’s an Oprah ? » (« Qu’est-ce qu’une Oprah ? »). L’intéressée se souvient, légèrement dépitée : « Jusqu’à aujourd’hui, je souhaite qu’ils aient gardé cette affiche. C’était à l’arrière des bus, j’étais sur les panneaux publicitaires. Et ce qui s’est passé, c’est que, quand je suis arrivée, les gens s’attendaient à un truc énorme. L’effet d’annonce était trop important. J’étais juste une fille de couleur avec beaucoup de cheveux assise à côté de Jerry Turner, tout le monde se disait : " Quoi ? C’est ça une Oprah ? Elle ne méritait pas tout ça. " Je ne pouvais pas être à la hauteur de ce battage médiatique. »

Pour autant, son passage à WJZ a bel et bien constitué un tournant essentiel dans sa carrière. En plus de l’avoir forgée, confrontée au sexisme et rendue apte à affronter le monde de la télévision, elle trouvera sur cette chaîne sa voie dans le talk-show. Le journalisme l’aura définitivement désenchantée et la présentatrice saisira l’occasion qui lui sera cette fois-ci offerte par un dénommé Bill Baker, alors directeur général de la chaîne. Il raconte : « J’étais censé faire remonter l'audience. J’ai commencé par regarder les infos et je me suis dit que ça pourrait être une bonne idée de faire un talk-show local. » Dans son entreprise, il est grandement aidé par sa femme, Jeannemarie, qui lui conseille d’intégrer Oprah à son projet : « Tu sais, si tu dois faire un talk-show, cette Oprah serait une animatrice géniale. Il y a quelque chose de magique chez elle, elle a le cœur sur la main et n’est pas du tout prétentieuse. » Finalement, People Are Talking sera lancé le 14 août 1978. Winfrey y est tout de suite associée au vétéran Richard Sher, qui devient vite son plus grand allié et son meilleur ami tout au long de sa carrière. Si le show, maladroit à ses débuts, n’enthousiasme pas la critique, il gagnera rapidement le cœur du public. Bill Baker se rappelle : « Elle a instantanément créé un lien avec l’audience féminine. Elle était en phase avec la façon de penser des gens et extrêmement à l’aise et charmante quand elle a débuté sur ce format. Oprah était authentique. »

Cette année-là, la jeune journaliste quitte pour la première fois sa famille et se lance seule dans une ville encore inconnue. Déjà affectée par l’accueil reçu, Oprah est rapidement acculée par un travail et des responsabilités que son expérience ne lui permet pas d’assumer. Pire encore, le duo qu’elle forme avec Jerry Turner ne fonctionne pas. Ce dernier n’est pas vraiment ravi d’avoir la jeune fille à ses côtés, et il le lui fait bien comprendre : « Je me sentais comme un poisson hors de l’eau avec Jerry. » Mais ce sont aussi les compétences de la présentatrice qui seront remises en question : « Elle faisait équipe avec le doyen du journal télévisé à Baltimore, se souvient un ancien présentateur météo, et elle était complètement hors compétition. Elle ne lisait pas bien, ne connaissait pas les infos, la géographie, l’histoire, la politique, les noms. Elle était au mauvais endroit, trop jeune et inexpérimentée pour le poste. »

En janvier 1984, elle quitte Baltimore pour tenter sa chance à Chicago. Bien que WJZ tente de retenir la présentatrice en plein succès, Oprah abandonne la chaîne sans un regard en arrière. L’animatrice voit déjà plus grand et s’en va en sachant qu’elle laisse derrière elle quelques années difficiles. Le reste appartient à l’histoire.

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DOSSIER H U s T L ERS

INTERVIEW

Mathieu Flamin i l e f o o tb a ll e u r qu i d e v r a i t s a u v e r l a pl a n è t e

« Nous sommes des pionniers, nous ouvrons un nouveau marché… Et sa valeur est estimée à 20 milliards de livres. » En novembre, dans les colonnes du Sun, le monde apprend que Mathieu Flamini aurait quelques points communs avec Walter White, le fameux Heisenberg de Breaking Bad. Tous deux mènent une mystérieuse double vie, tous deux connaissent l’utilité d’un bec Bunsen et tous deux sont très loin de nos sous. Le joueur d’Arsenal aurait trouvé une molécule qui remplacerait le pétrole… Tea time avec Mathieu Flamini sur Columbia Road pour revenir sur un plan de carrière qui détonne dans le football moderne.

Propos recueillis par Josh Wilson Photos de Iain Anderson

Quel était ton lien avec le milieu du football avant d’en faire carrière ? Mon père n’était pas un ancien professionnel, rien à voir avec ça. Dans ma famille, j’avais deux oncles qui jouaient mais sans réussir à passer pro. Pendant mon enfance, quand j’habitais à Marseille, je supportais l’OM qui était l’une des plus grandes équipes du pays à l’époque. J’ai été élevé dans une famille qui appréciait beaucoup le foot, du coup je m’y suis mis à 6 ans. J’ai continué, une année après l’autre, jusqu’au moment où j’ai commencé à réfléchir à en faire mon métier.

facteur décisif a été Arsène Wenger. Il est Français et entraîneur d’Arsenal, l’un des plus grands clubs d’Europe. Quand j’ai appris que j’avais l’opportunité de rejoindre cette institution, même si j’étais assez jeune, je n’ai pas eu besoin d’y regarder à deux fois.

À quel moment as-tu pris conscience que tu pouvais devenir pro ? À 15 ans. C’est le moment où il faut complètement transformer ta vie pour qu’elle tourne entièrement autour du foot. Tu es obligé de quitter le collège et d’entrer dans un centre de formation. Et c’est ce que j’ai fait. Après, tu signes un contrat avec ton club et, à partir de là, ça devient de plus en plus sérieux. Était-il facile de prendre la décision de quitter le collège pour entrer au centre de formation de l’OM ? La décision la plus importante était surtout celle de savoir si je continuais les cours ou pas. Quand tu es jeune, tu ne vois pas toujours l’importance des examens, mais mes parents m’ont toujours poussé à rester sérieux à l’école. J’ai donc continué à travailler pour obtenir mon bac en sciences économiques et sociales. Après, je suis même entré à l’université où j’ai fait la première année d’une licence de droit, malheureusement c’est vite devenu trop compliqué à concilier avec le foot. Je me rappelle d’une conversation que j’ai eue avec un membre du staff de l’OM, quand je l’ai informé que je devais rater l’entraînement pour être présent à un cours à la fac. Ce n’était pas courant comme demande pour un jeune joueur, et évidemment le club n’approuvait pas. J’ai dû choisir de me concentrer sur le foot. Je jouais déjà en équipe première, c’était plutôt facile à faire comme choix. En 2004, tu t’engages à Arsenal à l’âge de 18 ans. Pour quelle raison avoir fait ce choix si jeune ? J’ai débuté à l’OM à 6 ans. À l’époque c’était vraiment difficile d’y percer chez les pros, encore plus qu’aujourd’hui. Ça ne faisait pas partie de la philosophie du club, tout simplement. Marseille cherchait à avoir les meilleurs joueurs dans son effectif sans s’appuyer sur son centre de formation. Tout a changé maintenant, le club a de très belles infrastructures et donne régulièrement des opportunités aux jeunes joueurs. Il y a quinze ans, ce n’était pas aussi simple. J’avais la possibilité de passer en équipe A, mais le

Justement, dans un entretien pour France Football, tu expliquais que « De nombreux joueurs ont mal géré leur carrière. Ça peut coûter cher ! C’est une chance d’être bien entouré. » Peux-tu nous détailler ta philosophie professionnelle ? Tout d’abord, il faut rester proche de sa famille, ce sont des personnes en qui tu peux toujours avoir confiance quoi qu'il arrive. Après ce noyau dur, pour moi il s’agit de toujours travailler avec de vrais professionnels. C’est ça qui fait la différence au final. J’ai conjugué tout au long de ma carrière un entourage qualifié et positif parce que, pour moi, c’est important d’être accompagné de bonnes ondes. Tu as toujours eu l’envie d’anticiper sur l’après-football ? Oui, j’aime toujours penser au futur tout en appréciant le présent, évidemment. Je crois qu’on a de la chance de faire ce qu’on fait tous les jours. Le football est ma passion, donc évidemment je me sens chanceux de pouvoir exercer mon métier au quotidien. En même temps, il faut avoir un coup d’avance sur l’avenir, la tournure que prendra mon futur. Pour ça, je recherche concrètement ce que je peux faire pour qu’il soit intéressant.

« Un bon ami, un véritable homme d’affaires un peu plus âgé que moi, m’avait encouragé à ne même pas regarder les cent premières propositions d’investissement. Et c’est exactement ce que j’ai fait. » Ton engagement avec les Gunners se termine en juin prochain. Tu as toujours été au bout de tes contrats, coïncidence ou stratégie ? C’est plutôt dû à ma philosophie, je fais peut-être vieux jeu. Un peu comme Arsène Wenger, je préfère rester jusqu’à la fin de mon contrat. Ça n’arrive pas trop souvent dans le foot où c’est une autre mentalité qui domine. 26

Tu as investi dans ton entreprise GFBiochemicals à l’âge de 24 ans pendant que tu jouais au Milan AC. Quel processus t’y a amené ? Un bon ami, un véritable homme d’affaires un peu plus âgé que moi, m’avait encouragé à ne même pas regarder les cent premières propositions. Et c’est exactement ce que j’ai fait. Quand tu es jeune et professionnel, tu es entouré de beaucoup de personnes. Du coup, il y a plein de possibilités pour faire des investissements intéressants mais aussi plein de possibilités de se tromper. Donc j’ai pris le temps de me renseigner, d’attendre la bonne opportunité pour investir dans une cause qui me passionne. J’ai toujours été un fervent défenseur des différentes causes écologiques. Depuis que je suis enfant, en tant que Corse, j’aime passer du temps à pêcher ou à faire des randonnées en montagne. Finalement j’ai eu cette opportunité et même si j’étais jeune, je me suis dit : « Pourquoi pas ? » Cette possibilité d’apporter ma pierre à l’édifice marquait le début d’une nouvelle aventure pour moi. J’ai la même implication quand je suis sur le terrain ou dans ma vie en dehors, il est impératif que je me passionne pour ce que j’accomplis. C’est ce qui a fait la différence, je voulais m’investir pour une bonne cause. Il y avait beaucoup de travail, beaucoup de risques, et pendant des années on ne savait même pas si on allait y arriver.


Pourquoi t’être associé à Pasquale Granata sur ce projet ? Nous sommes devenus amis quand je suis arrivé à Milan. On partageait cette vision commune et il a toujours cherché à investir dans ce domaine. Après de nombreux rendez-vous avec des chercheurs spécialisés dans les nouvelles énergies, nous avons décidé de financer la recherche d’une technologie qui produirait une molécule d’acide lévulinique.

« Le foot n’est pas aussi cérébral que la chimie, alors d’un côté j’ai le défi physique et de l’autre j’ai le défi intellectuel. »

Ça devient technique, tu peux nous expliquer tout ça ? Tout simplement, GFBiochemicals est une entreprise développant la technologie qui permet de produire l’acide lévulinique à échelle industrielle. Évidemment, tu vas me demander ce qu’est l’acide lévulinique… C’est une molécule qui remplacerait le pétrole dans de nombreuses applications : les plastiques, les solvants, le biocarburant… Les footballeurs, notamment en Angleterre et en France, ont parfois des investissements assez caricaturaux. Ton choix est un peu en décalage par rapport à ceux de tes pairs. C’est intéressant de travailler sur un projet autour d’une réflexion particulière, le foot est plus axé sur le physique, même s’il faut posséder une certaine vision de jeu et la capacité de prendre des décisions rapidement, car tout va très vite. Malgré tout, le foot n’est pas aussi cérébral que la chimie, alors d’un côté j’ai le défi physique et de l’autre j’ai le défi intellectuel. J’ai dû apprendre vite pour arriver au même niveau de compréhension que mon entourage dans l’entreprise. Je suis très content de cet investissement car il me donne la chance d’échanger des idées avec les meilleurs chercheurs dans ce domaine. Concrètement, comment divises-tu ton temps entre ces deux activités  ? D’abord et avant tout, le football reste ma priorité. Je passe beaucoup de temps à travailler pour l’entreprise, certes, mais le foot restera mon principal centre d’intérêt tant que je serai professionnel. Pourquoi as-tu choisi de garder cette facette secrète vis-à-vis des médias mais aussi de tes proches les premières années  ? Pendant longtemps, il y a eu beaucoup d’incertitudes autour du projet, on se demandait vraiment si ça allait marcher. J’avais aussi des doutes personnels sur ma capacité à tenir cette entreprise car je n’ai jamais eu de formation liée au monde de la chimie. Je ne voulais pas que ma famille s’inquiète pour moi et que les gens se demandent : « Mais il fait quoi lui ?  » J’hésitais à le rendre public, je voulais arriver au moment où je pourrais dire : « D’accord, maintenant ça marche et on a franchi une étape importante. » Du coup, pourquoi avoir choisi de communiquer sur ton entreprise l’année dernière ? Parce qu’on a fait des avancées importantes. On a réussi à produire cet acide à échelle industrielle, ce qui réduit immédiatement le risque du projet. À partir de ce moment-là, j’étais libre de faire une annonce au grand public. Le fait d’être footballeur te pousse-t-il à être encore plus exemplaire dans cette entreprise ? Généralement, je pense que les footballeurs ont le devoir d’être publiquement irréprochables. Des millions de jeunes nous regardent à la télévision, et il faut qu’on soit une source d’inspiration pour eux. J’ai décidé de défendre l’environnement parce que c’est un sujet qui me passionne, je veux aider les jeunes à prendre conscience qu’il faut changer de mentalité face au réchauffement climatique. Il faut penser à aujourd’hui mais aussi à demain… 27


DOSSIER H U S T L ERS

L e s B r a qu a s s é s

B R I S T O L , A NGL E T E R R E Octobre 2008 Au moment d’envisager de marquer son épiderme d’encre, il est courant d’entendre des voix dissuasives pour souligner l'irréversibilité du geste. Iggy Azalea et Rihanna peuvent en témoigner, elles qui ont subi les railleries découlant d’un tatouage foireux. À côté de leurs ratés médiatisés, se marquer de son nom et de sa date de naissance semble loin d’être aussi compromettant. Si l’on peut remettre en question l’intérêt qu’il y a à arborer de telles informations sur sa peau – une simple gourmette aurait suffi – on ne risque pas d’être mal vu en société pour si peu. Seulement, le plus prudent reste encore d’éviter les sentiers de l’illicite. Un raisonnement qui ne sera pourtant jamais venu à l’esprit d’Aaron Evans. En 2008, ce jeune homme s’introduit dans une Peugeot 106 pour y dérober le GPS. Malheureusement pour lui, il s’agit d’un véhicule équipé de caméras placé par la police pour piéger d’éventuels braqueurs. Les inspecteurs ont donc le loisir d’observer Evans dans ses œuvres, et leur travail est facilité par un tatouage portant l’inscription « Evans 19.9.87 ». On imagine la gêne qu’il a dû ressentir au moment d’expliquer à ses codétenus les raisons de sa présence à leurs côtés.

Comme l’a si bien souligné N.O.S dans le titre "Dans ta rue", l’argent dit « facile » ne l’est pas forcément. À défaut d’être un métier, vivre comme un hors-la-loi requiert effectivement des compétences qui ne sont pas données à tous. Qu’il s’agisse de Mesrine ou de Ferrara, ces hommes avaient un sens de la ruse, et un certain cran qui peuvent les rendre admirables auprès de milliers de personnes. À l'inverse, d’autres ne sont juste pas faits pour cette vie. Maladroits, négligents ou simplement stupides, ils ont pris la voie du crime à contresens et se sont lamentablement plantés. Lumière sur cinq histoires de braquages rocambolesques qui ne devraient pas être adaptées sur vos écrans. Texte de Lenny Sorbé

M E S H C H O V S K , R U SS I E Avril 2009 Olga Zajac est « la plus grande propriétaire de salon de coiffure au monde », selon une page Facebook qui dénombre aujourd’hui plus de 6 000 mentions « J’aime ». Une réputation flatteuse qu’elle ne doit pas à ses carrés plongeants, loin de là. En avril 2009, un homme armé pénètre dans son salon pour la déposséder de sa recette. Ceinture noire de karaté, la gérante immobilise sans le moindre mal le braqueur, qui aurait pu choisir meilleure victime. Mais plutôt que de laisser les autorités compétentes se charger de son cas, la trentenaire lui réserve un sort plus saugrenu. L’agresseur est ainsi traîné jusqu’à l’arrière-boutique où il est menotté à un radiateur, entièrement nu. Trois jours durant, elle lui impose un régime au Viagra et l’utilise pour satisfaire ses plaisirs sexuels les plus fous. Ainsi, le malfaiteur se retrouve paradoxalement victime d’une femme un peu perverse. Après l’avoir libéré de son calvaire, la tenancière est arrêtée par la police avec son souffre-douleur. Au cours de son interrogatoire, elle lancera un cinglant : « Quel enfoiré ! Oui, on a couché ensemble à quelques reprises. Mais je lui ai acheté des nouveaux jeans, je l’ai nourri et je lui ai même donné 1 000 roubles quand il est parti. » De quoi il se plaint.

