P A P ER
Musique L Y R I C S : N I S K A
Cinéma F O C U S : l A H A I N E GAME OF THRONES
Mode I T W M ich è le L amy
Société
RIDES WITH
PIGALLE, SEX IN THE CITY LAS VEGAS CHICANO
GRATUIT
N°5
MAJOR LAZER & DJ SNAKE
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o n e ya r d . c o m
ALASDAIR GRAHAM, DAVID PETTIGREW ET GRAHAM LORIMER ÉLABORENT LE BLENDED SCOTCH WHISKY DANS LA PLUS PURE TRADITION DU CLAN CAMPBELL.
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LE CLAN CAMPBELL.
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« V oyage , voyage »
Céline Dion, Black M et Desireless ont crié, rappé ou chanté ses vertus, souvent en nous esquintant les tympans. Le thème est inusable et parfois même s’impose dans nos vies. YARD s’est armé de son passeport ou de son passe Navigo pour ce numéro consacré au voyage que l’on baptise chez nous la « ride ». Excitantes, certaines d’entre elles ne sont que de quelques kilomètres mais permettent malgré tout d’explorer « l’espace inouï de l’amour ». Ce « Voyage Voyage » dans les rues de Pigalle et ses sex-shops nous plonge dans une réalité concrète uniquement effleurée lorsque l’on passe devant ces devantures fluorescentes aux écriteaux francs : « Cabine grand luxe 2 euros » ; « Soldes big poppers » ; « Spécialiste gadgets poupées gonflables »… Les « rides » des célébrités de la musique et encore plus celles des DJs, véritables rockstars des festivals, salles de concert et boîtes de nuit, sont paradoxalement plus fantasmées. La première, celle d’un Parisien aux États-Unis, la seconde, celle d’un Américain à Paris. DJ Snake et Diplo se connaissent, travaillent ensemble, mais surtout épousent des trains de vie qui se ressemblent.
Directeurs de Publication Tom Brunet tom.brunet@oneyard.com Yoan Prat yoan.prat@oneyard.com Rédacteur en Chef Julien Bihan julien.bihan@oneyard.com Directeur Artistique Arthur Oriol arthur.oriol@oneyard.com Conception Graphique Yoann Guérini yoann.guerini@oneyard.com
Rédacteurs Terence Bikoumou Nina Kauffmann Raïda Hamadi Bardamu Contributeurs Sébastien Darvin David Xoual Justine Valletoux Photographes / Illustrateurs Ojoz Lenie Hadjiyianni Thierry Ambraisse Gilles Favier Lazy Youg
L’un est parti à la conquête de son premier Coachella, quand l’autre a imposé son esthétique faite de larges fessiers et de sonorités caribéennes dans trois soirées parisiennes en l’espace d’une seule nuit. D’autres périples peuvent seulement se faire à l’aide d’une DeLorean, un voyage dans le temps d’une vingtaine d’années en arrière. 1995, une bande de jeunes débutants décident de marquer la conscience du cinéma français sans s’en rendre compte. La Haine a bouleversé toute une génération par son réalisme, son message et simplement sa beauté. Vingt ans plus tard, on en reste nostalgique. Habitants, cadreurs, régisseurs, photographes et même le maire de Chanteloup, la ville où a été tourné le film, viennent jouer les guides touristiques pour mieux faire comprendre les raisons de cette inclassable réussite. Inévitablement, c’est Desireless qui aura le dernier mot : « Audessus des capitales, des idées fatales. Regarde l’océan. Voyage, voyage ! » Julien Bihan, Rédacteur en Chef
Production Caroline Travers Jesse Adang Samir Bouadla Eriola Yanhoui Pablo Attal Remerciements Blackrainbow Démocratie Paris Marie Brisse Barbara Mariani Alyssa Delor Margaux Jalouzot Cover Keffer www.kround.com
A B O N N E Z - V O U S | o n e ya r d . c o m / s h o p
Publicité Quentin Bordin quentin.bordin@oneyard.com Imprimeur Sib Distribution contact@lecrieurparis.com
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S OMMA I RE L YR I CS : N I S K A
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PORTR4ITS : PSO THUG / ROSIE LOWE / Tobias Jesso Jr. / VIC MENSA
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R I D E : M A J O R L A Z E R
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R I D E : D J S N A K E
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F O C U S : L A H A I N E
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I N F O G RAPH I E : G a m e O F T HRONES
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L AS V E G AS CH I CANO
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P I G A L L E : S E X in the C I T Y
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S é rie mode : vue de couple
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o n e d ay i n 1 9 9 1 : St e v e J o b s e t B ill G at e s
I n T ervie W : M I C H è le L A M Y
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T OP 5 : d é c h a î n e l e s pa s s i o n s
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PORN AR T : J EAN ANDRé
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B ARDAM U : MASSA B OOM B AP
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Explication de texte #5 Niska – Allô Maître Simonard Les paroles dans le hip-hop constituent la sève — de la force ou des carences — du message d’un artiste ; la musique jouant, elle, le rôle de son embellissement et de sa digestion par les auditeurs. Afin de mieux saisir toutes les subtilités de cette écriture, chaque numéro de YARD revient sur l’un des morceaux les plus marquants du genre, décrypté par son auteur lui-même.
“ Desserre les menottes, fils de pute, desserre les menottes / Tu veux être négresse deep, mets du shit dans ta culotte ” « Le thème de Maître Simonard concerne les avocats, la justice, donc la police aussi. Cousin, quand un keuf te menotte, ça fout la rage. Tu sais que tu as perdu, tu vois ce que je veux dire ? Tu as envie d’une seule chose, c’est qu’il les desserre. C’était une façon d’entrer dans le morceau avec de la force. Pour la suite, c’est pour toutes les meufs qui mettaient négresse deep sur les réseaux (en référence à son groupe Négro Deep, ndlr). Je me disais : " Est-ce qu’elles savent ce que ça représente pour nous ?" C’était une manière de leur répondre. Je te donne un exemple, un frère est en prison, il a sa racli (sa copine), du coup elle va mettre du shit dans sa culotte pour lui donner. C’est ça une négresse deep, c’est une fille qui soutient son mec quand il est au placard. »
Après plusieurs années de silence, Niska est revenu faire sonner l’alarme du rap français en même temps que le téléphone de son avocat. Férocement trap, Allô Maître Simonard est devenu un gimmick entonné par toute une partie de la jeunesse en France. Sur ce titre qui traite des arcanes de la justice et de sa réalité de la banlieue, le rappeur d’Évry récolte près de 2 millions de vues au rythme de ces « À oui oui » et « Bendo Na Bendo ». Nabilla et Alain Souchon n’ont qu’à bien se tenir.
Propos recueillis par Terence Bikoumou Photo de Yoann Guérini
“ J'vais tout niquer comme Sankara ou Lumumba / Comme Luther King, Malcolm X ou Mandela ” « Ce sont des références pour moi, je m’identifie à leur combat. Malgré la musique, je veux que mon message soit entendu. Les gens doivent comprendre que le sens de mes morceaux ressemble aussi à la pensée de ces mecs-là. Je suis conscient que je fais du rap et que je n’apporterai pas le même message qu’eux par des livres ou par leurs actions. Mais l’objectif reste le même : mettre en valeur ma couleur de peau, car on est très opprimés, malheureusement. J’ai le sentiment que l’esclavage existe encore mais qu’il est plus discret. Ça me fout la rage. »
“ Des kilos d'frappe sont dans le coffre de la Merco Benz, Audi A6 / T'es en cours de maths, j'ai des frères qui sortent direct de cour d'assises ” « Cette phase raconte des réalités qui se produisent autour de moi. Je me suis amusé avec le mot " cours " pour montrer que certains sont à l’école pendant que d’autres vivent de vrais trucs. Il y a deux sortes de cours. Pour ma part, j’ai joué un peu dans les deux, parfois je suis dans la mauvaise, parfois je suis dans la bonne. C’est pour ça que je me permets d’en parler. »
“ Allô, bonjour, monsieur Diallo / C'est combien la dot, dites-moi, c'est combien le taro ? ” « La phase qui a tant affolé les gens. C’est par rapport à une histoire personnelle avec une meuf qui était d’origine ouest-africaine. En délirant, je m’imaginais en train d’appeler son père et de lui demander le prix de la dot pour sa fille. Mais j’ai pris " Diallo " au hasard, je ne voulais pas prendre son nom. »
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P OR T R 4 I T S Texte de Raïda Hamadi
PSO Thug
Rosie Lowe
Vic Mensa
Tobias Jesso Jr.
PSO : des initiales portées par le duo Leto et Aero, qui rendent hommage à la porte de Saint-Ouen, dont ils sont résidents. Le XVIIe arrondissement devient aujourd’hui un centre hyperactif du rap français, d’où émergent déjà les phénomènes Hayce Lemsi, Volts Face ou encore XV Barbar. Ce crew est d’ailleurs le dernier qu’intègre Leto avant de s’en écarter pour s’illustrer au sein de son duo avec Aero. Ensemble, ils délivrent en français un son trap qui n’a rien à envier à Chiraq. Fort de phases percutantes et d’une rythmique millimétrée, le tandem nous balade dans leurs histoires street tout au long de leur première mixtape : En Attendant Demoniak. Le tout est mis en images par Bastos, qui officie auprès de tous ces artistes du XVIIe par des clips dépassant systématiquement le million de vues. Impressionnant.
Originaire du Devon, comté d’Angleterre, la jeune Rosie Lowe grandit dans une famille de mélomanes bercée aux doux rythmes de D’Angelo, Nina Simone, Jill Scott, Janet Jackson et Sade. Quand son amour pour la musique se développe, elle pioche dans ses souvenirs et imagine son propre univers. L’artiste déstructure ces sons jazz et r’n’b pour créer une ambiance à la fois forte et intime, toujours construite autour de la mélodicité de sa voix. Un point d’ancrage qui donne naissance à l’EP The Right Thing, composé de quatre morceaux oscillant entre pop, soul et un titre folk qui ressurgit comme une marque indélébile de sa ville natale. Quatre histoires racontées avec la dramaturgie d’une femme en parfaite maîtrise. C’est aussi ce qui émane de ses prestations scéniques, où elle joue d’un charisme étonnant pour une artiste qui devrait délivrer d’ici peu son tout premier album.
Ancien membre du groupe Kids These Days, Vic Mensa poursuit sa carrière en solo depuis 2013. Il doit son premier coup d’éclat au titre Orange Juice et, après une signature avec le label Virgin EMI Records, sort l’entêtant mais toujours relâché Down On My Luck. En début d’année, c’est sur le titre Wolves de Kanye West qu’il surgit, chantant en compagnie de la prêtresse pop de ces dernières années : SIA. Lors de leur première prestation scénique de ce morceau, ou dans la foule encapuchonnée pour All Day, on découvre un Vic Mensa presque métamorphosé, visiblement pris sous l’aile protectrice de Yeezus. 2015 semble être pour lui l’année d’un nouveau départ, matérialisé par une signature chez Roc Nation et la sortie de l’album Traffic, en partie produit par Kanye West ou encore Kaytranada.
Il y a quelque temps, Tobias Jesso Jr. partait à la conquête d'Hollywood avec la ferme ambition de devenir un acteur ou un musicien célèbre, peu importe. Mais son rêve californien ne se concrétise pas et il doit retourner dans son pays d’origine, le Canada. Un mal pour un bien quand on sait que ces mésaventures ont déclenché la conception de son tout premier album, Goon. Sorti le 12 mars, il a déjà tout d’un classique de la pop. C’est avec des mélodies douces-amères aux accents britanniques, un sens aigu de la narration et une voix mélancolique reconnaissable entre toutes que Tobias signe, à 29 ans, un premier opus qui lui attire les bonnes grâces de la critique. Ce « cinquième Beatles » perdu dans la baie canadienne vous transportera musicalement dans toutes ses aventures.
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Rides don’t kill people... people ... Lazers do ! U ne nuit parisienne avec M A J O R L A Z E R
En quelques années, Major Lazer, composé de Diplo, Jillionaire et Walshy Fire, a su imposer sa mixture dancehall et electro en se faisant adouber par le gratin de la musique mondiale : Snoop Dogg, Madonna, Bruno Mars, Pharrell Williams… De passage à Paris lors de sa tournée européenne, le trio se produisait à trois endroits de la capitale la nuit du vendredi 24 mai. L’occasion pour nous de vivre au plus près ces moments à leurs côtés. Booty Shake et Bubble Butt dans leur ADN, le style Major Lazer s’est construit autour d’une imagerie hédoniste et épicurienne qui transpire de leur lifestyle, leurs clips, mais aussi leurs performances live. Des caractéristiques qui font d’eux des « party makers » déglingués, des partenaires rêvés pour nous offrir une virée nocturne digne de ce nom. C’est l’œil de Keffer, expert de la nuit parisienne et maître du noir et blanc, qui s’est chargé d’immortaliser cette ride.
