P A P ER
Musique ITW WIZ KHALIFA PORTR4ITS
Sport I T W B O R I S D I AW C a m pos S t - D e n is
Mode I T W I n è s d e la F r e ssa n g e S A P O L O G U E GEN T L EM A N
Focus
Société B I K E R S d e D akar
A F R I C A n S T O R I E S
SHAKE THIS OUT
GRATUIT
N°4
o n e ya r d . c o m
ALASDAIR GRAHAM, DAVID PETTIGREW ET GRAHAM LORIMER ÉLABORENT LE BLENDED SCOTCH WHISKY DANS LA PLUS PURE TRADITION DU CLAN CAMPBELL.
ICI, LE TORRENT EMPORTE L’EAU
POUR LE CLAN,
RICARD SA. au capital de 54 000 000 € - 4/6 rue Berthelot 13014 Marseille – 303 656 375 RCS Marseille
LE CLAN CAMPBELL.
L’ABUS D’ALCOOL EST DANGEREUX POUR LA SANTÉ. À CONSOMMER AVEC MODÉRATION.
B oul e à fac e tt e s
Inutile de retourner aux années 70 et au titre Le temps des colonies de l’indescriptible Michel Sardou qui bénissait le « temps glorieux de l’AOF » pour comprendre que, encore aujourd’hui, l’Afrique souffre du paternalisme de ses anciens colons. En ce sens, difficile d’oublier les fameuses déclarations du quinquennat Sarkozy : d'abord de l’ancien Président, « L’Homme africain n’est pas assez entré dans l’Histoire », puis de son ministre de l’Intérieur Claude Guéant, « Toutes les civilisations ne se valent pas. » Actuellement, l’Afrique avec son milliard d’habitants continue trop souvent à être pensée en bloc. Certainement moins caricaturaux que Hergé et ses Congolais, les médias nous la montrent pauvre, misérable et envieuse de la France et de son Occident. Il ne s’agit pas de négliger les problèmes qu’elle traverse, mais plutôt de dévoiler des aspects qui n’apparaissent pas immédiatement lorsqu’on allume sa télévision, sa radio, son ordinateur. Le truculent Gentleman, l’élégante Sonia Rolland, le déterminé Campos, le champion Boris Diaw et le rassurant Mody représentent tous l’Afrique et ils sont naturellement tous très différents. Sortir des poncifs, des clichés, des qualificatifs qui gangrènent la vision du continent, c’est l’enjeu auquel devrait adhérer tous les nouveaux médias. YARD en est.
Julien Bihan, Rédacteur en Chef
Rédacteur en Chef Julien Bihan julien.bihan@oneyard.com Direction Artistique Arthur Oriol arthur.oriol@oneyard.com Conception Graphique Yoann « Melo » Guérini yoann.guerini@oneyard.com Directeurs de publication Tom Brunet tom.brunet@oneyard.com Yoan Prat yoan.prat@oneyard.com
Contributeurs Raïda Hamadi Terence Bikoumou Bardamu Lazy Youg Mac Guffff Audrey Michaud-Missègue Lenie Hadjiyianni Justine Valletoux Louise Ernandez Alex Morin Thierry Ambraisse Francine Pipien Codou Olivia ND Joachim Barbier Kevin Couliau Karima Hedhili Julien Vallon Percymad
Production Nina Kauffmann Jesse Adang Samir Bouadla Eriola Yanhoui Caroline Travers Katia Lamette Remerciements Uniqlo Electric Paris Seed Project La Boîte aux Lettres Publicité Quentin Bordin quentin.bordin@oneyard.com
Cover Photo de Lenie Hadjiyianni Retouches Marie Brisse Imprimeur Sib Distribution Le Crieur contact@lecrieurparis.com #YARDPAPER www.oneyard.com
S OMMA I RE SHAKE THIS OUT
i n fographie : H O U S E of C A R D S PORTR4ITS : Mick Jenkins / Y seult / Joey Badass / JMSN INTERVIEW WIZ KHALIFA
S é rie mode : B U R N O U T I N T E R V I E W I n è s d e la F r e ssa n g e
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BARDAMU : KORIAN
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S H A K E T H I S OU T la forc e du g e stE Le shake fait partie des banalités de notre génération : on se salue avec un shake, on se congratule avec un shake, mais surtout on s’identifie avec un shake. Personne ne sait vraiment pourquoi, mais le geste est devenu universel. C’est justement vers la compréhension des racines de ce phénomène que naît Shake This Out. Un documentaire qui verra le jour le 13 avril prochain sur France 4. Ce film co-produit par Sofilms et Step by step a été pensé par Julien Nodot et Joachim Barbier, c’est d’ailleurs ce dernier qui en parle le mieux.
Texte de Joachim Barbier
Shake This Out est un mauvais jeu de mots pour aborder un phénomène malentendu. En France, on parle de shake, une contraction de handshake, mais on le prononce et, quelquefois, on l’écrit « check ». Vérifier. Ce n’est pas seulement un souci de prononciation. Le shake est aussi une vérification. À l’origine, serrer la main était une preuve de confiance. Offrir sa main ouverte pour montrer qu’on ne portait aucune arme. Aujourd’hui, tout le monde « se shake ». Le matin au portail des écoles, le soir à l’entrée des concerts, sauf les animateurs de RTL, qui, eux, continuent de « se checker ». Avant Laurent Ruquier et Yves Calvi, Barack Obama avait fait de même, un jour de 2008 à St-Paul. Ce soir-là, il sait que les démocrates l’ont choisi, à l’issue de leur primaire, pour représenter leur parti à l’élection présidentielle. Alors, il fête sa victoire, à sa manière, celle de l’homme le plus cool du monde. Il monte sur la scène de l’Union Depot, s’avance vers son épouse Michelle, la prend dans ses bras, lui offre son poing, avant de lui donner une petite tape sur le bas du dos, comme dernière preuve de leur intimité et de leur complicité. On connaît la fin de l’histoire du premier candidat noir à l’investiture suprême. Moins celle de ce geste qui, le lendemain, sera largement commenté sur toutes les chaînes d’informations américaines. Y compris Fox News qui osait se demander, le plus sérieusement du monde, si derrière ce signe ne se cachait pas l’ombre du djihadisme international. S’il s’est invité de façon presque accidentelle dans le bureau de l’homme le plus puissant du monde, ce poing contre poing ne vient pas de nulle part. Il raconte une longue histoire culturelle, difficile à imaginer tant les chorégraphies manuelles qui ritualisent aujourd’hui nos échanges se sont émancipées de sa substance.
Ce poing d’Obama à son épouse est le même poing que levaient les Black Panthers dans les années 60 pour appeler à la fin de la ségrégation raciale dans l’Amérique des tout jeunes Civil Rights. Le Black Power n’avait fait que recevoir en héritage, de génération en génération, le signe des esclaves émancipés qui voulaient montrer au monde que leurs poignets n’étaient plus enchaînés. Tout vient de ce geste symbole de liberté arrachée. Une forme de communication non verbale que l’on va retrouver à toutes les étapes de l’émancipation des Noirs américains. Il prendra le nom de DAP, Dignity and Pride, pendant la guerre du Vietnam. « À chaque fois que nous avions une sale journée, c’était notre petite zone de confort parce qu’il y avait encore beaucoup de racisme à cette époque », témoigne dans le film Dennis Hugues, un vétéran noir incorporé en 1966. De la « dignité et de la fierté » pour une minorité qui combattait pour ses droits à l’intérieur de son pays et devait défendre, à l’extérieur, les idéaux de ce même pays engagé sur le front de la guerre froide. Le film commence avec Obama et se termine dans une « community radio » d’Anacostia, à l’est de Washington DC, l’un des derniers quartiers noirs à ne pas encore avoir été touché par la gentrification générale de la capitale fédérale. « La culture, c’est la façon dont vous faites les choses », rappelle dans le film Kymone Freeman à des jeunes d’Anacostia qui font la démonstration de leur shake sans être capables d’en expliquer la signification profonde. Dans cette séquence, la bande d’adolescents est un peu perdue face au discours de ce leader communautaire et charismatique qui tente de leur expliquer que « rien ne vient de nulle part ». Que tout est affaire de culture.
À seulement quelques miles, le locataire de la Maison Blanche est bien conscient de la portée de ce geste dans un milieu, la politique, où chaque geste est étudié sous l’angle du symbole. Car, comme le dit Cornell Belcher, l’un de ses conseillers : « Obama est quelqu’un de très différent culturellement de ses prédécesseurs et ce geste lui a permis de rallier un bon nombre d’électeurs jeunes et issus des minorités ethniques. Des gens qui, tous les jours à l’université ou au coin de la rue, se saluent de cette manière. » Traduction, il connaît les codes de la rue et de la culture populaire, notamment celle du hip-hop et du sport, les deux milieux dans lesquels les shakes ont pu devenir les plus visibles. Deux mondes habituellement peu connus des élites politiques traditionnelles.
« ce geste a permis à Obama de rallier un bon nombre d’électeurs jeunes et issus des minorités e thniques. »
Entre les deux lieux symboliques, Shake This Out est un road movie qui interroge différentes figures de Washington DC, comme un résumé de l’Amérique d’aujourd’hui. Une ville qui concentre tous les lieux de pouvoir et qui fut pendant longtemps surnommée « Chocolate City ». L'endroit de toutes les musiques noires, mais qui fut, bizarrement et pendant longtemps, assez peu réceptive au hip-hop, le style qui a popularisé le shake, grâce notamment à la puissance de l’industrie américaine de l’entertainment . Shake This Out raconte une autre histoire que celle d’une posture facile pour jouer au bad boy du ghetto quand on habite loin de South Central ou du Bronx. Qu’est-ce que ce geste dit de nous ? Pourquoi ? Comment ce symbole d’émancipation est-il devenu un rituel urbain ? 6
Alberto – Membre des Latin Kings « Il faut connaître le handshake : ses lois, ses règles et tout le reste. »
George Pelecanos – Scénariste de The Wire et Treme « Le handshake est jeune et branché. Une nouvelle génération est en train de prendre le pouvoir. »
Common – Rappeur et acteur « Le fait que Barack Obama et sa femme fassent un "fist bump" montre qu’ils se soucient des gens. »
Cornell Belcher – Sondeur d’opinion pour Barack Obama « Je suis allé à des réunions au Capitole et j’ai fait des "fist bump" à des membres du Congrès. C’est en train de remplacer la poignée de main traditionnelle. »
Ted Leonsis – Propriétaire des Washington Wizards « Lever le poing était un signe de liberté ; cela ne symbolisait pas le pouvoir mais le fait d’être un homme libre. »
Marion Barry – Ancien maire de Washington DC « Ces politiques qui se font des "fist bump", je trouve ça ridicule. Ils essaient de s’identifier à la communauté noire. Vous voulez vous identifier ? Trouvez-nous des emplois ! »
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4-17 MAI
T E E R T S E T T E L L VI DANSE
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Nombre de fois où Frank Underwood mangera des « rack of ribs » de chez Freddy’s BBQ Joint.
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Avant le « Chapter 26 », jour de son intronisation au poste présidentiel, Frank Underwood aura dit le mot « président » 183 fois (73 durant la saison 1 et 111 lors de la saison 2).
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Nombre de regards caméra où l’acteur prend le public à témoin. Ainsi, nous en avons 67 lors de la première saison et 66 lors de la seconde. À noter que le premier d’entre eux se pose lors de la dernière scène de l’épisode inaugural.
01/02/2013
Première diffusion sur le réseau câblé Netflix. La série ne répond à aucune pression de l’audimat (la plateforme fonctionne en abonnement, environ 8 dollars par mois), donc toute la saison est disponible sur la plateforme.
Nombre de fois où Frank Underwood regarde un film porno (épisode 10, saison 2) ou prononce le nom de Kim Kardashian (épisode 11, saison 2).
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Frank Underwood, joué par l’acteur Kevin Spacey, devient le 46ème Président des États-Unis au terme du dernier épisode de la saison 2.
Quand le président des États-Unis, Barack Obama, tweete, le 13 février 2014, « Tomorrow : House of Cards. No spoilers, please. » On comprend alors que la série de Netflix fait partie de l’élite dans ce domaine. Sinon, comment expliquer cette impasse présidentielle sur la Saint-Valentin ? Il faut dire que le créateur de House of Cards, Pack Beauregard Willimon, a mis le paquet notamment grâce à une trame issue du roman du même nom publié en 1989 et réadapté pour la chaîne BBC en 1990. Si le casting est impeccable, incarné de façon charismatique par Kevin Spacey, que le scénario est léché, les dialogues, eux, sont exquis. À l’heure où vous lirez ces lignes, la saison 3 sera disponible ; alors, à tous les retardataires, n’hésitez pas une seconde : profitez de ce froid hivernal pour vous emmitoufler sous votre couette et délectez-vous de cette série de tous les records. Auteur : Mac Guffff
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Nombre de nominations aux Primetime Emmy Awards 2013. Au final, la série glanera trois prix : « Meilleure série télévisée dramatique » ; « Meilleur acteur dans une série télévisée dramatique » (Kevin Spacey) ; « Meilleure actrice dans une série télévisée dramatique » (Robin Wright).
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Superficie du hangar dans lequel sont tournées la majorité des scènes d’intérieur de la série, du bureau présidentiel en passant par les séquences en voiture. Il se situe à Joppa, dans le Maryland, à 60 kilomètres de Washington DC.
162 000 000 $ Coût estimé des trois saisons de House of Cards (soit 4 500 000 $ par épisode).
6 500 000 $
Salaire de Kevin Spacey pour chacune des deux premières saisons (soit 500 000 $ par épisode ), ce qui le classe parmi les cinq acteurs de série les mieux payés au monde. Pour la troisième saison, le comédien a vu son cachet rehaussé à 9 000 000 $.
P OR T R 4 I T S Texte de Raïda Hamadi
Mick Jenkins
Yseult
JMSN
Joey BadaSS
À 23 ans, Mick Jenkins émerge de la scène hip-hop éclectique de la ville de Chicago. Membre du groupe Free Nation, il est de ceux qui veulent faire du rap un support créatif destiné à ouvrir l’esprit et à libérer du statu quo ceux qui l’écoutent. Des concepts en adéquation avec les préceptes de ce poète de la première heure, qui agence et use des mots pour décrire une réalité qu’il souhaite voir évoluer. De son premier projet aux influences jazz sorti en 2012, The Mickstape, à la critique sociale qu’il formule dans Trees & Truths, il progresse jusqu’à délivrer fin 2014 une mixtape entièrement dédiée à l’eau, qu’il décline sous toutes les formes pour asseoir son caractère vital. Unanimement acclamé par la critique, il collabore récemment avec plusieurs artistes de Chicago, comme Chance The Rapper et Vic Mensa. On attend la suite.
Yseult est une enfant de la téléréalité, ou plutôt du télécrochet. Candidate à The Voice et de la Nouvelle Star, c’est dans cette dernière que son aventure télévisuelle s'arrêtera. Finaliste mais pas gagnante de cette émission, ce statut lui permet de se faire remarquer des maisons de disques.
Jameson n’en est pas à son coup d’essai dans la musique. Son premier contrat, il le signe avec son groupe Love Arcade, puis tente sa chance en solo chez Universal Motown peu avant la fin du label. En 2012, l’artiste prend finalement un nouveau départ au sein de sa propre structure, White Room Records, et sous son proprenom qu'il stylise en JMSN ; puis il sort enfin son premier album solo, Priscilla.
On ne présente plus Joey Badass, petit prodige du hip-hop adepte d’un son old school qui nous ramène aux meilleures heures des années 80-90. Depuis 2012 et sa première mixtape solo intitulée 1999, il passe ces dernières années à dévoiler tracks et mixtapes en parcourant les scènes du monde entier avec son collectif Pro Era.