ILORIN, NIGERIA Janvier 2009

R A I N H A M , A NGL E T E R R E Septembre 2009 Ils étaient quatre hommes pour braquer une bijouterie. Quatre hommes pour quatre cerveaux (et encore), huit jambes et… six bras. Nul besoin de vérifier les chiffres, le compte est bon. Le petit gang britannique à l’origine de ce coup manqué était effectivement accompagné d’un adolescent dépourvu de bras, qui « rencontrait des difficultés à s’habiller seul », selon les enquêteurs. Couilllu, John Smith, 18 ans, s’est donc retrouvé au volant de la voiture qui était censée permettre à ses partners in crime de s’échapper de la bijouterie après avoir dérobé un butin d’une valeur estimée à 175  000 livres. Car oui, au-delà de l’intégrer dans ce plan à la fiabilité douteuse, les génies ont eu l’idée lumineuse de laisser leur sort entre ses mains. Malgré son handicap, le jeune homme parvient à donner du fil à retordre aux policiers, qu’il mène dans une folle course-poursuite à 160 km/h, tandis que ses complices lui viennent en aide pour effectuer les changements de vitesse. La performance est remarquable. Mais John Smith finit tout de même par se crasher dans un tunnel, à une cinquantaine de kilomètres de la bijouterie. Presque.

« La prison est une animalerie, rien de plus. » Ces mots nous viennent de Lil Boosie, mais tout comme lui, beaucoup de détenus soulignent la dimension bestiale du milieu carcéral. Au point d’avoir des cellules peuplées d’hommes et d’animaux ? Probablement pas, mais un cas signalé au Nigeria tend à être l’exception qui confirme la règle. Un lieutenant de la région de Kwara a eu la surprise de voir une patrouille se rendre dans son commissariat pour y amener non pas un homme, mais une chèvre. Pire encore, imaginez son étonnement quand les policiers lui expliquent que la bête en question est suspectée dans une affaire de vol de voiture. Dans leur déposition, les agents précisent qu’ils faisaient une ronde en ville quand ils ont aperçu deux individus forçant la serrure d’une Mazda 323, qu’ils ont immédiatement pris en chasse. Selon le porte-parole de la police de l’État de Kwara, l’un des deux hommes serait parvenu à échapper aux forces de l’ordre tandis que le second se serait transformé… en chèvre. L’affaire fait alors la Une des journaux locaux et permet aux habitants de souligner une fois de plus l’incompétence des patrouilles locales, « peu éduquées » selon certains. On a tendance à les croire sur parole.

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H O U S T O N , É TAT S - U N I S Juin 2012 Il y a des situations où il est préférable de ne pas réfléchir. Quand vous apercevez des hommes masqués et armés s’approcher de votre banque, voilà un exemple où agir de manière spontanée peut éventuellement vous sauver la mise. Mieux encore, cela peut – de manière très hasardeuse – rétablir un semblant de justice. C’est ce qui est arrivé à Blanca, une mère de famille originaire de Houston. Alors qu’elle encaisse un chèque dans une banque, des braqueurs prennent d’assaut le bâtiment. Effrayée, elle fuit rapidement les lieux sans que les malfrats la remarquent. « Je suis passée de l’autre côté de la banque en me baissant, puis je me suis mise à courir. Arrivée sur le parking, j’ai sauté dans la première voiture que j’ai vue », expliquet-elle à un média local. Bingo. Il s’avère que le véhicule subtilisé était celui des braqueurs. Un contretemps qui pousse finalement les criminels à « carjacker » le véhicule d’un autre usager. De son côté, Blanca a été entendue par le FBI comme simple témoin et a logiquement évité l’accusation de vol. C’est déjà ça.


DOSSIER H U S T L ERS

Cha lino Sa nchez la mémoire des cartels

Le 8 janvier dernier, l’annonce de la nouvelle capture du puissant narcotrafiquant Joaquín « El Chapo » Guzmán a presque aussitôt engendré une vague de chansons en son honneur, dans la plus pure tradition de ce que l’on nomme les narcocorridos. Pionnier de ce genre musical hors-la-loi, Chalino Sanchez a donc une nouvelle fois fait planer son fantôme, du Mexique jusqu’à Los Angeles. Retour sur l’histoire de ce Tupac mexicain, dont la vie est au moins aussi rocambolesque que celle d’un baron de la drogue.

Texte de Simon Clair

« COACHELLA : un mort, dix blessés lors d’une fusillade dans une discothèque. » Le 26 janvier 1992, les nouvelles apportées par le Los Angeles Times ne sont pas bonnes. « Tôt samedi, un chanteur de boîte de nuit a dégainé une arme et a commencé à viser la foule après qu’un homme eut bondi sur scène pour lui tirer dessus, a dit la police. Un homme a été tué et dix autres ont été blessés. Le chanteur, son assaillant et un des spectateurs sont actuellement dans un état critique », précise le quotidien californien, relatant le drame auquel ont assisté les 400 personnes réunies au Plaza Los Arcos. Mais personne ne semble vraiment surpris. Depuis déjà longtemps, les règlements de comptes sont monnaie courante dans les milieux mexicains de la Californie du Sud. Gangrenées par la drogue, certaines zones sont presque devenues un point de chute obligatoire pour les jeunes trafiquants, qui se décident à quitter les collines et les cartels du Sinaloa au Mexique pour venir implanter leurs petits deals dans le Golden State.

Chalino Sanchez est né le 30 août 1960 sous le soleil de plomb de l’État du Sinaloa au nord-ouest du Mexique. Avec son physique sec et son regard dur, il semble dès le début taillé pour la guerre intestine qui ravage cette région aux mains des cartels de la drogue. Son vrai prénom est Rosalino, mais il ne l’utilisera jamais car il trouve que c’est un nom de fille. Dernier d’une fratrie de sept frères et une sœur, Chalino vit une enfance difficile marquée par une grande pauvreté et le décès de son père. Mais c’est un autre événement qui va plus profondément bouleverser son parcours. Alors qu’il n’a que onze ans, son unique sœur est violée par plusieurs hommes qui la renvoient ensuite chez elle complètement nue. Parmi eux figure un caïd du village connu sous le nom d’El Chapo Pérez. Pour éviter les problèmes, la famille Sanchez préfère ne rien dire, malgré les fanfaronnades du violeur qui se vante de connaître sa victime dans sa plus stricte intimité. Mais Chalino n’oublie pas. Et quatre ans plus tard, lors d’une fête d’anniversaire de la révolution mexicaine où il croise El Chapo Pérez, l’adolescent décide de régler cette affaire. Pour le supplément dominical du journal mexicain El Universal, Enrique Félix, son cousin, se rappelle cette nuit comme si c’était hier. « El Chapo était en train de danser quand mon cousin a commencé à s’approcher.

Pourtant, c’est un petit chanteur teigneux coiffé d’un Stetson qui se retrouve pris dans la fusillade. Il s’appelle Chalino Sanchez et même s’il vient lui aussi du Sinaloa, il n’est pas directement narcotrafiquant. Lui, il préfère les narcocorridos, ces chansons sanglantes à la gloire des barons de la drogue. Et ce soir-là, Chalino se retrouve propulsé malgré lui dans le décor morbide de ses mélodies. Comme les caïds qu’il décrit, c’est lui qui tire un peu à l’aveugle, sans vraiment réfléchir à ce qu’il fait. Ce n’est qu’en sortant de l’hôpital, où il est emmené en urgence après la fusillade, qu’il se rend réellement compte de ce qui vient de se passer. Lui, le moins-que-rien descendu des montagnes mexicaines, est désormais une superstar. Partout, la presse et le public le réclament, fascinés par ses airs de Pancho Villa et sa gâchette facile. Bientôt, il deviendra l’une des figures les plus légendaires de la musique mexicaine et la simple évocation de son nom suffira à convoquer tout ce que l’imaginaire local a fait de plus crapuleux. Pour certains journalistes avides de formules, il sera même « un croisement entre Tupac et Willie Nelson ».

« Quand j’ai écouté Chalino chanter pour la première fois, je pense que ma réaction a été celle de beaucoup de gens. J’ai trouvé ça atroce. » Elijah Wald, musicien et historien

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« Pendant les concerts, Chalino avait une arme sur lui, Et elle était toujours chargée. » Nacho Hernandez, accordéoniste de Chalino Sanchez

Chalino était juste à côté de lui, mais il n’a pas voulu sortir son arme car El Chapo dansait avec une femme. Finalement, lorsque la fille est allée s’asseoir, Chalino a sorti son pistolet et « bam bam bam »… Trois balles sont parties et l’une d’elles a transpercé El Chapo qui est tombé au sol. Dans sa chute, j’ai vu que sa main était au niveau de sa ceinture, mais il ne portait pas d’arme », raconte t-il aujourd’hui, avant de conclure : « Chalino a eu raison de le faire. » Présents eux aussi à la soirée, les frères Pérez dégainent aussitôt, une fusillade éclate mais Chalino parvient à s’enfuir. Après deux semaines à se cacher dans les montagnes, il comprend qu’il doit quitter le pays et passe illégalement la frontière direction Los Angeles, chez une de ses tantes. Là-bas, le jeune meurtrier enchaîne les petits boulots mal payés, travaille dans les fermes alentour, puis revient finalement se fixer dans la ville d’Inglewood pour aider son frère Armando à faire marcher un business de trafic de migrants. Durant plus d’un an, ils coordonnent ensemble le passage des clandestins de Tijuana aux États-Unis. Mais leur affaire prend brutalement fin en 1984, lorsque Armando est retrouvé mort dans un hôtel de Tijuana, abattu dans son sommeil.

réaction a été celle de beaucoup de gens. J’ai trouvé ça atroce. Je me suis dit qu’il était vraiment un très mauvais chanteur », rigole aujourd’hui encore Elijah Wald, historien et auteur en 2002 du livre Narcocorrido : A journey into the music of drugs, guns and guerrillas. Il est vrai qu’avec son timbre de voix haut perché et ses intonations grinçantes, Chalino n’est pas vraiment un interprète de charme. Au contraire, on a parfois l’impression d’entendre un coq hurlant dans un micro, ce qui lui vaudra rapidement le surnom d’« El gallo de Sinaloa ». « Malgré sa voix stridente, j’ai été très vite fasciné par l’histoire de Chalino. Après tout, un chanteur romantique est peut-être censé être un bon chanteur, mais un chanteur de corridos doit surtout savoir de quoi il parle », enchaîne Elijah Wald. Et il est vrai qu’en écrivant sur commande pour tous les malfrats, les assassins et les trafiquants de drogue, c’est une véritable histoire orale du grand banditisme mexicain qui se dessine peu à peu dans ses mélodies. À tel point que comme le rap devenant gangsta rap à la même période, sa musique marque le passage des corridos aux narcocorridos. Règlements de comptes entre cartels, transferts de kilos de cocaïne et courses-poursuites avec la police fédérale, les refrains de l’ancien prisonnier sont finalement à l’image de ce qui agite chaque jour la région du Sinaloa ou les rues de Los Angeles.

Le meurtre de son frère est l’élément déclencheur de la carrière musicale de Chalino Sanchez. Alors que ses trafics viennent de l’envoyer huit mois dans la prison de La Mesa, à Tijuana, le petit malfrat réalise que d’ici peu tout le monde aura déjà oublié Armando. Comme des centaines d’autres petites frappes avant lui, son nom ne sera plus que quelques lettres griffonnées sur un registre de la police des frontières. Chalino ne peut se résoudre à cette mort silencieuse. Il décide donc de composer à la mémoire de son frère un corrido, ces chansons folkloriques mexicaines souvent écrites en l’honneur de quelqu’un ayant été assassiné. Réalisant le talent de cet apprenti compositeur, les prisonniers de La Mesa – dont beaucoup sont originaires du Sinaloa – commencent à lui raconter leurs propres histoires dans l’espoir de les voir mises en musique. Aidé par son cousin et codétenu Ismael Sanchez à la guitare, Chalino s’essaie alors aux premières chansons de ce qui va devenir son répertoire. Dès le début, sa musique a donc un goût d’acier. Celui des armes à feu et des barreaux de cellule.

Mais, très vite, cette réalité le rattrape un soir de janvier 1992, dans la vallée de Coachella. Cette nuit-là, la boîte Plaza Los Arcos est pleine à craquer même si Chalino Sanchez n’est encore qu’un petit chanteur inconnu du grand public. Eduardo Gallegos, un mécanicien de 33 ans, a beaucoup trop bu. Il a aussi pris de l’héroïne. Soudain, il monte sur scène et tire au 6,35 mm sur l'artiste qui est touché au flanc. « Pendant les concerts, Chalino avait une arme sur lui, et elle était toujours chargée », témoigne pour le magazine LA Weekly son accordéoniste Nacho Hernandez, qui reçoit sur le coup une balle dans la cuisse. Aussitôt, Chalino réplique, le public panique et dans la débandade, Eduardo Gallegos finit au sol, roué de coups par les spectateurs et gravement blessé d’une balle dans la mâchoire. Rene Carranza, un jeune homme de 20 ans, prend quant à lui une balle dans la jambe. Il en mourra quelques heures plus tard, sur le chemin de l’hôpital. À la fin de la nuit, même s’il ne le sait pas encore, les comptes sont finalement tristement bons pour Chalino : un mort, dix blessés, mais bientôt des milliers d’albums vendus.

Fa i r e pa r l e r l a p o u d r e À sa sortie de prison, Chalino doit bien se résoudre à gagner sa vie. Reparti à Los Angeles, il commence à laver des voitures puis bascule dans un petit business de marijuana et de cocaïne. Mais via ses anciens amis prisonniers, la rumeur se répand que Chalino Sanchez peut composer des corridos à la commande. De plus en plus, petits voyous et gros bandits le contactent pour qu’il écrive une chanson à la gloire de leurs exploits hors-la-loi. En échange, quand il n’est pas payé directement en argent liquide, le jeune compositeur accepte des cadeaux : montres, chaînes en or ou même armes. Le problème est que ses clients ne veulent pas seulement les paroles écrites de leur corrido. Ils en veulent aussi un enregistrement sur cassette. Puisqu'il ne se considère pas comme un chanteur, Chalino embauche un groupe pour enregistrer ses morceaux. Mais, une fois en studio, alors que les musiciens se révèlent totalement incapables d’interpréter ses chansons, il s’énerve et décide qu’il les interprètera désormais luimême. « Quand j’ai écouté Chalino chanter pour la première fois, je pense que ma

Sortie de scène Propulsé à la une de nombreux journaux californiens à la suite de la fusillade de Plaza Los Arcos, Chalino Sanchez n’a plus rien d’un inconnu. Partout on se bouscule pour écouter ce chanteur pistolero. La musique de l’ancien gamin du Sinaloa s’éloigne donc des cercles criminels pour gagner le grand public. Avec leur goût d’interdit, les cassettes de Chalino Sanchez s’écoulent à une vitesse record. Surtout, le chanteur parvient à toucher un public de jeunes Mexicains-Américains qui ne se reconnaissaient plus dans la musique de leur pays d’origine, comme le précise Elijah Wald : « L’énorme influence de Chalino est d’avoir rendu les narcocorridos populaires à Los Angeles et plus généralement aux États-Unis. 30


« Avec mon mari, tout le monde y a gagné quelque chose, tout le monde en a profité, sauf nous. » Maricela Sanchez, veuve de Chalino Sanchez

R o y a lt i e s à v o l o nt é

Il y avait une génération entière de jeunes qui ne se reconnaissaient plus dans la musique mexicaine. Du coup, beaucoup d’entre eux s’étaient mis à écouter du rap. Mais quand Chalino est arrivé avec son histoire de fusillade sur scène, tous les Mexicains-Américains ont arrêté, car il était plus voyou que n’importe quel rappeur. C’est comme quand les enfants jouent aux policiers et aux gangsters, personne ne veut être le policier, mais tout le monde veut être le plus gangster des gangsters. »

Personne n’a jamais pu savoir qui a tué Chalino Sanchez. Mais, au fil du temps, l’aura du chanteur à la voix aiguë et criarde n’en est devenue que plus fascinante. Son portrait est aujourd’hui placardé dans les rues poisseuses des quartiers hispaniques de L.A. et pas un jour ne passe sans que l’une de ses chansons ne résonne à plein volume dans les enceintes d’une voiture volée. Comme un rituel immuable, les plus grands chanteurs actuels de narcocorridos, de Jessie Morales à El Komander, lui rendent sans cesse hommage à travers des centaines de corridos à sa mémoire. « Grâce à Chalino, les narcocorridos sont maintenant très populaires et ce n’est pas près de changer. Les chanteurs continuent d’écrire à la commande pour les narcotrafiquants et les gens continuent d’écouter les corridos pour savoir ce qui a bien pu se passer, comme s’ils regardaient les infos à la télévision », explique aujourd’hui Gabriel Berrelleza, chanteur du groupe Los Cuates de Sinaloa, qu’on a pu apercevoir dans un épisode de la série Breaking Bad.