Texte de Terence Bikoumou Photos de Fabien Keffer
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03 h 55
C’est par son auteur, Keffer, que ce cliché est le mieux raconté : « Cette photo a été prise en toute fin de soirée, juste au moment où Diplo est ivre-mort, il faisait n’importe quoi. Dans un dernier instant de lucidité, il essaie de faire chanter le public… mais personne ne le suit. »
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RIDES / MAJOR LAZERS
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1/ 22 h
Il ne fallait pas être claustro ou agoraphobe ce soir-là dans un 21 Sound Bar bondé. La nuit commence sur une ambiance brute et suffocante qui rend nostalgique l’un des membres du trio, Walshy : « Les soirées dans des round bars dancehall me manquent ! Juste une centaine de personnes transpirant dans une petite boîte, j’adore ça ! »
2/ 23 h 48
« Le premier set au 21 était purement dancehall, celui-là sera plus dub et roots reggae. » Arrivé dans les backstages du Trabendo, Diplo profite des quelques minutes avant d’entrer sur scène pour peaufiner les derniers réglages de la tracklist du show sur une carte mémoire : « Si je la perds ? On n’aura plus qu’à beat-boxer ! »
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3/ 00 h 34
Lors des performances live du groupe, Walshy Fire joue les « hype men ». C’est lui qui s’occupe de mettre l’ambiance dans la salle. Ce soir-là, le Jamaïcain, élevé aux sons des soundsystems de Kingston, a chauffé un Trabendo plein de répondant.
4/ 00 h 58
L’atmosphère est déjà plus que chaude quand cette jeune fan, venue d’outre-Manche, se met à l’aise et retire les deux bretelles de sa robe pour dévoiler ses seins à Walshy Fire. Spécialiste du genre, il n’en fallait pas plus à Keffer pour immortaliser l’instant.
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5/ 01 h 07
Aujourd’hui véritable rockstar, Diplo, de son vrai nom Thomas Wesley Pentz, aurait été fasciné par les dinosaures étant enfant. De cette passion naît son nom d’artiste, diminutif de Diplodocus.
6/ 01 h 10
L’instant « take off your shirt ». À chaque show, Major Lazer déshabille son public féminin et masculin. Cette fois, c’est sur l’électrisant Jah No Partial que ces demoiselles ont plus ou moins assumé le « shirtless » ou le « topless ».
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RIDES / MAJOR LAZERS
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7/ 01 h 29
Diplo, dans le plus simple appareil.
8/ 01 h 22
Tom, vidéaste indépendant de 16 ans, a le privilège de suivre une partie de la tournée de Major Lazer. Le jeune Belge transporte son matos de pointe et filme (déjà) avec talent les virées nocturnes du groupe. Pour l’autorisation parentale, en revanche, on repassera.
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9/ 02 h 22
Arrivée sur le parking de l’Electric, dernière étape de la ride. On retrouve un Diplo légèrement fatigué, pas mal éméché, mais toujours le sourire aux lèvres.
10/ 02 h 30
« Regarde-moi ce fessier ! C’est le plus beau fessier du monde ! » C’est comme cela que Diplo accueille cette photo qu’il vient de recevoir sur son téléphone. Un postérieur qui donne une idée au DJ : le faire apparaître dans un prochain clip de Major Lazer. On le comprend.
11/ 01 h 51
« C’est en ce moment la personne la plus importante dans la musique au monde ! » Tout droit sortis de la bouche de Diplo, ces quelques mots qualifient Flying Lotus, croisé dans les coulisses du Trabendo à la fin du show. Après quelques verres de champagne, le leader de Major Lazer l’invitera à suivre le mouvement jusqu’à l’Electric.
12/ 03 h 34
Dub, dancehall, ska, reggae, ragga, electro, hip-hop… Le répertoire de Major Lazer est varié. Là, c’est un rythme de soca qui met à contribution les vigiles de l’Electric pour contenir les mouvements de foule.
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RIDES / MAJOR LAZERS
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13/ 03 h 48
Derniers instants d’hystérie sur la scène portés par le morceau Gal a Bubble. Derrière, Cut Killer s’amuse également… à sa façon.
14/ 03 h 55
Le Graal de tout fan : le selfie pris par la célébrité elle-même.
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15/ 04 h 08
JJillionnaire, peut-être le membre le plus discret du trio sur scène, sort enfin de sa réserve et fait le show à son tour dans le dernier quart d'heure. Mieux vaut tard que jamais.
16/ 04 h 17
La ride se termine sur un dernier selfie devant la salle remplie de l’Electric. Jillionnaire et Walshy, comme à chaque fois, sortent les premiers pour laisser au leader le soin de recueillir les acclamations du public. Le point final d’une belle soirée.
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RIDES / DJ SNAKE
Le tsunami Turn Down for What a éclaboussé la planète et inévitablement propulsé DJ Snake sous les feux des projecteurs de tous les clubs du monde. Une seule scène résistait encore au producteur français, celle du mythique festival de Coachella. Deux dates uniques dans le désert californien où Snake est venu accompagné de quelques artistes avec lesquels il a collaboré. Ojoz, photographe parisien, l’a suivi dans ce périple et nous a dévoilé ses impressions et anecdotes de sa dernière performance.
Texte et photos de Ojoz
17 avril : 20 h 08
« Derniers ajustements avant de monter sur scène. Sans pression. »
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RIDES / DJ SNAKE
18 h 46
17 h 24
« On peut aussi croiser Tyler, The Creator au détour d’une ride en voiture de golf. C’est ça, Coachella. »
« Toujours entre deux shows, deux villes ; le jet s’impose comme la meilleure option. À peine arrivé à Vegas, DJ Snake se dirige vers l’hôtel. Pas une seconde à perdre, le concert est prévu à 20 h 30. »
20 h 21
« Ce chimpanzé, tout droit sorti du clip de You Know You Like It, avec AlunaGeorge, s’est amusé à voler le téléphone de Snake pour pirater son compte Instagram et prendre des selfies. Le voici avec Vic Mensa. »
20 h 45
«Premier Coachella pour le Français très attendu après ses gros succès dans les charts et les clubs. Le show peut commencer. »
20 h 12
« Les premiers guests arrivent en loge pour préparer leur passage. Rae Sremmurd, avec qui DJ Snake avait collaboré sur le remix de Get Low, se demande s’ils vont jouer leur hymne No Flex Zone. »
20 h 58
« Soir de première, car ce sont aussi les débuts à Coachella pour les deux frangins de Rae Sremmurd. Finalement, ils enflammeront la scène avec No Flex Zone. »
21 h 21
« Même la version pirate de French Montana s’est déplacée. »
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RIDES / DJ SNAKE
21 h 16
« Rare en studio et sur scène, DMX a surpris le public en débarquant sur le set de DJ Snake avec Party Up (Up In Here) et Ruff Ryders’ Anthem. Des morceaux qui n’ont pas pris une ride depuis une quinzaine d’années. »
21 h 27
« L’euphorie lorsque DJ Snake lance Turn Down for What. »
21 h 30
« Derniers instants capturés avant que la lumière ne s’éteigne et que le son ne s’arrête. L’émotion est forte. »
21 h 45
« Retour en loge avec toute la famille DJ Snake : Aluna Francis, DMX, Rae Sremmurd, Skrillex et Mike Will Made It. Un cliché unique. »
18 avril : 09 h 42
« Coachella, c’est terminé… Mais rien n’est fini, une autre histoire, un autre show et d’autres aventures nous attendent. On the road again. »
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« PUTAIN, IL Y EST 24H/24 DANS CE BAR, ENCORE UN PEU ET IL SE TRANSFORME EN TABOURET. » LES AFFRANCHIS
« DISNEYLAND AUSSI A EU QUELQUES DIFFICULTÉS À SES DÉBUTS! » JURASSIC PARK
« OUBLIE-LA, T’AS PLUS DE CHANCE DE TE VOIR SORTIR DES ANGES DU TROU DE BALLE QUE DE FRÉQUENTER UNE FILLE COMME ÇA… » TITANIC
« COMMENT EST VOTRE BLANQUETTE? » OSS 117, LE CAIRE NID D’ESPIONS
« MON PSY M’AVAIT MIS EN GARDE MAIS TU ES SI BELLE QUE J’AI CHANGÉ DE PSY. » MANHATTAN
DU 16 AU 26 JUIN 2015 FOOD CINEMA CLUB WWW.MK2CINEMAPARADISO.COM
FOCUS
L’art de La Haine Il a fallu environ trente-cinq jours pour mettre en boîte 96 minutes d’un film qui raconte 24 heures de la vie de trois mecs qui bascule en une minute. C’était il y a vingt ans. Comment une petite heure et demie de pellicule qui défile peut-elle réussir à laisser une empreinte artistique ? « Au-delà du talent cinématographique, La Haine est un film qui possède une vraie âme », s’enthousiasmait Jodie Foster dès 1995. Indémodables, le noir et blanc à la Mathieu Kassovitz ou le « Robert De Niresque » Vincent Cassel ne prennent pas une ride. L’armée de bras et de cerveaux ayant aidé à fabriquer le film non plus. Ils ont simplement mûri, forts de leurs belles carrières dans le cinéma français. La Haine comme carte de visite, ça ouvre des portes, aucun d’entre eux ne le conteste. Mais ce sont leurs souvenirs qui nous replongent dans les étapes de la confection à la promotion du film qui finira par un prix de la mise en scène à Cannes. Cette expérience singulière, Sophie Quiedeville, en tant que régisseuse générale, l’a vécue de bout en bout : « Ce tournage est particulier, c’est un acte, on ne fait pas qu’un film à ce moment-là. »
Texte et propos recueillis par Nina Kauffmann
© Gilles Favier 17
« N ous on n ’ a pas d ’ armes , on a q ue des cailloux » L’« acte », c’est Mathieu Kassovitz qui décide de l’imposer au grand écran à la suite de l’affaire Makomé M’Bowolé, victime d’une bavure policière. Tout part de là, Mathieu sait que sa vocation sera le cinéma et c’est le choc de l’injustice sociale qui déclenche l’écriture de son deuxième long-métrage. D’abord baptisée Droit de Cité pour paraître plus fréquentable, La Haine se définira par le va-et-vient entre deux aspects de l’œuvre : la conjugaison ou parfois la confrontation entre l’univers du cinéma et celui des banlieues françaises des années 90. Une longue année de repérages pour trouver le quartier de Saïd, Vinz et Hubert en région parisienne, et même au-delà, s’achève sous la direction d’Éric Pujol, le premier assistant réalisateur. En vain. Une seule commune acceptera d’accueillir le tournage : Chanteloup-les-Vignes. Sa cité, la Noé, qui occupe 80 % de la superficie de la ville, est une grande habituée des reportages, JT et envoyés spéciaux en tous genres depuis sa création dans les années 60. À mesure de son évolution elle s’est érigée, malgré elle, en cible privilégiée des médias pour relayer les problématiques de la banlieue en France. « La caméra n’est pas la bienvenue à Chanteloup. Distinguer une caméra qui vient faire de la fiction de celle du journal de 20 heures qui vient chercher des faits divers, ce n’est pas évident. Une caméra reste une caméra, c’est une intrusion », prévient Juan Massenya, ancien habitant du quartier et réalisateur du documentaire Banlieusards : 40 ans à Chanteloup-les-Vignes. Face à ces obstacles, Mathieu Kassovitz ne revoit pas un instant son projet artistique à la baisse. Son film ne traitera pas de la banlieue avec une caméra embarquée pour donner une impression de réalisme. Le réalisateur sait déjà qu’il va devoir s’étaler, il veut extraire une beauté esthétique de la cité et, pour ça, il faut plusieurs camions de matériel, des grues, des travellings, des Steadicam et même un hélicoptère. Il s’adapte. « Il fallait que l’équipe du film soit acceptée, ça a été le cas, et à partir de là tout s’est bien passé. Concernant la banlieue, j’ai toujours dit : il faut arrêter de faire contre, il faut arrêter de faire pour, il faut arrêter de faire à la place, il faut faire avec les gens. Ils ont décidé de faire avec. Nous savions que dans ces conditions ça allait marcher, c’était le seul moyen. De ce côté-là, ils se sont bien débrouillés, mais avaient-ils le choix ? » précise Pierre Cardo, maire de Chanteloup pendant presque trente ans (19832009). Contrairement à des expériences de tournage en cité sur le fil du rasoir (Besson lui-même a dû en annuler un à Montfermeil après s’être fait brûler des voitures destinées à des scènes de cascades), pour La Haine, tout se passe bien. Pendant cinq semaines rien de sensationnel à se mettre sous la dent, pas un affrontement, pas une caméra volée, pas de quoi déplacer MinuteBuzz. Pour Sophie Quiedeville, les appréhensions venaient davantage de l’équipe du film que des Chantelouvais : « Même quand tu tournes dans Paris, les techniciens de cinéma sont comme dans une bulle. Tu as l’impression qu’ils se sentent chez eux partout et tout le temps. Pour La Haine la complexité était d’amener des gens comme ça dans une cité. » Un gros travail de préparation s’imposait pour que Pierre Aïm, chef opérateur, en garde cette image si positive : « Le souvenir que j’en ai, c’est un silence complet pendant les prises. Je pense qu’on faisait partie intégrante du quartier. Ce qui était évident, c’est que tout le monde comprenait ce qu’on faisait. Ces instants où les gens se taisent au bon moment te donnent le sentiment que c’est un film pour eux. Je ne dis pas ça comme ça, c’était clair, c’était un film qui leur appartenait aussi. » Cette harmonie inattendue, les médias de l’époque rechignent à y croire,
à l’image de Première qui interviewe un bon nombre de techniciens afin d’élucider ce mystère. Au-delà des stéréotypes, l’équilibre entre les deux forces ne s’est pas non plus fait comme par magie.