Un an après sa semi-victoire, elle dévoile son premier album éponyme sorti le 5 janvier. Dans ce projet réalisé en collaboration avec le compositeur Da Silva, Yseult intègre deux de ses propres textes et compose de nombreux titres en compagnie de Frédéric Fortuny. Une surprise aux accents d'électro-pop anglaise, des histoires narrées en français, des mélodies qui restent en tête, comme des comptines aux refrains accrocheurs destinées aux grands enfants.
Depuis, le chanteur dévoile plusieurs longs projets et cisèle à chaque fois des morceaux soul sans jamais perdre son empreinte électro. JMSN fait usage comme il se doit de sa voix de ténor lyrique, empruntant même à Justin Timberlake ses falsettos enjôleurs. Le meilleur exemple restant le titre My Way, extrait de The Blue Album sorti à la fin de l’année dernière.
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L’artiste apparaît notamment dans le morceau 1 Train d’A$AP Rocky, en compagnie d’Action Bronson, Kendrick Lamar, Big K.R.I.T. ou encore Danny Brown. Puis sort enfin en ce début d’année son premier album intitulé B4.DA.$$ (prononcé « Before Da Money »). Ce dernier tient toutes ses promesses et répond aux attentes formulées par une critique unanime et dithyrambique à son sujet.
INTERVIEW
W I Z KH A LI FA « J e p e u x ê tr e fi e r d ’ avoir e u A U T A N T D E succ è s da n s l ’ u n d e r g rou n d Q U E da n s l e m ai n str e a m . »
Tout ou presque a été dit sur Wiz Khalifa, qui, à 27 ans, est l’auteur de trois albums en major, de deux en indépendant et d’une douzaine de mixtapes depuis Prince of the City, en 2005. Tout ou presque a été dit sur Wiz Khalifa, qui, à 27 ans, a connu la joie de la paternité, la peine d’un divorce après sa séparation avec Amber Rose, et la tourmente à la suite des accusations d’infidélité. C’est cet ensemble qui fait de lui l’un des sujets préférés des blogs people et autres tabloïds ces derniers mois. Après dix années de carrière, on ne reconnaît quasiment plus l’adolescent chétif et naïf de Say Yeah ; mais l’essentiel semble être ailleurs si l’on en croit l’intéressé, peu loquace mais déterminé à faire bonne presse. Au terme d’une journée promotionnelle comme il a dû en vivre des milliers, on a tenté à notre façon de revenir avec lui sur certaines facettes de sa vie artistique. Juste histoire d’être sûr qu’il y ait toujours à dire sur le personnage.
Propos recueillis par Terence Bikoumou Photos de Lenie Hadjiyianni
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Kush & Orange Juice est manifestement le chef-d’œuvre de ta discographie. À ce sujet, tu as déclaré que tu ne serais jamais capable de reproduire ce que tu as fait pour cette mixtape. Ce que je dis, c’est qu’on ne peut pas le refaire. Cette mixtape en particulier est sortie à un moment où personne n’avait encore entendu quelque chose de la sorte. Mais c’est une sonorité que j’ai toujours recherchée et que je continue à rechercher. Ce qui ne peut pas se reproduire, c’est que le public entende ce genre de projet comme la première fois, cela n’arrivera plus jamais. C’est comme essayer de réécouter The Chronic ou Illmatic… Ils ne vous toucheront qu’une fois, ensuite tout reposera sur ce moment. Est-il possible de voir naître un autre projet dans ce style à l’avenir ? Je ne mettrai jamais d’énergie là-dedans, je refuse de faire croire aux gens que c’est ce que je voudrais faire. Mais je fais encore des chansons qui sonnent ou rappellent Kush & Orange Juice. La conception de ce projet correspond à une époque de mon existence, que j’ai pleinement vécue mais qui est aujourd’hui révolue. Il faut se rappeler que j’ai 27 ans, je ne peux donc pas revenir à ce que je faisais à 22 ans. Aujourd’hui, je ne nommerai pas un projet Kush & Orange Juice (certains rappeurs ont la manie de reprendre le titre d’un de leurs albums classiques en ayant la prétention d’en faire une suite des années plus tard, ndlr), et je ne dirai jamais aux gens que je prépare un autre Kush & Orange Juice. Je ne ferai que de la musique qui rappelle cela aux gens.
Comment expliques-tu ta réussite à ces deux niveaux, alors que beaucoup de tes contemporains ont du mal à faire la transition de la mixtape à l’album ?
Tu as beaucoup changé artistiquement depuis tes débuts. Avec le recul, comment juges-tu ton parcours personnel ?
Je pense que tout le monde est grand à sa façon. Je ne les considère pas vraiment comme inférieurs, je pense juste qu’ils ont un cheminement de carrière différent. Quand tu divertis un certain public, alors tu peux aller aussi loin que tu le veux. Et puis, beaucoup d’artistes sont heureux de ne divertir qu’un petit cercle de personnes quand d’autres préfèrent s’élargir et se développer, tout en s’exposant à l’examen minutieux du public. Des trucs comme ça viennent avec le temps, chacun a ses propres envies. Ils veulent juste faire la musique qu’ils aiment, et c’est ce qui compte vraiment.
C’est vraiment une évolution naturelle. Quand tu exploses, les gens t’associent à la chose la plus facile qu’ils trouvent en rapport avec toi. Pour moi, c’était les tatouages, la weed et Black & Yellow. Et, au fur et à mesure, j’ai mis toute ma personnalité dans mes visuels, dans la façon dont je m’habille, dans mon image… Donc, quand ces personnes se demandent qui est Wiz Khalifa, je leur rappelle constamment que mon parcours est composé de choses que j’ai construites naturellement.
« Avec Curren$y, on a posé les bases de toute une culture et un style ensemble, c’est quelque chose qui restera. » Plus tu avances dans ta carrière, plus tu sembles t’éloigner du hip-hop pour toucher de plus en plus à la pop, comme le montrent certaines de tes collaborations avec des artistes comme Miley Cyrus. Est-ce un besoin artistique ?
« Je maîtrisais le marché local, puis quand j’ai atteint un niveau national et international, j’ai AUSSI été numéro un. »
Il s’agit de musique avant tout. N’importe quel grand rappeur s’inspire de tous les types de musique et profite de l’opportunité de travailler avec n’importe quel grand musicien en dehors du rap. C’est de cela qu’il s’agit, en fait.
En te basant sur le hip-hop et sur ta carrière personnelle, penses-tu que le classique s’arrête là où le mainstream commence ? Je pense que les gens sont fermés. Je ne veux pas parler de toi, mais tu as une vision quelque peu restreinte. Au cours d’une carrière, un artiste fonde son travail sur une démarche de longévité avec une discographie dans laquelle tu places tes objectifs initiaux. Maintenant, je peux regarder en arrière et me dire qu’avant que Kush & Orange Juice ne sorte, j’étais dans le même état d’esprit qu’aujourd’hui. J’étais moi-même, je passais à la radio en faisant de la musique grand public et en même temps j’écrivais des titres pour mes mixtapes. J’ai toujours eu mon business, mais les gens ont leur propre vision de la musique. Ils fabriquent leurs propres histoires : « Wiz a commencé avec une mixtape et, lorsqu’il a explosé, il est devenu mainstream. » Mais j’ai constamment conservé mon son underground et mon son trap. C’est aussi la beauté de mon caractère artistique. Je peux regarder derrière moi et être fier d’avoir eu autant de succès dans l’underground que dans le mainstream. C’est ce sur quoi les gens devraient vraiment se concentrer. Je maîtrisais le marché local, puis quand j’ai atteint un niveau national et international, j’ai aussi été numéro un , c’est ce qui est important. 13
« Quand tu prends du recul, tu vois que Miley est fan de rap, tout comme Rick Ross est fan de pop, donc tu n’es pas obligé De dresser des barrières. » En parallèle , tu gardes encore un pied dans le hip-hop en perpétuant des collaborations de longue date, avec Curren$y notamment… Ce sont mes amis, toutes les relations personnelles que j’ai avec quelqu’un, qu’il soit mainstream, super riche, ou tout simplement en train de débuter sa carrière ; elles sont fortes. Si je suis avec toi, je suis avec toi. Je vais faire un morceau sans rien calculer. En ce qui concerne Curren$y, on a posé les bases de toute une culture et un style ensemble, c’est quelque chose qui restera.
Comment arrives-tu à faire cohabiter ton identité hiphop avec cette nouvelle facette pop ? C’est ce qui fait de moi quelqu’un de spécial, j’ai ce type de personnalité qui me permet de m’entendre avec tout le monde. Quand tu prends du recul, tu vois que Miley est fan de rap, tout comme Rick Ross est fan de pop, donc tu n’es pas obligé de dresser des barrières. Je pense que le meilleur de la musique vient de là : quand les vrais artistes établissent un nouveau standard, créent quelque chose de génial et éliminent par la même occasion toutes les pensées négatives que les gens ont d’eux. Il ne devrait pas être question de mainstream parce que, comme artiste estampillé en tant que tel, je sais que je peux mettre au défi n’importe quel rappeur underground avec mes textes. Mais ce n’est pas mon objectif. Mon but est de divertir, de faire des affaires et de déchirer sur scène. Je veux être un exemple et un super-héros que le public regarde à la télévision, je veux être de ceux qui vivent leurs rêves. Que tu sois mainstream ou underground, si tu es heureux, tu es heureux. Les gens heureux sont entourés de gens heureux, et un rappeur malheureux sera sûrement entouré par d’autres rappeurs malheureux. Il faut accepter la façon de voir de chacun. Les gens ont tendance à beaucoup juger, mais à la fin l’important reste que tout le monde veuille voir tout le monde réussir. Celui qui ne pense pas de cette façon a des problèmes. Justement quelle est ta définition du rappeur mainstream ? Je n’ai pas de définition car mon idée du rappeur mainstream ne ressemble pas à celle que j’avais à 14 ans. C’est une notion immature, éloignée de la réalité, et ce n’est pas mon travail d’éduquer les gens là-dessus. Ils vont apprendre, grandir et finir par gagner de l’argent… Ensuite, ils agiront et s’habilleront exactement comme ceux dont ils parlaient, ce qui leur donnera une mauvaise image car ils seront en contradiction avec eux-mêmes. Ils devraient réfléchir à ce qu’ils sont vraiment.
« les gens t’associent à la chose la plus facile qu’ils trouvent en rapport avec toi. Pour moi, c’était Les tatouages, la weed et Black & Yellow »
Tu sembles vraiment tenir à ta famille du Taylor Gang. Comment tu la vois aujourd’hui ? Taylor Gang grandit et devient quelque chose qui va dans tous les sens : à la télévision pour le single d’un de ses membres, des performances aux Grammy, des films, l’écriture de morceaux pour les autres… Nous avons des producteurs, des photographes, des réalisateurs et tout plein d’autres personnes qui aident à déterminer la vision globale du Taylor Gang. Tu as fondé la structure il y a un moment désormais. Ne t’inquiètes-tu pas du manque relatif de succès des artistes au sein de Taylor Gang ? Cela demande du temps pour développer la carrière d’un artiste, et c’est ce que je fais avec ceux avec qui je travaille, même s’ils n’atteignent pas le succès pendant qu’ils sont avec moi. Je veux qu’ils puissent être en mesure de se développer sous ma structure et qu’ils aient les mêmes chances que n’importe quel autre artiste. Ils doivent apprendre, c’est ce qui leur permettra d’être dans la position de devenir des grands du monde de la musique ou des affaires. 14
S é ri e Mod e
BURN OUT
Photos : Axel Morin
Style : Audrey Michaud-Missègue
Pour ce numéro, YARD s’éloigne de la mode féminine et se rapproche de ses jeunes recrues. D’une manière improbable et originale, nous nous sommes intéressés à l’actualité du printemps chez les enfants. Au-delà des rêves inabordables qu’ils construisent, nous avons organisé une expérience sensorielle devenue visuelle. L’occasion de mettre en scène la nouvelle Mercedes Classe C et, surtout, de l’essayer…
Modèles : Maleke, Mehdi, Aarone, Naoufel & Laurent Voiture : Mercedes Classe C coupée | Moto : Ducati Panigale 899
Maleke : Collier H&M Casquette Lacoste Chemise My Little Day Veste Talc
Laurent : Top YARD x Nike
Laurent : Hoodie YARD Jogging et Baskets Nike
Aarone : Veste Nike Pantalon Zara Kids Baskets Converse
Mehdi : Veste en cuir DKNY Polo Boss Pantalon H&M Baskets Nike
Naoufel : Ensemble jogging Nike Baskets Converse
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INTERVIEW
Inè s de la F r e ssa n g e « Ç a c o m m e n c e à b i e n fa i r e , j e s u is l a Lin e R e n a u d d e l a m o d e . »
Inès de la Fressange est partout. Elle donne son nom à une voiture, ses rides à L’Oreal, ses idées à Uniqlo et son mètre quatre-vingt au musée Grévin. À 57 ans, rien ne lui résiste et c’est avec beaucoup de recul et d’humour qu’elle nous parle de cette nouvelle jeunesse. Fille d’une famille aristocrate, comme son nom ose le suggérer, elle revient pour nous sur son enfance et son rapport au milieu populaire qu’elle finira par représenter en partie lors de sa carrière.
Propos recueillis par Julien Bihan Photos de Lenie Hadjiyianni
Justement, vous restez grand public tout en incarnant le luxe : vous sortez une nouvelle collection avec Uniqlo, vous donnez votre nom à une voiture et venez d’entrer au musée Grévin…
Malgré la distance qu’impose le vouvoiement, Inès de la Fressange ne résiste pas à l’envie de sympathiser avec tous ceux qui l’entourent. Sa bonne humeur est agréablement envahissante, son énergie magnétisante. Virevoltante elle passe d’un sujet à l'autre, d’une réponse à une question à une proposition innatendue de selfie aux côtés de celui qui lui a posé. C’est avec cette joie de vivre qu’elle répond à nos interrogations, elle ne peut s’empêcher de faire le show pour arracher les rires des personnes qu'elle côtoie. La dizaine de spectateurs dans la pièce est fascinée et tombe totalement sous le charme de la grande brune. Inès de la Fressange c’est le contraire de la langue de bois. Pour nous et après plus de 30 ans de carrière, elle donne l’impression de vivre cet entretien comme si c’était le premier, à la fois gênée, touchante et amusante. Ce sont ces paradoxes qui nourrissent l’ancien mannequin et qui font d’elle la gosse de riche la plus appréciée des « sans dents ».
D’où vient ce renouvellement d’intérêt médiatique et populaire ?
Vous êtes maintenant médiatisée depuis les années 80…
J’ai toujours été consciente d’avoir une vie très facile et très privilégiée mais je ne suis jamais rentrée dans mon rôle d’Inès quoi. Peut-être que les gens le sentent… Je n’ai pas la même vie qu’eux mais j’ai quand même une vision assez similaire des choses. Enfin, je ne sais pas, je déteste qu’on me fasse parler autant de moi comme ça.
Ça commence à bien faire, je suis la Line Renaud de la mode là. (rires, ndlr) … Pourtant vous restez toujours dans l’air du temps. Comment expliquez-vous le fait de n’être jamais passée de mode ?
Mais c’est aussi parce que j’aime bien les choses quoi. Le Petit Journal par exemple, je vois les gens qui les fuient et qui refusent de leur parler. Moi je trouve ça trop sympathique, je le regarde tous les jours. Ça m’étonne toujours les personnes qui n’ont pas de curiosité pour ce qui se fait de nouveau. Je pense que le piège de la notoriété c’est de croire qu’elle existe, alors qu’il faut en prendre que le bon côté ; c’est-àdire toute cette bienveillance que les gens ont pour vous spontanément, sans vous connaître. Mais il faut continuer d'avoir une vie, pas normale, parce qu’on n’a pas une vie normale, mais d’essayer plus ou moins quand même. Il y a des gens qui ne marchent jamais dans la rue, qui ne vont jamais au Monoprix acheter du dentifrice, qui pensent qu’ils doivent garder une espèce de statut de notoriété. Moi, je n’ai jamais fait ça.