Pourtant, avec le succès, Chalino réalise qu’il a tout intérêt à faire attention à ce qu’il dit. Peu à peu, il évite de citer expressément certains noms qui pourraient lui causer des problèmes. « Avant, quand il enregistrait un corrido, il n’hésitait pas à prendre parti pour celui qui s’était fait tuer. Dans la chanson, il pouvait insulter le meurtrier, ce qui rendait ce dernier complètement fou parfois. Il a donc arrêté de chanter qu’untel, qui a tué telle personne, est un lâche », raconte son accordéoniste Nacho Hernandez à l’hebdomadaire LA Weekly. Mais même si la nouvelle vedette cherche à s’éloigner peu à peu des ennuis, la fusillade de Coachella semble avoir laissé une empreinte profonde dans la tête de Chalino, dont le comportement commence à changer. Tout d’abord, il décide de donner toute sa collection d’armes à feu à ses amis. Puis, pour acheter à sa famille une maison dans une banlieue riche de Los Angeles, il cède l’intégralité de ses droits d’auteur à sa maison de disques. Désormais, Chalino ne gagnera sa vie que grâce à l’argent des concerts. Malgré les craintes de ses proches et les menaces reçues depuis la fusillade, il décide d’accepter de venir jouer à Culiacán, la capitale du Sinaloa.

Tous les ans, la date d’anniversaire de la mort de Chalino est donc prétexte à mille et une rééditions douteuses n’ayant pour but que de faire fructifier la marque qu’il est maintenant devenu. Bien loin de l’esprit modeste et campagnard du chanteur, ses fans s’arrachent aujourd’hui les t-shirts, sweats et autres produits dérivés. Dépossédée de tous les droits sur sa musique, la famille de l’idole doit regarder d’un œil blasé cette triste course aux royalties qui se fait désormais sans elle. « Avec mon mari, tout le monde y a gagné quelque chose, tout le monde en a profité, sauf nous. Nous ne nous sommes jamais protégés légalement, donc les gens ont fait tout ce qu’ils voulaient et nous sommes les derniers à en avoir bénéficié », expliquait au Los Angeles Times la veuve Maricela Sanchez en 2004. Faute de mieux, les proches du chanteur ne peuvent que s’émouvoir devant le défilé de jeunes aspirants musiciens qui viennent régulièrement leur témoigner de l’immense admiration qu’ils portent à Chalino Sanchez.

Ce soir-là, sous les lumières rosées du Salon Buganvilias, une foule de 2 000 personnes acclame le retour du prodige au pays natal. Débarquant sur scène au bras de six jeunes filles en minijupe, Chalino apparaît comme un prince vers lequel se tournent tous les regards. Pourtant, tandis que sa voix de coq déchaîne la ferveur populaire, très peu sont ceux qui remarquent l’inquiétude anormale qui semble agiter le petit homme. Une fois le concert terminé, c’est discrètement qu’il décide de quitter la salle en voiture, accompagné de ses frères, de l’un de ses cousins et de quelques-unes des filles. Mais au niveau d’un rond-point, deux puissantes Chevrolet remplies d’hommes armés les dépassent soudainement et leur barrent brutalement la route dans un crissement de pneus. Dans les souvenirs qu’il confie au journaliste Sam Quinones pour le livre True tales from another Mexico, Carmelo Felix, le cousin de Chalino, revient sur cette arrestation anormale : « Ils étaient tous vraiment très jeunes. Il y avait peut-être un ou deux policiers parmi eux. » L’un d’eux brandit une carte de la police fédérale, la tension monte et les esprits s’échauffent. Le chanteur tente alors d’apaiser la situation en proposant de l’argent aux forces de l’ordre. En vain, en quelques secondes il se retrouve menotté puis jeté sur la banquette arrière de l’un des bolides qui démarre en trombe. Alors qu’il regarde la route défiler depuis la vitre de la voiture, Chalino pense peut-être à sa sœur, à son frère Armando ou à son ancien rival El Chapo Pérez.

Parmi eux se trouvait Nain Alvarez, un artiste d’à peine 23 ans, tout juste sorti de l’adolescence. Originaire du Sinaloa, il était surnommé « le Frankie Valli de Culiacán » car, comme le crooner italo-américain, beaucoup le soupçonnaient d’entretenir des relations avec le crime organisé. Le 6 décembre dernier, dans une vidéo postée sur sa page Facebook, on pouvait apercevoir un homme armé d’un fusil d’assaut. En fond sonore, le dernier morceau de Nain Alvarez. Deux semaines plus tard, le jeune chanteur était retrouvé mort, transpercé de deux balles dans la gorge et la poitrine, alors qu’il revenait d’une visite chez ses beaux-parents où il était allé voir son fils. « Peut-être qu’ils n’aimaient juste pas sa voix », commentera un policier à la presse locale pour expliquer le motif des agresseurs. Comme beaucoup d’autres avant lui, Nain Alvarez a finalement rejoint la longue liste des chanteurs de narcocorridos morts assassinés. Nul doute que certains ont dû se rendre à l’évidence au moment où ils s’écroulaient sur le bitume poussiéreux d’une ruelle déserte : d’ici à quelques années, tout le monde les aura oubliés. Personne n’aura pris le soin d’écrire de corrido à leur mémoire. Ils voulaient pourtant tous devenir des Chalino Sanchez. Mais tous chantaient beaucoup trop bien pour ça.

Le lendemain matin, le 16 mai 1992, deux paysans se promènent le long d’une autoroute au nord de Culiacán. Malgré la lumière brouillonne du matin, l’un d’eux aperçoit un corps rejeté par le canal d’irrigation de la ville. Le cadavre a les yeux bandés, des traces de corde sur la peau et le visage a été en partie arraché par deux balles tirées depuis l’arrière du crâne. Il s’appelait Rosalino. Mais ce n’était pas une fille. 31


DOSSIER H U S T L ERS

R e s e l l er l â che - moi te s ba s ket s  ! Acteurs incontournables de la communauté grandissante de la basket, les resellers sont de plus en plus actifs dans une période où la sneaker n’a jamais semblé aussi prisée. En plus de cette nouvelle notoriété s’installe la pensée persistante que ces revendeurs sont responsables de beaucoup des plaies du milieu : pénurie des produits ou prix parfois exorbitants qui se pratiquent à la revente. Peut-on tout leur mettre sur le dos ? Éléments de réponse auprès de ceux qui sont accusés de marcher à côté de leurs pompes. Texte de Terence Bikoumou

XI Concord, Infrared VI, I Bred, Foamposite Galaxy, Gel Lyte V Fieg… Pour beaucoup ces noms n’évoquent rien. Pour d’autres, ce sont de véritables pépites et… des dollars en perspective. Le resell de sneakers, un anglicisme qui définit la revente de baskets le plus souvent par des passionnés, hors du sillage des points de vente. Boosté par un baby-boom version sneakerhead ces dernières années et un appétit vorace pour les paires rares, ce marché secondaire a passé l’an dernier la barre du milliard de dollars. Pour ses multiples adeptes, c’est une compétition où chacun veut le modèle que les autres n’ont pas, et où revendre à forte plus-value est perçu comme une pratique tendance. Le phénomène n’a rien de nouveau, les resellers ont toujours fait partie de la communauté sneaker. Mais plus qu’avant ils semblent avoir pris une place imposante dans le circuit. Une emprise qui dérange et fait germer l’idée qu’ils sont la cause de l’inflation des prix, à une époque où certains produits peuvent ne durer que quelques heures en rayon. Désormais une des capitales du phénomène, Paris abrite aussi ses propres protagonistes. Julien, plus connu sous l’appellation de Larry Deadstock, est l’un d’entre eux. Larry pour « le côté US » et Deadstock pour « la référence aux sneakers ». Comme la majorité des aficionados, sa passion vient d’une enfance passée à baver sur des paires alors inaccessibles. Puisant son inspiration chez Michael Jordan et Michael Jackson, ses premiers bons souvenirs chaussés sont colorés : « La LA Gear cloutée ! Quand je la portais à l’époque, on me prenait pour un extraterrestre ! » Reconnaissable à une barbouze devenue marque de fabrique, Larry tombe par hasard dans la revente il y a une dizaine d’années. Le tournant surgit lors de l’acquisition d’un lot de soixante paires Fila à un routier sur Le Bon Coin. Achetée 5 euros la pièce, il les revend chacune 60 euros en un mois. Boom ! Ce bon plan lui met définitivement le pied à l’étrier et pose les bases de son business. Malgré tout, cette activité ne reste qu’un hobby, un prolongement de passion pour un collectionneur forcené d’Air Force 1 et consommateur sélectif : « Pas besoin de porter une paire différente chaque jour, j’ai une rotation de trente paires et une centaine que je ne vendrai jamais. »

« Certains pensent qu’en un claquement de doigts ils vont devenir riches avec les baskets, il y a un fantasme du reseller multimilliardaire qui n’existe pas. Ils arrivent dans le business et pensent pouvoir vendre plus cher que Flight Club qui pratique les prix les plus élevés . Des revendeurs d’un jour voient que la Yeezy marche et tentent de la revendre un maximum», se défend Larry. Prêchant pour sa paroisse, il souligne malgré tout le point positif du resell : « En tant que collectionneur et acheteur, le resell permet de remettre la main sur des modèles sortis en 2004 ou 2005 qu’on a complètement zappés. Et là, on est content de payer plus cher. Simplement il faut être juste au niveau des prix. »

Soi s l e premier ou paie l e pri x fort ! Vends-là ! Chaque jour de sortie exclusive, c’est la même rengaine. Les prix s’envolent en même temps que la frustration des déçus. En plus des acheteurs classiques, il faut faire avec ceux qui se les procurent pour tenter de revendre l’objet 1,5 à parfois 5 fois plus cher quelques heures plus tard. Pour mériter son dû, il faut se lever très tôt. Be first or pay hard money. « Il y a quatre-cinq ans, pour récupérer sa paire, il suffisait de venir à 6 ou 7 heures du mat’ pour l’ouverture du magasin à 10 heures. On était une vingtaine, sûrs de l’avoir. Maintenant, pour n’importe quelle sortie, les gens se mettent à camper deux ou trois jours à l’avance. C’est un bon baromètre », témoigne Larry. Se considérant « trop vieux » pour se planter devant les boutiques et surtout peu enthousiaste à l’idée de passer « trois jours dehors pour des clopinettes », il achète à d’autres resellers, « de 20 euros de plus à trois fois le prix », en sortie de magasin pour revendre ensuite à son tour. Un système pyramidal amenant parfois un produit à passer, de la sortie du magasin au porteur, par quatre ou cinq personnes différentes. Quand ce n’est pas du rachat en direct, c’est sur Internet qu’il se procure ses trouvailles. Quid des arrangements avec certains shops ? Très rare, cela reste un tabou dans le milieu. Il faut mériter sa récompense, comme l’explique notre interlocuteur : « Le consommateur qui veut payer le prix normal doit s’en donner les moyens. Je ne suis pas Superman pour obtenir toutes les sneakers que je revends. Quand on souhaite arriver à ses fins, on y arrive. Ceux qui ne veulent pas payer plus cher une paire n’ont qu’à venir la veille à 17 heures et rester toute la nuit devant, et ils l’auront. »

Les revendeurs ne sont qu’un maillon de la chaîne, les rênes du business sont tenues et maîtrisées par les marques. Le cas de Nike est certainement le plus significatif. Ses nombreux modèles iconiques et ses fans inconditionnels font depuis longtemps tourner la légende du swoosh. La firme de l’Oregon a compris que la limitation et l’exclusivité accroissent le désir et valorisent le produit, à l’image du luxe. Chaque sortie est le fruit d’une stratégie précise fondée sur un équilibre entre des prix et des quantités jamais trop élevés. En s’assurant que l’offre n’atteigne jamais vraiment la demande, la griffe alimente également un marché secondaire qui concentre des millions d’adeptes, et cultive ainsi son image auprès de ses consommateurs. Une publicité gratuite. Yeezy, Just Don, Concord et autres raretés ne sont que l’arbre cachant la forêt. Derrière ces modèles prisés qui servent de vitrine, ce sont ceux soumis à la grande distribution, appelés general releases, qui renflouent les caisses. « Si ce n’était pas Kanye West, la Yeezy Boost serait tout le temps en magasin et les gens pourraient l’acheter tranquillement, même trois semaines plus tard. Mais il y a un travail des marques créant la frustration et le buzz. La meilleure des pubs », appuie Larry. Hypebeasts, resellers, marques, autant d’acteurs d’un business d’initiés. Les revendeurs paraissent être des coupables idéaux dans ce système, mais, comme dans chaque marché où la demande dépasse de loin l’offre, ils sont inévitables. Combien de temps cela durera encore ? Notre confident nous répond par une analogie musicale : « C’est un peu le même phénomène que dans le rap, où il y a sans cesse de nouveaux styles, comme la trap… Tous les gens pensent que ça va mourir d'ici un ou deux ans, mais il y a toujours quelque chose de nouveau pour relancer la machine et, au final, il y a de plus en plus d’adeptes. »

Faut-il pour autant tout mettre sur le dos des resellers ? Il faut plutôt distinguer les passionnés des revendeurs qui spéculent sur un produit tendance en produisant un overpricing, faussant le marché dans la seule optique de faire un rapide profit. Un usage qui empêche les « vrais » amateurs et collectionneurs d’obtenir ce qu’ils veulent au prix affiché en boutique. 32


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Y E E Z Y, Y E E Z Y, Y E E Z Y JUST JUMPED OVER JUMPMAN Dans le morceau « Facts », Kanye West vante les mérites de sa Yeezy qui aurait surpassé la Air Jordan. Adidas qui a pris le pari coûteux – mais pas si risqué – de déloger le rappeur-designer de Nike en 2013, doit assurément s’en frotter les mains aujourd’hui. Les modèles 350 et 750, par l’originalité de leur apparence et surtout pour le culte voué à l’homme derrière ces créations, ont lourdement redistribué les cartes du paysage mondial de la basket depuis l’an dernier. À défaut d’avoir un représentant de la firme aux trois bandes, trop frileuse pour communiquer, nous avons donné la parole à divers acteurs de la sneakers pour analyser l’engouement autour du phénomène. Texte de Terence Bikoumou

Tex Lacroix – Collectionneur expérimenté « Le resell est dans l’ADN de base. C’est un truc qui a toujours existé, c’est intrinsèque au délire. Ces dernières années, vu le nombre de sorties limitées, on est passé de l’artisanat à l’industrie. La rareté a engendré le développement d’un autre marché noir. Avant, ils allaient aux States et rapportaient des cartons entiers de shoes, c’était déjà du resell. La plupart des revendeurs français sont avant tout des kiffeurs de basket, donc, s’ils peuvent en faire un business, tant mieux. Mais aujourd’hui, les sorties exclusives et raffles (jeux-concours) encouragent cette tendance. Si tu n’es pas dans la « galaxie sneakers », tu n’es pas au courant de toutes les sorties, donc tu ne pourras pas avoir ta paire à prix normal ; du coup, tu es obligé de passer par le marché parallèle.

Axel Pauporté – Responsable du shop Sneakersnstuff « C’était le 13 novembre, l’après-midi avant les attaques terroristes. On avait fait un tirage au sort (en réponse à l’effervescence, beaucoup de magasins choisissent d’organiser des jeux-concours pour déterminer ceux qui pourront acheter leur paire, ndlr) et on commençait à appeler les gagnants, ça s’est terminé en début de soirée, avant les incidents. On était tous forcément choqués et horrifiés le lendemain matin, mais on a reçu des dizaines et des dizaines d’appels de personnes qui nous demandaient si on allait ouvrir pour qu’elles puissent venir chercher leur Yeezy. Notre priorité était de savoir si le staff se sentait le courage de venir. Et finalement, sous la pression du nombre d’appels, on a décidé d’ouvrir l’après-midi. Cet engouement est choquant car il y avait des choses plus graves à ce moment-là, on ne voulait pas faire du business. Finalement on s’est dit, autant qu’ils viennent chercher leurs chaussures, puisque apparemment les Yeezy sont « plus importantes que tout ». C’était stupéfiant le nombre de coups de fil qu’on a reçus alors que la majorité du pays était sous le choc et ne pensait pas du tout à ce genre de choses. »

L’objectif pour les marques n’est plus seulement de faire de l’argent, mais de faire de l’image. Ce qui me dérange le plus n’est pas le « bizz » en lui-même, mais que des enfants se fassent cogner pour une paire de basket. Si tu es un mouton et que tu es prêt à mettre trois fois le prix, tant pis pour toi et tant mieux pour le mec qui va se mettre le billet dans la poche. Aussi longtemps que porter des paires rares et en série limitée restera à la mode, il n’y aura pas de limites. »

Jeremy Goaziou - Fondateur de Sneakers Addict « La Yeezy a marqué une rupture dans le sneaker game. Une nouvelle génération d’acheteurs et de collectionneurs n’est plus reliée à la base originelle. Aujourd’hui, il y a des gens qui viennent directement de la mode, des followers de Kanye et d’autres personnalités comme Travis Scott. Cela crée une nouvelle forme de sneakers addicts, seulement intéressés par les produits portés par leurs idoles. Pour cette catégorie, c’est un must-have, une paire cool à avoir. Adidas a compris qu’il y avait un gros engouement sur ce modèle, donc la marque continue d’en sortir massivement, en déclinaison et en volume. Et ça correspondra à ce que Kanye avait promis : « Des Yeezy pour tout le monde. » Au final ce sera un phénomène dégressif : plus ils en sortent, moins elles auront de valeur sur le marché parallèle.