« V ous cartonnez tellement q ue vous ê tes en papier m â ch é » Au cinéma chacun a un rôle, la règle sacrée est de s’y tenir. L’organisation que cela implique pousse, selon l’envergure du projet, à lever de véritables armées. Pour La Haine, ils n’étaient pas plus d’une vingtaine sur le plateau. Avec un budget correct mais pas faramineux (2,6 millions d’euros), Mathieu joue sur la qualité de son équipe. Pour la confectionner, il est plutôt, du moins en 1995, de ceux qui misent sur le centre de formation du club, comme l’explique Pierre Aïm, son attaquant de pointe : « La capacité qu’a eue Mathieu, c’est de trouver des mecs qui ont fait d’abord ses courts-métrages, il avait testé toute l’équipe sur celui appelé Assassin. Il a vu que ça s’était très bien passé, l’ambiance était géniale, c’était extraordinaire. Il n’y avait donc aucune raison que sur Métisse (son premier film, ndlr) puis sur La Haine, il change. Je pense qu’il a eu ce pif de trouver les gens qu'il lui fallait à tous les postes. » Certains sont tout de même issus du mercato, mais toujours recrutés pour correspondre à l’état d’esprit du groupe. Sophie Quiedeville l’avait très clairement ressenti lorsque le réalisateur lui a demandé de participer à son film : « Le choix de l’équipe était important pour Mathieu. Ce n’était pas envisageable d’avoir des gens qui ne soient pas à l’écoute ou patients. Il ne fallait pas que ce soit des techniciens brutaux, uniquement là pour faire leur métier. » Elle faisait partie de ceux-là : « J’ai été élevée en cité, mais Mathieu ne le savait pas, simplement je pense que ça se voit. Ce n’est pas une question de vocabulaire ou autre, c’est une approche différente de la vie. » Leurs qualités humaines deviennent plus importantes que leurs compétences cinématographiques. Sur La Haine, il fallait avant tout être capable d’appréhender le lieu, non pas comme un décor, mais comme un espace vivant avec lequel il fallait être capable d’interagir. La chef régisseuse poursuit : « Être technicien sur ce film, c’est donner beaucoup de temps à l’endroit dans lequel on tourne, c’est écouter les petits qui sont là, autour de nous. Il y avait une dizaine de personnes qui entouraient la caméra tout le temps, une trentaine à côté du camion-régie, ils posaient des questions, ils étaient super curieux et à l’écoute. La qualité de Pierre Aïm, George Diane (le cadreur), la maquilleuse, la costumière, c’était de répondre avec patience à ces sollicitations. Les gens qui ont fait ce film étaient tous très doux, ils savaient canaliser leurs émotions. »
« À un moment, la Haine n’appartenait plus ni aux Chantelouvais ni à Mathieu, le film est parti aux quatre coins du monde. Ma grande claque a été quand j’ai entendu Jodie Foster en parler. » Juan Massenya, réalisateur et ancien habitant de Chanteloup
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« T out ce q ue j ’ sais , c ’ est q ue je cours pas plus vite q ue les balles » « Avant le tournage, le terrain était si bien préparé par la présence de Mathieu, ses acteurs, son assistant et sa régisseuse dans la cité, que je n’ai eu strictement aucune crainte. Je savais que cet endroit était complètement acquis à notre cause. Tout le monde savait parfaitement ce qu’on faisait ici. » Pierre Aïm l’avait compris. Mais même avec cette équipe qui répond aux critères de Mathieu, le cinéaste n’échappe pas à la contrainte du temps. Synonyme d’argent, au cinéma, il n’y en a jamais assez. Il faut faire vite et bien. C’est à ce moment-là que le réalisateur court-circuite le système. Il prend le temps de laisser les habitants de Chanteloup assimiler la démarche de ces « envahisseurs » qui investiront leur lieu de vie pendant cinq semaines. Cela signifie louer deux appartements au cœur de la Noé et s’y installer un mois et demi avant le tournage, avec les trois acteurs principaux, l’assistant réalisateur et la régisseuse. « L’objectif de la préparation était de traîner dans les caves, dans les cours, de ne surtout jamais rentrer à Paris, ne pas avoir de voiture, de se mettre dans les conditions des mecs de là-bas. Pour les comédiens, c’était comprendre ce que c’est de s’ennuyer toute la journée », ajoute Sophie Quiedeville. Hubert Koundé, Saïd Taghmaoui et Vincent Cassel expérimentent grandeur nature la vie des jeunes de banlieue et plus précisément de ceux de la ville de Pierre Cardo. Car même si La Haine ne raconte pas l’histoire de Chanteloup, on retrouve dans les attitudes des personnages, l’isolement que supposent les 40 kilomètres qui séparent la petite commune de Paris. On reste là parce qu’on ne peut pas aller ailleurs. « Dans la scène où le petit mec raconte son histoire interminable de caméra cachée à Vinz, Saïd lui jette des cailloux. Il ne jette pas des cailloux pour rien. à force de traîner, nous aussi on s’était mis à en jeter. » explique Sophie. Côté régie, tous les jours on détaille aux gens le déroulement du tournage qui approche. Un jeu d’apprivoisement mutuel s’installe. En s’attardant dans les caves, la régisseuse se fait menacer de la mise en vente imminente de tous ses organes au marché noir. « Tu ne fais rien. Tu vas dans la cave parce que t’en as marre d’être dehors dans la même cours depuis quatre heures, donc tu explores. Tu croises des histoires. Celle des organes, c’était juste pour me faire peur. Ça montre que c’était un jeu pour eux qu’on soit là. On est cinq, six à s’incruster, à raconter qu’on va faire un film chez eux, c’est normal », se rappelle-t-elle sourire aux lèvres.
« A h ouais ? E t q ui nous prot è ge de vous ? » Figure d’autorité largement rejetée par l’équipe du film et par une partie de la jeunesse chantelouvaise, la police est d’office exclue de l’ambiance du tournage. Elle est remplacée par deux leaders qui tiennent intelligemment leurs troupes pour qu’elles s’entendent et travaillent ensemble. D’un côté, Mathieu Kassovitz n’est qu’un jeune réalisateur qui embarque son équipe dans un projet encore confidentiel. Axel Cosnefroy, second assistant caméra sur le film et aujourd’hui chef opérateur, en témoigne : « On était au maximum de notre talent grâce au réalisateur. C’est Mathieu qui pousse. Moi par exemple à la caméra, je faisais le zoom dans le travelling compensé sur l’esplanade de Montparnasse. C’est un plan qu’on a fait en une demi-heure parce que la nuit tombait. C’est pourtant un moment pivot du film, ma responsabilité était énorme.
Gilles Favier est l’électron libre de La Haine. Photographe à Libération en 1995, le monde du cinéma lui est parfaitement étranger. Mathieu Kassovitz lui propose d’abord une « recherche d’angle » à Chanteloup, un premier repérage avec appareil photo pour inspirer visuellement le réalisateur face à son décor. Le projet l’intéresse, il propose de rester pour le tournage. Ses clichés qui retranscrivent plus l’ambiance de la cité pendant cette période que les scènes du film. Il en fera un livre, Jusqu’ici tout va bien, et une exposition.
« Allez-y les mecs, faites notre travail de préparation, faites les 40 bornes de RER tous les matins et tous les soirs, allez bosser à Chanteloup pendant trois mois… »
Sophie Quiedeville, régisseuse générale
« J us q u ’ ici tout va bien » Il y avait trois ou quatre prises possibles et on était tous au taquet, parce que Mathieu transmet ça aussi. » Ses techniciens l’admirent et sont prêts à le suivre dans toutes ses idées audacieuses. Pierre Aïm l’exprime en détail : « Il y a deux parties dans le film, la première quand les personnages sont dans leur cité, la seconde quand ils viennent à Paris. Il y a donc une chose fondamentale que nous a expliquée Mathieu ; la cité, ils y sont nés, ils y ont grandi. C’est leur environnement familier et pour eux la jungle c’est Paris. À partir du moment où on est arrivés dans la deuxième partie du tournage, il m’a dit : " Je veux me mettre en danger dans ma mise en scène comme les personnages se sentent en danger à Paris. " Ça a donné certains plans magnifiques qui sont très simples techniquement parce qu’on n’avait rien pour faire quelque chose de compliqué. Pour moi une des plus belles séquences, c’est celle des toilettes avec le jeu de miroirs absolument brillant. Je me souviens très bien qu’on avait présenté à Mathieu deux ou trois toilettes en repérage et il avait choisi celles qui étaient les plus petites et donc les plus compliquées pour tourner. » Alors, quand il s’agit de s’enfermer dans une cité sans jamais revenir chez soi un mois et demi avant le tournage, on suit Mathieu ; quand la veille du premier jour de tournage il y a une émeute à Chanteloup et que l’on décide de tourner quand même, on suit Mathieu ; et quand il décide qu’il faut qu’une vache traverse la cité, on suit aussi Mathieu.
Du côté des Chantelouvais, c’est Pierre Cardo que l’on suit. Quand l’équipe du film s’installe, il est maire depuis douze ans déjà. Connaissant par cœur les mécanismes de sa ville, il a compris depuis longtemps que le monde associatif, dont il est issu, offre un pouvoir complémentaire à son mandat. Le maire UDF et son rapport unique à Chanteloup explique peut-être qu’il ait été le seul à relever le défi lancé par Mathieu. Pierre Cardo mise sur les forces en présence au sein de l’association Les Messagers, qui va jouer le rôle de relais avec le reste des Chantelouvais. « J’avais quand même une remontée d’informations par le tissu associatif, j’avais mes réseaux partout qui fonctionnaient, j’avais déjà mis en place les médiateurs à l’époque, je savais à peu près ce qui se passait. » Comme Don Corleone, il n’a pas besoin de descendre de son bureau pour avoir la mainmise sur sa communauté. « Tout repose sur la personnalité de Pierre Cardo. Avant d’être notre maire, c’est un habitant de la ville. Et avant d’être maire, c’est un chef de bande. » Juan Massenya appuie son statut de parrain. Le politique atypique renvoie plus l’image d’un homme que tout le monde respecte que celle de l’administration française, trop froide, trop distante pour être crédible. « Je pense que si Chanteloup est la seule ville qui a répondu positivement, c’est parce que son représentant est légitime au regard de tous. Il avait la confiance de tous, ou presque, et lui-même faisait confiance à ses habitants. Si Pierre disait : " C’est bon pour nous ", c’était bon pour tout le monde. » 19
L’enthousiasme du tournage se répercute sur la sortie du film. Plus de 2 millions d’entrées au box-office, l’année où Usual Suspect en faisait 1,4. Après un passage réussi à Cannes, non seulement le film marche bien, mais il s’imprègne aussi dans les consciences. Une bonne demi-douzaine de répliques deviennent cultes et traînent sur les lèvres de la jeunesse française, depuis « c’est à moi que tu parles ? » jusqu’à « l’important c’est pas la chute, c’est l’atterrissage ». Comme quand le noyau dur de l’équipe se répétait constamment pour expliquer le projet du film aux habitants de Chanteloup, c’est devant les médias français qu’ils doivent désormais se justifier. Depuis la sortie en 1995 jusqu’à aujourd’hui, on leur soutire des anecdotes qu’ils répètent sans cesse et sans s’agacer. Les interviews, les plateaux télé, les conférences aident à bâtir une espèce de légende orale. Plus les détails sont précis, plus on se sent privilégié d’être de ceux qui savent. Alors on apprend que seule une paire de talkies à 200 francs a été volée durant toute la période du tournage, ou encore que les jeunes figurants Chantelouvais tapaient sans se retenir sur leurs potes, également figurants mais en costume de CRS. Aujourd’hui encore, Pierre, Sophie, Axel nous racontent ces mêmes histoires. Un conte, c’est toujours agréable à écouter. Pourtant, rien n’empêche de s’écarter des sentiers battus et de faire la lumière sur d’autres perceptions de l’atmosphère qui régnait au moment de la réalisation du film.
« Pour la séquence de Darty, on a attendu trois, quatre heures avant de pouvoir tourner. Mathieu était enfermé avec les acteurs, Pierre Aïm et George Diane le cadreur, parce qu’il cherchait la mise en scène parfaite. Il savait tout remettre en question. » Axel Cosnefroy En tant que second assistant caméra, Axel Cosnefroy faisait toute la journée des allers-retours entre le camion de matériel et le plateau pour changer la pellicule. « Je traversais la cité en trottinette. J’étais au contact du plateau, mais j’étais aussi derrière au contact de la réalité. Un jour j’ai croisé un mec, j’avais la caméra sur l’épaule, j’étais tout seul et il m’a bousculé. Je lui ai dit : " Oh, ça va pas ? " Il s’est arrêté, s’est retourné et là j’ai compris qu’il fallait que je parte. Caméra ou pas, ça se serait mal passé si j’avais insisté. J’ai ravalé mon orgueil et je suis parti. » Le jeune technicien à l’époque garde aujourd’hui le souvenir d’un tournage très fatigant physiquement et moralement, sans pour autant retirer la grande fierté de compter son nom au générique : « Après, il y a le résultat final et l’expérience artistique qui est l’une des plus belles de ma carrière. » Rachid Djaïdani peut aussi faire partie de ces oubliés. Pourtant, son aura a marqué les esprits de toutes les personnes présentes sur le tournage. Prévu au départ à la figuration, il se retrouve finalement à la régie aux côtés de Sophie Quiedeville : « C’était mon stagiaire, je l’adorais. On avait un camion pour la nourriture parce que c’est un principe syndical, dans le cinéma tu dois faire manger les gens. Donc Rachid gérait ça et tout le monde mangeait avec l’équipe. Qu’on soit 30 ou 800, Rachid s’était organisé pour qu’il y en ait pour tout le monde, qu’il n’y ait pas des gens qui bouffent devant des autres. Il était très talentueux. » Le jeune homme, issu des banlieues et fasciné par ce milieu du cinéma, socialise avec tous, y compris Pierre Aïm : « J’ai découvert ce jeune assistant qu’était Rachid. En trois jours seulement, en discutant avec lui, il m’a montré ses écrits. Je me suis dit que ce mec était super doué, il a quelque chose de particulier. » En vingt ans, il aura publié trois romans et réalisé son premier long-métrage, Rengaine, en 2012. Pas de leçon de vie criée sur tous les toits, ce destin resté discret est la preuve d’un mélange réussi entre les deux univers sans trop en faire.