Non mais le musée Grévin c’est parce qu’ils n’avaient pas beaucoup de cire, il leur fallait un truc un peu maigrichon. Ça leur coûte moins cher (rires) ! C’est une question d’économie. En plus, je fournissais les pompes, les vêtements, j’ai quand même une veste Uniqlo au musée Grévin. Ils avaient tout ça gratos, ils avaient calculé leur truc. Êtes-vous consciente de représenter quelque chose ? Non ! Je ne représente rien du tout. Heureusement que je ne pense pas à ce genre de trucs : « Alors oui, qu’est-ce qui se concentre autour de moi en ce moment ? » Jamais je ne me pose ce genre de questions. De toute façon, il faut toujours se méfier des gens qu’on croise en montant parce que ce sont les mêmes que l’on croise en descendant. Non mais c’est très drôle la notoriété. Un jour, j’étais dans un taxi et puis le type regarde dans le rétroviseur et dit : « Mmmh, je vous reconnais vous. » Moi je suis en train de me remaquiller, à mon mieux quoi ! Et là, il me sort : « Vous êtes Inès de Funès ? » (rires). Ça vous remet en place quand même, et comme une crétine, je lui ai dit : « Oui ». Il avait un peu mixé mais bon porter le nom « de Funès » c’était quand même frais. Qu’est-ce qui vous rapproche des personnes « normales » ? Beaucoup de personnes ont des idées préconçues sur la mode : ils imaginent que les stylistes sont des folles tordues, hystériques et que les mannequins sont des écervelées crétines. Mais je pense que les gens se disent qu’ils sont dédaigneux avec le commun des mortels. Alors que moi, on me voit comme une fille devant son pastaga à Tarascon le dimanche, gaga avec ses enfants et ses chiens. Puis, les femmes ont vieilli avec moi : elles ont eu 20 ans dans les années 80, elles ont eu des enfants en même temps que moi, et elles ont pu s’identifier je crois. Mais enfin, si je commence à trop me poser de questions, je deviendrais une espèce de malheureuse en fait. Je n’ai jamais été entourée d’une cour avec un coiffeur et un maquilleur qui me disaient que je suis divine. Ça je le regrette (ironique)… Oui, j’aurais pu être entourée de porteurs de traîne mais il se trouve que non. J’ai toujours été entourée de gens qui ne travaillaient pas forcément dans la mode, et puis qui n’ont jamais été vraiment porteurs de traîne. C’est ce qui m’a sauvée.
Parce que je paye la presse, vous allez voir déjà demain votre relevé de compte Crédit Agricole. Vous allez titrer : « Cette fille est top. » En plus, je couche avec un grand patron de presse, ça aide (Inès de la Fressange est en couple avec Denis Olivesnes qui est à la tête de Lagardère Active). Ça s’explique comme ça (elle rit puis reprend son sérieux). En fait, je n’ai jamais été trop à la mode donc c’est un bon moyen pour ne pas être démodée. Il y a quelques semaines, j’ai fait la couverture de Vogue France. Vous avez vu ? C’était la première fois de ma vie, première couverture… 57 ans. En fait non, je mens un peu parce que quand j’étais mannequin ils m’avaient photographiée en silhouette et assise sur une chaise. Moralité : il faut commencer à être mannequin à 57 balais. C’est ça le secret. 22
Comment définissez-vous brièvement la Parisienne ? Ça ne veut rien dire à Paris mais beaucoup à l’étranger. Celle-ci ou celle-là (pointant la styliste et la photographe m’accompagnant), elles se baladent à New York, ils vont dire que ce sont des Parisiennes mais on n’est pas du tout conscientes de ça. Ils parlent d’« effortless chic ». Comment ça « effortless chic » ? Nous, on a l’impression de s’être données un peu de mal – coiffées, maquillées – eux ils trouvent que c’est sans effort… Bon ok d’accord ! Aujourd’hui, tout le monde vous identifie comme la Parisienne justement ? Ouais c’est marrant. C’est parce que j’ai du sang hongrois, du sang juif, du sang sud-américain, et mon nom date du XIIème siècle ; c’est ça la France et Paris. Mais en réalité, c’est Caroline de Maigret la Parisienne. Enfin bon, on va faire un selfie tous les deux, et vous l’enverrez à votre maman, elle sera ravie. Peut-être pas, peut-être qu’elle n’en aura rien à faire (elle se lève, nous faisons une photo ensemble, rions de l’originalité de la situation et reprenons l’interview). Mais, j’en suis très fière dès que je voyage, Paris c’est mythique et culte. C’est le pays de Ratatouille et de la Tour Eiffel.
« Le musée Grévin c’est parce qu’ils n’avaient pas beaucoup de cire, il leur fallait un truc un peu maigrichon. »
Au-delà de ce que vous représentez, vous êtes une personne qui tout au long de sa carrière s’est excusée d’avoir été privilégiée. C’est vrai, quand j’étais mannequin je pensais que j’avais de la chance d’être grande et mince et que mes parents m’avaient faite comme ça. Après quand je suis devenue styliste, j’ai choisi des mannequins et j’ai vu des filles avec des têtes sublimes et des corps de rêve, mais qui ne sont pas devenues connues. C’est à ce moment que j’ai compris que les mannequins qui réussissaient ont quelque chose d’autre, ne serait-ce qu'une personnalité, un caractère. À l’époque, je ne le savais pas, je pensais que j’avais juste de la chance. Mais j’ai toujours essayé de faire la part des choses, j’ai été élevée par une dame polonaise, très pauvre. On était dans des Rolls avec mon frère, on passait nos vacances à Saint-Tropez, à Deauville, à Megève, et à chaque fois elle nous rappelait que des gens étaient démunis. Du coup, on choisissait des vêtements qu’on n’aimait plus et on allait les apporter nous-mêmes, les Quatre filles du docteur March quoi ! Puis, on habitait dans un village et d’autres vivaient dans des grottes et on leur apportait des choses à manger comme au XIXème siècle. Elle a toujours été là pour nous rappeler qu’on jouissait de tout mais qu’il ne fallait jamais oublier les autres. D’ailleurs, elle gardait toujours des petites soucoupes avec des carottes râpées, des betteraves… Il y avait 50 000 petites assiettes dans le réfrigérateur, on ne gaspillait rien. C’était aussi dans notre éducation.
Quelle vision vous aviez du milieu populaire quand vous viviez dans votre moulin de 24 pièces à l’époque ? J’étais dans l’école communale, j’étais très timide et réservée, et je rentrais en larmes parce que tout le monde me bousculait un petit peu. Du coup, on m’a mise dans une école privée de garçons avec que des gosses de riches abandonnés, l’opposé. Dans ma petite enfance, il y avait de grandes différences de classes sociales ; et les gens étaient très concentrés sur ces différences. Tout le monde était habillé selon ses moyens, aujourd’hui quelque soit la classe sociale, on a tous les mêmes Stan Smith. La Stan Smith du 93 est la même que celle du VIIème. Puis quand j’étais en école à Mantes-la-Jolie, on me parlait un peu comme si j’habitais dans un château. Ils imaginaient que ma mère portait un chapeau pointu et que mon père avait un sceptre d’Ottokar. Malgré cette enfance très luxueuse, je déjeunais dans la cuisine avec le chef, la femme du chef, le cuisinier, le commis, le jardinier, la femme du jardinier, la femme de ménage, la nurse et c’était la fête quoi !
« La Stan Smith du 93 est la même que celle du VIIème. »
Vous parlez souvent de cette personne, c’était quelqu’un d’important pour vous.
C’est vrai que vous fantasmiez sur les barres HLM quand vous étiez petite ?
Elle était comme ma mère. Ce n’était pas quelqu’un de cultivé, quand elle était petite elle allait à l’école pieds nus. Mais elle avait la culture de l’être humain et des qualités extraordinaires avec un sens incroyable de la dignité et de la bienveillance. Mes parents m’ont apporté mon goût pour la créativité, et l'audace d’être différente et originale ; mais elle a façonné toute une pensée politique. C’est quelqu’un qui m’a apporté un équilibre psychologique.
Ouais mais c’est un peu délicat de le dire comme ça. Ma grand-mère invitait les enfants du maître d’hôtel en vacances en Suisse à faire du ski ou à Deauville donc ils m’invitaient à Rueil-Malmaison dans leur HLM. J’avais un caniche et mon frère un labrador, ils avaient un perroquet qui s’appelait Coco. Nous on avait ces grandes boîtes de chocolats, de marrons glacés enveloppés ; ils avaient la pochette de bonbons à un franc avec tout. Tout était plus drôle. Alors quand je le dis aujourd’hui, ça fait très « Marie-Chantal ». Mais nous on était dans une maison de 24 pièces seuls au milieu de 12 hectares, eux en haut et en bas ils avaient leurs copains et ils se retrouvaient dans la cage d’escalier, on trouvait ça super rigolo. En plus ils étaient collés à leurs parents, les nôtres allaient dîner en ville, ils avaient des plans… Guy, le père, et Yvette, la mère, étaient devenus tonton Guy et tata Yvette. Ils nous racontaient leurs vacances à Romorantin où ils avaient une petite maison avec toute la famille au bord de la rivière : « – On prend la barque, on va pêcher et on va au PMU. – Mais c’est quoi le PMU ? – Le café où on joue au flipper et tout. » Avec mon frère, on avait les yeux écarquillés parce que nous on était à Trouville sur la plage et notre grand moment de vacances, c’était quand la nounou nous offrait une gaufre. Ça nous faisait rêver donc on allait voir notre grand-mère : « On peut aller à Romo ? » Elle a accepté et on s’est retrouvés dans les voitures bondées, les valises sur le toit, toute la famille en débardeur autour de la table, les enfants sur les genoux des parents, des bouteilles de pinards posées… Nous sinon on était à l’hôtel Royal de Deauville tous les deux dans la grande salle à manger, c’était beaucoup moins drôle pour un enfant. Pendant longtemps sur mon composite quand j’étais mannequin, je mettais seulement Inès et pas de la Fressange. Car quand j’arrivais dans les maisons de haute couture dans lesquelles ma grand-mère avait été une grande cliente, je ne disais jamais qui j’étais. J’avais honte. Maintenant rien à battre. (rires)
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BREAKFAST
SPRING SESSION LUNCH
DIner
Photo : Louise Ernandez Réalisation : Audrey Michaud-Missègue Image : Arthur Oriol
@ L a bo î t e au x l e ttr e s
SNACK
BREAKFAST | Top et chaussettes jour/né | Culotte Bimba y Lola | Mug Urban Outfitters | Bagues Lolaandgrace | Huile Bearbrand chez colette • LUNCH | Teha / Sweat Calvin Klein | Pantalon Pascal Millet | Baskets Vans | Bagues Lolaandgrace | Coque Iphone Claire’s | Sac Florian Denicourt | Celeste / Veste Carhartt | Jean Levis | Baskets Nike | Porte Cartes Nat & Nin • SNACK | Ensemble Bimba Y Lola | Bijoux de corps Claires | Lunettes de Soleil Prada | Livre Louis Vuitton Fashion Photo chez colette • DINER | Teha / Top American Apparel | Pantalon Monki | Escarpins Top Shop | Bracelet Lolaandgrace | Sac Yliana Yepez | Celeste / Montre G shock | Top Starter | Jean Uniqlo | Palette de rouge à lèvres Make Up Forever 24
N O T E B O O K Par Karima Hedhili & Audrey Michaud Missègue
Tous les deux mois, nous vous présenterons nos coups de cœur du futur, le it du it, l’information mode du savoir-vivre qu’il ne faudra pas manquer.
L E P R O D U I T « 5 0 1 C T » - la r e n aissa n c e du d e n i m Plus de quarante ans déjà que le 501 sublime les fessiers du monde entier. Pour rendre hommage aux aficionados des mythiques jeans, Levi’s lance le « 501 CT » (« Customise and Tapered »), un modèle influencé par ceux qui ont délavé, customisé, mais jamais quitté le fameux denim. Fuselée du genou à la cheville, la coupe se modernise. Quant au délavage, Jonathan Cheung, directeur artistique de l’enseigne, s’est inspiré de la lumière et des couleurs du berceau de la marque, San Francisco. Un jean mais aussi un bout de Californie dans son dressing.
Photo Lénie Hadjiyianni
L ’ A P P L I C A T I O N P op M y D ay - b e aut y o n d e m a n D Qui n’a jamais rêvé de faire venir son esthéticienne à domicile un dimanche pluvieux ? C’est désormais possible avec l’application Pop My Day (disponible gratuitement sur l’Apple Store et prochainement sur Android). Le concept est simple et calqué sur le modèle des services en ligne des chauffeurs privés comme Uber. Besoin d’une manucure express, d’un massage minute ou d’une session de pilâtes entre copines ? En deux clics, les « popartistes » débarquent dans votre salon ou au bureau. Les working girls et les paresseuses crient victoire !
Photos Julien Vallon
L A C O L L A B ’ N I K E X J F S - Mad e i n B e rli n Les collaborations du NikeLab n’ont pas fini de nous faire courir et rêver. Après Pedro Lourenço, c’est au tour de la designer berlinoise Johanna Schneider de signer une collection modulaire : NIKE X JFS. Des vêtements souples et techniques qui s’adaptent aux mouvements de celles qui les portent. Les pièces ont également été conçues pour se superposer et s’adapter aux différents entraînements, aux changements de température et surtout aux désirs de l’athlète qui sommeille (plus ou moins) en chacune. Et comme rien n’est jamais laissé au hasard chez Nike, les couleurs (bleu marine intemporel, gris clair distingué et kaki chic) choisies épousent naturellement tous les types de carnations. Innovation et allure, merci Johanna.
L ’ I C ô NE J oa n D idio n - é g é ri e ov n i Icône de la littérature américaine et essayiste mondaine, Joan Didion, à 80 ans, incarne le nouveau visage de la collection printemps–été 2015 de la très chic maison Céline. Derrière ses immenses solaires griffées, l’écrivaine de L’année de la pensée magique pose devant l’objectif de Juergen Teller. Sans fard, son aura magnétique relègue le physique au second rang. L’audace de la directrice artistique Phoebe Philo paie, les réseaux sociaux s’emballent pour cette campagne à contre-courant. 25
AFR I CA N S T OR I E S
S o n s of D akarch y m otards e n g a g é s Dans un système social sénégalais où tout ou presque est soumis à la norme, sortir du lot est à la fois simple et complexe. Simple car se démarque celui qui évite l’uniformité qui s’impose à la population ; et complexe car choisir de naviguer à contre-courant peut attirer des intentions parfois malveillantes. Une pression qui se dessine comme un schéma de pensée et d’attitude auquel il ne faut pas déroger. Du coup, tout le monde entre dans le moule, ou du moins essaie. Bien que des sous-groupes émergent dans tous les domaines – collectifs, clubs, associations – ils sont discrets et leur écho au sein de la population reste limité. Alors, quand l’un d’entre eux allie l’image et le son, impossible de passer inaperçu. Le club des Black Lions, créé en 2013, réunit des passionnés aimant faire rugir leur Harley-Davidson ensemble. Treize bikers à la dégaine incomparable qui ont donné une partie de leur âme à Milwaukee. Nous sommes allés à leur rencontre pour comprendre comment vivre pleinement sa passion dans un pays où les grosses cylindrées ne courent pas les rues.