Matthieu – Amateur et consommateur de Yeezy « Dès le lancement de la première Yeezy, je la voulais absolument. J’ai vraiment fait tous les jeux-concours possibles, j’étais déterminé à les avoir. Pour obtenir le dernier coloris, j’ai dû participer à quinze jeux-concours différents, rien que sur Instagram. Ça ne sert pas à grandchose d’ailleurs, vu le nombre de participants, mais je le fais quand même car ça ne coûte rien. J’ai aussi participé à trois concours en magasin, chez Sneakersnstuff, Foot Locker ou Adidas. Quand tu es déterminé, il y a moyen de l’avoir à bon prix. Moi je l’ai touchée à 300 euros, par rapport aux 1 000 euros du resell c’est abordable. Comme je ne gagnais jamais aux raffles, j’ai demandé à cinq personnes différentes, des potes qui ne sont pas à fond dans la chaussure, de s’enregistrer aux tirages au sort. Si l’un d’entre eux gagne je lui donne 50 euros, c’est comme si je payais la paire 250 euros. Mais je ne l’aurais jamais achetée en resell, c’est pour ça qu’il y a autant de monde sur les concours. Si j’avais plus d’argent, je mettrais 600-700 euros, mais dans ma situation le prix est clairement un frein. »

C’est une bonne chose d’avoir des resellers, des gens qui stockent des paires et qui te permettent de les acquérir plus tard. Tu as ceux à l’ancienne qui ont plein de vieux modèles, des pépites et une vraie culture basket ; ils apportent un certain confort dans ta recherche. Ensuite tu as une génération qui n’a pas forcément eu le temps d’assimiler cette culture et qui joue à la Bourse. C’est le côté mercantile du phénomène. C’est regrettable car une grosse partie des gens qui revendent ne sont plus des passionnés. »

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DOSSIER H U S T L ERS

Dawala & S’il ne s’encombre pas de bling-bling clinquant et d’egotrips endiamantés, Dawala a pourtant construit avec son label Wati B l’un des empires les plus fastes qu’ait connu le rap français, débordant largement le domaine de la musique pour s’implanter dans le textile, le sport ou même l’associatif. Aujourd’hui entrepreneur respecté, l’ancien gamin du Mali devenu producteur de Sexion d’Assaut, Maître Gims ou Black M a su forcer le destin par acharnement et parfois par chance, dessinant au passage un parcours bosselé qui va des compil’ de fortune à l’impôt sur la fortune.

À l’embouchure de la rue de Châteaudun, dans un IX e arrondissement parisien compressé par la chaleur de juillet, le café Royal Trinité ronronne paisiblement. Posés devant les restes d’une salade César et trois cafés noirs, deux cadres grisonnants de Sony Music France discutent avec un jeune commercial dont l’aisance fière et forcée masque une gêne juvénile. « Vous savez, j’ai toujours baigné dans ce milieu. Ma famille est dans la banque, mon frère est trader et moi, j’ai monté ma première boîte quand j’avais à peine 10 ans », se vante maladroitement l’apprenti entrepreneur. S’ensuit une cascade de sigles, d’abréviations et d’acronymes de grandes écoles que se renvoient alors au visage les trois hommes dans une joute chevaleresque sans grandeur. Très vite, la discussion tombe dans les clichés de comp-

toir. « Le problème avec les jeunes, c’est qu’ils n’ont plus d’attention », renâcle l’un des deux pontes de Sony, corseté dans sa chemise trop rigide. Le commercial en devenir acquiesce aussitôt. « Oui, mais ils ont une transversalité que nous n’avions pas. Et la transversalité, c’est ça qui compte », lui rétorque son collègue, tandis que le jeune assis en face d’eux acquiesce une nouvelle fois, comme pour marquer un maximum de points. « Regarde par exemple Wati B, ils s’occupent de tout en même temps. Non seulement ils font les clips, les morceaux et une bonne partie de la promo, mais en plus ils font des partenariats avec un peu tout le monde. Si tous les jeunes étaient comme ça, notre boulot serait nettement plus simple, crois-moi. On a bien fait de les installer chez nous. » Depuis 2013, le puissant label de rap français a 34

effectivement posé ses bagages au 52-54 de la rue de Châteaudun, chez Sony. La maison de disques détient aujourd’hui 30 % du capital de Wati B. Simples et opérationnels, les locaux investis ne s’embarrassent pas de décoration excessive. Seuls quelques objets disposés çà et là autour des ordinateurs rappellent parfois Sexion d’Assaut, le groupe phare du label. Au mur, une photo montre un disque d’or tenu fièrement par un Noir costaud dont le visage de colosse contraste avec des yeux rieurs. Lui, c’est Dawala, l’homme à l’origine de Wati B, le genre de jeune dont parlaient plus tôt les cadres de Sony. Vu de loin, cet entrepreneur sans cravate dégage quelque chose d’énigmatique, comme une éminence grise dont on ne sait finalement que peu de choses, si ce n’est qu’elle est la première à palper les billets.


& Wati B seu l e l a trime paie Texte de Simon Clair

Dans la pièce, tout semble s’agiter sans cesse autour de Dawala, comme une fourmilière frémit autour de sa reine. En ouvrant la porte, celui que très peu nomment encore Dadia Diakité claque une poignée de main franche et robuste avant de s’installer derrière un bureau impeccablement rangé. Le ton est calme, la sérénité que renvoie le bonhomme inspire d’emblée un respect cérémonieux que ses quelques fautes de français ne parviennent pas à déstabiliser. Pourtant, lorsqu’un associé entre brusquement dans la pièce pour parler affaires, l’intonation de sa voix se fait soudainement plus tendue et presque agressive. Sèche. « Coupe  ! Coupe !  » Voilà notre hôte qui force la mise en pause de notre dictaphone. Il faut dire que Dawala a de quoi vouloir préserver son business et celui de sa centaine d’employés, tant Wati B s’est imposé comme l’une des locomotives de l’industrie du disque en France, avec 12 millions d’euros de chiffre d’affaires rien que l’année dernière. Aujourd’hui, sur les six disques de diamant décrochés historiquement par des rappeurs français, trois reviennent à de purs produits Wati B : Sexion d’Assaut, Maître Gims et Black M. Dans un secteur qui peine toujours autant à se remettre sur pied, l’insolente réussite du label fait donc figure d’ovni. En entrepreneur avisé Dawala a su élargir son public cible en proposant un spectre musical de plus en plus varié, allant d’un rap de rue peu vendeur jusqu’à une forme de variété urbaine plébiscitée massivement par les 10-20 ans. De la même manière, Wati B a aussi diversifié ses revenus à travers une foule d’activités périphériques, comme le sponsoring sportif, les placements produits ou le streetwear, se muant petit à petit en une structure tentaculaire. Et si aujourd’hui Dawala affiche un sourire radieux, c’est aussi parce que son histoire à lui commence loin des confortables moquettes des multinationales du disque.

Enf a nt d e l a b a ll e Né en 1974 dans le XIIe arrondissement de Paris, Dadia Diakité quitte la France à l’âge de 1 an pour vivre au Mali avec sa famille, dans la commune de Nioro, à la frontière de la Mauritanie. « Je me rappelle les alligators et les rivières, mais c’est assez flou dans ma mémoire. Le village était dans la brousse et, autour de ma maison, il n’y avait presque que des frères, des sœurs, des tantes et des oncles. Pour passer le temps, on jouait au foot en traçant des lignes par terre et en roulant parfois un chiffon pour faire le ballon », se souvient aujourd’hui le récent quarantenaire. De cette enfance entourée, Dadia a gardé un sens aigu de la famille et des relations humaines, couplé à une passion dévorante pour le football qu’il décrit comme son référent vital, sa manière de prendre ses repères dans la vie. C’est d’ailleurs sur un terrain de foot, alors que le jeune franco-malien réclamait la balle dans un français approximatif, qu’est né le surnom « Dawala », déformation de « donne-moi la ». Après un bref passage par Bamako, la famille de Dawala décide finalement de revenir vivre en France et s’installe dans le XIXe arrondissement de Paris, quartier Gaston Pinot, métro Danube. Un retour au pays natal qui prend pourtant des allures de voyage en terre inconnue : « Lorsque j’ai débarqué à Paris à 11 ans, je n’avais jamais vu de Blancs à part au Paris-Dakar. Avec mon frère, on était choqués. On se cachait derrière les voitures en disant : " Toubabou ! " (qui signifie « Blanc » en malinké, ndlr). » Comme il ne parle pas encore français, le jeune Dawala file aussitôt en classe de perfectionnement puis poursuit avec un CAP d’installateur sanitaire. C’est à cette époque qu’il rencontre Abdenor Touil, de un an son aîné, avec qui il lie sur le terrain de foot une amitié durable. « Lorsque j’ai rencontré Dawala, il parlait encore très mal français. On a commencé à jouer ensemble au club de l’AS Saint-Georges, puis il a continué à Bobigny, Aubervilliers, Noisy-le-Sec et ailleurs encore.

Dans chaque équipe où il passait, tout le monde l’aimait. Il n’avait pas de quoi payer les licences mais les clubs les lui offraient. Sur le terrain, il était puissant, avec une frappe de mule », raconte aujourd’hui l’ami d’enfance, assis à la table du gymnase de la porte Chaumont, un centre sportif à la façade de bois usée où Dawala fut un temps éducateur. C’est aussi là-bas qu’à la fin des années 90 le futur entrepreneur retrouve son pote de toujours, Oxmo Puccino, avec qui il commence à traîner en compagnie d’une équipe de choc : Time Bomb. « Dans le quartier, on était fier d’Oxmo, se rappelle le futur " Wati Boss ". Il faisait des tournées avec les mecs de Time Bomb et on les suivait partout en France. On prenait la 405 et on descendait avec eux jusqu’à Marseille rejoindre la Fonky Family. C’était le système D, chacun cotisait un peu pour le plein de diesel et on faisait tourner les boîtes de thon à la catalane. » Conscient de la valeur du carnet d’adresses qu’il est en train de se faire, Dawala décide alors de se lancer dans son premier projet musical, afin de réunir sur une même compilation ses amis rappeurs et certains jeunes de son gymnase encore novices du microphone. Sorti en 2001, Pur Son Ghetto volume 1 croise donc bon nombre de têtes brûlées du rap (Rohff, Kery James, Lino, Pit Baccardi, le 113 ou Oxmo Puccino) avec des MC débutants du XIXe arrondissement, comme Le Célèbre Bauza, MC Jean Gab’1, Blackara ou Dawala luimême, qui pose quelques freestyles dans l’ombre. C’est avec nostalgie que ce dernier se rappelle d’ailleurs cette époque en s’amusant de son sens déjà bien rodé de la promotion : « Je cherchais une stratégie pour le nom et je me suis dit que j’allais l’appeler Pur Son Ghetto, comme PSG. C’était une image forte, c’était Paris. Pour pouvoir la vendre aux touristes, j’ai même mis la tour Eiffel sur la pochette et à chaque sortie de car de Chinois, j’étais là avec mes compil’. » Ce premier essai en tant que producteur marque aussi la naissance du label Wati B, dont le nom vient du mot bambara waatibè inscrit sur les taxiphones au Mali et signifiant « tout le temps ».

« Pendant les tournées Sexion d’Assaut, on était une dizaine de personnes compactées dans le van avec Dawala qui conduisait. Quand on s’arrêtait dans un McDo, les mecs prenaient pour 300 euros de nuggets »

Papys, cousin de Dawala

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T o ut n ’ e s t p a s s i f a c i l e

L e s u c c è s e n a ll e r - r e t o u r

De cette époque qui a suivi la sortie de Pur son ghetto, Abdenor se souvient d’un Dawala aux aguets, remuant ciel et terre pour faire connaître Wati B : « Il avait une Mégane toute pourrie dont il n’arrivait jamais à ouvrir le coffre. À l’intérieur, c’était un vrai magasin. Il faisait du porte-à-porte, il allait placer ses disques aux puces de Clignancourt, il vendait ses t-shirts dans les vestiaires pendant les matchs, sur le parking, partout. » Progressivement, les volumes 1 et 2 de Pur son ghetto commencent à circuler aux Halles, à la boutique Urban Music, puis à la Fnac de Châtelet, et Dawala devient une figure respectée du microcosme rap parisien. En 2005, les connexions avec la Mafia K’1 Fry finissent même par payer, puisque le duo Intouchable, l’un des groupes affiliés au collectif du 94, choisit Dawala pour produire son second album, La vie de rêve. « À l’époque, on avait une image beaucoup plus rue que maintenant. Je me rappelle des grosses sessions d’enregistrement avec presque toute ma cité dans le studio. Une soixantaine de lascars derrière un micro », se souvient aujourd’hui Dry, moitié d’Intouchable, devenu au fil du temps l’un des piliers du label. Mais alors que son nom gagne petit à petit en réputation, Dawala est secoué par le décès soudain de Sirima, ami d’enfance et associé qui l’avait très largement aidé à ouvrir la société Wati B : « C’était quelqu’un avec qui j’avais grandi. Il avait bac + 5 et c’est lui qui s’occupait de faire les contrats et ce genre de choses. C’était en 2006, j’ai voulu baisser les bras et tout arrêter, mais j’ai pris mon courage à deux mains. Je ne voulais pas que l’histoire qu’on avait construite ensemble se finisse là. » La douleur encore bien présente, Dawala ne souhaite pas s’étendre sur la disparition de son ami, mais entre les lignes et derrière le regard grave du Franco-Malien, on comprend que Sirima reste le moteur invisible de Wati B, celui qui nourrit la détermination sans faille de son patron pour surmonter un à un les coups durs et les coups de mou. Redoublant donc d’efforts pour maintenir la réputation naissante de son label, l’entrepreneur en devenir découvre la même année le groupe Sexion d’Assaut, dans la cave d’un studio de la rue Montorgueil, près de Châtelet - Les Halles. Opérateur discret de cette rencontre, le rappeur H Magnum doit ce jour-là enregistrer un duo avec Dry et décide d’en profiter pour présenter ses amis d’enfance à Dawala. « Je lui avais déjà parlé de la Sexion, mais il ne voulait pas vraiment les rencontrer. Donc, le jour où je devais enregistrer mon morceau avec Dry, je l’ai un peu pris en otage. Les mecs de la Sexion m’attendaient pas loin du studio. Quand je leur ai donné le signal, ils sont entrés dans la cave et ont commencé un freestyle. » Aujourd’hui, même s’il a tendance à réécrire l’histoire en racontant qu’il est allé lui-même à leur rencontre, Dawala reconnaît néanmoins qu’il a immédiatement été soufflé par le niveau du groupe : « Ils étaient comme une bonne équipe de foot, avec des défenseurs et des attaquants. Quand il y en avait un qui kickait, les autres backaient, puis les rôles s’inversaient. Je me suis vraiment vu en eux. » Peu à peu, le producteur commence donc à dépanner Sexion d’Assaut dans la distribution de leurs démos et finit par sortir sur Wati B leur premier street album, Le renouveau. Pas encore stabilisé, le line-up du groupe ne cesse de tourner et beaucoup finissent par se démotiver devant le succès qui ne vient pas. « Les mecs s’amusaient à dire que Sexion d’Assaut, c’était Koh-Lanta. C’est vrai que c’était dur et qu’il y a eu beaucoup d’éliminés », plaisante maintenant Dawala, comme pour mieux rappeler que son équipe fétiche n’a pas atteint le succès d’un simple claquement de doigts. Faute de culminer en haut des hit-parades, Sexion d’Assaut s’acharne, rebondit sur la vague de la tecktonik avec le morceau « Anti-tecktonik » et enchaîne les concerts de second rang.