« R egarde , je vais é teindre la tour E iffel » Le film aurait pu rester confidentiel. Mathieu Kassovitz tenait plus à accoucher d’une œuvre de qualité que d’obtenir un succès incontestable. Quand la réalité le rattrape,
c’est pour lui offrir plus que ce qu’il espérait. Juan Massenya en a été l’un des témoins : « À un moment, La Haine n’appartenait plus ni aux Chantelouvais ni à Mathieu, le film est parti aux quatre coins du monde. Ma grande claque a été quand j’ai entendu Jodie Foster en parler. » La Haine reste une surprise, ce n’était au départ qu’un projet tenu à bout de bras par une bande de débutants inconnus, comédiens comme techniciens. Cependant, discrètement mais sûrement, le cinéaste nourrissait son film d’ambitions assumées et transmises à son équipe. D’un œil extérieur, l’ancien Chantelouvais l’a perçu chez Saïd Taghmaoui : « Je peux dire très honnêtement qu’il m’a fallu du temps avant de croire au film. Avec Saïd, on était dans la même salle de boxe. Tous les soirs il m’en parlait. Mais le monde du cinéma, ça faisait partie des trucs qui n’étaient pas accessibles pour nous. Lui, il y croyait dur comme fer, et le résultat lui a donné raison. Je pense qu’il faut avoir ça en soi, avoir des rêves disproportionnés. Et ce film transpire ça, cette espèce d’ambition démesurée de Mathieu. Un rêve presque inaccessible pour la plupart d’entre nous, mais pas pour eux. » Une ambition motivée par la volonté de rétablir une vérité sociale. Le choix du titre, La Haine, incarne la rage à l’origine du projet. Un sentiment partagé par toute l’équipe, selon Sophie : « On avait chacun notre histoire avec la société, mais on avait vraiment tous la haine. » Pourtant, dans sa façon de tourner, le réalisateur laisse peu de place à l’improvisation ou à tout débordement. Tout est prévu, calculé, anticipé. Pendant le tournage, l’émotion cède le pas à un surprenant contrôle, presque froid.
Peut-on fabriquer La Haine sans avoir la haine ? « Ce qui est réglé comme du papier à musique, c’est le cinéma. Ce n’est pas l’espace dans lequel tu tournes », précise Sophie Quiedeville. « Ce n’est pas parce que le film en lui-même doit exprimer une forme de rage que c’est avec cette dernière que le film s’est fait. La haine, Mathieu l’a eue avant, il l’a retranscrite dans son scénario. Mais au moment même de la fabrication, ça ne se passe absolument pas comme ça. Cette rage, il l’a complètement maîtrisée. Ce qui est étrange, c’est que même si l’image donne cette idée-là, tout est contrôlé. » Ces quelques mots de Pierre Aïm indiquent que Makomé ne pouvait pas rester constamment dans leur esprit. Il fallait relever les défis techniques lancés par Mathieu, toute l’attention est concentrée sur le choix des focales, la profondeur de champ ou le contraste du noir et blanc. Rien d’autre. En bon admirateur de Spike Lee, le réalisateur français veut élever au même niveau la force de son sujet et celle de ses images. Une conception du cinéma qui aura marqué Axel Cosnefroy pour toute sa carrière : « Je trouve ça formidable de pouvoir parler de choses aussi sérieuses en y mettant autant de forme et pas toujours de façon réaliste. C’est le fantasme absolu. Depuis La Haine, j’ai toujours été en quête de ça. Se dire que le travail sur l’image est un élément fondamental de la mise en scène qu’il faut utiliser et non mépriser. » Le fond et la forme s’harmonisent, trouvant l’équilibre des films qui restent. Pourtant, si La Haine restera, elle aura du mal à faire des petits, que ce soit dans le cinéma français ou au sein même de la carrière de Mathieu. Plus étoile filante que constellation, l’œuvre laisse l’impression d’un objet insaisissable : « C’est l’alignement des planètes qui a fait que le film a cartonné. Il correspondait au bon moment social, au bon moment esthétique, à une performance visuelle innovante, tout un tas d’éléments. Ce qui fait qu’il n’y ait pas eu de mouvement lancé par le film, c’est justement à cause de cette conjonction des planètes. Peut-être que d’autres réalisateurs se sont dit que ce qui s’était passé pour La Haine s’est passé uniquement pour La Haine, sans possibilité de le reproduire », analyse l’ancien assistant caméra.
« Le plus beau passage de La Haine, c’est quand on a tourné la scène où Saïd dit : “ Tu descends ? ” C’est une séquence qu’on a filmée à l’heure de la sortie d’école. On avait environ 500 mômes dans l’arène. Avec le premier assistant, on s’est dit qu’on allait faire un jeu : “ On va dire : quand on lève un brassard orange, tout le monde se tait. ” Et il n’y a jamais eu autant de silence sur un plateau. » Sophie Quiedeville
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« Quand on a habillé des types du coin en CRS et qu’on leur a filé des matraques, ils ont commencé à faire chier leurs potes et ils répliquaient. Ce sont des trucs un peu puérils, il n’y avait pas réellement de gros méchants. » Gilles Favier
Mais impuissants face au rouleau compresseur de la promotion, certains comme le chef opérateur préfèrent dédramatiser la situation : « Tous les éléments un peu négatifs, personnellement, j’en étais plutôt fier, ça veut dire qu’on en parlait. C’était même le but de Mathieu, il voulait qu’on en parle. » Avec une certaine clairvoyance, il comprend que ces polémiques ne tiendront pas face à l’énergie positive que diffusera La Haine pendant la vingtaine d’années à venir.
Plus secrète, la période de montage se joue entre une poignée de personnes dans des laboratoires et autres petites salles obscures. Dans cette ambiance confinée, Mathieu Kassovitz est présent constamment auprès de ses monteurs image et son. Impliqué jusqu’au choix de son générique, le cinéaste prend, durant cette période, davantage la mesure de son œuvre. Pierre Aïm l’a croisé à ce moment précis : « Je sortais de la salle de mixage, Mathieu était aux anges, la journée s’était bien passée. Il m’a dit : " Tu vas voir, les mecs vont être à genoux. " Moi, sincèrement, je pense à ce moment-là que le film est absolument extraordinaire, mais je crains qu’il ne se trompe. J’ai peur que les gens n’aillent pas le voir à cause du noir et blanc, du titre… Lui, il n’avait aucun doute. C’est là qu’on voit qu’il y a des personnes qui ont une capacité supérieure à imaginer et à anticiper. Mathieu avait compris que le film allait être une bombe. Il me l’a exprimé de vive voix sans aucune ambigüité. »
« E t moi , j ’ sais encore q ui j ’ suis et d ’ o ù j ’ viens » Le moment fatidique arrive enfin. Juste avant la date de sortie, l’équipe apprend que La Haine est sélectionné en compétition officielle au festival de Cannes. Les rênes que Mathieu Kassovitz tenait fermement lui échappent soudainement des mains. Le film est partout, tous les médias de cinéma puis généralistes demandent des interviews et publient des sujets sur le phénomène. Même un journal comme VSD, à qui l’équipe avait interdit de parler du long-métrage, outrepasse la restriction et se fend de tout un « Dossier La Haine ».
Le retour à Paris marque le début des déconvenues : polémique numéro un, le caractère « anti-flic » de l’œuvre. Bernard Pivot interroge longuement Mathieu Kassovitz sur la question dans son émission « Bouillon de Culture ». Des accusations douloureuses qui s’appuient sur la réaction des agents de sécurité du tapis rouge à Cannes, qui décident de se retourner en signe de contestation, sans même avoir vu le film. La seconde polémique, elle, prend pour cible directement le cinéaste et son équipe. On leur reproche leur origine sociale incompatible avec le sujet. Autrement dit, on n’admet pas que des petits bobos parisiens prennent la liberté de parler des jeunes de banlieue. « ça m’a beaucoup énervée à l’heure de la promo, quand on nous a traités de petits-bourgeois. J’avais envie de leur dire : " Allez-y les mecs, faites notre travail de préparation, faites les 40 bornes de RER tous les matins et tous les soirs, allez bosser à Chanteloup pendant trois mois… " Mais ne dites surtout pas que Mathieu est parti avec de mauvaises intentions », s’insurge la régisseuse, toujours révoltée. La rage, on la retrouve en cette période de promotion. L’équipe, qui montre une fois de plus qu’elle croit profondément au film, se range derrière tous les choix du réalisateur et le défend encore aujourd’hui. Axel Cosnefroy s’en fait l’avocat : « C’est sûr, Mathieu est plutôt issu d’un milieu favorisé, mais il avait une sensibilité, une ouverture d’esprit, il s’intéressait. Et surtout, il a participé à donner une certaine vérité sur la ségrégation des flics à l’égard des mecs de banlieue. Au final, il a quand même servi à faire avancer les choses, j’en suis convaincu. »
Le festival de Cannes, quant à lui, apporte son quota de paillettes et de poudre aux yeux. L’hypocrisie est pour l’instant plaisante, comme le confirment les souvenirs de Pierre Aïm : « Ce qui était étrange, c’est que le jour de la projection à Cannes personne ne nous connaissait. En milieu de journée, on a commencé à avoir des échos des impressions sur le film. Ensuite on a tous monté les marches le soir à 19 heures, et là dans la salle, quand la lumière s’est rallumée, il y a eu des applaudissements pendant 8-10 minutes. C’est très Cannes tout ça, mais j’en ai encore des frissons rien que d’y penser. »
« On n’a jamais eu de craintes, donc on tournait quoi qu’il arrive. On avait une scène à filmer dans la gare de Chanteloup. Le matin du tournage, on découvre que la gare avait brûlé. On a quand même filmé du côté resté intact. C’est la scène où il y a les danseurs de hip-hop. » Sophie Quiedeville
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Seulement, de Cannes à Paris, il faut aussi revenir à Chanteloup. Dans l’engagement initial, Pierre Cardo avait souhaité que Mathieu Kassovitz ne communique jamais sur le fait que le long-métrage ait été tourné dans sa ville. L’information a malgré tout fuité sur la Croisette par le biais de Chantelouvais ayant participé au longmétrage. Selon le maire, les conséquences ont été désastreuses pour l’image de sa commune. Elle était une fois de plus associée à la violence, exactement comme à la suite d’une vulgaire « Enquête exclusive ». Suite à l’effet pervers de cette surmédiatisation, le calme arrive cette fois après la tempête. La Haine attire l’attention d’Alain Juppé, Premier ministre de l’époque, qui organise une projection lors de l’un de ses Conseils des ministres. Le point de vue du film dans toute sa complexité commence à être pris en compte. Vingt ans plus tard, malgré les turbulences, on peut parler d’un atterrissage réussi. Mathieu Kassovitz version 2015 s’est exprimé en janvier dernier en évoquant la possibilité d’une suite à La Haine. Au-delà de la rumeur, cette intervention montre à quel point l’œuvre de 1995 avait finalement fait du bien dans l’expression d’une réalité nuancée des banlieues françaises. Vingt ans plus tard, c’est comme si l’on ressentait un besoin collectif d’une nouvelle œuvre à la vision rafraîchissante en période d’éternels débats sur l’identité nationale. Sophie Quiedeville ne se fait pourtant pas rassurante : « C’est vrai qu’on ne répète pas deux fois une histoire comme ça. Personnellement La Haine 2, ça m’effraie carrément. Le contrecoup, je l’aurai toute ma vie, je ne retrouverai jamais La Haine. C’est beau parce que tu l’as vécu, mais c’est aussi beau parce que tu ne le vivras pas deux fois. »
En pourcentage, le nombre de figurants retenus pour apparaître dans une partie des épisodes de la saison 5 tournés en Espagne, notamment dans la petite ville d’Osuna. La production avait besoin de 550 personnes et a reçu 86 000 candidatures.
Le nombre d’assassinats impliquant des personnages principaux au cours des quatre premières saisons. À raison d’une moyenne de 4,65 vies arrachées par épisode, les scénaristes nous ont ménagés pendant la première saison (15 morts au total), pour se déchaîner dans la quatrième (118 morts au total).