Texte de Francine Pipien Photos de Codou Olivia ND
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AFR I CA N S T OR I E S
V ivr e l e r ê v e a m é ricai n Lorsque Pierre Béarn écrivait sur le fameux triptyque « métro, boulot, dodo », il explicitait la force de cette routine cassant la fougue qui a animé chacun. Une force qui, peu à peu, relègue malgré nous les rêves qui nous faisaient vibrer plus jeunes. Mais chaque membre des Black Lions a toujours gardé un objectif en tête depuis plusieurs années : rouler en Harley-Davidson. Initiée par Mody, l’idée du club a germé il y a deux ans dans la tête de celui que les autres membres appellent aujourd’hui « Prési ». Son envie initiale était simplement de réunir tous les propriétaires de Harley de Dakar pour organiser des raids en commun. Ces raids, il les connaît par cœur, son calme est un repère pour le groupe, comme son traditionnel combo gilet en cuir et bandana. Mais, progressivement, l’organisation cherche à acquérir une dimension continentale. Un premier club Black Lions existe déjà à Yaoundé, au Cameroun, la bande dakaroise décide donc de reprendre cette appellation pour fédérer autour d’une seule entité. En outre, le groupe a des vues sur une partie du littoral ouest africain, car la Côte d’Ivoire possède également son association, les Elephant’s Bikers. Un axe stratégique qui leur permettrait ainsi d’avoir plus de poids en Afrique et à l’international ; cela pourrait concrètement leur ouvrir les portes de
circuits mythiques comme la Route 66 (la fameuse « mother road » de Chicago à Los Angeles) ou encore plus Sturgis (l’historique rendez-vous annuel de Harley). Deux pèlerinages dans la vie d’un biker. Même si prendre part à ces itinéraires reste pour eux des projets chimériques, la plupart des membres partagent un objectif commun : faire officiellement partie de la grande famille des Harley-Davidson et être reconnus en tant que club d’Afrique de l’Ouest. C’est cette envie que traduit Ibrahima, l’un des plus fougueux de la bande, qui n’hésite pas à faire des écarts au groupe lors des raids : « Nous avons du respect pour cette marque légendaire et nous sommes fiers de la représenter ici, et surtout de montrer qu’au Sénégal tout est possible. Il y a ce challenge d’être reconnu par Harley, qui est quelque part en chacun d’entre nous… » Portée par un marché friable sans aucun concessionnaire officiel, l’organisation peine à obtenir la certification HOG (Harley Owner Group) qui officialiserait le lien avec le constructeur de Milwaukee. « Il n’y a aucun projet actuellement pour s’installer en Afrique de l’Ouest », reste l’unique réponse au mail envoyé par Ibrahima à la Fédération internationale. Même s’il est étonnant et gratifiant pour l’enseigne de trouver des bikers de son écurie dans cette région, elle est soumise à des lois économiques
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pragmatiques. Les membres espèrent quand même pouvoir intégrer l’éventuel HOG marocain, afin d’obtenir le fameux label. « Si le Maroc en a un, nous essaierons de nous y affilier. L’avantage est que nous pourrons bénéficier d’un appui pour la publicité, de pièces de rechange, de back-up en cas de ride, de formations… » conclut le biker déterminé. Sergio, vice-président des Black Lions, est le plus expérimenté de tous. Son CV est impressionnant ; il a participé à sept éditions du Paris-Dakar et à plusieurs manifestations, dont la Route 66 et Sturgis. Immigré au Sénégal, l’un des doyens fêtera bientôt ses trente ans de Harley et rêve d’organiser un raid dans l’Ouest africain. Mais, sans un support technique et financier de la maison mère pour assurer la sécurité des motards, cela relève de l’exploit : « J’ai organisé plusieurs raids en Afrique, mais toujours avec un HOG. Je ne vais pas demander à des mecs qui paient une cotisation de 11 000 euros pour un raid de venir sans leur assurer un minimum de sécurité. » Un traitement de Harley incompréhensible pour ces passionnés qui se battent pour exister en Afrique mais qui restent invisibles aux yeux du constructeur. Malgré ce manque de reconnaissance et un engagement économique important, la loyauté des gars de Mody est inébranlable.
AFR I CA N S T OR I E S
U n e passio n difficil e d ’ acc è s Même si l’entrée dans le club n’est pas une question d’argent, il reste quand même nécessaire d’avoir les moyens de s’offrir une Harley-Davidson. Dans un pays où le revenu annuel brut moyen par habitant était de 900 euros en 2012, l’achat de ce type d’engin est loin d’être donné à tout le monde. Des bécanes qui affichent des prix oscillant entre 8 et 30 millions de francs CFA (de 12 000 à 45 000 euros), pouvant même parfois dépasser les 100 millions (150 000 euros) pour les modèles de collection les plus rares. Être biker est une passion qui coûte cher, et encore plus au Sénégal. Logiquement, et loin de l’esthétique bad boy des « motorcycle clubs », les Black Lions sont tous bien rangés et occupent des fonctions qui leur permettent d’assumer ce hobby : ancien pilote de ligne pour Bou, directeur général de Publicom pour Sergio ou encore expert-comptable pour Ibrahima et Souleymane…
Harley-Davidson. Une étape qui vient avec l’âge, et les économies. « C’était un rêve d’avoir une Harley, mais on commence généralement par des motos plus accessibles », explique Souleymane, le benjamin de la bande. Et si certains comme Bou brûlent les étapes et commencent directement par une Harley, pour la plupart des pilotes, son acquisition est l’aboutissement de leur passion. Sergio s’en rappelle encore aujourd’hui : « J’ai acheté ma première Harley en 1983 avec mes 5 525 dollars, je m’en souviens, j’avais mis un an à économiser ! J’avais pris une 8-83 d’occasion. Je suis entré dans la boutique, je n’avais que ça en poche, la moto était à 6 000 et quelques, mais j’ai dit au gars : " Je la veux. " J’étais le plus heureux du monde en sortant. » Un sourire qu’il arbore encore aujourd’hui chaque fois qu’il enfourche sa cylindrée.
V rais m otards e t fau x m é cha n ts .
« J’ai acheté ma première Harley en 1983 avec mes 5 525 dollars, je m’en souviens, j’avais mis un an à économiser ! » Sergio, Black Lions
Tous amoureux des deux-roues depuis leur enfance, ils ont souvent été contraints de faire leurs armes sur des motocross ou des routières avant de franchir le cap de la
Si le but ultime des Black Lions est d’obtenir cette fameuse affiliation, le crew s’est aussi fixé des missions d’ordre social. En opposition aux idées reçues de bikers crapuleux, les Black Lions souhaitent mettre en avant l’image du motard responsable. « Les conducteurs de moto sont en général mal vus ici, au Sénégal. On essaie de changer cette vision. » milite Yoss, qui ferme chaque raid par sa conduite rassurante. Pour tenter de décoller cette étiquette tenace, le club cherche à faire de la prévention dans les établissements scolaires, afin de sensibiliser les élèves au port du casque et aux dangers de la route. Un espoir de changement des mentalités pour l’acceptation de ces nouveaux sous-groupes dans la société dakaroise en misant sur le renouvellement générationnel. 29
Au-delà des actions liées à la moto, les Black Lions tentent de faire profiter de leur assise économique les plus démunis de la ville. C’est ce que veut développer Ibrahima, directeur général adjoint du nouvel aéroport sénégalais Blaise-Diagne : « À travers ce collectif assez exceptionnel, nous pensons pouvoir nous faire remarquer et devenir les avocats de certaines causes. Nous pourrions même toucher des institutions plus aptes à faire des actions sociales de grande envergure. » La première d’entre elles serait de rééquiper le Centre Talibou Dabo, une institution publique d’éducation et de réadaptation pour enfants handicapés physiques. Un autre moteur pour ces bikers.
« Les conducteurs de moto sont en général mal vus ici, au Sénégal. on essaie de changer cette vision. » Yoss, Black Lions
« Être libre », c’est ce qui semble animer chaque membre des Black Lions. En voulant tourner le dos au quotidien et aux normes, des inconnus que rien ne prédestinaient à se rencontrer se retrouvent aujourd’hui réunis autour de Harley. Atypiques pour le Sénégal, ils ont su transformer cette singularité en véritable force, et en plusieurs actions concrètes sur le terrain. C’est plus qu’un sentiment d’affiliation à un groupe et à une autre famille qui unit ces lions ; ils cherchent à répandre un idéal fondé sur la fraternité et le partage. Les Black Lions, des motards qui vous veulent du bien.
AFR I CA N S T OR I E S
D a n s l ’ ar m oirE d e G e n tl e m a n B izaut l e sapolo g u e pari g ot De e p e r T ha n S ape Propos recueillis par Terence Bikoumou Photos de Lenie Hadjiyianni
Originaire de Brazzaville, capitale considérée comme le berceau de la sape, Gentleman Bizaut est très vite tombé dans cet art vestimentaire né peu après l’indépendance du pays et inspiré du dandysme européen. C’est au contact d’éminences de la sapologie comme Jocelyn Armel, propriétaire d’une boutique spécialisée prisée du mouvement, que Gentleman apprend les rudiments de la S.A.P.E (Société des Ambianceurs et des Personnes élégantes). Autrefois surnommé Bruno Coquatrix, il s’est vu rebaptiser « Gentleman » après une rencontre avec le chanteur congolais Lokua Kanza, un terme auquel il ajoutera ensuite « Bizaut », son nom de famille, par souci d’originalité. De sa première paire de Weston à 14 ans jusqu’à aujourd’hui, le Brazzavillois a parcouru du chemin pour devenir à son tour un membre reconnu de cette communauté. Rencontre avec un personnage pour lequel l’expression « haut en couleur » n’est pas galvaudée.
Un autre détail de différenciation important que nous expose l’esthète est le tour de ventre. Une distinction physique contrastant avec la multitude de bedaines remplies au houblon fréquentes dans le milieu. Cette distinction lui suggère l’idée, non sans un brin d’ironie, d’une reconversion sur les podiums : « J’ai un ventre plat, parce que je fais attention. Être sapeur et avoir un bide, ça ne colle pas, même si cela va à certains. Moi, j’ai une taille mannequin, je pense que si je fais un casting, ça peut passer ! » Quand il enfile son costard-cravate, tel le costume d’un super-héros, Gentleman est un autre homme. Les habits confèrent au sapeur certains pouvoirs en même temps que certaines responsabilités. Au contact de ses vêtements, il change « son attitude, ses actes et sa façon de penser » et devient exhibitionniste, se délectant du regard des gens, flirtant pendant quelques instants avec une célébrité relative qu’il aimerait tutoyer.
Mod e d e vi e « B izaut» S tyle C’est au terme d’un petit voyage jusque dans le sud de la région parisienne que le Gentleman nous accueille, dans une démonstration de l’African Hospitality, cousine proche de la « Southern » si chère à Ludacris. Habillé de vêtements de « maison », Gentleman prend quelques minutes pour nous conter et nous montrer fièrement ses précédentes prestations. Et pour cause, c’est une véritable personnalité dans le milieu de la sapologie : pubs, documentaires, travaux scolaires, clips… Le sapeur a multiplié les apparitions ces dernières années. « Versace, Guess, Police », c’est fièrement et méticuleusement qu’il opère un « brand dropping » détaillé lorsqu’il étale sa collection de paires de lunettes. La moins chère de la dizaine disposée sur la table vaudrait 480 euros. Dans la sape, il est primordial d’être identifiable, et cela passe nécessairement par des accessoires. Quand certains vont s’orner d’un parapluie, d’une canne ou même d’une pipe, Gentleman couvre ses yeux de grosses binocles de luxe, qu’il porte en toutes circonstances, le plus souvent accompagnées d’un cigare à la bouche.
« C ’est d’abord la sape, et ensuite la femme. »
Mais devant cette démonstration d’opulence, naturellement vient la question de l’origine de l’argent permettant ce train de vie vestimentaire. Gentleman, technicien en génie climatique, répond par une analogie témoignant de son dévouement à la sapologie. « C’est comme quand les Européens mettent de l’argent de côté pour aller en vacances, et qu’ils commencent à économiser l’année d’avant pour aller à Bali ou en Afrique du Sud. Moi, j’investis dans la sape. » 30
La sapologie, mouvement qui se veut jovial et transmetteur d’ondes positives, est considérée également comme une institution avec des codes et des valeurs qu’on ne peut enfreindre. Preuve de leur importance, notre interlocuteur abordera ce sujet à plusieurs reprises, évoquant la nécessité pour un sapeur d’être irréprochable dans tout ce qu’il fait : « Être sapeur, c’est être propre, il faut la mentalité et le comportement qui vont avec. » Un mouvement qui dessine un cercle fermé : « Tu ne peux pas te dire sapeur quand tu te rends à une fête bien habillé et qu’à la fin de celle-ci tu demandes qu’on te dépose car tu n’as pas de quoi prendre un taxi. Ça ne concorde pas, il faut un minimum de cohérence. » développe le Brazzavillois. Aussi, il insiste sur le respect du vêtement : ni rumba, ni n’dombolo en costume. Il ne danse qu’avec les pieds, enchaînant nombre de poses entrecoupées de coups de semelles « westonniennes », comme pour mieux (faire re) marquer sa présence. S’il admet aimer le regard des gens et vouloir égayer son public en faisant « chanter les couleurs » lors de ses joutes vestimentaires, l’objectif de Gentleman est avant tout égoïste. Il s’habille pour lui, exprimant sa passion pour la sapologie avec une verve poétique et enthousiaste : « Quand je porte un costume, je n’ai plus faim. C’est d’abord la sape, ensuite la femme. C’est ma conception à moi et ma façon d’être. Toutes les femmes autour de moi le savent. » Porté par cet amour, l’homme souhaite extirper cet art africain de certains clichés tenaces, pointant du doigt le paradoxe entre le luxe connoté par la sape et la précarité de son principal lieu de vie parisien : « La sape a été amenée à Château Rouge, qui est un ghetto. Il faudrait qu’on sorte la sape d’ici ! Les gens mettent des vêtements et des chaussures qui coûtent cher pour s’asseoir à Château Rouge autour d’une bière à 5 euros. Ça n’a pas de sens. » C’est rempli d’ambition que Gentleman Bizaut, à la fois sapeur, ambianceur et élégant, comme il aime à se décrire, a pour ultimes objectifs de travailler avec de grandes marques et de développer des projets documentaires autour de cette culture, poussant même le rêve vers le septième art : « Ça fait un moment que ce mouvement existe, mais on n’a pas de représentants ni de mannequins attitrés dans les grandes marques. Je voudrais passer un cap, qu’on puisse me reconnaître un jour à la télé et qu’on dise : " C’est Gentleman Bizaut à l’image ! " C’est mon objectif, je veux être un produit qui sert la sapologie, internationalement. »
AFR I CA N S T OR I E S
TENUE 1 : « W hit e F lavor » « C’est une tenue pour les parades, pour défiler dans les soirées, ou quand des artistes nous invitent à des concerts. J’ai fait une pub pour la Coupe d’Afrique des Nations, où il fallait un style bien identifiable et caractéristique du sapologue, cette tenue est idéale pour ça. Si tu m’invites à ton mariage, je viendrai habillé comme tout le monde, mais je ferai la différence sur les couleurs et leur concordance. Quand on est sapeur, toutes les couleurs sont permises, mais il faut savoir les mettre. »
TEN U E 2 : « B lack D an dy » « Il y a longtemps que je ne l’ai pas mise. Celle-là, il faut l’oser. Avoir une tenue pareille quand il y a du monde, c’est bien. Elle tend vers le dandysme et le style anglais. Tu as vu le pantalon, comment il est ? Je l’ai mis en particulier car la paire est tellement jolie qu’il faut absolument la voir. Avec la cravate Versace qui va avec, c’est du lourd ! On essaie toujours de respecter la " tricologie " des couleurs, car le noir est neutre et ne compte pas. »
T ENUE 3 : « B lu e V e lve t » « Cette tenue, c’est du velouté ! Elle va avec le climat actuel. C’est une tenue de cérémonie, caractéristique du mouvement de la sape, qui te distingue clairement. Selon les termes de la sapologie européenne, le pied ne se coupe pas. Donc, quand on a des chaussures bleues, on met des chaussettes bleues. Mais on essaie de densifier l’art, donc on peut marier les chaussettes avec la chemise ou la cravate. Pour accentuer la couleur et la matière de ma tenue, il faut que les chaussettes aillent avec, pour ne pas être dans la nuance. Tout est codifié, tout est coordonné dans la sape. » 31
AFR I CA N S T OR I E S
C a m pos S t - D e n is T h é â tr e d e s r ê v e s africai n s Au départ lieu de remise en forme pour footballeurs, l’académie est devenue le point de chute de nombreux joueurs sans club, venus du monde entier. Un endroit où d’anciennes stars africaines côtoient de plus ou moins jeunes espoirs déchus. Bienvenue au Campos Saint-Denis, un club vraiment pas comme les autres.