Le 29 mars 2010, la sortie de L’école des points vitaux marque le début d’une ère nouvelle pour Sexion d’Assaut. Appuyé par la distribution XXL de Sony Music et des hits comme Désolé, Casquette à l’envers ou Wati by night, ce premier véritable album du groupe décroche le disque d’or en seulement trois semaines, avant de finir triple platine en à peine un an. Passant brusquement des caves de Châtelet - Les Halles à des programmations radio intensives, le groupe Wati B devient soudainement la locomotive d’un rap français décomplexé, avide de mélodies pop. Invité à faire la première partie de Jay Z à Paris-Bercy, Sexion d’Assaut se permet même de planter à la dernière minute le roi du hip-hop US, à la suite d’embrouilles d’organisation : « Le concert était produit par le tourneur américain Live Nation. Il fallait jouer 50 % moins fort que Jay Z et nous n’avions même pas le droit de faire nos balances. On ne pouvait pas arriver avec sept mecs, des micros mal réglés et un son qui ne sort pas. Donc, j’ai pris la décision de ne pas faire le concert. Au final, on est repartis de Bercy par la porte de secours. On ne l’a même pas croisé. » Malgré ce coup de gueule téméraire, le public continue de s’enthousiasmer pour eux et le succès colossal du groupe finit même par arriver aux oreilles de Puff Daddy, curieux de savoir qui sont ces frenchies capables de planter Jay Z.

« Le jour où Puff Daddy m’a appelé, il me disait : " Hello, Wati Boss ?  " J’ai cru que c’était une blague. »

Dawala

Papys, cousin de Dawala et habitué des tournées Wati B, se remémore ces années à trimer dans toute la France : « On était une dizaine de personnes compactées dans le van avec Dawala qui conduisait. Quand on s’arrêtait dans un McDo, les mecs prenaient pour 300 euros de nuggets. En général, on rentrait directement après les concerts et Dawala allait déposer un par un les mecs de Sexion d’Assaut chez eux, comme un grand frère. On se couchait à 6 heures du matin et il appelait trois heures plus tard pour repartir à un autre concert. Il était comme leur entraîneur, c’était un peu le Aimé Jacquet de Sexion d’Assaut. »

Un jour, Dawala reçoit un coup de téléphone et ne comprend pas un mot de l’anglais de son interlocuteur : « Il me disait : " Hello, Wati Boss ? " J’ai cru que c’était une blague. Puis mon assistante a fait la traduction et m’a dit que Puff Daddy était sur les Champs-Élysées et qu’il voulait me parler. J’étais avec Maître Gims, on est allés le rejoindre à l’hôtel George V et il nous a proposé un featuring sur le morceau " Hello Good Morning ". » En parallèle, le titre « Désolé » fait le tour du monde et tape lui aussi dans l’œil des Américains. On aperçoit alors Snoop Dogg en live en train de rapper sur le tube francophone, Tyga en sort un remix et 50 Cent, faute de pouvoir le reprendre pour des raisons administratives et juridiques, se retrouve à faire des showcases avec Gims. Mais tandis que Sexion d’Assaut retourne les charts et les scènes, une interview du groupe parue discrètement dans le magazine International Hip-Hop de juin 2010 refait progressivement surface via les webzines et les réseaux sociaux. Retranscris noir sur blanc, les propos de Lefa, l’un des membres de la bande, font l’effet d’un glissement de terrain emportant tout sur son passage : « Pendant un temps, on a beaucoup attaqué les homosexuels parce qu’on est homophobes à cent pour cent et qu’on l’assume […] Pour nous, le fait d’être homosexuel est une déviance qui n’est pas tolérable. » Le scandale éclate, d’autant plus que la déclaration du rappeur fait référence à d’anciens morceaux comme « On t’a humilié », « Cessez le feu » et « Oh mais vous aussi » sur lesquels le groupe s’en prend à l’homosexualité à coups de punchlines sanguinaires. Face à l’ampleur que prend rapidement la polémique, la presse s’acharne, les concerts sont déprogrammés les uns après les autres, les morceaux sont retirés des radios et la respectabilité de Wati B, patiemment construite par

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Dawala, vole en éclats. Le collectif décide alors de présenter ses excuses publiques en plaidant l’ignorance. Ce jour-là, Lefa explique donc ne pas avoir bien dosé ses mots et laisse entendre une confusion de sa part entre les termes « homophobe » et « hétérosexuel », tandis qu’à ses côtés Dawala écoute attentivement la discussion, le visage grave et concentré. Pour certains, cette gymnastique grammaticale est malhabile, pour d’autres, les membres de Sexion d’Assaut se retrouvent prisonniers presque malgré eux d’un problème plus large : celui de la crispation vis-à-vis de l’homosexualité chez les jeunes de quartier. Dépassé par l’ampleur du scandale et boycotté de toutes parts, Dawala décide alors de reprendre les choses de zéro et s’attelle patiemment à la reconstruction de sa réputation et de celle de son groupe fétiche, comme le raconte aujourd’hui son ami d’enfance Abdenor : « Lorsqu’a eu lieu cette polémique, son idée était vraiment de revenir à la base. C’était pour lui quelque chose de symbolique et d’important. Son premier réflexe a donc été d’organiser un concert ici, au gymnase, pour les enfants du quartier. » Réalisant la portée et l’influence de ses agissements, le producteur décide alors d’assumer jusqu’au bout son rôle de grand frère en accompagnant ses excuses par des actes tels qu’une tournée de débats avec les associations gays et lesbiennes, la distribution de tracts contre l’homophobie pendant les shows et surtout l’organisation à l’Élysée Montmartre d’un grand concert contre les discriminations et l’homophobie, le 1er mars 2011. Dans un milieu hip-hop où faire ses excuses est parfois vu comme une faiblesse, la repentance zélée de Sexion d’Assaut contribue à déconnecter le groupe d’un rap hardcore et underground tout en lui rachetant une conduite auprès du grand public.

le pavé de la rue de Montholon pour balancer quelques freestyles plein de fougue. Pour Anraye, ancien MC ayant préféré quitter l’équipe en cours de route pour se consacrer à la photographie, cette évolution s’explique par un certain réalisme de la part de ses anciens amis rappeurs : « Au tout début, Sexion d’Assaut était vraiment un collectif de mecs qui avaient la dalle et qui voulaient foutre le bordel dans le rap français. Mais comme les choses ne prenaient pas, vers 2006, presque tous les membres ont arrêté le rap pour se consacrer à la religion. Lorsqu’ils ont décidé de s’y remettre, ils se sont vraiment dit : " Quitte à ce qu’on fasse du rap, on va le faire pour gagner notre vie. " C’était un moment où il commençait à être de plus en plus dur de vendre beaucoup de disques. Ils ont compris que ce sont surtout les 8-15 ans qui achètent du rap aujourd’hui, donc ils sont allés chercher l’argent là où il était. »

W a t i B a u plu r i e l En roi de la transversalité, Dawala a évidemment su profiter de l’aura spectaculaire de Sexion d’Assaut pour développer une activité à laquelle il a toujours été très attaché : le sponsoring sportif. Très tôt, la tête pensante de Wati B s’est en effet proposée de sponsoriser le boxeur Mohamed Diaby, devenu depuis multiple champion du monde en boxe anglaise, savate française, full-contact et kick-boxing. Aujourd’hui, avec le département Wati Boxe, Dawala travaille à l’organisation du premier championnat du monde de boxe au Mali, pour lequel il était reçu l’année dernière par la Première dame du pays et le ministre des Sports. Naturellement, il a également infiltré le milieu du foot encouragé par une chance bluffante.

R a p a v e c m e nt i o n Installée derrière son bureau d’adjointe à la mairie de la commune de l’Île-Saint-Denis, Madioula Aïdara-Diaby raconte avec un entrain naturel son amitié profonde avec Dawala. Voilà déjà vingt ans qu’ils se sont rencontrés par l’intermédiaire de leurs parents, tous Maliens, et encore aujourd’hui cette jeune élue, également CPE dans un collège d’Aubervilliers, se souvient de la polémique qui a secoué son meilleur ami : « Ça lui a fait très mal, mais il a pris tout le monde à bras-le-corps pour les relever. Il m’a envoyé une centaine de places à donner à mes élèves pour son concert à l’Élysée Montmartre. Les jeunes se sont rendus compte qu’on pouvait faire une faute et s’excuser, même en tant que rappeur. » Progressivement pardonné par les associations gays et lesbiennes, Dawala parvient donc à replacer Sexion d’Assaut sur les rails du succès en développant et en accentuant le discours éducatif de son groupe phare. Sorti le 5 mars 2012, le deuxième album, L’apogée, avec ses chiffres de vente fulgurants, témoigne avec force du pardon du public français. Huit mois après, l’opus est certifié disque de diamant avec 700 000 exemplaires, faisant de Sexion d’Assaut le plus gros vendeur de rap français, très loin devant Booba, Rohff et consorts. « Même s’ils vendent beaucoup plus qu’eux, il n’y a pas de clash avec ces artistes. Le rap de Wati B et Sexion d’Assaut est une valeur antinomique à celle de la rue. Dawala l’assume complètement, il préfère faire de l’éducatif. Des membres du groupe sont d’ailleurs venus plusieurs fois dans notre collège pour des ateliers chant et écriture, des dédicaces en période de Téléthon ou même pour organiser des actions humanitaires avec les élèves », explique Madioula. Ce que confirme Dawala : « On veut faire chanter les enfants de 2 ans tout comme les " wati mamies ". » Mais si Sexion d’Assaut est aujourd’hui devenu un groupe pour tous, certains n’ont pas oublié la bande d’une quinzaine de lascars qui se retrouvaient sur

Tout commence avec le footballeur ivoirien Gervinho, dont le club, Lille, finit champion de France en 2011. L’année suivante, la marque se décide à sponsoriser le petit club de Montpellier qui termine lui aussi premier de Ligue 1. En basket, un partenariat est acté en 2012 avec la JSF Nanterre, alors dernier de Pro A. La saison suivante, les basketteurs sponsorisés par Wati B finissent champions de France et finalistes de la Coupe de France. De la même manière, la collaboration instaurée avec la Ligue de basket française voit l’équipe de France gagner le championnat d’Europe. « Tout le monde me dit que Wati B porte chance. J’ai commencé à travailler avec le club de foot de Caen et le jour où on a officialisé le partenariat, l’équipe a gagné huit matchs de suite, même les joueurs n’y croyaient pas. Ils sont finalement montés en D1 et on peut maintenant lire Wati B sur leurs maillots et sur leurs shorts. » En parallèle, la marque de vêtements continue de s’afficher un peu partout, faisant planer l’ombre de Sexion d’Assaut de Paris jusqu’à Marseille.

Mais au milieu de tous ces projets annexes, qu’en est-il exactement du groupe étendard du label ? À l’heure des carrières en solo de Maître Gims, Black M, Maska et récemment Lefa (tous chez Wati B), l’album Le retour des rois de Sexion d’Assaut, annoncé depuis longtemps comme le successeur de L’apogée, n’est clairement pas une priorité. Alors que Dawala botte en touche en repoussant la question à 2017, Anraye, membre du groupe à ses débuts, fait quant à lui part de ses doutes sur la sortie d’un nouveau projet de ses ex-coéquipiers : « Si Le retour des rois finit par sortir, c’est que Gims et Black M auront fait une fleur aux autres en acceptant d’être moins payés que ce qu’ils valent désormais. » Car entre-temps, les succès des deux poids lourds du groupe ont en effet déséquilibré la dynamique collective. À cela s’ajoute un Maître Gims qui, en créant sa ligne de vêtements Vortex et son propre label Monstre Marin Corporation chez les concurrents Universal, fait preuve d’une indépendance qui aurait pu laisser croire à un futur départ de chez Wati B. Pourtant, avec la sortie en août dernier de son deuxième album, Mon cœur avait raison, chez Sony/Wati B, le rappeur aux lunettes noires vient d’assurer un come-back fracassant aux côtés de Dawala, avec des chiffres de ventes culminant déjà à 300 000 exemplaires. Un succès commercial de plus pour Dadia Diakité, l’ancien gamin de la brousse malienne, qui semble désormais bien loin de l’époque des boîtes de thon à la catalane. Dans le milieu parfois étriqué du rap français, sa réussite sans pareille se mesure désormais en liasses de billets et bouteilles de champagne. Ou plus précisément en Wati Bulle, la boisson gazeuse sans alcool qu’il a lancée en 2013 à l’effigie de son label. On ne se refait pas.

« Comme les choses ne prenaient pas, vers 2006, presque tous les membres de la Sexion ont arrêté le rap pour se consacrer à la religion. lorsqu’ils ont décidé de s’y remettre, ils se sont vraiment dit : " Quitte à ce qu’on fasse du rap, on va le faire pour gagner notre vie. " »

Anraye, ancien membre de la Sexion d’Assaut

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DOSSIER H U S T L ERS

Les camgirls françaises pour une histoire de ticket

Elles se dénudent et se tripotent sous l’œil d’une webcam ouverte à tous. Elles affriandent les gourmands qui les pressent de les faire jouir derrière leur écran. Elles, ce sont les camgirls. Des polissonnes qui font de leur passe-temps coquin un gagne-pain fructueux. De quoi mettre du plomb dans l’aile de l’industrie du porno. Texte de Marine Desnoue Illustrations de Stella Lory

C’est l’histoire d’une meuf de 19 ans au prénom de générique de série B, Jennifer. Une Pennsylvanienne qui s’emmerde ferme dans sa vie rangée, son quotidien balisé. Elle a des envies d’exhib’ et d’irrévérence. En 1996, Miss Ringley installe un appareil photo dans sa chambre d’étudiante, livrant des instantanés impudiques toutes les trois minutes. C’est la naissance de JenniCam.org. Deux ans et un diplôme d’économie plus tard, l’éhontée équipe son chez-soi de quatre webcams qui capturent son intimité 24/7. Des millions de curieux se masseront chaque jour devant leur écran d’ordinateur pour la mater se cambrer au-dessus des fourneaux, astiquer les meubles et, surtout, se faire baiser. Dix ans après, LiveJasmin, Xcams, EuroLive, MyFreeCams, Cam4 ou Chaturbate se tirent la bourre sur le marché juteux de la sexcam.

Sexe, pouvoir & biftons Des mosaïques de seins et de fesses qui se dérobent sans fin sous les clics. Des dodus, des osseux, des fermes, des fanés, des pâles, des bronzés… Il y en a pour tous les goûts. Baignées d’une lumière crue, les protagonistes minaudent, chaloupent, se caressent, se fessent, s’enduisent d’huile pailletée, posées sur un lit défait ou un canapé mou. Leurs doigts s’agitent. Des objets se glissent entre leurs cuisses. Une playlist de tubes à la mode résonne souvent en arrière-fond. Elles gémissent doucement. Échauffés, les internautes tapent fiévreusement des obscénités sur leur clavier. Guettent l’épilogue. Le spectacle s’étend généralement sur plusieurs heures. On s’y joint rarement dès le début et on n’y reste guère jusqu’à la fin. Sur LiveJasmin ou Xcams, les nanas s’effeuillent en privé et les mecs paient à la minute pour zieuter. Sur les autres plateformes dites « freemium », elles se soumettent à l’exercice gratuitement mais perçoivent, comme les strip-teaseuses, des pourboires sous forme de « tokens », des jetons virtuels à plus ou moins 10 centimes l’unité. Les mateurs lâchent des tokens par gratitude, émulation ou excitation, mais surtout pour booster le show. Si personne ne met la main à la poche, il y a peu de chances que la cameuse glisse la sienne dans sa culotte. Habitués du fast-food sexuel, où l’on engloutit tout schuss des vidéos X, beaucoup trépignent si le spectacle reste chaste trop longtemps, se trouvent contraints de débourser pour accélérer le rythme, impatients. Pour exhorter l’assemblée à agir, certaines s’arment malicieusement d’un sextoy connecté à distance, vibrant à chaque tipping. Entre les spectateurs et les modèles, le rapport de force se fait et se défait en permanence au gré des tokens, même si, en réalité, les nymphettes ont toujours le dernier mot. Outre le déshabillage faussement gratis, des séances privées ou semi-privées, des abonnements à des comptes Snapchat, des discussions sur WhatsApp, des photos, des vidéos ou encore des dessous parfumés ou portés se vendent comme des packs de yaourts.

Quand Lexi, 20 ans et des poussières, branche pour la première fois sa cam devant un parterre d’inconnus, elle n’en mène pas large. Son auditoire lui semble à la fois virtuel et tellement réel. À demi-planquée derrière un masque de chat, elle tâtonne et se renfrogne. « Impossible pour moi de décrocher un mot face à la cam. Je peux dire que le moment de me déshabiller était comme un dépucelage, je redécouvrais le sexe d'une manière totalement différente. » C’était il y a trois ans, quand la novice cherchait à arrondir ses fins de mois d’étudiante. Depuis, elle a roulé sa bosse et aiguisé son tour de main. Suffisamment pour avoir cachetonné un jour 7 000 tokens (l’équivalent de 700 dollars) sur Cam4, d’un seul jet.