Le nombre de pays, sur 197, ayant obtenu des droits pour diffuser la saison 5 de la série, contre seulement 58 États pour les saisons précédentes.
Le nombre de fois où a été déclamé le fameux « Winter is coming » au cours des quatre premières saisons. Étonnamment, à mesure que les épisodes défilent, l’arrivée de l’hiver tant redouté se fait moins pressante, aucune mention de la « catchline » dans la saison 4.
Un hiver qui n’arrive jamais. Un univers médiéval–fantastique habituellement réservé aux geeks. Un nain comme personnage emblématique. Plus de protagonistes aux noms imprononçables qu’il n’en faut pour les retenir. Autant d’éléments qui auraient pu faire douter les plus grands producteurs de la réussite de la série Game Of Thrones. Elle a pourtant été, pour ses quatre premières saisons, la plus téléchargée au monde. La cinquième, et ses nouveaux épisodes « leakés », est en cours de diffusion sur HBO et continue de s’inscrire dans cette réussite. L’auteur et scénariste, George R. R. Martin, semble détenir la recette secrète pour captiver des millions de spectateurs. Sang, sexe et succès résumés en quelques chiffres.
Le nombre d’apparitions des seins de la Khaleesi. Chiffre étonnamment bas pour l’enthousiasme qu’ils génèrent chez la gente masculine sur les réseaux sociaux. Pourtant, ces images rares le resteront. Pour la saison 5, c’est le corps de Rosie Mac dont on profitera, sa nouvelle doublure pour les scènes de nu.
Le nombre de mots créés ex nihilo par un professeur de linguistique britannique recruté uniquement pour concevoir la langue des Dothrakis.
Texte de Terence Bikoumou & Nina Kauffmann
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MILLIONS MILLIONS Le nombre de téléspectateurs devant HBO aux États-Unis le soir de la diffusion officielle du premier épisode de la saison 5. Il bat le record de 7,2 millions pour l’épisode 7 de la saison 4.
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En dollars, le prix pour que George R.R. Martin crée un personnage de Game Of Thrones à votre nom puis le tue dans les règles de l’art. Votre argent sera reversé à son association Wild Spirit Wolf Sanctuary, un organisme qui vise à protéger et améliorer les conditions de vie des loups aux États-Unis. Tout se tient.
La durée du plus long dialogue stratégique qu’ait accueilli la salle du trône à King’s Landing. Cette pièce est le lieu privilégié d’échanges verbaux spéculatifs. Pour le plus long (épisode 5, saison 1), il s’agit d’une interaction entre les deux manipulateurs Lord Varys et Lord Baelish.
L as Vegas Méconnu du public français, Oscar Zeta Acosta est l’une des figures incontournables de la contre-culture US des années 70. Celui qu’on surnomme le « Bison brun » n’est autre que le fameux avocat sous éther interprété par Benicio del Toro dans le film Las Vegas Parano, de Terry Gilliam. Un personnage mystique bien plus complexe que l’image de gentil junky véhiculée par le grand écran et le roman de Hunter S. Thompson. Un livre culte qui n’aurait pas la même saveur sans l’imposante carrure d’Acosta, alias Dr. Gonzo. C’est en lisant les premières pages de Fear and Loathing in Las Vegas qu’il en prend conscience. Hors de lui, Oscar se sent spolié par son ami et exige de l’argent ain-
si qu’une mention de co-auteur. Un bon moyen également d’accéder à une certaine notoriété. En vain. Il restera dans l’ombre. Derrière cette carapace gonflée à la testostérone se cache un homme pétri de contradictions, tourmenté et déterminé à trouver sa voie. Cette figure mythique pour les cinéphiles se révèle être un père étrange pour son fils Marco, aujourd’hui avocat à San Francisco. Tour à tour assistant juridique, dandy ventripotent, écrivain de génie, défenseur des Chicanos, Oscar Zeta Acosta mène une vie qui fait couler beaucoup d’encre. Autant que le sang qui a ruisselé de son nez. Retour sur le destin d’un Chicano hallucinant et halluciné…
Texte de David Xoual
D octeur è s vagabondage
R iverbank C alifornie Né le 8 avril 1935 à El Paso, au Texas, le minot grandit dans un petit bled de Californie, Riverbank, 3 969 habitants et autant de paumés dont le rêve américain glisse entre les doigts comme un tuyau poisseux. Originaire de la région du Durango, au Mexique, son père est un beau parleur, dur à cuir, qui épousera Juana, la future mère d’Oscar. Ils habitent une petite baraque sans eau courante. Une vie à la Dickens, la chaleur en prime. Pourtant, ils ont toujours mangé à leur faim, comme l’explique Oscar dans Mémoires d’un Bison. Entouré d’un frère et de trois sœurs, le garçon partage ses journées entre l’école et le travail de la terre où il aide son père à cultiver le maïs et les piments. Une éducation à l’ancienne, avec réveil à 6 heures du matin et radio KTRB en toile de fond. « Mes grands-parents voulaient que leurs enfants soient comme tous les petits Américains », confie Marco, le fils d’Oscar. Le paternel, qui a fait la Seconde Guerre mondiale à Okinawa, sermonne ses rejetons et leur inculque le sens du sacrifice et du devoir. Le guide du parfait « hombre » avec le manuel du Seabee comme livre de chevet.
À Riverbank, à part une usine de douilles et la plus grande conserverie de concentré de tomates au monde, il n’y a rien à faire. Alors, le jeune garçon lit, grille quelques blondes en cachette et joue les durs avec les Blancs du coin, les Okies. Des familles pauvres qui ont quitté l’Oklahoma pour trouver du travail. Oscar devient le roi du ring, ou plutôt des terrains vagues coincés entre les voies ferrées. Il doit également castagner les Pochos, ces Mexicains de Californie qui n’apprécient guère leurs compatriotes. Très jeune, il comprend qu’il est différent, un paria à qui la vie ne fera aucun cadeau. Mais Oscar n’en démord pas. « Il voulait vraiment s’intégrer. Mon père était très actif, un peu idéaliste. Il participait à toutes sortes d’activités », résume Marco. Chez les scouts, il se fait des copains, apprend l’art de la branlette et découvre les plaisirs charnels. L’été, on fait du vélo, on joue au basket, on bécote les filles à l’ombre des arbres. Une jeunesse américaine sauce chicano pimentée.
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Après le lycée, le jeune homme s’engage dans l’US Air Force où il intègre la fanfare de la base. Une expérience chaotique pour l’apprenti libertaire qui n’hésite pas à se faire la belle pour écumer les bars de San Francisco. Alors que la guerre de Corée et son flot de linceuls étoilés se disputent les faveurs du ciel, il joue de la clarinette pour réconforter les troupes. Entre questionnement mystique et quête de soi, Oscar est envoyé au Panama ; il rejoint le 573e bataillon de l’Hamilton Air Force. Au milieu de la jungle, le Chicano devient missionnaire pour l’Église de la Convention baptiste du Sud. Un évangéliste « New Age » qui, grâce à une gouaille hors du commun, finit par convaincre les païens du coin. En juin 1956, Acosta est de retour aux États-Unis avec une démobilisation à la clé. Bingo ! Le garçon prend ses quartiers d’été à La Nouvelle– Orléans où il renoue avec sa passion pour les zincs sirupeux. Puis direction Los Angeles, avec une arrestation et quelques jobs en guise d’apéro. Sur les conseils de Betty, sa future femme avec laquelle il aura Marco en 1959, le jeune homme fait ses valises pour San Francisco en vue de suivre des cours de littérature et d’écriture.
« Il disait souvent qu’il aurait bien aimé piloter un hélicoptère pour balancer de la peinture verte sur la Maison Blanche. » Marco, fils d’Oscar Zeta Acosta La condescendance ethnique orchestrée par les beatniks à la peau pâle dresse un mur invisible entre les minorités et les WASP dominants. Oscar raille les hippies, les héros de la Beat Generation. Un ramassis de révoltés en préfabriqué qui n’ont pas vécu grand-chose hormis les remontrances de papa. Il leur préfère les grandes figures de la Lost Generation, comme Hemingway. Malgré sa soif de réussite, Oscar se heurte à la généralisation de cet état d’esprit. Comme le rappelle Héctor Calderón, professeur de littérature à UCLA et spécialiste de la culture latino : « Dans les années 60, les étudiants d’origine mexicaine étaient confrontés à un système éducatif qui les désavantageait. Pour ces jeunes issus de familles d’ouvriers, leur culture représentait un frein considérable. » Alors, le Bison lit beaucoup, enchaîne les boulots, joue les Don Juan des bas-fonds auprès de petites bourgeoises en quête d’acoquinement. La littérature devient un exutoire, une thérapie « Do It Yourself » pour le jeune Hispano qui entreprend d’écrire un roman. L’occasion pour lui de parler de sa vie de métèque au pays de la liberté. Il envoie son manuscrit aux éditions Doubleday qui, malgré la qualité du texte, selon l’un des directeurs, ne souhaitent pas le publier. Oscar décide de mettre sa carrière d’écrivain entre parenthèses. Pour autant, ce désir de reconnaissance, ce besoin vital de créer et de s’intégrer ne s’estompent pas et le poussent à reprendre le chemin de l’école. Il sera avocat…
A vocat commis d ’ office
Alors, Oscar se fait de la bile, souffre d’ulcères qu’il soigne à coup de Valium et de Stélazine. Son histoire avec Betty, sa première femme, tourne au vinaigre. Il faut dire que « c’était quelqu’un de très violent avec ma mère et les femmes en général », regrette son fils. Comme la fois où, flingue à la main, il a menacé de la tuer. Heureusement, « c’était une fille du Midwest, avec du caractère, qui lui a dit de le faire s’il avait des couilles » poursuit Marco. Évidemment, il n’a rien fait. « Je pense qu’il voulait être un bon père mais son travail comptait beaucoup, peut-être trop », admet le fiston. Puis sa secrétaire meurt d’un cancer. C’en est trop. L’assistant de la misère humaine tire un trait sur sa carrière d’avocat et prend la poudre d’escampette. Une fuite provisoire…
A u - delà de cette limite , votr E ticket n ' est plus valable Au lieu de suivre une thérapie comme l’aurait préféré son fils, Oscar choisit les paradis artificiels. Pour Marco, cette période ressemble « à la chute de l’Empire romain : après les excès et le faste de la drogue en l’occurrence, on tombe en ruine ». À bord de sa Plymouth 65, le loustic s’enfuit à tout berzingue. Direction le Nevada. Après, on verra. Les paysages désertiques défilent à vitesse grand V, comme les Budweiser qu’il essaime le long de la route. Sous amphétamines, la fatigue s’estompe tandis que la confiance revient au galop. Il roule trois jours sans dormir avant de prendre une belle blonde en stop. Il s’agit de Karin Wilmington, une amazone friquée dont la meilleure amie est mariée à un copain d’Oscar. Ces quelques semaines d’errance identitaire marquent un tournant dans la vie de l’apprenti contestataire. Il profite de ce road trip pour se rendre sur la tombe d’Hemingway, à Ketchum, dans l’Idaho. Il prend les fleurs de la tombe voisine pour honorer l’un de ses maîtres en littérature. Comme l’explique son fils, « Oscar et Hemingway ne se sont vraisemblablement pas connus, mais ils se ressemblaient. C’étaient des personnages de caractère, des hommes complexes. Mon père l'a beaucoup lu. »
Entre l’avocat et l’écrivain, le courant passe. Hunter S. Thompson semble s’intéresser au mouvement chicano qui pointe son nez. Acosta, lui, est attiré par le succès littéraire du journaliste. Ça se chambre, ça se jauge entre deux packs de bière et un trip sous mescaline. Pendant plusieurs jours, les deux compères se droguent et picolent, semant la pagaille dans la région. Affublé d’un maillot de bain hawaïen (qui deviendra une chemise dans le film Las Vegas Parano), Oscar joue le lieutenant de Hunter S. Thompson. Une manif hippie ? Ils s’y rendent illico, histoire de foutre le bordel et montrer à ces tignasses bouclées en patte d’eph’ qui sont les patrons. Des génies en marge de la société qui ont un sérieux penchant pour la subversion, la vraie. Selon ces enragés profondément engagés, la révolution passe par une certaine forme de violence. Dans le coffre du break de Thompson, on retrouve le kit du parfait « anar » : bombe artisanale, gaz lacrymogène, couteau de chasse, arbalète en émail et flèches en acier argenté… Pour son fils, « si Oscar était encore vivant, il aurait certainement rejoint une organisation terroriste ». Après une dernière course-poursuite avec les forces de l’ordre, Oscar décide de plier bagage. Avant de le quitter, Hunter lui touche un mot du mouvement chicano et lui parle notamment d’un certain Corky Gonzales. Un ancien boxeur d’origine mexicaine devenu poète et activiste politique… Thompson lui donne son numéro. C’est sûr, ils vont se revoir. L’aventure se poursuit à El Paso. Retour à la case départ. Faute d’argent, Oscar fait la plonge dans un boui-boui mexicain. Il enchaîne les petits boulots, côtoie les Indiens des montagnes aux visages burinés par le travail au soleil. Complètement déboussolé, Acosta appelle son frère qui le rencarde sur le « Brown Power », les revendications des Chicanos. Une émeute se prépare à Los Angeles. Cette nouvelle aux allures de prophétie lui fait l’effet d’un uppercut en pleine tronche. Il repart pour la Californie.