Propos recueillis par Terence Bikoumou Photos de Thierry Ambraisse
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AFR I CA N S T OR I E S
Saint-Denis, stade Auguste-Delaune, 12 h 37. Une flopée de joueurs en short et en survêtement se tient droite, dessinant un cercle d’une demi-douzaine de mètres de diamètre. Certains ont les yeux clos, d’autres les laissent ouverts, mais tous sont silencieux dans ce moment de recueillement et de remerciement à Dieu, quel qu’il soit. Ce rituel terminé, un homme, Campos, couvert de sa doudoune et d’un jogging bleu ciel, commence la causerie qui précède l’entraînement. À l’ordre du jour : remerciements à un ancien coéquipier venu rendre une visite de courtoisie, distribution des bons et mauvais points suite à la dernière confrontation et, déjà, les premières remontrances. Son ton est dur et intransigeant pour expliquer à ses joueurs que le niveau se durcira fortement dans les prochains mois, ainsi que les exigences. Désormais, tous ceux qui n’auront pas trouvé de club au bout de six mois dans l’académie se verront reconduits vers la sortie. La structure change d’ambition et le coach entend le faire savoir. Bordant la ligne du tramway de Pierrefitte à Sarcelles, le complexe sportif situé à l’extrémité nord de Saint-Denis accueille chaque jour les entraînements de la Campos St-Denis Academy. Les planches de bois délimitant le trottoir de la grille du terrain sont habillées de plusieurs graffitis. Sur une d’elles, l’inscription « Campos, la légende », au feutre indélébile.
L a t e ch n i q u e au c e n tr e du t e rrai n Le terrain prêté par la municipalité au club de Campos est le plus isolé du complexe, et incontestablement le plus vétuste. Plus couvert par ses granulés noirs que par l’herbe factice censée lui donner une couleur verte, le synthétique de toute première génération semble pleurer sa désuétude aux yeux et aux crampons des joueurs qui le foulent. En ce jour glacial — et de grève des transports — du mois de janvier, seule une « petite » trentaine de footballeurs s’est déplacée pour participer à l’entraînement. En temps normal — au sens large du terme — plus de soixante joueurs s’y donnent rendezvous et en été une centaine, selon l’entraîneur. Ici, il ne faut pas se fier aux apparences, l’habit ne fait pas le moine. Certains sont en short, d’autres préfèrent le jogging, aucun ne s’encombre de protège-tibias. Aux côtés des crampons stars des publicités de Nike et d’Adidas se croisent d’autres marques obscures, telles que Kipsta, Jako ou encore Givova. Après le dernier rituel qui précède l’entraînement, une quête d’un euro symbolique par joueur servant à l’achat de matériel et à son entretien, les choses sérieuses peuvent commencer. Inaugurée par des séances de jongles à deux, la séance se poursuit par des jeux de conservation de balle. Visiblement agacé par le manque de compréhension des consignes, le coach manifeste ses premiers énervements pendant l’exercice. « Jouez ! » crie inlassablement Campos à son effectif. Les ateliers dédiés au travail des centres et à la vitesse se suivent, avant la traditionnelle opposition de fin de séance. Une-deux, « passe et va », permutations, appels en profondeur… Tout le vocabulaire tactique est présent. Le jeu, parfois très technique et léché, pourrait rendre Willy Sagnol moins certain de ses déclarations. Sur le terrain, les bruits sont rares, le jeu est au centre, pas de place pour les fioritures. On perçoit de temps en temps les noms des joueurs, l’occasion de saisir certains sobriquets qu’on imaginerait mal au dos d’un maillot de Ligue 1, dont le plus marquant reste Cacharel.
Jusqu’ici plutôt silencieux, le coach semble véritablement enfiler son costume d’éducateur au cours de l’opposition, il n’hésite plus à hausser le ton pour faire respecter les consignes. Au bout d'un moment, Campos, ironique, arrête le jeu pour montrer à un joueur fautif comment effectuer une passe latérale du plat du pied à deux mètres de lui, puis lui assène un « Bête ! » traumatisant.
U n r e fu g e d ’ e spoirs e t d ’ a n ci e n s Ancien gardien de but, « Coach Campos » comme on le surnomme, a officié au Cameroun, en Italie et en CFA, avant d’arrêter sa carrière à cause de blessures récurrentes. De sa vie en Afrique, il garde un altruisme et un sens du partage qui l’ont poussé à accepter d'aider un jeune gardien il y a une dizaine d’années. Du jour au lendemain, l’ancien professionnel s’improvise entraîneur et coache son premier « élève ». Le bouche à oreille amènera deux, quatre, puis une dizaine d’autres joueurs, pour former aujourd’hui un club structuré presque comme les autres. La spécificité de Campos St-Denis Academy est de permettre aux joueurs sans club de pouvoir garder la forme avant de retrouver un contrat et une équipe. Dans sa mission, l’entraîneur est entouré de plusieurs personnes qui composent son staff. La plupart sont des amis et connaissances de longue date, animés par le même amour du football. Parmi eux, son bras droit, « Coach Mike ». Ancien pensionnaire du centre de formation du FC Nantes, où il a notamment côtoyé Mickaël Landreau et Olivier Monterrubio, il a ensuite fait carrière en Angleterre, puis aux États-Unis. Pour lui, le but premier de l’académie est clair : « Je serais prétentieux si je parlais de formation ; former, c’est beaucoup plus vaste et ça commence dans les catégories de débutants, poussins, benjamins… On n’a ni les structures ni les compétences pour. Les joueurs qui arrivent ont déjà un certain niveau, ce sont des mecs qui ont joué plus ou moins pros en Afrique. Nous, nous sommes là pour optimiser leurs compétences et pour les aider. » Avant de compléter : « Ces joueurs-là n’ont pas eu la chance de continuer à cause de blessures, de mauvais choix, de mauvais conseils… Donc, on les accompagne dans leur remise en forme pour qu’ils puissent trouver un club. » Car il s’agit essentiellement de cela. Si quelques membres du club venant s’entraîner sont de jeunes Français d’origine étrangère lâchés par leur centre de formation, la majorité des joueurs présents sont des immigrés venus de pays africains, parfois en situation irrégulière. Le club bénéficie aujourd’hui d’une visibilité suffisamment importante pour accueillir des footballeurs venus de toutes les régions du monde — les dernières curiosités étant deux Japonais de passage ces derniers mois — mais ses lettres de noblesse ont surotut été écrites en accueillant des stars du football africain : Pierre Womé, Geremi Njitap, Stéphane N’Guéma, Salomon Olembe, Apoula Edel… La liste est longue et révélatrice de cette nouvelle dimension.
L e s ch e m i n s d e la p e rditio n La précarité est souvent le propre de l’immigré. De ce fait, la configuration du club implique une dimension sociale inévitable et inhérente à la situation de ses membres. Une réalité dont est conscient Coach Mike : « On est obligés d’avoir une implication sociale parce qu’on a plus de soixante joueurs, dont certains qui n’ont pas forcément les moyens de vivre. Il y a des gens qui sont contraints de frauder pour venir s’entraîner, d’autres qui n’ont pas mangé, et certains qui ne savent pas où ils vont dormir ; donc, tu ne peux pas avoir le même comportement 33
qu’avec quelqu’un de stable socialement. Ce n’est pas évident parce qu’on a d’abord une dimension sportive, ils sont là pour le football, mais on doit les accompagner dans leur transition. » Depuis plus d’un demi-siècle, la professionnalisation du football et l’ouverture des frontières offrent un chemin idéal vers le rêve européen. Un rêve sur lequel capitalisent de nombreux « agents » mal intentionnés, avides de se remplir les poches en misant sur l’espoir de jeunes joueurs et le désespoir de leurs familles. « C’est facile aujourd’hui pour quelqu’un de se faire passer pour un agent en Afrique et réclamer de l’argent pour trouver un club à un jeune. Dès qu’ils obtiennent ce qu’ils veulent, ils abandonnent l’enfant, qui se retrouve alors devant ses responsabilités. Il faut avant tout que les joueurs et la famille ne tombent plus dans le piège de ce genre de business », préconise Campos.
« On est obligés d’avoir une implication sociale quand des joueurs n’ont pas d'endroit où dormir. » Coach Mike
Maka, Camerounais, fait partie de ces victimes d’agents véreux. Joueur professionnel au Cameroun au début de sa carrière, il est choisi par un agent pour aller en Russie, avec neuf autres personnes, moyennant 3,5 millions de francs CFA (5 335 euros) par tête. Après deux jours sur place, l’agent s’enfuit, la cagnotte sous le bras, laissant les joueurs à l’abandon. Malgré plusieurs mois de galère, il réussit à signer un contrat pro en Première Division ukrainienne grâce au contact d’un oncle vivant en France. Maka mènera ensuite une carrière mouvementée qui le baladera de nouveau à Moscou, puis en Asie, en Moldavie ainsi qu’en Lituanie. Sans club depuis la fin de saison dernière, il s’entraîne avec Campos depuis près de sept mois après l’avoir trouvé grâce aux réseaux sociaux. À 28 ans, Maka est père de famille et ne travaille plus. Il vit aujourd’hui des économies faites au cours de sa carrière, attendant la meilleure opportunité pour repartir, peu importe où elle se présentera. « J’ai reçu des propositions à Oman, près de Dubaï, dont j’attends le visa. Il y a un agent qui m’a appelé d’Indonésie, il faut qu’il concrétise son offre et qu’il me tienne au courant. Je n’ai plus 17 ans, je ne cherche plus à jouer en France. Je veux juste trouver une équipe où je puisse exercer mon métier et gagner mon argent tranquillement, m’occuper de ma famille et de mes amis. Moi, la France, je m’en fous, je peux y revenir quand je veux. » À la question de son avenir après le football, Maka répond qu’il aimerait coacher quelque part, mais pense avant tout aux années qui lui restent sur le terrain. Pour Guy Stephan, jeune Ivoirien d’une vingtaine d’années, l’histoire est différente mais la finalité est semblable. Formé dans une école de foot au pays, il évolue en Deuxième Division camerounaise à l’âge de 17 ans. Après quelques matchs pros, il est emmené par son « mentor » en France pour effectuer des essais à Saint-Etienne, Montpellier et Avignon. Le garçon donne souvent satisfaction sur le terrain, mais la signature ne se concrétise jamais : problèmes administratifs, changement de direction, soucis financiers, contrats non homologués…
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Des péripéties qui forcent Guy à revenir en région parisienne pour « gratter » les clubs de Division d’Honneur et de District avant de débarquer, lui aussi, dans le groupe de St-Denis : « J’ai fait un entraînement au mois de décembre dernier, la première fois que Campos m’a vu jouer, il m’a kiffé. Il y avait un match amical le soir même, il m’a convoqué, j’y suis allé, et j’ai fait bonne impression. Depuis, je suis resté car il m’aime bien. Je ne vais pas me jeter des fleurs, mais je fais partie des meilleurs. » Sûr de lui, aujourd’hui, Guy vit chez sa grand-mère et partage son temps entre les deux ou trois entraînements de son club de l’Olympique Adamois (95) et les sessions quotidiennes de Campos, en espérant intégrer un club de CFA 2, de CFA, voire de National. Comme beaucoup, son objectif ultime est de taper dans l’œil d’un club professionnel, français ou étranger. Par conviction, fatalisme et sûrement pas mal de confiance en lui, le défenseur central ne travaille pas et ne vit pour l’instant que de primes de match aléatoires, de 100 ou 200 euros, et du soutien familial. « Pour l’instant, je ne pense pas à l’après-football c’est pour ça que dans ma tête je suis condamné à réussir. Mais voilà, comme c’est Dieu qui décide, si ça ne se passe pas bien, je serais peutêtre obligé de chercher un travail, mais pas maintenant, je suis très jeune, je n’ai que 20 ans. Si ça ne marche pas, ce sera peut-être dans dix ans que je penserai à autre chose, mais pour l’instant je suis à fond dans le foot », assure Guy, déterminé.
En dehors des entraînements quotidiens, le calendrier annuel du club est agrémenté de multiples matchs amicaux, de tournois d’avant-saison, de rencontres face à des équipes réserves ou de centres de formation professionnels. L’occasion pour l’académie de servir de vitrine aux joueurs, qui y trouvent l’opportunité de montrer leurs qualités aux dirigeants et recruteurs présents lors de ces matchs. Forts de ces succès, Campos et son académie voient leur réputation grandir, et aujourd’hui ce sont souvent les clubs qui se renseignent sur les pensionnaires de St-Denis lorsqu’ils sont à la recherche de nouveaux talents.
« Je veux juste trouver une équipe où je peux Exercer mon métier et gagner mon argent tranquillement, m’occuper de ma famille et de mes amis. » Maka, à la recherche d’un club.
O bj e ctif : P rof e ssio n n alisatio n À l’académie, pas de détections, ni de tests. Si le travail est rigoureux et les objectifs ambitieux, la vocation associative reste centrale. Un état d’esprit dont Campos est le premier garant depuis le début de l’aventure. « Aujourd’hui, je suis à un niveau de maturité qui me permet de jauger qui peut ou ne peut pas jouer, même si je n’ai pas la science infuse. Tout le monde peut participer et tout le monde est le bienvenu, car tout le monde peut avoir besoin d’aide. Mais après il y a des exigences et des ambitions, même si on essaie de faire la part des choses. On ne tourne le dos à personne à St-Denis », affirme-t-il. Même si la porte est ouverte, les places sont chères et la réussite rare.