« Le viewer s’attache à une personnalité et non à un rôle joué par une actrice et, en général, la fille ne simule pas et prend vraiment son pied. » Lexi Avec ses cheveux tantôt fauve tantôt platine, sa peau claire, son minois mutin et ses grands yeux cernés de khôl, Lexi semble s’être échappée des pages d’un manga. Pas étonnant lorsque l’on sait que la brindille raffole de culture jap, de cosplays et de jeux vidéo. Affriolante en sous-vêtements comme en jupette de Sailor Moon, elle ameute des milliers de voyeurs quatre ou cinq fois par semaine, satisfait les requêtes grivoises et en refuse d’autres, les plus tordues. Comme ce jour où un amouraché un peu borderline lui réclame une fiole de pisse en échange de 100 euros. Pour cette « gameuse », ces numéros sexy ne sont qu’un jeu, une « manière d’assouvir [ses] besoins, de canaliser [sa] libido », en marge de sa vraie activité professionnelle qu’elle adore mais dont elle ne pipera mot. Ses exhibitions sont si lucratives qu’elle songe à troquer son job de 35 heures contre un mi-temps. Dans son entourage, seul son colocataire est au courant. Un plaisir bien gardé. Le porno ? Très peu pour elle. « Je n'aime pas être dirigée dans mes actions, j'aime choisir mes partenaires et je ne serais pas du tout à l'aise face à une équipe de tournage. » La pin-up brandit son indépendance comme un étendard. Sur Cam4 et Chaturbate, elle fait ce que bon lui chante, décide de ses horaires et de sa cadence, selon son humeur. Les jours sans, elle ne se force pas, ses orgasmes sonneraient faux. L’authenticité, là est la clé du succès des sexcams : « Le viewer s’attache à une personnalité et non à un rôle joué par une actrice et, en général, la fille ne simule pas et prend vraiment son pied. », décrypte celle qui se surnomme Neptune. 38

Naturel profond Girls next door  à la causette facile et au charme non moins capiteux, les «  webcameuses  » flanqueraient presque les poupées porno préfabriquées au placard. Elles rappellent cette voisine, cette collègue ou cette inconnue croisée dans le métro. Se laissent reluquer par le trou de la serrure de leur chambre, plus chaleureuses qu’un strip club déshumanisé ou un studio de tournage aseptisé. « La webcam fonctionne parce que c’est monsieur et madame Tout-le-monde. C’est quelque chose auquel on peut s’identifier facilement. Ce sont aussi des filles ou des gars qui parlent aisément, de leur vie, de qui ils sont… il y a un côté extrêmement accessible et une interaction », appuie Christophe Soret, attaché de communication pour Cam4. Les épieurs se prennent souvent d’affection pour ces beautés simples qui déballent sans mesure leur intimité. Pendant les shows, certains papotent plus qu’ils n’évoquent des pensées crasses, passent une tête, viennent aux nouvelles, lâchent une vanne et complimentent la performance de la veille. La plupart du temps, les dévêtues répondent à voix haute. On échange, on pouffe. La pause cigarette des pompistes du plaisir. Puis le sexe repart. Les habitués veillent jalousement sur leurs adorées ; pour elles, ils jouent volontiers les chevaliers blancs lorsque des lourdauds viennent polluer la chatroom. « Doucement, les gars », recadre l’un. « Pas d’insultes », intime un autre. Mais ce qui se passe sur Internet reste sur Internet, les effeuilleuses ont interdiction de transmettre leurs coordonnées personnelles ou d’accepter des rencontres réelles. La vigilance ne doit jamais mollir. D’après Christophe Soret, les filles exercent pendant trois ou quatre ans avant de raccrocher la webcam. Clara est l’exception qui confirme la règle. Avec ses traits fins, son teint « Point Soleil », sa poitrine gonflée à bloc et son regard clair, encadré par des cheveux bruns qui lui chatouillent la nuque, elle pourrait être la femme Barbara Gould des spots publicitaires. Du haut de ses 40 ans, la camgirl a de la bouteille. Une dizaine d’années de pratique au compteur mais une fraîcheur restée intacte, un corps bien roulé. Presque toujours sanglée dans des jupes trop courtes, la MILF cultive sa plastique d’ex-judoka en courant cinq fois par semaine et en nageant presque autant. Ce qu’elle préfère dans le métier, c’est le contact avec le « client » : «  L’ambiance est sympathique, conviviale, on ne se prend pas la tête. » Nombre de ses fans lui sont fidèles depuis ses premiers pelotages, l’ont suivie de site en site. Aujourd’hui c’est sur Désir-Cam, jeune petit poucet des live shows, que la chevronnée s’épanouit, déçue par les magnats du secteur : « J’ai l’impression que les grosses plateformes nous prennent pour de la marchandise, qu’elles ne s’intéressent à nous que pour l’argent. Il n’y a pas de suivi individuel. »


« Je me baladais sur une plage naturiste et une personne adepte de mes exhib’ m’a reconnue. On a échangé quelques mots et pris une photo souvenir ensemble pour immortaliser le moment. » Ava

Bon coup

Clara a dû faire ses armes et apprendre seule. Pour épargner à d’autres l’école de la débrouille, elle distille ses précieux conseils sur son blog et éclaire les interrogations des néophytes qu’elle prend sous son aile bienveillante. Un coup de pouce altruiste. Rompue à l’exhibitionnisme, la libertine empoche en moyenne 3 000 euros par mois, parfois 5 000, en alternant périodes creuses et denses, soit 3 ou 4 heures de connexion journalière. L’épicurienne se régale toujours autant, la retraite, ce n’est pas pour tout de suite. Elle nous alerte cependant de sa voix douce : « Moi, je suis une hôtesse indépendante, mais sur les gros sites ce n’est pas le cas de tout le monde. Il y a des studios dans les pays de l’Est où des filles sont enfermées dans quelques mètres carrés du matin au soir. » Il est malheureusement rare qu’un filon aussi florissant ne suscite pas de dérives crapuleuses.

D’épiphénomène, la webcam lubrique a mué fissa en poule aux œufs d’or. Elle lève aujourd’hui plus d’un milliard de dollars par an, quand la pornographie en ligne en génère 3,3, accusant une baisse de 50 % depuis 2006. Au-delà des plaisirs solitaires, les parties de jambes en l’air en live grignotent directement des parts de marché au X. Ava est de celles qui en ont fait leur fonds de commerce. Quelques années plus tôt, fraîchement diplômée d’un master en informatique, la belle voit les portes des entreprises lui claquer tour à tour au nez. Trop jeune, inexpérimentée. Le cybersexe la tente. Lestée par un trop-plein de libido, elle a déjà pour habitude de se titiller l’entrejambe dans les lieux publics. Sur la Toile, la brunette paraît seule les premiers temps, puis introduit peu à peu son copain, rencontré sur un site libertin. Celui qu’elle présente comme son sex friend est le seul autorisé à l’allonger, même s’il invite des potes à l’occasion. La sauce prend, la cam occupe bientôt tout son temps. Désormais en tête de gondole sur Cam4, « Chiennette », son alias, mène rondement son affaire et tourne à plein régime : 4 ou 5 heures par jour partagées entre coïts et chatteries en soliste. Mais c’est bien la bête à deux dos qui achalande le plus. Ils sont entre 5 000 et 6 000 indiscrets à se connecter quotidiennement pour la voir batifoler avec « Doggy » en plein air : « Plus j’ai de visiteurs et plus je les sens excités, plus ça m’excite. » La Sudiste perçoit même les premiers indices d’une notoriété grimpante : « L’été dernier, je me baladais sur une plage naturiste et une personne adepte de mes exhib’ m’a reconnue. On a échangé quelques mots et pris une photo souvenir ensemble pour immortaliser le moment. Il était aux anges. » Quand on l’observe s’affairer, on comprend mieux son succès. Ava a un visage parfait, un air espiègle, le sourire chronique, quelques poignées d’amour charmantes et de l’humour : « Je ne suis pas petite », claque-t-elle par exemple à l’attention d’un malin qui la qualifie de « petite cochonne ». Elle a de la répartie et un mantra : « Me faire plaisir et donner du plaisir. »

« Je suis une hôtesse indépendante, mais sur les gros sites ce n’est pas le cas de tout le monde. Il y a des studios dans les pays de l’Est où des filles sont enfermées dans quelques mètres carrés du matin au soir. » Clara

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Si ses parades olé-olé saturent déjà ses journées, l’hyperactive trouve encore le temps de travailler comme consultante informatique le matin et de s’épuiser à la salle de sport l’après-midi. À 27 ans, elle voit malgré tout son avenir autrement qu’à travers l’objectif de la webcam. Elle se donne encore un an avant de changer de voie. La sexcam est une fabrique à rêves salaces, elle exauce les fantasmes les plus fous et rend les filles accessibles, faciles. Mais ces hôtesses à portée de main ne sont touchables qu’avec les yeux. À la fois proches et insaisissables, réelles et fictives, familières et étrangères. Faites de chair et d’html. Symptomatiques d’un drôle de monde où les relations humaines se virtualisent plus que de raison. La main est en tout point la meilleure amie de l’homme.


DOSSIER H U S T L ERS

INTERVIEW

Karim A choui «  En F r a n c e , l a r e v a n c h e s o c i a l e n ’ e s t p a s e nt e n d u e .  »

Décrire Karim Achoui en quelques mots se révèle être un véritable challenge tant l’avocat laisse couler derrière chacun de ses pas l’encre des journalistes. Depuis ses débuts médiatiques dans l’affaire Patrick Dils, il ne cesse de se retrouver au centre de l’attention et quand ce ne sont pas les balles qui manquent de mettre fin à ses jours, il est incarcéré presque deux mois pour complicité dans l’évasion d’Antonio Ferrara. Celui qu’on surnomme encore l’«avocat du milieu » revient sur sa carrière, surlignant une ascension sociale vertigineuse qui selon lui dérange. Mais à seulement quelques heures de la libération de Moussa, dont il est l’un des défenseurs, il fallait prendre des nouvelles.

Propos recueillis par Julien Bihan Photos de Vincent Desailly


Comment considerez-vous le qualificatif médiatique de « sulfureux » qui vous est systématiquement apposé ? C’est vrai que j’ai fait un certain nombre de prises de sang et j’ai pu constater que j’avais du soufre qui circulait dans les veines. Je pense que c’est par rapport à ces analyses sanguines qu’on m’accole souvent cette qualification. Je crois que dans nos sociétés, sans être complotiste, il faut toujours comprendre qu’il y a une différence de traitement avec les « Français de papiers », pourtant nous sommes Français parce que nous sommes nés en France. Pour ma part mes parents sont Algériens, originaires d’un petit village de Kabylie. Ces enfants-là, qui sont Français à force de travail, d’éducation, d’acceptation, d’intégration aussi, nous constatons qu’il y a quelque chose dans notre société, à laquelle nous sommes attachés, qui tente de les stigmatiser. Pour moi c’est « sulfureux », maintenant c’est « radié ». Je suis un avocat « radié » mais qui plaide. Un avocat radié qui plaide, c’est comme un homme qui n’a plus de permis de conduire mais qui conduit, ça ne veut rien dire, c’est presque un oxymore. Mais cela étant, c’est ainsi que notre société avance.

Pourtant, vous aussi vous avez toujours refusé qu’on vous réduise à vos origines sociales et religieuses. Je me souviens d’une séquence où vous étiez choqué qu’Éric Naulleau, en référence à votre tentative d’assassinat, dise : « Un avocat des sans-papiers ne se prendrait pas deux balles. » À un moment, il faut dire les choses comme elles se présentent à nous. Vous êtes d’origine maghrébine de confession musulmane, il y a trois secteurs qui vous sont dévoués. D’abord le milieu artistique, très peu ont réussi, il y a toujours des exceptions, Jamel Debbouze et d’autres. Il y a le sport avec le football, vous en avez un certain nombre de représentants aujourd’hui, que ce soit Zinédine Zidane, Karim Benzema, mon ami Hatem Ben Arfa qui brille actuellement à l’OGC Nice et tant d’autres. Et dans le bas de la hiérarchie sociale, vous n’avez pas un livreur de pizzas, vous n’avez pas un chauffeur Uber qui ne soit pas Noir ou Arabe. C’est ça la société française, c’est une société de castes. Nos intellectuels n’acceptent pas l’émergence de ces Français d’origines douteuses. C’est ainsi, il faut l’entendre, c’est dogmatique. Donc dans l’esprit de monsieur Naulleau, il n’y a même

Il y a deux jours, Moussa, l’humanitaire musulman qui était détenu au Bangladesh, a été libéré. Comment vivez-vous cette décision de justice ? D’abord c’est un soulagement. Une décision de justice qui vient mettre en liberté un homme qui est incarcéré de manière injuste, on ne peut que la saluer. C’est la Cour de cassation qui en a décidé ainsi. Les avocats n’y plaident pas, c’est un dossier qui est remis et qui permet un examen en droit de la situation du requérant. De ce côté-ci, je me réjouis que les efforts que nous avons fournis avec maître Bolaky depuis le mois de janvier soient récompensés. Même si d’autres sur place, à Cox’s Bazar et à Dacca, ont pris le relai de façon intelligente et ont permis, enfin, à la justice de triompher. En France, l’affaire Moussa a engendré des réactions paradoxales avec un réel émoi populaire, une pétition signée plus de 400 000 fois, mais des politiques et des médias frileux pour parler de ce sujet. Comment analysez-vous cela ? Moussa est une personnalité clivante parce qu’il est Noir, il a choisi de se convertir à la religion musulmane, il est originaire de Montreuil. Son parcours ne faisait pas de lui la personnalité la plus raisonnable pour fédérer les uns et les autres dans ce pays qui, il y a quelques mois, était meurtri par des attentats dont des Musulmans seraient les principaux instigateurs. Je parle des Musulmans terroristes et pas des Musulmans ordinaires qui pratiquent leur culte de manière fraternelle. Je crois que l’incarcération de Moussa, au départ, n’a pas été suivie par la majorité des Français, mais je dirais par ces Français aux origines suspectes. Pensez-vous que l’affiliation à l’association BarakaCity a pu poser problème aux yeux des politiques et des médias  ? Aussi, mais pourquoi  ? Parce que BarakaCity est une ONG humanitaire islamique. Aujourd’hui revendiquer son judaïsme, son catholicisme et son athéisme est quelque chose de tout à fait naturel. Revendiquer son islam, c’est presque faire son coming out. Vous avez remarqué que des ministres au gouvernement sont d’origine musulmane, je n’en dirai pas plus, et ils ont par nature toujours l’envie de mettre en avant cette laïcité. Laïcité qui est presque une forme d’athéisme politique. Ces représentantes d’origine musulmane au gouvernement, comme madame Vallaud-Belkacem ou madame El Khomri, à aucun moment vous ne les verrez prendre une position favorable à l’islam.

Votre implication dans l’affaire Moussa a pu être perçue comme de l’opportunisme pour vous laver de l’étiquette d’« avocat du milieu », alors que c’est plutôt un retour à vos débuts en droit ? Dès 2012-2013, face à la situation des Musulmans en France, j’avais décidé avec d’autres de créer un mouvement de défense judiciaire, la LDJM (Ligue de Défense Judiciaire des Musulmans, ndlr). À ce titre, nous sommes intervenus dans le cadre des menus de substitution dans les cantines scolaires à Dijon ou ailleurs. C’est vrai que lorsque Moussa a été incarcéré le 22 décembre après avoir été arrêté la veille par une patrouille à un checkpoint, dès le 26 j’étais en contact téléphonique avec lui. Il n’y avait pas de médias, seulement BarakaCity et son avocat Samim Bolaky, qui étaient dans les startingblocks. Quand le 31 décembre 2015, nous sommes partis à Dacca avec un visa touristique en indiquant aux autorités de l’immigration que nous allions faire du surf dans le sud du pays, à Cox’s Bazar, je peux vous dire que nous n’étions pas nombreux. Il faut toujours revenir aux premiers jours du monde, cet opportunisme dont on peut parler, est en réalité une volonté toute simple d’être aux côtés de ceux, compatriotes ou pas, qui sont injustement incarcérés dans les geôles. Vous avez fait vos gammes dans la défense des nouveaux mouvements religieux et de l’homosexualité. Effectivement, j’étais baigné dans la défense des libertés fondamentales auxquelles je crois. J’étais parti il y a plus de vingt ans dans les Balkans, en Roumanie, Albanie et Bulgarie, à l'époque encore des pays sinistrés et sombres. Nous étions avec des avocats américains, espagnols et italiens venus pour plaider le respect de l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’Homme, c’est-à-dire la liberté de conscience. Déjà à cette époque, nous étions des combattants des libertés. Des dizaines d’années après en France, pays de Montaigne et des Lumières, nous avons aujourd’hui une situation où les Musulmans sont bannis, marqués avec des fiches S, assignés à résidence, expulsés et risquent de se voir déchus de leur nationalité française. Je crois qu’on est dans une situation unique dans les annales, nous vivons notre révolution américaine presque quinze ans après le 11 septembre. Attention à ce que la France ne devienne pas cette dictature politique dont nous redoutons tous les effets néfastes.

pas de mauvaise foi c’est un atavisme, il considère que Karim Achoui, qui a réussi à se faufiler à l’examen prestigieux lui permettant d’être avocat, ne devrait pas oublier d’où il vient et défendre ceux qui lui ressemblent sur le plan social. Plutôt que de défendre des braqueurs, il devrait défendre des sans-papiers. Voilà, je ne l’ai pas pris comme une injure mais comme un état de fait de la société dans laquelle nous vivons actuellement. Et depuis 2003-2004, cette loi sur l’interdiction du voile à l’école a été le point d’orgue d’une révolution et d’une redistribution des alliances en France.