Point de vocation mais la volonté de prouver qu’il en a dans la calebasse. Direction la San Francisco Law School et cinq années de cours du soir. La journée, il gagne sa vie en gérant les basses besognes au sein de la rédaction du San Francisco Examiner. Pour tenir le coup, Oscar mise sur les amphétamines. Un carburant plus qu’une drogue ; à 2 dollars les 1 000 cachetons, l’entreprise s’avère plus que rentable ! « Mon père n’était pas véritablement un junky. C’était plus expérimental, quelque chose de classique dans la culture underground. Parfois, il m’expliquait ce qu’il prenait, l’effet que ça lui faisait », se souvient Marco. Diplôme en poche, Oscar intègre l’assistance juridique. Nous sommes en 1966. Lyndon B. Johnson multiplie les actions en faveur des plus défavorisés. Avec son programme « Great Society », le président des USA entend mener une véritable guerre contre la pauvreté : sécurité sociale, aide à l’éducation, soutien au mouvement des droits civiques. Des belles paroles du Congrès à la réalité de la rue, il y a un gouffre qu’Oscar mesure à longueur de journée. Assis derrière son bureau, il voit défiler les figurants de l’« American way of life » : mère contusionnée, quidam alcoolisé, Mexicain ostracisé, Afro-Américain opprimé… Les injonctions d’éloignement, les décharges de faillite, les saisies et les divorces rythment son quotidien. « Il essayait sincèrement de s’attaquer à la misère, d’aider les plus démunis », reconnaît Marco. Oscar ne manque pas de cœur, mais le combat semble perdu d’avance. Face à lui, l’État californien, les avocats privés en costume trois pièces, les créanciers qui vendent du rêve aux affamés. Rien de neuf sous le soleil.
La balade sauvage se poursuit dans le Colorado, au milieu des Rocheuses. C’est dans un petit bled paumé qu’il fait la connaissance de Hunter S. Thompson par l’intermédiaire de l’auto-stoppeuse. Le père du journalisme gonzo commence à être connu. Il a déjà publié un livre sur les Hell’s Angels et écrit régulièrement pour le New York Times Magazine, Esquire… 24
Photo de gauche et photo du haut : Oscar Zeta Acosta lors d'une conférence, Los Angeles, 1973. Photos du bas : Delia Varela & Oscar Zeta Acosta, Los Angeles, 1973.
6 8 , ann é e hispani q ue Ni Mexicain, ni Américain, Acosta se sent plus que jamais Chicano. À East L.A., au milieu de ses semblables et des odeurs de tortilla, il devient l’avocat des « bouffeurs de guacamole ». Pour ces Indiens de l’Aztlan, spoliés de leurs terres par l’Oncle Sam, l’injustice et la misère se vivent au quotidien. « Le mouvement chicano était principalement porté par la classe ouvrière et les enfants dont les parents avaient émigré aux USA à la suite de la révolution mexicaine de 1910 » résume Héctor Calderón. Sur fond de tensions raciales et de violences policières, Oscar se rapproche des Brown Berets qui multiplient les actions coups de poing. Comme le jour où ils mettent le feu à l’hôtel Biltmore durant une visite du gouverneur de Californie, un certain Ronald Reagan. Moins connu que les Black Panthers, le mouvement chicano est pourtant considéré comme l’un des plus violents de la fin des années 60. Une philosophie qui correspond parfaitement au caractère bien trempé d’Oscar, comme en atteste son fils : « Il était très radical et ses méthodes étaient extrêmes. Par exemple, il disait souvent qu’il aurait bien aimé piloter un hélicoptère pour balancer de la peinture verte (couleur du guacamole, ndlr) sur la Maison Blanche. » Extrême mais pas dénué d’humour. De l’occupation d’une église à l’étrange suicide d’un jeune Chicano dans un poste de police, Oscar est sur tous les fronts. Entouré des agitateurs de l’époque, tels César Chávez et Corky Gonzales, l’avocat multiplie les actions en justice et gagne l’estime des siens. Il n’hésite pas à faire citer soixante-dix juges comme témoins. Il en profite pour les confronter à ce racisme institutionnel dont il les accuse.
« Il était furieux. Il avait le sentiment que Thompson lui avait volé ses mots, son style, une part de sa vie. » Alan Rinzler, éditeur d’Oscar Zeta Acosta
En 1970, il se présente à l’élection de shérif du comté de Los Angeles avec pour projet de supprimer le LAPD. Tout dans la démesure. Pendant la campagne, il fera quelques jours de prison. À la surprise générale, Acosta récolte plus de 100 000 voix. Une popularité grandissante qui ne réjouit pas tout le monde, à commencer par les autorités locales. Le FBI le suspecte également d’être lié au Front de Libération Chicano, soupçonné d’avoir posé plusieurs bombes artisanales. Malgré les protestations de son exfemme, il emmène Marco au milieu des manifestants. « Il était très honnête avec moi et n’hésitait pas à me dire que ça pouvait mal tourner. Mais je ne me suis jamais senti en insécurité. » L’avocat-activiste écrit régulièrement dans les colonnes de La Raza, où il parle de ses procès mais également des limites du système judiciaire californien. Un engagement total qui ne met pourtant pas fin au racisme latent d’une société gouvernée par l’Amérique blanche. Été 1970, le journaliste Rubén Salazar est assassiné par la police durant la marche du Chicano Moratorium contre la Guerre du Viêt Nam. Comble de l’ironie, « Oscar ne parlait pas l’espagnol, il en était incapable », se rappelle son éditeur Alan Rinzler. Un paradoxe de plus qui ne l’empêchera pas d’accéder au Panthéon des grands Latinos. Pour Héctor Calderón, Oscar « est l’une des légendes du mouvement chicano ». Aujourd’hui encore, la jeune génération entretient le mythe, à l’image du groupe de rap Brown Buffalo originaire du quartier de Fruitvale, à Oakland, et de la compagnie de théâtre Angels, qui a produit une pièce inspirée de sa vie. Forest Whitaker et d'autres ont essayé, en vain, de réaliser un film inspiré de La Révolte des Cafards. Mais jusqu'à présent rien ne s'est réalisé.
L a B ê te et les L ettres Une légende qui doit beaucoup à son talent d’écrivain et ses deux romans, Mémoires d’un Bison puis La Révolte des Cafards. Oscar retrouve Hunter S. Thompson pour un trip expérimental et artistique sous le soleil de Las Vegas. Le journaliste doit couvrir la Mint 400, une course de moto dans le désert du Nevada. Au menu, « mescaline, acide-buvard carabiné, cocaïne et une galaxie complète et multicolore de remontants, tranquillisants, hurlants, désopilants », saupoudrés d’une touche de journalisme gonzo. Ou l’art de l’enquête version ultrasubjective. L’occasion d’aborder le désenchantement du rêve américain, d’ébranler les valeurs de l’Amérique puritaine. À l’origine simple commande du magazine Rolling Stone, le papier devient un livre publié en 1972. Là encore, le flou artistique règne. Oscar exige des droits de co-auteur, estimant avoir largement contribué à la genèse du roman. Alan Rinzler, vice-président de la branche édition de Rolling Stone, se souvient : « Il était furieux. Il avait le sentiment que Thompson lui avait volé ses mots, son style, une part de sa vie. Il voulait être payé, mais évidemment Hunter a refusé. » De plus, il n’apprécie guère la façon dont il est décrit dans le livre, à savoir un lascar bedonnant d’origine polynésienne. Le roman devient l’un des chefs-d’œuvre du nouveau journalisme. Nicholson puis Scorsese voudront l’adapter. Mais il faudra attendre 1998, avec Johnny Depp dans le rôle de Thompson et Benicio del Toro dans celui d’Oscar. Malgré cette brouille d’ego, les deux compères resteront très proches, comme en atteste leur extraordinaire correspondance (la plupart de ces lettres sont entre les mains de Johnny Depp, fidèle de Thompson). Alan Rinzler appelle Oscar. L’éditeur veut le rencontrer. « C’était vraiment un chouette type. Je lui ai demandé pourquoi il n’écrirait pas son propre livre. Au début il était réticent, mais ça a marché. » Acosta se remet à l’écriture. Exit le personnage fantasque, les drogues et l’alcool. Il prend la littérature très au sérieux. « Mon père séparait vraiment la drogue de son job. Quand il écrivait, il se levait très tôt, faisait du sport et travaillait pendant dix heures d’affilée » se souvient Marco. 25
Il sera question de sa vie, de ses engagements et du racisme que subit la minorité latino. Ces réflexions donneront naissance à deux romans autobiographiques qui, aujourd’hui encore, font la fierté d’Alan Rinzler : « On était vraiment très contents du boulot accompli. Tant sur le style incomparable d’Oscar que sur le soin apporté à l’esthétique de l’édition. » À l’instar de Hunter S. Thompson, Oscar prend le parti d’écrire de façon instinctive, quasi animale, typique du journalisme gonzo. Mais, contrairement à son collègue, « la prose d’Oscar était beaucoup plus engagée et orientée par des interrogations sur son identité et ses origines ethniques », tient à souligner Héctor Calderón. Mémoires d’un Bison et La Révolte des Cafards seront publiés par Straight Arrow Press en 1972 et 1973.
A vant q ue ne sonne le glas Le bonhomme ne fait rien comme tout le monde. Mourir ou faire le mort. Il choisit le mystère. 1974. Oscar est au Mexique, dans la ville de Mazatlán, sur la côte ouest, avant de disparaître des écrans radars. Son fils est le dernier à l’entendre : « Je suis sur un bateau avec une belle pelletée de drogue. Je reviens bientôt. Prends soin de toi. » Et voilà pour la fin d’un homme et d’un père qui, espère Marco, « est mort sans souffrir ». Un Hemingway de East L.A. qui, bon gré mal gré, a entretenu son propre mythe. Un aspirant américain de Riverbank, pétri de complexes et de certitudes, brut de décoffrage. Assassinat, suicide, complot politique… La fin d’Oscar ressemble à sa vie. Le meilleur, le pire, la brute et le soupçon. 1975. Hunter S. Thompson fait appel à un détective. Quelques semaines plus tard, la nouvelle tombe : « Il a été tué et balancé d’un bateau », explique Alan Rinzler. Aucune preuve, on ne saura jamais. Le mythe est là. Pour conclure, les derniers mots de Marco, à l’occasion de notre interview, se suffisent à eux-mêmes : « I hope the French public will have a better idea of this complicated personality. If the French understand and created Voltaire, Flaubert, George Sand and René Descartes, they no doubt will understand Oscar, this Mexican maniac and pugilistic Beast. »
P I G A L L E S E X I N T H E C I T Y Pigalle s’est forgé une image sulfureuse au fil du temps, notamment depuis les années 70 et l’arrivée massive des sex-shops et autres établissements érotiques. Aujourd’hui, la donne a changé et cet endroit mythique de la capitale semble perdre l’aura dont il bénéficiait il n’y a pas si longtemps. Balade chez ces commerçants ordinaires qui ont fait des vibromasseurs et du poppers leur gagne-pain.
Texte de Terence Bikoumou Photos de Lenie Hadjiyianni
I nternet l ’ a mise profond Les couloirs du sous-sol de la boutique sont obscurs, comme pour mieux s’acclimater à l’ambiance. Il n’y a aucune odeur particulière, ni de celles que l’on jugerait mauvaises, ni de celles que l’on jugerait bonnes. Plusieurs portes se confondent dans ce dédale. Certaines sont ouvertes, laissant entrevoir des cabines aux allures de Photomaton, et d’autres, déjà closes. Après un instant d’hésitation, le choix s’arrête enfin sur une pièce. Mauvaise pioche. Il manque à celle-ci la dernière assurance d’intimité qu’il puisse rester dans un tel endroit : une serrure et un verrou. Ce sera finalement celle d’à côté. Il suffit d’un minuscule tour de tête pour finir d’observer ce curieux endroit : une cabine sous-éclairée d’une superficie d’un double mètre carré, assez pour sentir le poids des années sur le décor, une plaque métallique remplie d’inscriptions scabreuses (« Si vous voulez vous faire sucer et baiser, et j’avale le sperme si belle bite »), un fauteuil en cuir noir entièrement usé par le nombre de postérieurs qui s’y sont posés. Le rouleau de papier toilette, installé sur la gauche du siège, est le seul élément neuf et encore immaculé. Une fois installé, il ne reste qu’à introduire une pièce de 2 euros pour avoir droit aux dix minutes de luxure promises. Le peu de lumière s’estompe alors pour laisser place aux images d’un petit poste télé. En partenaire indispensable de cet instant onaniste, la télécommande encastrée sur le mur permet de zapper sur la trentaine de canaux disponibles. Ce zapping hétérogène est la preuve, s’il en est besoin, de la variété du porno : de la production d’Europe de l’Est au gonzo américain, en passant par le film vintage français, scènes solistes ou gays, tout y est ou presque.