« Je sais que je suis un des messies, un des envoyés de Dieu. » Coach Campos En effet, beaucoup de joueurs misent sur le football et croient en une carrière. Une obstination qui pousse certains à signer dès leur première opportunité en se précipitant sur des choix d’équipe hasardeux, quitte à repartir vers une nouvelle aventure incertaine. D’autres, au contraire, refusent de bons clubs correspondant à leur niveau, attendant une structure professionnelle et un contrat juteux qui ne viendront jamais. Une approche délicate pour le staff de Campos qui, tout en encourageant les ambitions des joueurs, doit les aider à faire face aux réalités. Pour Coach Mike, des solutions alternatives existent : « Le plus difficile avec ces joueurs-là, c’est qu’il faut leur faire comprendre qu’à un moment donné tu peux vivre du football, même si tu ne gagnes pas ta vie en ne faisant que jouer. Par exemple, quand les équipes de Division Excellence te prennent, elles te donnent un boulot à côté : soit un contrat CAE, soit une place dans le staff. Les joueurs sont conscients qu’on ne peut pas tous gagner 1 500 euros par mois en tapant dans le ballon, parce que tout le monde n’a pas les qualités nécessaires. On leur fait comprendre qu’un club peut aider à s’intégrer dans la vie sociale. » 34
Preuve de la reconnaissance de son travail, le coach croule sous les propositions, notamment de clubs de la région parisienne, mais aussi d’Europe de l’Est. Détail qu’il ne manque pas de rappeler à ses joueurs, comme un électrochoc. L’année de son dixième anniversaire, Campos St-Denis s’apprête à prendre un nouveau virage, avec deux défis majeurs : l’organisation d’un tournoi anniversaire réunissant des joueurs internationaux et amateurs ; mais surtout l’officialisation de la structure qui est sur le point d’obtenir le statut d’association et de signer un contrat de partenariat avec un cabinet d’agents de joueurs. Deux objectifs qui augurent encore beaucoup de travail pour Campos. Pour l’accomplissement de ce projet sur dix ans, il n’a jamais touché un centime. Le coach gagne son argent en officiant en parallèle dans le club de Meudon, dans les Hauts-deSeine. Quand il s’agit de définir son implication pour son académie et la motivation qui le pousse aujourd’hui à se lever chaque jour pour aider ses jeunes de 12 à 14 heures, il botte mystiquement en touche : « Je ne peux pas répondre à cette question. Dieu seul le sait. Il y a des moments où je suis démoralisé, où je n’ai pas envie, mais je me retrouve quand même sur le terrain. Du lundi au vendredi, tu n’es pas payé, tu as une famille, des obligations… Peut-être que le jour où je fermerai les yeux, Il me répondra. Mais j’espère, et je sais que je suis un des messies, un des envoyés de Dieu. »
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N WA N K W O K A N U Écart présumé : + 9 ans
Le géant nigérian mérite le respect. Après une formation terminée dans la grande équipe de l’Ajax Amsterdam des années 90, plus de quatorze ans à enfiler les buts en Premier League, et une longue carrière internationale dont le point d’orgue restera la victoire des Super Eagles aux Jeux Olympiques de 1996, Nwankwo Kanu aura marqué son sport et son pays. Mais ce prodige au physique filiforme, à l’image de beaucoup de ses compatriotes de sélection, aura triché sur son âge. Annoncé comme un jeune de 19 ans quand il signe à l’Inter, il en aurait vraisemblablement près de 28… Après deux années d’inactivité dans le club lombard à cause d’une opération au cœur, Kanu s’envole pour Londres, où il connaîtra trois premières belles saisons chez les Gunners. Alors qu’au compteur il affiche seulement 25 printemps, Nwankwo n’arrive « déjà » plus à courir. Après cinq saisons à Highbury, l’attaquant restera un élément important de West Bromwitch (2004-2006) et de Portsmouth (2006-2012) avant de raccrocher les crampons à l’âge réel de 45 ans. Un peu comme si Nicolas Ouédec trustait encore aujourd’hui les premières places du classement des buteurs de Ligue 1.
l e s AR N AQUE S AFR I CA I N E S Tonton Milla repoussa à son époque les limites de l’âge dans le football de haut niveau en crevant l’écran lors de la Coupe du Monde 1990 à 38 ans, un exploit qu’il réédita quatre ans plus tard aux États-Unis. La légende camerounaise avait alors officiellement 42 ans… Mais en réalité, l’attaquant flirtait avec la cinquantaine, ce qui rend la performance encore plus retentissante. Depuis, nombre de footballeurs ont suivi les traces du « vieux père » en déjouant la logique du temps et de l’état civil par le « coupage », l’art de rajeunir sur le papier. Retour sur plus de vingt ans de phénomènes paranormaux et de magouilles à l’africaine, en cinq portraits de joueurs. Texte de Terence Bikoumou
R I G O B E R T S O NG Écart présumé : non estimé
A priori, Rigobert est un homme de vérité : le Camerounais a véritablement l’apparence d’un lion et, à la vue de sa très longue carrière, peut assurément se targuer d’être un indomptable. On ne ment donc pas sur la marchandise… sauf sur son âge. Rigobert Song, c’est le joueur que les moins de 20 ans peuvent connaître, mais aussi les plus de 20, de 30 et de 40 ans. Tel le Highlander, il semble promener sa crinière sur tous les terrains du monde depuis la nuit des temps. Certains disent même encore l’apercevoir aujourd’hui, plus de deux ans après sa retraite. Une carrière où le défenseur a côtoyé Roger Milla en équipe nationale en 1994, à l’âge de 17 ans — record absolu de la plus grande différence d’âge entre deux coéquipiers en Coupe du Monde, soit 25 ans — évolué avec l’une des plus belles générations des Lions Indomptables (Njitap, Eto’o, Mboma…) et participé à huit Coupes d’Afrique ainsi qu’à quatre mondiaux. Une fin honorable pour celui qui aura traversé le temps et qui fut le capitaine emblématique du Cameroun : il terminera à Trabzonspor en 2010 à l’âge de 36 ans. Officiellement…
O B A F EM I M A R T I N S
TA R I B O W E S T
JOSEPH MINALA
Écart présumé : + 7 ans
Écart présumé : + 12 ans
Écart présumé : + 25 ans
Pour beaucoup de fans de football, Martins est une énigme. Ce genre de joueur qui, en dépit des années qui passent, a toujours 23 ans, où qu’il soit, quoi qu’il fasse. 23, c’est l’âge qu’il a réellement lorsqu’il signe à l’Inter. Le club milanais pense alors faire signer un ado de 16 ans… L’histoire est belle, Martins compile les buts et les saltos pendant cinq saisons chez les Nerrazzuri avant de s’envoler pour l’Angleterre. Depuis son départ de Newcastle, en 2009, le Nigérian poursuit une carrière plus poussive. Au total, le joueur cumule pour le moment huit clubs et six pays dans sa carrière. Aujourd’hui, alors qu’il ne serait âgé que de seulement 30 ans, l’attaquant vit déjà une préretraite en Major League Soccer, au sein des Seattle Sounders. Quelle fin terrible !
Dur sur l’homme sur le terrain, Taribo West l’est tout autant avec l’administration nigériane. Le colosse aux fameuses tresses vertes fait figure de précurseur dans un pays taulier en matière de « coupage », à l’instar de Jay Jay Okocha, Bartholomew Ogbeche, Wilson Oruma, des frères Babangida… En bon globe-trotter, le milieu a distillé ses tacles et frappes puissantes sur les pelouses françaises (Auxerre), italiennes (Inter, Milan), anglaises (Derby County), allemandes (Kaiserslautern), mais aussi au Qatar et en Iran. Taribo West, c’est Zarko Zecevic, son ancien président au Partizan Belgrade, qui en parle le mieux : « Il nous a rejoint en disant qu’il avait 28 ans. Nous avons seulement découvert plus tard qu’il était âgé de 40 ans, mais il jouait encore si bien que je ne regrette pas de l’avoir pris dans l’équipe. » Ce qui voudrait dire que le Nigérian aurait arrêté sa carrière à 46 ans au Paykan Football Club et signé son premier contrat européen à Auxerre à l’âge de… 31 ans. Même Guy Roux n’y aura vu que du feu.
Le nouvel Obafemi Martins est né le 24 août 1996, comme l’indique son état civil. Parti du Cameroun il y a plus de deux ans pour rejoindre les équipes de jeunes de la Lazio, il intègre le groupe pro à l’âge de 17 ans. Le problème survient après les allégations d’un site Internet africain, selon lesquelles Joseph Minala aurait « coupé » vingt-cinq années sur son passeport avant d’arriver en Europe. Il suffit de consulter n’importe quelle photo du joueur pour que les doutes jaillissent. Indéniablement, le faciès du « jeune » homme contraste fortement avec les visages de bambins de ses coéquipiers. Le média en question, auteur d’un canular, s’excusera et Minala réussira le « test du poignet », qui sert à mesurer l’âge osseux. Mais le mal est fait. « Benjamin Button », « 17 Again », « Jack »… Le phénomène Minala deviendra le sujet préféré de bien des trolls l’an dernier. Une situation que le jeune homme semble vivre avec philosophie : « La vérité, c’est que j’ai 18 ans. Quelqu’un a inventé cette histoire qui n’est pas vraie. Je n’ai jamais été embarrassé par quelque chose qui n’a jamais existé. »
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INTERVIEW
BOR I S DI AW « A v e c l a S EED A c a d e m y , o n p a r t a g e l e s m ê m e s v a l e u r s . »
Né d’un père sénégalais et d’une mère française, le basketteur, qui évolue en NBA avec les San Antonio Spurs, a depuis plusieurs années marqué son attachement au Sénégal. Un lien qui se concrétise notamment par le biais d’actions mises en place avec son association Babac’Ards. Désireux de vouloir contribuer à l’éducation des jeunes filles par le sport, Boris Diaw vient de s’engager auprès de la SEED Academy pour le lancement du programme SEED Girls. Entretien.
Propos recueillis par Syra Sylla Photos de Kevin Couliau Illustration de Percymadraw 38
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Cinq heures du matin dans l’enceinte du CNEPS (Centre National d'éducation Populaire et Sportive), à Thiès, au Sénégal. Avant de filer en classe, des gamins s’apprêtent à débuter leur journée par un entraînement matinal de basket concocté par leurs coachs. Coachs qu’ils retrouveront après les cours pour une nouvelle session. Ces méthodes, ce sont celles de la SEED Academy, un internat d’élite accueillant de jeunes élèves basketteurs africains à fort potentiel. Une école de la vie qui a pour objectif de former de futurs sportifs professionnels et de responsabiliser les nouveaux citoyens sénégalais. « Rise up », c’est la devise de la SEED. Utiliser le sport comme vecteur d’éducation, c'est le but de cette structure qui cherche à tirer le meilleur de ses pensionnaires pour donner aux plus doués une chance de percer en dehors du continent africain. Des joueurs professionnels, la SEED en a formé plus d’un. L’étape suivante pour le développement de ce centre de formation est d’offrir aux filles un programme identique à celui des garçons. Et c’est là que Boris Diaw, capitaine de l’équipe de France de basket-ball, entre en jeu.
« La teranga ! C’est la réputation du peuple sénégalais, l’accueil est incroyable. » Boris, tu es à l’origine de l’association Babac’Ards qui met en place des projets de développement pour les jeunes au Sénégal. Quel est ton lien avec le continent africain ? J’ai un lien direct puisque je suis moitié Français, moitié Sénégalais par mon père, qui vit à Dakar. J’ai donc la moitié de ma famille là-bas : des demi-frères et demisœurs, des oncles… J’essaie d’y retourner régulièrement. C’est une partie de moi et c’est un plaisir d’y aller. D’autant plus que j’aime beaucoup le continent africain, audelà du Sénégal. Tu y vas donc régulièrement, qu’est-ce qui te touche le plus ? Oui, j’y vais assez souvent et ce que je retiens à chacun de mes voyages, c’est la joie de vivre qui y règne. C’est tout le temps la fête, les gens sont tout le temps souriants. Tous ces sourires sur les visages des gamins quand on fait nos camps, c’est ce qui me touche le plus. Comment est né Babac’Ards ? Par ma passion pour le basket. On a fait des camps à travers tout le pays, pas seulement à Dakar. Dans le même temps, on a identifié les besoins, qu’ils soient sportifs ou sociaux. On a recueilli des enfants de la rue, on a conduit des joueurs dans les hôpitaux. On voulait voir où l’on pouvait aider humblement, à notre niveau. Pour le côté sportif, ça a été assez simple, je connais le milieu.
Quels sont les souvenirs les plus marquants que tu gardes de tes différents voyages avec Babac’Ards ? On a forcément beaucoup de bons souvenirs dans ce genre d’aventure. Je dirais tout ce qu’on a pu faire grâce à ces camps de basket. On voyait jusqu’à 500 gamins chaque été, il y a eu beaucoup de rotations. Mais, dans chaque ville, on a toujours été très bien reçus. La teranga (mot wolof pour hospitalité, ndlr) ! C’est la réputation du peuple sénégalais, l’accueil est incroyable. Les gens t’ouvrent leur porte et t’accueillent à bras ouverts avec leurs moyens. C’était la fête tous les jours.
« Le Sénégal est une partie de moi, c’est un plaisir d’y aller. » Quel est le fonctionnement de l’association Babac’Ards ?
C’est important pour toi de t’investir pour ce pays ? C’est un devoir de reconnaissance ? Ça m’a toujours tenu à cœur de me rendre utile d’une façon ou d’une autre au Sénégal. Mais ça n’a rien à voir avec de la reconnaissance. Je voulais savoir comment aider sur place.
L’association met les choses en place là-bas chaque été. Après, on ne peut pas avoir de structures sur le long terme car on n’y est pas. C’est pour ça que la SEED est intéressante car les infrastructures sont déjà en place. Après, comme toujours, on apporte des ballons, des équipements en fonction des besoins. 39
Tu es une des icônes médiatiques du basket en France sans pour autant que tes actes soient systématiquement dictés par le marketing. C’est ce statut que tu utilises pour développer et mettre en avant tes activités en Afrique ? Pas vraiment, car au final on n’organise pas beaucoup d’événements en dehors des camps. On fait des dîners de charité, des ventes aux enchères, c’est évidemment intéressant que le plus grand nombre de personnes soient au courant. Disons que j’utilise mon nom mais pas pour faire du marketing à outrance, seulement pour que les gens soient au courant de ce que fait l’association. Chaque don est une ouverture et une aide pour nous. Pourquoi avoir choisi de t’associer à la SEED Academy justement ? Quel est ton lien avec ce projet d’Amadou Gallo Fall ? Je suis entré en contact avec la SEED Academy car nous avions des choses en commun, c’était il y a un moment. Nous avons fait une visite d’une journée là-bas avec Babac’Ards. Ce qui est marrant, c’est qu’aujourd’hui je retrouve des gamins en NBA ou aux États-Unis. La SEED fait du très bon boulot. Après, je me suis dit que je pouvais aider car il y a un gros manque du côté des filles. La SEED s’était fait la même réflexion et on a décidé de développer cet aspect avec un partenariat. Ça fait plusieurs années que j’y pense. Ce qui ressort aujourd’hui, c’est le sérieux de l’académie d’Amadou Gallo Fall et de son équipe. C’est une référence en Afrique,ils ont fait leurs preuves.
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Comment va se concrétiser ton engagement avec la SEED Academy ? On va commencer par une première année avec une équipe de filles, qui sera entièrement prise en charge : niveau basket et niveau scolarité. Le but est évidemment qu’elles progressent sportivement, mais aussi qu’elles atteignent un très bon niveau scolaire. On ira chercher des filles qui ont déjà une bonne base en basket, mais aussi les meilleurs potentiels. L’idée sera de les préparer pour qu’elles puissent intégrer des universités américaines mais aussi des équipes professionnelles en Europe. On veut leur donner l’opportunité d’avoir une carrière dans le basket sans mettre de côté leur éducation.
Gor gui D ieng, from T hi ès to the NBA « Started from the bottom, and now they’re here ! » Drafté par les Seattle Sonics en 2006, Mohamed Saer Sene a été le premier pensionnaire de la SEED Academy à fouler les parquets de la NBA. Huit ans plus tard, c’est Gorgui Dieng qui a traversé l’Atlantique pour vivre son rêve américain. Purs produits de la SEED, ce duo sénégalais est l’une des plus grandes fiertés de la communauté basket de leur pays. Débarqué au pays de l’Oncle Sam en 2009 pour intégrer l’université de Louisville, Gorgui Dieng était encore loin d’imaginer qu’il pourrait un jour affronter Carmelo Anthony ou encore Kobe Bryant. Mais c’est pourtant dans la grande ligue américaine que l'ont conduit toutes ces heures à trimer sur les terrains de sable et dans la salle de basket de Thiès. Être « joueur NBA » n’est pas la seule ligne que le Sénégalais a ajoutée à son CV. La maîtrise parfaite de l’anglais, le SAT (examen permettant l’admission à l’université), un diplôme universitaire… Gorgui a acquis bien plus qu’un simple statut.
bancs de la SEED Academy : « Ils vont se dire que je suis allé à l’école et que maintenant je suis pro. Ils vont réaliser à quel point le sport et l’éducation sont importants. » Loin de son Kébémer natal, l’international sénégalais trace les lignes de son destin en NBA. Tout en gardant un œil sur cet endroit qui l’a forgé. Le Sénégal compte un nouvel ambassadeur dans ses rangs. Et Gorgui devrait en inspirer plus d’un dans les rues de Thiès.