En 2013 vous fondez la LDJM. Pourquoi avoir enclenché cette démarche ? Parce que sur les réseaux sociaux qui sont déjà très actifs à cette époque, nous sommes à l’été 2013, il y a de plus en plus de femmes qui sont agressées dans des bus parce qu’elles sont porteuses d’un voile islamique. Leur habit religieux est devenu une sorte d’atteinte pour une partie de la communauté française qui voit ça comme une provocation à la laïcité, dont on nous parle déjà beaucoup à cette époque. Beaucoup se contentent de militer dans des associations, de faire des pétitions, de marcher dans les rues, je considère qu’il faut prendre ce combat à bras-le-corps sur le plan judiciaire. Nous sommes quand même dans un État de droit, fort heureusement. C’est ainsi que cette ligue est née.

« Aujourd’hui, revendiquer son judaïsme, son catholicisme et son athéisme est quelque chose de tout à fait naturel. Revendiquer son islam, c’est presque faire son coming out. »

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À côté de ces combats, en février dernier, vous avez été convoqué à la Cour d’assises de Melun à la suite de la tentative d’assassinat dont vous avez été victime le 22 juin 2007. Pendant de nombreuses années vous avez expliqué qu’une partie de la police avait commandité ce crime, mais devant la juge vous déclarez récemment : « Je me suis trompé du premier au dernier jour sur la police. J’avais des raisons de lui en vouloir, mais aujourd’hui je vous le dis les yeux dans les yeux, je me suis égaré. » Pourquoi ce revirement ? Le 22 juin 2007, je suis victime d’une tentative d’assassinat quand je quitte mon cabinet, Paris VIIe, à côté de la prestigieuse rue de Varenne. Je suis atteint dans ma chair de trois balles. Très rapidement l’enquête va révéler l'impossibilité de trouver les commanditaires de cette affaire. Et puis huit mois plus tard, en avril, rebondissement spectaculaire. Cinq personnes sont interpellées, dont un homme, Ruddy Terranova. On va apprendre très rapidement qu’il est un informateur, il travaille pour un service de police, la BRI de Versailles. Je vais constater, pièces de procédure à l’appui, qu’un certain nombre d’échanges téléphoniques sont passés entre un commissaire divisionnaire, Stéphane Lapeyre, et Ruddy Terranova, suspect numéro un que j'ai reconnu ensuite. Donc ces éléments, plus ma mise en examen, plus ma condamnation à tort puisque je serai acquitté plus tard dans l’affaire Ferrara où la police avait participé activement à me faire déclarer coupable… Tout cela m’a amené à croire qu’une partie de la police versaillaise avait trempé dans ce projet criminel. Passent huit ans, la Cour d’assises d’appel rejuge cette affaire et donc je reprends ce dossier. Et je constate avec sincérité que mes doutes, mes convictions n’étaient établis qu’à la lueur des différents appels téléphoniques échangés entre l’un et l’autre, dont on n’a pas le contenu mais juste la traçabilité : quelques heures avant, quelques heures après, quelques jours avant, quelques semaines avant… 350 appels échangés. Tout cela ne pouvait pas me laisser indemne à une époque où je faisais déjà l’objet d’une décision de la Cour d’assises qui m’avait condamné à sept ans d’emprisonnement. C’est dans cet esprit-là que j’avais écrit ce livre, L’avocat à abattre, qui m’a valu tant de renvois devant le tribunal correctionnel et devant la chambre de la presse. Michèle Alliot-Marie, ministre de l’Intérieur, portant plainte contre un avocat qui écrit un livre et finançant les avocats de ce commissaire, c’est assez rare dans les annales. Des années après, parce que je suis pour la concorde, même si mes doutes étaient encore présents sur une connaissance, peut-être, par le commissaire divisionnaire Lapeyre de ce projet criminel, j’ai été forcé de constater que les éléments étaient insuffisants pour contenir des charges judiciaires. J’ai donc dit à la Cour d’assises que les accusations que j’avais portées étaient une erreur. Pour vous, cette théorie est définitivement écartée ? C’est la première fois que je l’exprime ainsi, je vais être très sincère avec vous. De 2007 à 2012, j’ai tout fait pour essayer de comprendre, de trouver la réponse qui me permette d’affirmer que ce n’était pas qu’une théorie, mais une réalité. J’y ai perdu des plumes, de l’énergie, de la crédibilité. Et au bout de cinq ans, on parle d’omerta dans le milieu mais il y en a aussi une dans le monde policier et politique, je me suis donc retrouvé face à moi-même, face au miroir de ma vie en me disant : « Si je continue sur cette voie, je n’y arriverai pas et je vais m’égarer. » Alors j’ai préféré abandonner. Parce qu’intellectuellement, quand on n’a pas de réponse, on doit s’en expliquer, j’ai préféré dire à mes juges que la théorie selon laquelle en 2007 j’étais absolument convaincu de la participation directe d’un commissaire divisionnaire à ce projet criminel, je devais l’abandonner.

Selon cette hypothèse, la police aurait essayé de vous tuer parce que vous aviez des résultats probants en tant qu’avocat de figures du grand banditisme. Vous défendiez notamment les frères Hornec et Antonio Ferrara. C’est un tout. C’est comme Le crime de l’Orient-Express, je suis un Français d’origine douteuse. Je suis un Français qui exerce ce noble métier dans une partition qui n’est pas celle à laquelle je devrais être cantonné. Parce que ces grands criminels doivent être défendus par Albert Naud, Henri Leclerc, Éric Dupond-Moretti, Jacques Vergès, mais pas par Karim Achoui. Ça, c’est un constat froid. Ensuite, il y a une réalité, c’est que l’avocat des voyous devient vite un voyou. Bon, c’est une sorte de simplification de l’esprit, surtout quand la presse s’en mêle avec des qualificatifs peu flatteurs comme « l’avocat des voyous »,« l’avocat dangereux »,« l’avocat sulfureux », et j’en passe. Enfin et surtout, il y avait certains résultats qui étaient de nature à crisper les services de police et ceux du parquet. Quand Marc Hornec a retrouvé la liberté après un mois et demi, c’est repris dans Le Figaro, ce sont des syndicats de commissaires divisionnaires et de police qui défilent place Dauphine, devant le palais de justice, pour protester contre cette décision. Ça, je l’ai vécu. C’est un peu tout ça qui, selon moi, à l’époque, avait milité pour ce projet criminel. Ces années-là, vous affichez publiquement un certain rythme de vie en achetant la Rolls d’Enrico Macias, la robe d’avocat de François Mitterrand… Vous pensez que c’est aussi ça qui a pu gêner vos détracteurs, l’ostentation de votre élévation sociale ? Peut-être, je n’ai jamais vu ça sous cet angle, c’est intéressant. Peut-être que tout simplement l’élévation sociale n’est pas quelque chose d’acceptable ou d'accepté facilement par un certain nombre d’entre nous, que vous soyez Karim ou Pierre. C’est cette revanche sociale qui n’est pas entendue. Un fils d’agriculteur qui d eviendrait ministre de la République subirait les mêmes affres de l’intelligentsia parisienne. Parce que votre success-story est hollywoodienne : avec votre famille, vous viviez dans deux chambres de bonne dans le XVIe, vous faites votre place dans les études, vous partez en médecine puis en droit… Je crois que c’est ce que nous permettait l’Éducation nationale française. Vous partiez de rien du tout, vous étiez le fils de vos œuvres et vous pouviez atteindre les sommets de la République. Vous parlez au passé ? Je parle au passé parce que de plus en plus la situation se dégrade. J’ai 48 ans et ce qui était possible il y a trente-cinq ou quarante ans ne l’est plus aujourd'hui. Nous sommes passés entre les mailles du filet. Il n’y avait pas de CV anonyme. Quand j’ai été diplômé, j’étais parmi les mieux classés de la fac de droit de Paris, où j’étais étudiant, et de l’école du barreau, où je suis sorti comme l’un des lauréats. J’ai envoyé 980 CV à l’époque, je n’ai pas eu un entretien alors que j’étais surdiplômé. Donc, j’ai monté mon cabinet grâce à Jacques Vergès qui m’a aidé, et mon professeur de droit Jean-Marc Florand, auquel je me suis associé. Ensemble nous avons permis, et beaucoup l’oublient, l’acquittement de Patrick Dils. La première révision judiciaire obtenue en France. J’ai été l’un des deux avocats de Patrick Dils, qui est la plus grosse erreur judiciaire du siècle, j’avais 25 ans. On me réduit à l’avocat sulfureux, mais on ne revient pas aux premiers jours du monde. L’affaire vous a été confiée par le cabinet de Jacques Vergès, qui était l’un de vos modèles ? Tout à fait, c’était l’un des mes mentors, l’un de mes for42

mateurs. J’ai travaillé sept ans avec lui. D’ailleurs, la seule apparition cinématographique que j’ai faite il y a deux ans, c’était à sa demande, parce qu’il devait tourner dans un film et jouer son propre rôle. Frappé par la maladie, à quelques semaines de ce 13 août où il s’est malheureusement éteint, il m’avait demandé d’accepter de prêter mon image à un film avec l’inénarrable Michel Houellebecq. Il devait jouer Jacques Vergès, avocat, et j’ai joué Karim Achoui, avocat. Pour revenir à votre enfance, cela vous a-t-il aidé de ne pas avoir grandi en cité ? J’ai grandi à Paris et j’ai connu un brassage social naturel avec ceux que j’ai retrouvés en médecine et en droit, des camarades que j’avais toujours fréquentés. Je n’avais pas été mis dans un ghetto. Il est beaucoup plus appréciable d’évoluer dans ce cadre-là, mais d’éminents confrères ont commencé dans le 92 et le 93. Pour moi aujourd’hui ce parcours est quasi impossible.

« Je préfère effectivement Verdi à Booba. Mais je peux comprendre l’éclectisme de certains. »

Malgré tout dès la maternelle, un enfant vous appelle l’Arabe ? J’avais 4 ans et mon copain Olivier, j’espère qu’il vous lira, à la suite d’une petite dispute m’avait dit : « Eh l’Arabe ! » C’est quelque chose qui m’a marqué, je me rappelle de son nom et de son prénom. Je ne comprenais pas ce que cela pouvait vouloir dire. Ce n’est pas « l’Arabe » qui m’avait gêné, c’est qu’il l’avait dit sous l’acception de l’injure. Ça voulait dire : « le bougnoule »,« le bicot »… Peu importe, c’était celui qu’on n’acceptait pas. La tonalité avec laquelle il avait prononcé cette appartenance culturelle m’avait blessé. C’est quelque chose qui vous suit, car lorsque vous passez l’oral du barreau, un membre du jury aurait été gêné de vous donner le diplôme alors que, selon vous, votre performance était réussie. C’était le grand oral j’avais passé brillamment les écrits, et fort heureusement pour moi j’étais président d’un syndicat d’extrême gauche très important mais surtout une personnalité très appréciée. Le grand oral était public, j’étais tombé sur un sujet que je connaissais très bien car il s’agissait des nouveaux mouvements religieux. Des travaux pour lesquels j’avais passé plusieurs années à travailler avec Jean-Marc Florand. L’oral s’était très bien passé car je crois que j’avais quelques talents à l’époque. Après que le jury se fut retiré, il y avait le professeur d’histoire du droit que j’appréciais beaucoup, un magistrat et un avocat du barreau. Le professeur est allé voir Jean-Marc Florand pour lui dire : « Je suis très embêté, l’avocat et le magistrat veulent mettre une note éliminatoire à Achoui alors qu’il a fait un grand oral. » Face aux pressions politiques locales et grâce à l’intervention de ce professeur qui était un honnête homme, ils ont cédé. Ils n’ont pas mis la note que je méritais, mais pas non plus la note éliminatoire. J’ai donc été le seul à intégrer le barreau alors que je n’étais pas encore en troisième cycle. Pourquoi avoir choisi le droit, finalement ? Je m’étais inscrit en médecine car j’avais un bac scientifique. Les études étaient très dures, je travaillais en même temps, c’était des QCM… Un samedi, à l’occasion d’une visite au palais de justice de Paris, j’ai été effaré par le décorum d’une salle d’audience, par l’ambiance qui y régnait, par le talent des hommes et des femmes en noir, par cette justice régalienne qui y était rendue. Et c’est vrai que j’ai eu une sorte de rencontre intellectuelle avec ce monde judiciaire qui me fascinait déjà.


Il se murmure que c’est aussi pour une fille que vous avez changé de filière. C’est l’amour ! Je voulais par pudeur ne pas parler de Delphine qui m’avait marqué. Je l’ai suivie. Mais il y a eu quand même cet épisode au palais de justice de Paris où nous étions allés ensemble. J’ai l’impression que votre radiation du barreau de Paris a été encore plus dure à digérer que votre incarcération après l’affaire Ferrara. Il est toujours difficile d’être sanctionné pour des faits auxquels vous êtes étranger. La radiation du barreau de Paris, c’est quelque chose que je n’ai toujours pas oublié à ce jour. Pourtant ça fait des années, presqu’une décennie. Beaucoup considèrent que j’ai été radié par le bâtonnier, par les avocats, mais pas du tout ! J’ai été jugé en déontologie par une section du barreau de Paris présidée par le bâtonnier Jean-René Farthouat, où il a été décidé que je ne pouvais pas être poursuivi. Je n’ai pas été blanchi mais le barreau de Paris ne m’a pas poursuivi. Et le procureur de la République de Paris a fait appel de cette décision et la Cour d’appel, hors ma présence, m’a radié. Purement et simplement. Pour des faits que j’ai toujours contestés. Au cours du même trimestre, la justice française s’est rachetée en m’acquittant fin 2010 après m’avoir condamné à sept années de prison en 2008. Quelques semaines plus tard, cette même Cour d’appel m’a radié. Allez comprendre la symbolique ! C’est un message que j’ai lu comme ça : on vous acquitte parce que vous ne méritez pas la prison, mais on ne vous laissera pas exercer votre métier, vous n’existerez plus socialement.

Quelle est la suite pour vous malgré les différents procès dans lesquels vous êtes impliqué ? Je suis comme Albert Naud, l’un de mes modèles, qui avait écrit un très beau livre qui s’appelait Les défendre tous. Quand on est avocat, quand on est passionné, on souffre de cette boulimie intellectuelle. On a envie de défendre tout le monde, tout le temps, partout. C’est la lumière qui doit nous guider. Demain, si Dieu me prête vie, c’est continuer à exercer, continuer à plaider, continuer à défendre. Faire en sorte que l’allégorie de la justice, cette balance, soit au mieux préservée. Et surtout que l’État de droit soit toujours présent, ici ou ailleurs. Plus jamais vous ne défendrez des figures du grand banditisme ? Je n’ai pas de difficulté à défendre une figure du grand banditisme. J’ai fait mes preuves, être pénaliste, c’est avoir une sacrée expérience du droit pénal. On ne peut pas être pénaliste à 23 ans, on ne peut pas être un très bon avocat à 20 ans. Il faut ces années, il faut cette expérience. Je voulais être accepté par ces avocats pénalistes parisiens, je voulais faire comme eux et aussi bien qu’eux par mimétisme. Je me rappelle que j’aimais entendre plaider Jean-Yves Liénard, j’aimais entendre plaider Olivier Schnerb, j’aimais entendre plaider Francis Szpiner, j’aimais entendre plaider Christian Saint-Palais lorsqu’il était l’avocat de Didier Morville ou JoeyStarr, puisque c’est son nom de scène, et que j’étais l’avocat de sa compagne, Jennifer Galin. Donc, j’aimais le prétoire ! Après vingt ans, on réfléchit, on regarde dans les rétroviseurs de la vie, je me dis finalement que ce que j’ai aimé, c’est plaider, c’est défendre,

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c’est expliquer. « Comprendre, c’est déjà aimer », disait Bernanos. C’est ça que j’ai aimé, ce n’est pas défendre un braqueur, un assassin ou un terroriste. Aujourd’hui si le choix m’en ait donné, je veux défendre ceux qui en ont le plus besoin, ceux d’en bas, qui n’ont pas forcément les moyens d’avoir un avocat qui pourra au mieux défendre leurs intérêts. Lorsque je vous ai informé que Booba faisait la une de notre prochain magazine, vous m’avez dit que vous aviez découvert le rap en prison, à Nanterre. J’ai découvert le rap avant, mais de manière intensive à la maison d’arrêt de Nanterre dans la cellule 404, à l’isolement, que je devais occuper sept ans mais dans laquelle, fort heureusement, je suis resté 52 jours. Mes voisins de cellule écoutaient énormément de rap. C’est vrai que mes journées et mes nuits étaient bercées par ce son, et par la voix de Booba et même celle de JoeyStarr. Je dois dire que celui que j’avais combattu dans les prétoires occupait mes journées. C’est vrai que je n’ai pas eu la meilleure initiation possible, ceux qui sont les plus sensibles à cette culture me pardonneront parce que j’y ai goûté de manière forcée, inconfortable et intensive. Mais le rap est un style musical que j’ai fini par accepter. Vous qui êtes amoureux de musique classique… Je préfère effectivement Verdi à Booba. Mais je peux comprendre l’éclectisme de certains et je rends hommage à la création de Booba et d’autres… Et surtout au succès artistique de ceux qui vont aux États-Unis pour donner une dimension encore plus importante au talent qui est le leur.