Ces cabines, on peut encore les trouver dans les soussols de certains établissements bordant les deux cotés du boulevard de Clichy, ligne fictive délimitant les XVIIIe et IXe arrondissements parisiens. L’endroit où depuis les années 20 ont fleuri maisons closes, cabarets, hôtels de passe, boîtes privées, bordels, baraques de striptease et bars à hôtesses. Naturellement, la révolution sexuelle fera apparaître dans les 70's de nombreux commerces érotiques, comme les premiers cinémas pornos, les live shows, puis multipliera les salons de massage et les sexshops. Aujourd’hui, plus de peep-shows, ni de bordels, et quasiment plus de cinémas pornos : le paysage a incontestablement changé depuis plusieurs années. Beaucoup ont fermé leurs portes et le boulevard, autrefois truffé de ce genre de lieux, laisse aujourd’hui place à d’autres devantures moins folkloriques. Si le précepte qui dit que le sexe vend toujours reste vrai et indémodable, il ne vend plus autant qu’avant au sein du quartier de Pigalle. Une bonne partie de ce changement est due à Internet, qui a contribué à sa démocratisation et bouleversé les habitudes de consommation. Après cette déferlante causée par la Toile, ceux qui n’ont pas mis la clé sous la porte se sont adaptés. C’est le cas de Jacky, propriétaire de deux commerces sur le boulevard : Souvenirs Sexy et Love Shop. Pour celui qui a passé vingt années de sa vie dans ces boutiques, après s’être détourné d’une carrière musicale, le constat est clair : « Quand Internet est véritablement arrivé sur le marché, il y a septhuit ans, l’impact a été assez lourd sur nos ventes comme sur notre fréquentation. 27
En plus, les produits du Net étaient souvent moins chers, il valait mieux s’aligner, sinon on était cuit. Il y a pas mal de boutiques qui ont fermé à cause de ça. » Pour les siennes, le salut est venu de la baisse de ses tarifs, mais aussi de sa spécialité maison, les gadgets érotiques et humoristiques. L’autre élément qui a rééquilibré la balance financière est le service et l’expertise apportés aux clients, la possibilité pour eux de pouvoir toucher et tester des produits qui auront un usage intime, avant de les acheter. À Souvenirs Sexy, les objets les plus chers sont des vibromasseurs et des poupées gonflables sophistiquées, pouvant coûter jusqu’à 300 euros. Même s’il reste encore un best-seller du magasin, lointaine est l’époque du canard vibrant qui camouflait son objectif sous les traits d’un jouet pour enfant. Même avenue, univers différent, lorsque l’on passe les deux rideaux rouges du sex-shop de Philippe. Ici, l’ambiance est tout autre : pas de vitrine, à l’intérieur la lumière déprimée obscurcit une décoration déjà minimaliste. Le lieu ne ment pas. Quand on rentre ici, on sait à quoi s’attendre. Gérant de la boutique depuis une douzaine d’années, Philippe dirige un des derniers sexshops à l’ancienne du boulevard, ceux qui proposent une atmosphère glauque où les femmes n’entrent presque jamais. Ce climat lui permet de fidéliser sa clientèle, soucieuse de rester à l’abri des yeux indiscrets et nostalgique du décor authentique du sex-shop. L’espace de vente de la petite boutique est rempli par les étalages de DVD de toutes sortes, laissant peu de place aux autres produits. À l’étage se trouve une salle de projection X.
Dans ce petit cinéma vétuste se rendent essentiellement des habitués, des pères de famille qui ne peuvent se permettre de regarder du porno dans leur foyer, des curieux à la recherche d’une bonne rencontre. D’autres viennent assouvir des envies (porno gay, fétichisme, masochisme…) qui pourraient être perçues par leur conjointe comme une déviance sexuelle. Un billet de 10 euros donne droit à un ticket d’entrée valable toute la journée dans une salle obscure abritant une dizaine de bancs en bois aux dossiers assez grands pour assurer la discrétion de chacun. « Quand il n'est pas seul, le client peut choisir ce qu’il veut voir, à condition que le film soit hétéro pour qu’il puisse être regardé par tout le monde », précise Philippe. Ce trentenaire est arrivé après les débuts d’Internet mais a néanmoins été témoin des dégâts que cela a causé sur son commerce. L’exemple le plus parlant reste le DVD, médium sacré du film porno avant l’invasion des nombreuses extensions de formats vidéos numériques — .avi, .mkv, .mp4, .H264, etc. — qui ont envahi nos disques durs. Selon Philippe, si la baisse des revenus de Pigalle serait environ de 60 % depuis ses débuts, les ventes de DVD auraient, elles, dégringolé de 90 % dans son magasin sur la même période.
« Le client peut choisir ce qu’il veut voir, à condition que le film soit hétéro pour qu’il puisse être REGARDé par tout le monde. » Phillippe, propriétaire de SEX shop Aux grands maux, aucun remède. Malgré ce contexte défavorable, la boutique jouit d’une force : ses habitués. « Nous sommes ouverts depuis pas mal d’années, on a donc développé une clientèle régulière, très fidèle. On tourne assez bien avec elle, donc, pour l’instant, on ne fera aucun changement sur notre disposition ou notre déco. Quand on verra qu’elle partira, là, nous serons obligés de changer », analyse l’entrepreneur. Aujourd’hui, les produits aphrodisiaques, comme le poppers (sa meilleure vente) et le cinéma (30 % de la recette journalière), lui permettent de renflouer les caisses. Logiquement, certains ont tenté de dompter cette vague du Web. Ceux qui ont essayé d’ouvrir une boutique en ligne se sont confrontés aux exigences de la Toile. Monter un site Internet, qui plus est un e-shop, nécessite des compétences spécifiques que les petits maga-
sins — qui comptent entre deux ou trois employés au maximum — ne peuvent sous-traiter faute de moyens financiers. À l’aide d’un ami informaticien, Philippe a tenté l’expérience il y a quelques années pour profiter du phénomène. Le projet s’est vite arrêté, quasiment au moment de sa mise en ligne : « On a essayé, mais c’était un peu compliqué, donc on a lâché l’affaire. D’autres l’ont fait, mais ça ne marche pas vraiment car les fournisseurs ont plus de possibilités que nous. Ils ont créé de beaux sites, ils ont les moyens de les promouvoir. Nous, on n’apparaîtrait pas sur Google. Nous n’avons pas les financements pour avoir un bon référencement ou faire de la pub radio. Il faut vraiment avoir un budget appréciable pour investir sur Internet. À moins d’avoir 200 000 euros à mettre, même plus, ça ne sert à rien. » Malgré ça, les deux protagonistes puisent leur motivation prioritairement dans l’aspect économique. Liés à leur boutique par leur longévité sur le marché, ils reconnaissent que cela reste tout de même une source de confort financier : « C’est un bon moyen de gagner sa vie. Et même si je faisais autre chose, tous les secteurs sont un peu difficiles aujourd’hui. Pour l’instant, ça marche très bien, si un jour je gagnais moins bien ma vie, je ferais autre chose », confie Philippe. Jacky, de son côté, revendique son amour pour la profession : « Ça me plaît ! Ce n’était pas du tout mon domaine de prédilection, mais ça m’a passionné et j’ai développé ce commerce à ma manière. À partir du moment où vous travaillez dans un secteur qui vous plaît et que vous arrivez à vous en sortir, autant ne pas prendre de risques. À moins d’être hyper-blindé et de faire dans l’immobilier ; quand on est commerçant comme moi, on sait ce qu’on a, mais on ne sait pas où on va si on bouge. Ce n’est pas évident du tout. »
P aris retire son cache - sexe Baisons heureux, baisons cachés. Un dicton qui, s’il existait, ne serait plus aussi vrai de nos jours. Ceux qui squattaient les rayons de VideoFutur à l’affût du dernier Clara Morgane, qui se délectaient des pages de la saga SAS, ou qui attendaient avec impatience le premier samedi du mois, se retrouvent tous aujourd’hui devant leur écran d’ordinateur. Avec la fibre optique, le Web donne accès à une multitude de services substituant les obsolètes méthodes d’excitation d’antan. Webcam,
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Video On Demand, Tubes (plateformes hébergeant des vidéos, tels YouPorn ou Xhamster), téléchargement en « torrent », « download direct » ou en « peer-to-peer », streaming… Tous ces moyens ont ouvert d’autres portes et, par la même occasion, permis une nouvelle libération des normes sexuelles qui se propagent de l’écume d’Internet à nos rues. Pigalle ne fait pas exception à ce changement. Il y a une quinzaine d’années, à côté des établissements classiques s’est développée une nouvelle race de magasins : les lovestores. Plus aseptisés, ces nouveaux sex-shops sont destinés à attirer une nouvelle clientèle, portée par davantage de femmes et de couples. Les Cocottes représente ces espaces d’un nouveau genre. Situé au bout du boulevard de Clichy, c’est l’un des shops d’un ensemble de huit boutiques appartenant au même propriétaire. Pas de rideaux rouges, de lumière tamisée ou de grands visuels obscènes. Ici, élégance et transparence sont de mise. La devanture est une vitrine claire, l’intérieur est sophistiqué et la personne qui gère le magasin est… une femme. Arrivée en 2001 pour remplacer temporairement une amie en boutique, Imen s’y installe définitivement pour en devenir responsable. C’est avec un grand sourire et à bras ouverts que la brunette accueille chacun de ses clients. Naturellement chaleureuse, la quadra dirige Les Cocottes comme elle aurait géré un restaurant, une épicerie ou un magasin de bricolage. Dans ce commerce, on fait dans l’attrayant et le positionnement est politiquement correct. Vous ne trouverez là-bas aucune cabine de visionnage de films pornos et d’étalages de DVD : « On ne fait pas de cabines ici, parce que cela correspond à une autre clientèle, et on n’en veut pas. Nous sommes dans un lovestore, il y a plus de vêtements que d’outils, et le peu que l’on aura sera esthétique. Par exemple, nos vibros ne ressemblent pas à des pénis. Si une gamine de 15 ou 16 ans entre, elle ne sera pas heurtée. Elle verra des petits lapins, des souris, des choses mignonnes… » détaille-t-elle dans le débit rapide et continu qui la caractérise. Soucieuse du respect des passants, Imen n’expose aucun produit « sensible » en vitrine, préférant les ranger au sous-sol. Les consommateurs des Cocottes ne ressemblent en rien à ceux d’un sex-shop classique. Sa spécificité repose sur une forte base de transformistes — la moitié des acheteurs — qui apprécient la qualité des tenues et des sous-vêtements proposés par la boutique. Le reste de la
clientèle sont des femmes, célibataires ou en couple, des gens du monde du spectacle et des touristes. Ses clients, elle met un point d’honneur à les servir de la façon la plus honnête possible, ce qui lui vaut de bonnes expériences : « J’ai eu un couple de garçons. L’un des deux est allé attendre l’autre à une terrasse de café. Celui qui est resté m’a dit : " Écoutez, j’ai envie d’être en femme, c’est un vœu de mon chéri, habillez-moi. " Alors je l’ai habillé en vinyle avec des escarpins, je lui ai mis du vernis et du rouge à lèvres, il était magnifique. Il a laissé son sac et ses affaires pour aller devant la terrasse, et il est revenu. Je lui ai demandé : " Ça ne va pas ? ", et il m’a répondu, ému : " Tu te rends compte, Jean-Marc ne m’a même pas reconnu quand je marchais devant lui ! " C’était un beau compliment », raconte-t-elle fièrement. Contrairement aux établissements précédents, rien n’a changé, ou presque, depuis l’arrivée d’Internet. Imen, qui se décrit elle-même comme une « analphabète du Net », reste dubitative face à l’impact du Web sur ses ventes. Pour elle, la cause de la baisse de son chiffre d’affaires est un dommage collatéral de la crise économique qui touche ses clients français. La responsable évoque également une concurrence accrue, au sein du quartier comme en dehors.