« à la SEED Academy, Gorgui Dieng était encore un enfant. Aujourd’hui, il joue en NBA ! » Il y a des histoires de jeunes basketteurs ou basketteuses en Afrique qui t’ont marqué plus que d’autres ? Le premier auquel je pense, c’est Gorgui Dieng (voir encadré). Quand je suis allé à la SEED Academy à l’époque, Gorgui était encore un enfant. Aujourd’hui, il joue en NBA. Je le suis car je veux voir comment il progresse. C’est vraiment énorme ce que fait Gorgui. Il est encore jeune mais il a déjà des responsabilités avec son équipe en NBA. L’été dernier, il a été impressionnant avec l’équipe du Sénégal au Mondial. Je l’ai déjà vu plusieurs fois cette saison, on a discuté. C’est un bon gars, très à l’écoute. C’est très bien pour lui ce qui lui arrive. Je m’intéresse également quand on me dit qu’un Sénégalais a intégré une fac, j’observe ce qu’il devient. Quel est le discours que tu tiens à ces jeunes quand ils te demandent comment on devient joueur en NBA ? La première chose que je leur dis, c’est de prendre du plaisir à jouer. C’est par là que tout commence. Je leur fais savoir que ce n’est pas donné à tout le monde d’être basketteur de haut niveau. C’est quelque chose de difficile, sinon tout le monde serait en NBA. Puis je mets énormément l’accent sur la scolarité qui est un facteur hyper important. Et je sais que la SEED partage les mêmes valeurs que moi à ce sujet.
« Si un jour je vais en NBA, je vais changer la vie des personnes de ma ville d'origine. » Le principe du giving back. Une valeur primordiale pour Gorgui, qui lui a été transmise par son père et également par ses coachs de la SEED Academy. Au-delà de l’aspect financier, c’est grâce à sa nouvelle posture de modèle que Gorgui espère transmettre un message impactant pour les jeunes qui ont pris sa place sur les
Selon toi, pourquoi est-ce aussi important de mettre en avant l’éducation par le sport dans les pays africains ? Ce qui est sûr, c’est que ça peut leur ouvrir des portes, notamment aux USA avec les bourses universitaires. La plupart n’ont pas les moyens de se payer de longues études. Le sport peut servir de tremplin, aussi bien sur le plan sportif que sur le plan de la formation académique. On a l’impression que ce concept de projets humanitaires est plus fort aux USA. Les joueurs américains semblent beaucoup plus engagés que les Français. C’est quelque chose que tu ressens ou pas du tout ? Oui, oui. C’est vrai qu’aux États-Unis les joueurs insistent beaucoup pour rendre à la communauté à travers des actions avec leur franchise. C’est important pour eux et c’est la culture qui veut ça. Ça se fait aussi en France, mais c’est moins flagrant. De mon côté, c’est quelque chose que j’essaie de faire au Sénégal avec mon association, mais aussi en France avec le club de Bordeaux. Je veux que les joueurs de Bordeaux soient dans l’optique de rester au service de la communauté. 40
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On e d ay in 1 9 8 8 L L C ool J , ch e f ho n orair e du villa g e d e Gra n d - B assa m Texte de Raïda Hamadi
Novembre 1988, LL Cool J, rappeur originaire du Queens (borough de New York), est pleinement installé dans sa vingtième année. Talent précoce du hiphop, il est la première signature Def Jam de Rick Rubin et Russell Simmons, un maillon-clé de l’histoire du label. Le rappeur a déjà à son actif deux albums, Radio et Bigger and Deffer, et foule à l’occasion les scènes les plus importantes des États-Unis. Mais lors de ce mois de novembre, l’artiste franchira largement les frontières de son Amérique natale.
À ce moment de sa carrière, LL Cool J choisit de tirer profit de son succès en se dévouant à plusieurs œuvres sociales, comme la lutte anti-drogue. Une cause qui touche particulièrement le jeune homme qui se rappelle de son père sous l’emprise de différentes substances lorsqu’il battait sa mère. Mais, en novembre 1988, c’est un autre tournant que James Todd Smith donne à sa vie en traversant l’Atlantique pour se rendre sur la côte Ouest de l’Afrique. C’est en Côte d’Ivoire, à Abidjan, que l’artiste pose ses valises le temps d’un concert exceptionnel. Le tout premier show de rap dans le pays, l’enthousiasme généré par cet événement devient incontrôlable. Entre bagarres, prises d’assaut de la scène et quelques évanouissements, la performance sera finalement interrompue par les autorités. Blessé au pouce, LL Cool J réalise alors qu’il n’y a pas d’hôpital dans la capitale ivoirienne. Naturellement, il décide de faire un don de 40 000 dollars pour aider à la construction d’un premier établissement. En janvier dernier, alors âgé de 47 ans, il se souvenait de cette ambiance au micro de Fly Sights :
« L’Afrique, c’était incroyable. J’y ai fait un concert, il y avait plus de trois mille personnes. C’était l’enfer. Pour l’anecdote, ils ont dû l’arrêter. C’était tellement fort. » Un opus qui témoigne du poids de ce voyage dans le cheminement de l’homme. Il s’engagera donc pleinement dans différentes causes humanitaires, un militantisme qu’il revendique fièrement dans le morceau Change Your Ways :
Au lendemain du show, le rappeur se rend dans la ville de Grand-Bassam, à une cinquantaine de kilomètres de la capitale. Là-bas LL Cool J sera consacré Kwasi Achi-Brou, autrement dit, il aura l’honneur d’être intronisé chef de village par un conseil d’aînés qui lui couvrira la tête d’une huile cérémonielle. Un souvenir immortalisé par un cliché en noir et blanc, où on le voit accompagné de ses nouveaux pairs tout en gardant son bob Kangol, malgré la distance qui le sépare du Queens. Un périple qui laissera quelques traces artistiques dans son troisième album, Walking With a Panther, sorti l’année suivante. Sur le titre Def Jam in the Motherland, il rappe :
« Why don’t you make, hah, a resolution / For God sake, give a contribution / Huh, you’re filthy rich huh, so help the world / Donate some dough to the starvin’ boys and girls / They ain’t eatin’, we’re just chillin’, stop the killin » « Pourquoi ne pas prendre une résolution / Pour l’amour de Dieu, faites une contribution, vous êtes bourrés de fric, alors aidez le monde, donnez du cash aux garçons et aux filles affamés / Ils ne mangent pas, nous on savoure, arrêtons le massacre »
« I went to the motherland, so now I am enlightened / There’s a Def Jam in the Motherland » « Je suis retourné sur la terre de mes ancêtres, maintenant je suis éclairé / Def Jam est présent sur la Terre Mère. »
Un état d’esprit que conserve l'artiste encore aujourd’hui, en continuant de s’investir au sein d'œuvres caritatives, notamment pour soutenir l’île d’Haïti après le désastre de 2010. Un geste qui fait encore plus sens quand on sait qu’il fait écho aux origines de sa grand-mère.
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CHILDHOOD
SON IA RO L L AND « E l l e s ’ e st p r é s e nt é e a u x s é l e c ti o ns p o u r Miss F r a n c e a v e c u n e r o b e T a ti . »
En 2015, les histoires de princesses n’existent plus. Blanche-Neige et les sept nains se sont engagés pour une téléréalité sur W9, les Ch’tis à Damas. Les pantoufles de vair de Cendrillon s’arrachent chez colette, la contrefaçon asiatique inonde le marché Malik de Clignancourt. Et la ténébreuse Belle est finalement devenue une michtoneuse bien plus intéressée par le patrimoine immobilier de la Bête que par sa beauté intérieure. Heureusement, il nous en reste au moins une, sa tiare est légèrement poussiéreuse mais, contrairement aux autres, son éclat est intact quinze années plus tard. La vie de Sonia Rolland, Miss France 2000, a basculé en un jour, comme toutes les princesses, finalement. Mais pour la belle, il ne s’agit pas de son couronnement par Mareva Galanter qui l’a précédée. Le 6 avril 1994, le Falcon 50 du Président rwandais Juvénal Habyarimana explose en plein vol, touché par deux missiles, et le génocide des Tutsis frappe le pays.
Texte de Julien Bihan
J ac q u e s a dit À l’école, la fille Rolland n’est pas encore la reine de beauté qu’elle deviendra, raconte son ancien camarade de classe : « Elle sortait avec mon meilleur pote et on lui disait : "Ta meuf, c’est un garçon manqué, tu sors avec un copain." Sonia était tout le temps habillée en short ou en pantalon, elle voulait toujours jouer au basket avec les garçons. » Même si elle est protégée par ses parents de l’instabilité politique grandissante, celle-ci parvient toujours à se glisser un peu dans le quotidien innocent de ces collégiens : « On allait en boum, mais parfois on voyait des balles traçantes dans le ciel, c’était une ambiance particulière », raconte Gaël. Les jours passent et le cocon parental et scolaire s’effrite, la fréquence des tirs augmente, les bombardements s’accentuent.
La vie est parfois enfantine, lorsqu’on la décharge de l’atmosphère anxiogène dégagée par nos sociétés, il faut seulement y faire des choix plus ou moins simples. Jacques a simplement dit qu’il ne voulait plus de ce mode de vie européen : « Il trouvait les gens inintéressants parce qu’ils n’avaient pas la même ouverture d’esprit que les Africains, il est tombé amoureux de l’Afrique quand il a vu cette harmonie », explique Mickaël, son fils. Un continent paisible qu’il a paradoxalement découvert lors de son service militaire en Belgique, l’ancienne colonisatrice du Rwanda. Peu importe les contradictions, Jacques a choisi de vivre dans ce pays. À Kigali, il est à la fois imprimeur et DJ de son propre établissement, L’Auberge des Mille Collines, où il ambiance avec Boney M, Chic et Earth Wind & Fire. Mais, surtout, Jacques épouse Landrada, une élégante Tutsie, et devient le père de deux enfants : Sonia et Mickaël. Les Rolland coulent des jours heureux dans la capitale rwandaise, après le 6 avril 1994 rien ne sera plus comme avant.
« Lorsque les bombardements étaient proches, par peur, je dormais sous mon lit. Ma sœur me préservait au maximum en essayant de me Faire penser à autre chose. »
« Dans la famille Rolland, je voudrais la fille. » Après un aller-retour en France, Sonia et les siens immigrent dans le pays frontalier, le Burundi. Un temps préservée de la répression qui frappe les Tutsis, Bujumbura est un refuge pour de nombreux Rwandais. Le pouvoir en place cherche l’union entre les deux ethnies en 1993 avec un président hutu, Melchior Ndadaye, et une Première ministre tutsie, Sylvie Kinigi. Cinq mois après son élection, les militaires le destituent et la répression qui frappait le Rwanda s’étend au Burundi. Malgré cette nappe sonore guerrière composée de bombardements et d’annonces radio pour prévenir des massacres, Sonia entre en sixième à l’école française de Bujumbura. Et dans la cour de récréation la bande originale est profondément hip-hop, se rappelle Gaël Faye, ami d’enfance de Sonia : « C’était Public Enemy, MC Solaar, MC Hammer, LL Cool J… Sonia aimait beaucoup Will Smith. »
Mickaël Rolland, petit frère. Des instants où Sonia façonne sa force de caractère, se souvient Mickaël, son petit frère : « Lorsque les bombardements étaient proches, par peur, je dormais sous mon lit. Ma sœur me préservait au maximum en essayant de me faire penser à autre chose, elle me faisait jouer… » Jacques ne reconnaît plus l’Afrique qu’il a aimée, il a peur pour sa femme et ses enfants ; du coup, Jacques a dit à sa famille de rentrer en France. Lui, il décide de rester quelques temps pour sauver ce qui peut l’être. 42
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D e B uju m bura à C lu n y 8 835 kilomètres séparent la chaleur du Burundi de la grisaille bourguignonne, la terre des grands-parents de Sonia et Mickaël. Un changement de décor radical. Le génocide n’existe plus, les balles perdues dans la cour de récréation disparaissent ; mais la violence, elle, ne les quitte pas. Une agression d’abord sociale. Surdiplômée au Rwanda, à 45 ans, Landrada n’arrive pas à avoir d’équivalences dans l’Hexagone. Du coup, elle enchaîne les formations et les boulots pendant que son mari passe de directeur d’imprimerie à tourneur-fraiseur. Une situation que décrit clairement Fabienne, la cousine de Sonia : « Il n’y a pas le choix, ils sont dans un logement HLM, ils redémarrent une vie avec beaucoup moins de moyens, mais personne ne se laisse aller. » En Afrique, la famille Rolland jouissait d’une situation agréable, d’une belle maison et de boys qui aidaient à son entretien ; en France, certaines fins de mois sont si rudes qu’il faut accepter d’aller parfois au Resto du Cœur pour simplement vivre. Le Rwanda de Jacques et son ouverture d’esprit sont loin, trop loin. Landrada l’anticipe et renonce même rapidement à parler à ses enfants en Kinyarwanda pour gommer leur accent. Écol e , g loir e e t b e aut é
« Elle sortait avec mon meilleur pote et on lui disait : " Ta meuf, c’est un garçon manqué, tu sors avec un copain. " »
Moyenne à l’école, Sonia peine à concilier son caractère avec l’autorité ainsi qu’avec les mathématiques. De plus, elle cultive déjà un goût pour la création artistique : « Elle faisait beaucoup de peinture, des dessins, elle écrivait pas mal à l’époque », se souvient son frère. Mais avant le grand saut vers la septième branche de l’art chère à Ricciotto Canudo, il y a d’abord le tremplin.
Gaël Faye, camarade de classe au Burundi
Il se dessine par une rencontre, celle d’une ancienne Miss Bourgogne qui la pousse dans cette direction. C’est à partir de cet instant que ce projet à l’allure de pari prend vaguement forme, comme l’explique Fabienne : « Sonia avait déjà été repérée par plusieurs personnes. Elle était grande, elle était fine, elle avait quelque chose. Donc, on s’est dit pourquoi pas et elle s’est présentée aux sélections avec une robe Tati. » Pas tout à fait habillée par les plus grands, elle passe les étapes les unes après les autres et la voilà au micro de l’irrésistible Jean-Pierre Foucault. « On a tous payé, toute la famille est dans la salle. On commence à y croire, quand elle est dans les douze on se dit qu’elle sera dans les cinq et, une fois dans les cinq, on s’est tous dit : " C’est elle, c’est sûr " », s’enthousiasme encore sa cousine comme si elle y était. Fabienne continue : « Au final, on ne l’a pas vue après. À la fin de la cérémonie, il y avait une soirée avec toutes les familles qui mangeaient avec leur Miss, mais comme Sonia avait été élue, on était à une table et on regardait. Elle était là avec Eddie Barclay, elle était ailleurs. » Caroline, sa meilleure amie, partie en campagne dans son entourage pour que tous votent Miss Bourgogne se souvient de ces instants d’après : « Je l’ai vue quelques jours après quand elle était à l’hôtel du Louvre avec sa mère. Sa maman est partie, et on s’est retrouvées toutes les deux pour discuter. Elle était très excitée et à la fois très " Qu’est-ce qui va m’arriver ? " »
Car, avant que le nom Rolland ne soit placardé partout en France au mois de décembre 1999, il est d’abord à la bouche de tous les habitants de Cluny. Issus de la première famille métisse de la ville, les enfants découvrent un tas de nouveaux surnoms qu’énumèrent Mickaël : « À l’école, on nous appelait bamboula, Cacolac ou BlancheNeige. » Ceux-là auront au moins l’intelligence d’avoir vu avant les autres qu’elle avait l’aura d’une future princesse. Mais d’un nouveau genre… Sonia, protectrice, n’hésite pas à faire parler ses poings, surtout pour veiller sur son frère face à ces injustices : « Elle se battait, ils savaient de quoi elle était capable […] À l’époque, elle faisait peur, c’était un vrai garçon manqué. » Première Miss France métisse, donc, elle sera aussi la première de sexe masculin.