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L u c i e B lu s h , N e w P o r n La bataille des féministes pour l’équité des sexes dans la société repousse les clichés, même dans les industries les plus hardcore. Quand les femmes prennent le contrôle du porno et de leur sexualité, le mainstream peut-il être menacé ? Éclairage avec Lucie Blush, activiste du fem porn et créatrice du site LucieMakesPorn.

Texte de Justine Valletoux

Quelle femme ne s’est jamais fait la réflexion, après une nuit inutile de sexe mécanique, que l’homme responsable de ce crime au plaisir (qui allait lui causer un tassement de la colonne) s’était biberonné à YouPorn ? Le fastfood illimité du sexe, qui a tout l’air d’une bonne idée, s’avale en trois minutes, mais te colle in fine des habitudes alimentaires de sagouin. Le porno dit mainstream, qui historiquement n’a jamais fait grand cas du respect du plaisir féminin, ne s’en est vu qu’amoché. Pour autant, les femmes consomment massivement la pornographie, sans se retrouver dans ces formules livrées clés en main, taillées dans le désir masculin.

« Contourner les stéréotypes qui veulent que les mecs soient des machines de sexe et les filles des putes qui n’ont pas leur mot à dire. » En réaction, le porno féministe dit fem porn, créé dans les années 80 avec Candida Royalle, a pris naturellement son envol ces derniers temps sur la Toile grâce à des femmes hors industrie, telles qu’Erika Lust ou la plus jeune Lucie Blush. « Je ne regardais pas énormément de porno, non pas que cela me dégoûtait, mais je ne trouvais rien qui me plaisait », raconte l’intéressée. Lucie, 28 ans, est une ancienne graphiste web qui ne se prédestine pas du tout à la voie qu’elle a décidé d’emprunter il y a trois ans, quand elle lance son blog WeLoveGoodSex. Une initiative née d’un besoin personnel de se faire plaisir, de s’épanouir dans une sexualité autre que celle dictée par la pornographie classique. « Travailler dans de bonnes conditions, bien traiter ses acteurs, montrer des personnages auxquels on peut s’identifier, des femmes fortes qui n’ont pas honte de leur sexualité… Et contourner les stéréotypes qui veulent que les mecs soient des machines de sexe et les filles des putes qui n’ont pas leur mot à dire » est la base du fem porn, explique-t-elle. Un cinéma sexy, authentique et de vérité, où les acteurs ne simulent pas leur plaisir, où chacun (homme et femme) reste libre de refuser l’acte dont il n’aurait pas envie.

Et partant du principe qu’à travers son propre plaisir vient celui de l’autre, Lucie Blush écrit, réalise, voire joue dans ses propres films. « Ma première fois devant la caméra était aussi ma première fois avec une femme. Elle était actrice, m’avait contactée, on a échangé des mails… Elle est venue, on a dîné et le lendemain on couchait ensemble, un peu comme deux copines. Ça a boosté ma confiance en moi. À poil devant la caméra, tu ne peux pas mentir. Et en prenant les rênes de ma sexualité, j’en ai ressenti l’émancipation. » Respect, équité et une vraie émotion à véhiculer, tout ce que le mainstream, dans sa majorité, tend à écorner… Jusqu’à en être malmené par les vices du système et ses dossiers sombres qui l’accablent, comme les accusations de viol à l’encontre de la pornstar James Deen sur ses partenaires. Aujourd’hui, l’industrie classique concède du terrain au fem porn, qui trouve chaque jour de nouveaux adeptes.

Feel good Movie « Beaucoup de gens m’écrivent. Ils sont contents d’avoir trouvé des films différents, frais et fun. » Si cette formule distincte repose toutefois sur une recette commune à base de gros plans serrés et de scénarios prétextes, le fem porn veut diffuser son feel good à chaque étape de sa création. Aucun critère physique ne serait a priori requis pour satisfaire les goûts et les couleurs, mais aussi car l’acceptation des corps dans ce qu’ils ont de plus normaux est un point d’honneur mis au genre. Le sexe n’est pas une question de seins ballons, de grosses bites et de french manucure, mais d’émotions. « Pour les idées de scène, je pars de mes propres fantasmes, mais je ne veux pas les imposer aux acteurs. On en parle pour voir si ça colle à leurs envies et à leur personnalité, puis j’ajoute un contexte, un dialogue, mais les scènes ne sont jamais écrites. Une gêne peut aussi s’installer entre les acteurs, c’est intéressant à voir. J’essaie de les mettre à l’aise, comme lors d’un tournage entre potes, on fait une pause, on se commande une pizza… Puis ils peuvent commencer dans leur coin et la caméra entre discrètement. » Et cette normalité lutte, lentement mais sûrement, contre les clichés qui voudraient que démesure et performance soient reines dans ce domaine. « Une fois, j’ai fait jouer un jeune pro qui tenait absolument à éjaculer. C’était long, sa partenaire avait déjà eu quatre orgasmes. Il se mettait une pression de dingue, alors que je ne l’obligeais à rien. Il s’est enfermé dans la salle de bains à mater du gonzo hardcore, il est sorti l’air triomphant. Mais rien. On dit que les femmes sont plus émotives, mais c’est faux. C’est une question de feeling. » 45

Chaud business Le mouvement est en marche et prend de l’ampleur, allant même jusqu’à séduire les pornstars du circuit qui y trouvent de meilleures conditions de travail. « Je paie autant les hommes que les femmes, ce qui est très rare. Normalement, les hommes sont payés beaucoup moins. En fonction de l’expérience cela va de 350 euros à bien plus, pour une scène de 20-25 minutes », détaille Lucie, qui tire plus de 2 000 euros par mois de l’activité de son site. Celui de son aînée, ErikaLust.com, la productriceréalisatrice féministe suédoise qui cartonne, respire le business model vertueux avec ses films, ses livres, son sex-shop intégré, ses retombées presse en pagaille et ses tonalités rose bonbon qui encadrent le portrait bien sage de cette magnat du porno.

« J’essaie de mettre les acteurs à l’aise, comme dans un tournage entre potes, on fait une pause, on se commande une pizza… » Lucie Blush, elle, tient à son esthétique très authentique, valorisée par des décors encore simples et des acteurs professionnels ou amateurs. Le fantasme appliqué à la normalité qui peut tour à tour séduire ou laisser de glace ceux qui voudraient que le porno soit une fenêtre ouverte sur un monde de rêveries sexy, loin de leur réalité. « De plus en plus de gens font leur propre porno féministe ou alternatif, car ils sont fatigués de voir les même choses. Il n’y a pas un seul fem porn. L’important est de renflouer le « pornorama », de montrer des visions et des sexualités différentes pour avoir le choix… Que YouPorn ne soit pas la seule option. »


Enfa nt d e l a b a ll e Les mœurs des quartiers populaires français excitent pas mal de monde. Le sociologue, évidemment, qui y plonge ses mains froides de statisticien pour théoriser et écrire des livres ; la ménagère de plus ou moins 50 ans qui vérifie si elle se sent en sécurité à la lumière, ou à l’obscurité, de certains reportages ; et les grosses bouffonnes « judéo-chrétiennes de race blanche » qui s’offrent des sorties médiatiques épicées pour dissimuler maladroitement leur viscérale inhumanité. Pour ma part, le quartier populaire est surtout devenu une adresse concrète aux alentours de mes 13 ans. En provenance d’un IIe arrondissement paisible, je débarque dans la cité de la Grange-aux-Belles, à Colonel Fabien, avec quelques appréhensions de jeune Blanc privilégié. Mon cœur fleur bleue et mes biceps de puceau dépressif font de moi un être plus proche de Bridget Jones que de Conan le Barbare… Texte de Bardamu Illustration de Lazy Youg

1991. J’ai 13 ans… la vie devant soi, les devoirs, les premiers centilitres de sperme, le Clearasil. L’âge ingrat dans toute sa splendeur. Fort heureusement, les premiers soubresauts du rap français chamarrent de couleurs vives mon existence de bouffon sans envergure. Rap, donc, mais aussi graffitis, football et, bien sûr, masturbations en rafales, qui sont autant de joies égayant ma petite barque adolescente. La cité de la Grange-aux-Belles est un bloc de béton à dominante orange solidement arrimé entre le canal Saint-Martin et le siège du Parti communiste français. Deux rues piétonnes transpercent de part en part des immeubles faits de résidences et de HLM. Une population middle class en côtoie une autre moins argentée dans une relative indifférence parisienne. Pas de grande insécurité, mais çà et là des cailleras grappées qui bicravent leur ciboulette. Ma mère nous installe au 8e étage d’une des résidences. Notre immeuble est propre, sobre, presque feutré. L’appartement est spacieux, avec un balcon qui domine le cœur du complexe où de vives joutes footballistiques scarifient un terrain de handball. La vue offre un panorama urbain dégagé, où l’œil distingue les HLM en face avant de s’accrocher, plus haut, et immanquablement, au Sacré-Cœur comme à un portemanteau. Les premiers temps, je fais profil bas et m’acquitte de mes corvées de courses sans musarder. Le regard des autochtones jauge mon enveloppe fragile sans beaucoup de tendresse. Il serait alarmiste de dire qu’un halo menaçant plane sur mes clavicules saillantes, mais d’instinct je perçois la nécessité de faire tamponner mon identité par l’administration. La solution la plus simple est en fait pour moi la plus compliquée. Elle consisterait à traîner un peu dans le coin, serrer quelques mains avec l’œil ferme, me battre dès que mon honneur est en ballottage, me faire une place avec les couilles et les tripes. Oui mais, voilà, mes bourses sont trop régulièrement auto-vidées pour être d’un quelconque secours et mes tripes sont réservées aux fonctions digestives. Je fuis le conflit et la violence, j’aime les golden retrievers, lis Strange, Astérix et Benoît Brisefer. Je suis une vraie couille molle pusillanime, inapte à inspirer d’emblée la crainte ou le respect. Une seule caractéristique peut me sauver la mise : ma pratique assidue du football. Sans être un talent de la discipline, je commence à maîtriser mon crochet court et affiche un succédané d’élégance balle au pied. La mine solennelle au balcon, lunettes de Francis Heaulme sur le pif, mulet à la Chris Waddle au vent, je décide que le football sera mon levier jusqu’à la respectabilité.

« J e suis une vraie couille molle pusillanime, inapte à inspirer d’emblée la crainte ou le respect. » Du 8e étage où je réside jusqu’au terrain de hand-foot il y a un dénivelé abrupte que je me dois de parcourir sans fléchir, une sorte de colimaçon initiatique qui me mènera jusqu’à l’arène. Je suis clairement un héros de tragédie grecque dont le psychisme adolescent se cogne à ses limites… Je redoute l’autre, les différences, les gens de mon âge, et fantasme sans doute beaucoup trop sur ce qu’est véritablement un « quartier » de Paris. Je ne le savais pas encore, mais j’allais simplement rencontrer des gens, même si au moment de les rejoindre ils n’étaient que le mètre étalon de ma peur de l’inconnu. Je sors de chez moi, non sans jeter un dernier regard plein d’amour à ma mère qui me recommande, inconsciente du danger qui me guette, de « ne pas rentrer trop tard ». L’ascenseur s’ouvre dans un grincement de cercueil, je m’y engage avec le visage digne d’un condamné à mort innocent. Le funeste monte-charge descend gravement les étages avec un ronronnement mécanique. Je sors de l’immeuble, la grisaille parisienne me happe. Je marche, le buste haut, les cervicales rigides, jusqu’aux tables de pingpong qui surplombent le terrain en contrebas.


Je peux distinguer les gladiateurs, balle au pied, concentrés sur la mise à mort de l’adversaire. Ma détermination s’ébranle, mais je ne m’arrête pas et commence à escalader la grille du stade ; une grille bien évidemment fermée par des boloss de la mairie qui pourtant craignent que l’oisiveté ne soit mère de tous les vices chez les jeunes. Je descends un ultime océan de marches et, ce faisant, je deviens un personnage à part entière du petit théâtre sportif de la cité… Les autochtones qui ne participent pas au match me scannent à distance respectable. Je me positionne sur le côté du terrain dans une posture suggestive qui déclare : « Salut les mecs, je suis disposé à jouer et, pourquoi pas, à assumer les plus basses tâches de l’équipe, genre défenseur central ou même gardien. » En face de moi une miscellanée ethnique se dribble et s’invective. La dimension mentale de la partie est impressionnante, ici on joue autant avec l’intimidation qu’avec les pieds. La tension est à son comble dans ma petite caboche de babtou fragile. Quelques minutes s’écoulent en perles de sueur sur ma nuque et je sens que je deviens une véritable curiosité anthropologique.

« La mine solennelle au balcon, lunettes de Francis Heaulme sur le pif, mulet à la Chris Waddle au vent, je décide que le football sera mon levier jusqu’à la respectabilité. » Une équipe vaincue sort du terrain, une autre rentre. « Hey toi, tu veux jouer ? Vas-y, viens. » L’intronisation est brutale et me sort de ma torpeur craintive. J’entre en scène avec une moue sérieuse, voire méchante. Mais quand vous avez le charisme animal de Gérard Jugnot, ça ne marche pas du tout. « – Va aux cages, on changera plus tard. – OK. » Ma chute dans la hiérarchie de la team est spectaculaire, mais c’est une compromission dont je peux m’accommoder dans un premier temps. Le match est âpre et répond aux règles drastiques du « 10 minutes ou 2 buts ». Un 0-0 stérile se profile lorsque le miracle advient. Un joueur de l’équipe adverse m’envoie une frappe de maçon qui partait pour se loger dans la lucarne comme un obus dans un mur, mais ma main gauche, intransigeante, détourne la balle en corner. Les joueurs de mon équipe me relèvent et me célèbrent. Je passe de l’anonymat à la lumière, on m’aime, on me sourit, on me « checke », So Foot parle de mon transfert au PSG, j’enchaîne les conquêtes dans le milieu de la mode et du cinéma, j’ai des démêlés avec la justice pour une sextape avec Alicia Keys et Anissa Kate, je parraine le club de la cité à grands coups de millions d’euros, je quitte soudainement le monde du foot alors que je suis au top et j’arrête à mains nues le haut commandement de Daesh lors d’un voyage en Syrie. Les rayons gamma du succès me traversent et m’irradient d’une gloire hallucinogène. Nous gagnons le match et je ne me souviens plus du tout de ce qui s’est passé ensuite. Mais cet arrêt fit date dans mon acclimatation au quartier. Les jours suivants, je pus me rendre au stade et insidieusement me glisser dans le cœur du jeu. Tout n’a pas été facile par la suite, loin de là… une petite pouilldé par-ci, une petite algarade par-là, mais aussi plein de bons moments à faire des conneries pas trop grosses, comme voler au ED ou jeter des pétards sur les gens. Pas de quoi activer une fiche S. Je repasse parfois dans mon vieux quartier, les intervenants ont changé, je ne connais plus personnes, mais les murs me parlent en silence d’un temps qui m’a marqué pour toujours. Quand je prends des nouvelles, ce n’est pas toujours glorieux, un tel est maintenant en HP, un autre est mort par balle… Mais pour clore mon histoire dérisoire d’adoubement sportif, je me souviens très nettement de Jumai qui arpentait le quartier avec des sapes de merde, toujours emberlificoté dans sa cohorte de frères et sœurs, toujours avec la banane alors que sa vie économique et sociale puait la défaite. Je l’ai recroisé plus tard en manager respecté de l’enseigne Gap et je lui souhaite le meilleur. Les quartiers regorgent de petits miracles, comme un arrêt inespéré, et de gros miracles, comme quand un gamin s’exfiltre de la courbe prévisionnelle du désastre.

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