Lorsqu’on épluche soigneusement la liste des noms couronnés, plusieurs parcours sont cabossés par la téléréalité, des prétendues carrières politiques, et des combats dans la boue de Fort Boyard. Mais la force de l’histoire de Sonia Rolland reste la manière dont elle a su se réinventer dans différents moments de sa vie tout en restant profondément elle-même. Car les vraies princesses, elles, n’ont jamais besoin de couronne. 43
S CO T S O T HER N C ha m br e s n oir e s
T e x t e s forts Trente ans plus tard, Scot Sothern aime toujours s’encanailler auprès de cuisses légères. Mais il aborde avec plus de recul, et donc de facilité, sa motivation profonde à saisir la romance et la rébellion de ces vies mélancoliques. Son souci des âmes malchanceuses qui essaient juste de s’en sortir. « Depuis le début, j’aborde ce projet comme un artiste politique à travers les yeux d’un M. Dupont. Ce que j’ai observé est vraiment une vision de l’Amérique comme empire démoniaque. » D’ailleurs, à quelques rues des prostituées, son travail se perd au milieu de SDF aux pantalons souillés, de mamies maquillées à la démence, d’ivrognes… Tout ce que le rêve américain a oublié sur son chemin avec son sac à dos de dommages collatéraux.
Il provoque la moue ou l’ire en balançant ces douches froides photographiques. Scot Sothern saisit les prostituées de Los Angeles depuis trente ans, avec la régularité du client fidélisé. Rencontre avec un acteur-spectateur qui n’a pas peur de choquer pour témoigner.
Texte de Justine Valletoux
Elles électrisent le poil ces prostituées de L.A. Elles exhibent leurs seins, leur sexe non sans un certain défi, sans une certaine fierté, ce swag aguicheur que le job ordonne. Pourtant, aucun désir n’en ressort. Mais alors aucun. Et toute la palette de sentiments, de questionnements, passe alors par la tête de celui qui s’attarde : l’étonnement, le dégoût, la tristesse… Le malaise. L’impression de pénétrer dans une intimité malsaine sans n'avoir rien demandé de plus qu’une page Google Images. L’enfant caché derrière le rideau qui découvre la dureté du vrai monde après une décennie de Barbie et de Ken. Et derrière la caméra, c’est un œil rompu à l’exercice. Mais qui es-tu, cher curieux ? Cher dénonciateur ? Cher pervers ? Toi qui dévoile ces femmes mises à nu en plein New York, à la galerie Daniel Cooney Fine Art.
En 2011, Scot Sothern retourne labourer les trottoirs et cette nouvelle descente en enfer devient New Low. Les dames de L.A y apparaissent en couleurs et montrent leurs seins décharnés avec une fougue similaire à celle de leurs aînées. La vie dans la rue est devenue plus dure encore. « La population continue de grandir et les gens vendent leur âme pour un salaire de misère. La plus grande différence se joue sur la technologie. Beaucoup de ces femmes ont maintenant des portables dont elles se servent pour rester en contact avec leur mac ou leurs amis. Ce qui les sécurise au cas où elles monteraient avec un gars étrange. »
« L owlif e » « J’ai toujours eu des aspirations littéraires et artistiques fortes, mais mon obsession, ma muse, reste ce style de vie minable auquel je suis venu facilement. Les beatniks, les scofflaws (fraudeurs pendant la prohibition, ndlr) et les bohémiens étaient mes premiers héros. » Scot Sothern, voilà qui tu es. Un Américain de 66 ans, photographe, écrivain, qui aura passé ses années à mettre une fascination trouble sur images : les marginaux, les parias, les gens de l’ombre, le glauque, l’extrême, la drogue, les putes. Un univers visuel bien éloigné de l’héritage familial laissé par son père, portraitiste de mariage, à Ozarks, dans le Missouri. « Dans les années 50 - 60, les Américains étaient en plein bouleversement. Nos pères rentraient de la guerre, nos mères étaient femmes au foyer. Ils semblaient tous bidons et n’étaient pas les modèles que nous recherchions. Un nouveau style de vie guidait les mecs comme moi, pleins de rébellion et de mauvaises attitudes. »
« Pour moi, aller voir une prostituée était une aventure sous adrénaline. »
Un jeune rêvant de débauche dans l’Amérique puritaine de papa, qui aura su mêler la subversion de ses balades nocturnes à ses activités photographiques. D’une passion sage naît un média trash. « Quand j’étais au lycée, il y avait des bordels avec des putes à deux balles dans l’ombre de notre petite ville. Pour moi, aller voir une prostituée était une aventure sous adrénaline. Et cela n’a pas changé. Que la prostitution soit illégale la rendait plus attirante. » Voilà, Scot Sothern se paie sa dose d’émotion forte aux putes. Comme des ados tirent en douce sur un joint parce que ça crée des guiliguilis au bide. Il aime ça et l’affirme sans encombre. Des années plus tard, en 1985, d’une passion trash naît un outil d’observation du monde souterrain américain. Lowlife (ou vaurien, voyou, salope, selon Wiktionary) devient sa série photographique emblématique. « J’étais à la fin d’un mauvais mariage et vivais dans un quartier rempli de prostituées. Un soir, sans trop y penser, j’ai embarqué une fille. Comme une lubie, j’ai commencé à la prendre en photo à l’arrière de la voiture et de là a commencé un projet qui me suivra jusqu’à la fin de ma vie. »
Après ces années à bourlinguer, Scot Sothern ne manque ni d’histoires crues ni de style cash pour en témoigner. C’est d’ailleurs après être resté coi devant la démarche trouble de l’homme que nos confrères de Vice ont su saisir le potentiel « conteur à forte valeur subversive ajoutée » et lui ouvrirent une rubrique « Nocturnal Submissions », puis une seconde, « Sothern Exposure ». Depuis 2013, l’artiste-écrivain y décrit sans filtre les plus glauques et tristes des situations. L’histoire derrière la photo. « Nous marchons à travers une cour d’immeuble comme il n’en existe que la nuit. Son équilibre semble détraqué : elle paraît tomber, mais résiste à chaque fois. (…) Nous descendons dans un appartement qui sent le chou cuit (…) Un mari-mac dans des sous-vêtements jaunis se balance sur les pieds d’une chaise de cuisine, buvant à la bouteille du MD 20/20 et fixant la télé comme s’il y avait quelque chose à regarder. Elle m’attrape la main et me tire vers une porte de chambre entrouverte. " Allez, tu veux baiser ? " Je peux voir dans la chambre des jouets d’occasion éparpillés et deux petits enfants sur un lit sans housse. L’un est endormi, l’autre est assis avec une tétine dans la bouche, nous regardant sa mère et moi. " Nous n’allons pas là-dedans ", je lui dis. " Ce sont juste des enfants, tu veux baiser, non ? " " Je ne veux pas baiser. Je veux prendre des photos et nous ne ferons pas ça ici. " » (Extrait de Cats Fucking.) La scène n’est plus figée, elle prend tout son relief et sa véracité. « Les histoires tristes sont celles auxquelles je pense le plus. » Un travesti brisé, dans une chambre de motel, face à une télévision branchée sur un discours de Jesse Jackson. Une femme vivant dans un parking parsemé de gravats. Un témoin acteur, actif-passif, qui atteste de la réalité, de la cruauté qui existe. Une fascination morbide qui a le mérite de donner corps à une partie des horreurs de la vie. Scot Sothern n’a jamais revu une seule de ces femmes, il voulait compiler, constater, mettre à nu, provoquer. Mais jamais profiter. Ou pas tout à fait. « J’espère participer à améliorer leur misérable vie en exposant leur monde. Je crois avoir fait plus que de les exploiter. »
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K OR I A N Malgré les fleurs sur le papier peint et l’éventuel sourire du personnel, les maisons de retraite sont des mouroirs où l’on tente vaille que vaille d’égayer le déclin des cellules. Encore que... le repos de mon arrière-grand-mère s’est paisiblement déroulé dans une propriété accueillante où l’on pouvait voir s’ébrouer Birdy et Gredin, deux cockers facétieux. Le destin m’a une nouvelle fois confronté aux maisons de repos puisque Josette, ma grand-mère de 89 ans, a été admise chez Korian, aux alentours de la gare de l’Est. Il a fallu s’y résoudre, ma petite mamie ne pouvait plus descendre les escaliers quatre à quatre pour aller à une YARD Party.
Ainsi, quand une interne oublie de lui apporter un repas, le couperet s’abat sans tremblement : « La France va mal, le chômage augmente, la croissance est de zéro, et ici il y a pas une fille pour t’apporter le goûter ! »
Nous sommes en début d’année 2014 et il faut bien l’avouer, Josette n’est plus très fringante. Si elle a la motricité de Yoda dans L’Empire contre-attaque, son verbe est encore un sabre-laser efficace et sa faconde demeure le meilleur baromètre de sa santé mentale. D’un commun accord avec mon père, Josette accepte le deal du lit motorisé et des repas grincheux à heure fixe.
Et puis M’ame Clavel, M’ame Chauvin, M’ame Cousseau… Josette tente bien de tisser un lien avec ses copines d’étage : « On se fait des civilités. Quand elles n’ont pas le cerveau trop embrumé, ça va. » Georges Brassens avait parlé de ces dames que la vie n’a pas toujours connues biscornues : « Quand tu penses qu’il y a soixante ou soixante-dix ans des types se sont tapés sur la gueule pour elles. »
Une semaine plus tard je pénètre dans la maison de retraite en passant par un digicode et un sas de banque. Le hall est conforme à mes attentes : quelques vieilles dames éparses mijotent dans une odeur chaude de potage. C’est propre et triste, mais comment pourrait-il en être autrement ? Les locaux abritent les dernières galipettes d’une troupe de vieillards, on est en plein dernier souffle, celui qui précède l’oubli définitif. Je monte au quatrième étage et me dirige jusqu’à la dernière chambre à gauche. Josette est allongée de tout son long, ce qui est peu. Son petit corps souffreteux affiche un teint bien pâle. Mon cœur se serre de la voir si vulnérable, si proche de la fin du film ; elle, pourtant si coquette quelques années auparavant, maquillée avec soin et garnie de breloques onéreuses. Elle est dorénavant dépossédée de ses atours de femme du monde et réduite à la plus simple expression de sa nouvelle réalité de vieille dame fatiguée. Mais fort heureusement son œil espiègle pétille encore et s’agite au rythme de ses histoires. Les semaines passent et je rends de régulières visites à Josette. Mon père, en fils digne et aimant, est à ses côtés tous les jours. La pauvre est alitée avec son kit de survie à proximité : téléphone, sel, parfum, tomates-cerises, clémentines, dictionnaire, mots croisés et, surtout, les œuvres de Jean d’Ormesson, auteur « druckerisé » qu’elle redécouvre avec enthousiasme. Elle est en forme aussi. Elle m’informe que la dame de l’accueil pense à tort que mon père est le mari et non le fils : « Elle est débile ou quoi ? Elle m’a prise pour une cougar. Comme si j’allais engraisser un petit jeune… C’est ça que tu devrais trouver, Bardamu, une cougar. T’en as une ? » Je fais non de la tête. « Connard ! » me tançe-t-elle alors, toujours soucieuse de mon épanouissement matériel. Elle me parle aussi de Jérôme, le kiné, « qui est très gentil », et qui lui impose quelques balades dans le couloir, qu’elle exécute à 0,3 km/h. Tout bien considéré il ferait presque bon vivre dans cette pension qui coûte la peau des fesses. On est hors du temps chez Korian, ça tourne en slow motion, la semaine est faite de sept dimanches soir. Mais les erreurs sont évidemment légion, ce qui motive autant de réprimandes perlées sur les lèvres de Josette.
Notez que son cynisme n’est jamais malveillant. D’autres personnalités du lieu se dessinent au fur et à mesure. Madame Koenig, par exemple, dans la chambre d’en face, qui pète un plomb de temps à autre et qui hurle à la nuit tombée. « Elle a dû faire du music-hall » susurre mon père en punchliner flegmatique. Les soirs de gala, elle accueille Patrick, un débonnaire interne, par des aménités bien précises : « Au viol ! À l’assassin ! »
« On est hors du temps chez Korian, ça tourne en slow motion, la semaine est faite de sept dimanches soir. » Josette s’est prise d’affection pour Lily. Lily est une dame très vieille et très abîmée, tellement foutue qu’on l’imagine petite fille à l’époque de Bonaparte. Dorénavant elle est mal pliée sur une chaise roulante et limitée aux fonctions naturelles du corps. Lily émeut beaucoup Josette, qui ne manque pas de lui signifier sa tendresse à chaque fois qu’elles se croisent. Elle lui attrape le bras, la caresse vigoureusement, lui adresse des mots gentils… La pauvre Lily réagit comme elle peut avec le bout de cerveau qui marche encore et répond à ces charmantes attentions par des borborygmes que j’imagine mondains. Ma Josette décrit la manœuvre avec beaucoup de poésie : « Je veux la faire exister. » C’est vrai qu’elle n’existe plus vraiment, Lily ; juste un tout petit bout racorni qui s’affaisse un peu plus chaque jour, comme si un dieu taquin appuyait sur son dos avec un pouce omnipotent. Moi, j’essaie de raviver les souvenirs de Josette, d’en savoir plus sur son histoire. Elle a eu une très belle vie et un très beau mariage. Un seul enfant, mon père. Un seul mari, qui fut sans doute son seul amant. Un ciel bleu en continu, pas de tempête, le cœur au chaud. Une vie collée au radiateur, une félicité convenable qui peut sembler morne vue depuis nos soirées débridées. « Le bonheur rangé dans une armoire », aurait dit Audiard.
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Sa fin de vie la rend philosophe et lucide. Elle parle de sa mort avec beaucoup de simplicité, elle la souhaite pour ainsi dire : « C’est terrible la vieillesse, tu sais, on ne peut plus rien faire, à quoi bon, j’ai fait mon temps. » Le pragmatisme glacial de Josette écaille mon immortalité que mes 36 ans inquiètent déjà. Certaines anecdotes tournent en boucle : « Je radote, mais bon… Tu sais, en fin de vie, on résume. » Avec Josette ma larme se fraye toujours un chemin pour mourir dans les plis du sourire.
« Avec Josette ma larme se fraye toujours un chemin pour mourir dans les plis du sourire. »
Et puis, un soir de septembre, la salle des machines s’est arrêtée. Plus de batterie. Elle s’est endormie pour la toute dernière fois dans les bras de mon père. Il témoigne de la sérénité de son dernier souffle. Elle est partie comme elle a vécu, quiète et discrète.
« Les locaux abritent les dernières galipettes d’une troupe de vieillards, on est en plein dernier souffle, celui qui précède l’oubli définitif. »
Ma mémoire se refuse à une posture trop mortifère, c’est donc les bons mots de Josette qui palpitent dans mes souvenirs comme un banc de saumons coincé dans une flaque. Pas de grands bouleversements chez Korian, ce n’est pas la première cliente qui casse sa pipe. Toute la troupe continue sa tournée, scellée au même théâtre. Je sais bien qu’une autre petite dame s’est glissée dans la chambre de Josette, dans ses draps pas encore froids. Dans une maison de retraite, la vie n’arrête jamais de finir.
Texte de Bardamu, illustration de Lazy Youg 47
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