« Nos vibros ne ressemblent pas à des pénis. Si une gamine de 15 ou 16 ans entre, elle ne sera pas heurtée. Elle verra des petits lapins, des souris, des choses mignonnes. » Imen, gérante chez Les Cocottes
Cette concurrence décomplexée se trouve désormais dans beaucoup d’arrondissements parisiens avec l’invasion de ce type de commerces. C’est ainsi que des chaînes comme les boutiques Passage du Désir — qui se revendiquent « première marque dédiée au développement durable du couple » — ont vu le jour à Châtelet ou dans le Marais. L’invention du concept du lovestore et son implantation dans des quartiers traditionnels sont à créditer à Richard Fahl, fondateur et dirigeant de la société Concorde, leader dans ce secteur depuis de nombreuses années. Une idée conçue pour banaliser le sexe et le rendre plus accessible. « Un de mes clients avait fait une commande par correspondance, il habitait au 133 rue, Saint-Denis, à Paris, il y avait un sexshop juste en dessous de chez lui. Ça m’a donné l’idée d’établir un petit questionnaire et, à partir de là, ce monsieur m’a répondu qu’il n’oserait pas rentrer dans un sex-shop. J’ai demandé ensuite aux femmes, minoritaires à l’époque, qui m’ont répondu qu’elles aimeraient des boutiques plus glamour et plus féminines », se remémore le chef d’entreprise. Il prendra donc le parti de créer des magasins en dehors des quartiers rouges comme Pigalle ou la rue Saint-Denis. Dans le business depuis l’âge de 19 ans, ce self-made-man assumé s’est établi au cours des décennies une réputation de roi du porno en France. Une success-story qui a failli se terminer à 40 ans, lorsqu’il a dû déposer le bilan, criblé de dettes à cause de l’État qui ne voyait pas son business d’un bon œil. Aujourd’hui, Richard Fahl est aux commandes d’un empire à trois têtes comprenant la fonction de fournisseur, de détaillant et de vente sur Internet. Une activité que la société a embrassée sur le tard, l’impact de ce nouveau médium ayant été sous-estimé au départ, de l'aveu de son patron : « Comme toutes les grosses entreprises bien implantées, on a un peu négligé Internet au début. Pour être franc, je n’y croyais pas. Pour moi, le virtuel ne tenait pas la route. On s’est rendu compte de notre erreur, mais il a fallu trois-quatre ans pour cela, plus deux-trois ans pour savoir comment ça fonctionnait. Pendant ce temps-là, il y a eu des petits jeunes nés avec Internet qui ont gagné beaucoup de sous, dans 29
les débuts, les années les plus fructueuses. » Maintenant, le marché virtuel n’est plus aussi rentable qu’autrefois. Notamment à cause de la dictature Google qui oblige les entreprises à payer des sommes faramineuses — environ 100 000 euros par mois pour Concorde — pour pouvoir être bien référencées sur le moteur de recherche dominateur. Même si Concorde peut voir venir la concurrence des nouveaux acteurs du marché, rester dans le vert est un combat quotidien. Après avoir connu des bilans financiers déficitaires ces dernières années, la société recommence à gagner de l’argent depuis un an grâce à l’équilibre trouvé entre ses différents rôles. Loin d’être pessimiste, son président voit l’économie du sexe encore rentable, malgré la multiplication des protagonistes : « Il y a de la place pour tout le monde, simplement le métier est beaucoup plus dur qu’avant. C’est devenu une industrie physique où il faut être attentif à ce que l’on fait. Il y a quelques années on n’avait pas besoin de savoir compter pour gagner de l’argent. »
S exe un jour , sexe toujours Alors qu’il n’y aurait plus que deux cents sex-shops en France en 2015, le nombre de loveshops continue d’augmenter pour atteindre aujourd’hui quelques milliers. Une tendance qui vaut également pour le quartier de Pigalle, où supermarchés et autres boutiques « nouvelle génération » ont pris le pas sur les petits établissements. Richard Fahl, toujours à l’affût de ce qui se passe de nouveau dans le monde du sexe, est convaincu qu’aujourd’hui ce sont les femmes qui poussent majoritairement les portes des lovestores. Pour lui, elles assument complètement l’utilisation de leurs achats, quand beaucoup d’hommes justifient leur présence par des mensonges impliquant une tierce personne. Le cadeau ou l’achat fait pour un ami semble être le joker universel. Une timidité, ou une hypocrisie masculine corroborée par l’anecdote humoristique et pathétique d’un autre gérant de sex-shop, « Monsieur H ». « À mes débuts dans le métier, je souhaitais faire un emprunt à la banque pour m’aider. Ma demande a été fermement rejetée par mon conseiller de l’époque, car il prétextait que travailler dans le sexe n’était pas un domaine "valable". Ma surprise a été plus que grande quand, quelque temps plus tard, il s’est retrouvé dans mon magasin pour acheter de quoi satisfaire sa femme. Il n’a pas osé me regarder en face au moment de payer. » Dans son établissement, également situé sur le boulevard de Clichy, les transactions sont télépathiques. L’habitué passe le plus souvent le seuil de la porte d’entrée sans salutations, forme de politesse qui semble tout à coup superflu dans ce cadre. C’est ensuite que l’unique instant d’interaction se produit : deux mains se rencontrent, l’une tenant un billet, l’autre un petit ticket jaune servant de sésame pour entrer dans les salles de visionnage du sous-sol. Après « consommation », c’est toujours sans un mot que les clients sortent du magasin. Parfois honteuse dans les cabines, décomplexée avec les lovestores et incontrôlable avec Internet, la consommation du sexe est partout. Comme avec la numérisation des journaux, le streaming musical et la vidéo à la demande, l’industrie du sexe doit aussi s’adapter. En bon visionnaire, Richard Fahl continue de réfléchir aux choses qui feront vibrer le marché de demain : « Aujourd’hui, le métier est devenu plus intéressant sur un plan artistique, car plus riche intellectuellement, mais beaucoup moins sur le plan financier. Il y aura d’autres étapes, c’est certain, je l’ai déjà vécu dans ce métier. Le virtuel, les orgasmes informatiques… Il y aura toujours quelque chose. »
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VUE DE CO U PLE S é rie M ode
Photos : Thierry Ambraisse — Style : Pablo Attal
Direction Artistique : Arthur Oriol Production : Caroline Travers
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Modèle : Alyssa Delor Maquillage : Margaux Jalouzot
On e d ay in 1 9 9 1 combat de nerds entre S teve J obs et B ill G ates
Texte de Raïda Hamadi
Steve Jobs prend le prochain assaut et attaque là où le bât du géant Microsoft blesse : le jeu de la concurrence. Si Gates affirme qu’il n’y a pas d’imperfections sur le marché concurrentiel de l’informatique, Jobs pose la question : « Comment se fait-il alors que personne ne soit entré avec réussite en compétition avec vous ? Je ne suis pas en train d’accuser Microsoft. Je ne dis même pas que c’est nécessairement une mauvaise chose. Je pense juste que c’est un contraste intéressant. » Gates se froisse alors : « Est-ce que tu sous-entends qu’il y a quelque chose de mal dans notre popularité ? »
L’histoire qui unit Steve Jobs et Bill Gates est pavée de trahisons, de compétition féroce et d’une rivalité sans cessation. Au cours des années 70, ce duo est érigé en icône d’une génération jeune qui innove dans un secteur informatique encore balbutiant. Deux visionnaires qui quittent l’université sans diplôme pour fonder deux entreprises déjà pressenties comme des jalons importants de l’avenir du high-tech. Deux symboles du futur.
Touché, il reprend la main avec la question suivante : « Quel futur pour IBM et Apple ? Que pensez-vous de leur récente décision de collaborer ensemble sur des logiciels PC ? » L’occasion de s’attaquer aux bébés de Jobs. « Apple se sent-il si mal à propos de son travail que l'entreprise a eu besoin de faire ça ? » Il passe ensuite à NeXT : « Si IBM avait déjà une licence pour ton programme NextStep, pourquoi sont-ils allés vers Apple plutôt que d’aller te voir toi et d’étendre cette licence ? » C’est là que les deux chefs d’entreprise trouvent finalement un terrain d’entente, ou plutôt un « rival » commun : le géant IBM avec qui ils ont des relations tendues en 1991. Ils finiront même, pour un court laps de temps, par travailler ensemble pour relever Apple, dont Steve Jobs reprendra la tête.
En 1991, leur aura de génie précoce est évincée par une trentaine bien sonnée. Il ne reste que deux grands esprits et les premiers chapitres clos de l’histoire de leurs empires. Pour Steve Jobs, c’est l’interlude de son aventure Apple, la boîte qu’il a créée et dont il a été renvoyé après la montée fulgurante de Microsoft. Une prise de pouvoir qui s’opère après l’intégration de Bill Gates dans l’équipe d’Apple, justement. Là, le jeune homme décèlera les secrets du Macintosh et de sa souris, l’ordinateur le plus innovant et grand public. Cette année-là, Gates est déjà l'un des hommes les plus riches du monde, avec une fortune estimée à 4 milliards de dollars, et Windows est intégré dans 97 % des ordinateurs construits dans le parc informatique. Quant à Jobs, il continue d’innover avec sa société NeXT en matière de software, toujours plus simple d’utilisation. Mais face à l’écrasante présence de Windows sur le marché, il ne peut plus lutter.
C’est cela qui caractérise vraiment la relation Steve-Bill : deux rivaux en affaires unis par une même passion, qui se retrouvent à la tête d’une course dont les autres participants ont finalement une belle dizaine d’années de retard. De quoi laisser aux deux leaders le temps de sympathiser, d’échanger leur vision, tout en essayant de se distancer l’un l’autre. Mais si on ne dit pas qui a finalement gagné la course, le dernier mot aura toujours échappé au génie de Bill Gates au profit de l’ego de Steve Jobs. Il l’aura d’ailleurs encore une fois ce jour-là : « Je continue de penser que 10 millions d’utilisateurs du PC utilisent à tort un ordinateur qui est loin d’être aussi bon qu’il le devrait. »
À la fin du mois de juillet 1991, le magazine Fortune réunit le duo pour une interview exclusive à un moment charnière. Ils ne sont plus les symboles d'une jeunesse géniale et doivent maintenant s’installer comme des patrons crédibles. Si les deux protagonistes affirment haut et fort que leur amitié reste intacte malgré la violence de leur concurrence, chacun accepte l’invitation du magazine avec une idée en tête. Jobs cherche à convaincre Gates de développer des programmes pour l’ordinateur NeXT : un argument de taille pour la vente de la machine. Ce dernier, quant à lui, poursuivi par Apple pour espionnage industriel, espère en savoir plus sur l’origine des machines de la pomme. C’est en tout cas ce qu’affirme Fortune en introduction à son entretien. C’est dans la maison de Steve Jobs, à Palo Alto, en Californie, qu’a lieu cette rencontre ponctuée par les questions du journaliste Brenton Schlender. Dans ces échanges pleins de sarcasmes, l’animosité est comme une cendre encore chaude enfouie sous un tas de paille. Un rien semblerait suffire à l’embraser. Dès les premières questions, les piques sont lancés entre les amis-ennemis. Quand Schlender évoque l’apparition du PC, dix ans plus tôt, Steve Jobs se remémore l’excitation chez Apple alors qu’ils vendaient chaque jour plus de machines qu’IBM n’en avait construites, finissant par rappeler que ces derniers n’ont pas inventé le PC. À Bill Gates de rebondir et de souligner que, contrairement à ce que beaucoup croient, Apple ne l’a pas fait non plus.
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INTERVIEW
Michèle Lamy « S i j e n ’ a i p a s un e h ist o i r e à r a c o nt e r , q u e l q u ’ un v a v e ni r m e c o up e r l a g o r g e . »
Michèle Lamy perpétue les traits de Shéhérazade. Comme elle, elle ne peut s’empêcher d’être créative où qu’elle soit, mais surtout, comme elle, elle a toujours une belle histoire à raconter pour tenir en haleine un auditoire suspendu à ses lèvres. Aujourd’hui désignée comme muse de Rick Owens, la vie de cette entrepreneuse recèle de mille et une rencontres, expériences, escapades, originalités et anecdotes. Cela débute par l’endroit de notre entretien, la salle de boxe où elle s’entraîne.
Propos recueillis par Julien Bihan Photos de Thierry Ambraisse
À quel moment avez-vous commencé à faire de la boxe ? J’ai commencé il y a très longtemps, à Los Angeles, j’allais dans un endroit qui s’appelait The Wild Card Boxing Club. C’était extraordinaire parce que j’y étais la seule touriste ; ils ne savaient pas pourquoi j’étais là, ce que je faisais. Ils m’appelaient « Frenchy ». Au départ, je m’y suis mise car j’avais une jambe cassée avec laquelle j’ai vécu longtemps avant de vouloir me faire soigner. Je ne pouvais pas courir en avant, d’où mon choix de faire de la boxe. J’ai adoré être là-bas, j’ai découvert un peu qui j’étais. J’y ai connu James Toney, un champion du monde des poids moyens, qui s’entraînait. Enfin, là-bas tout le monde est « champ » aussi.
Vos parents sont d’anciens résistants, c’est ça ? Oui, c’est ça, mes parents sont Jurassiens de souche, avec une dégaine juste comme la mienne.
« Regardez sur Internet, vous pouvez même lire que je suis née en Algérie. C’est vrai que j’ai plus la gueule d’une Algérienne que d’une Jurassienne. »
Vous ne pouvez plus vous en passer depuis ? Ce n’est pas que je ne peux pas m’en passer, mais il y a quelque chose. C’est comme les échecs, cette façon d’arriver à se concentrer et à analyser. Je suis très mauvaise làdedans, c’est quand même extrêmement difficile. C’est vraiment un effort incroyable, une tension incroyable. Certains voient la boxe comme une tuerie, mais en réalité c’est plutôt de la danse. Mohamed Ali est une grande idole pour moi. « Anyway ».
Quels souvenirs gardez-vous de votre enfance ? Eh bien, j’ai gardé de fantastiques souvenirs d’avoir été en pension, d’avoir été dans les Alpes, d’avoir fait beaucoup de montagne, d’être déjà allée un peu partout. Je crois qu’il s’est passé quelque chose, j’ai dû m’imprégner je ne sais comment des Mille et une Nuits. Je pense que si je n’ai pas une histoire à raconter, quelqu’un va venir me couper la gorge. Alors je suis partie, mais ça, c’est dans le subconscient.
Vous parlez de Los Angeles, mais initialement vous êtes du Jura ? Oui, mais c’était il y a bien longtemps. J’ai vécu trente ans à Los Angeles, donc j’en parle beaucoup, je pense que c’est chez moi. J’ai plusieurs vies : une vie jurassienne qui était relativement courte, une vie californienne et puis une vie européenne maintenant. Je ne sais pas si j’aurai le temps, mais peut-être qu’une autre vie m’attend, avec des boxeurs (rires, ndlr).
Je n’ai absolument aucun traumatisme de guerre. Même quand mes parents nous racontaient les histoires du maquis c’était après coup, donc ils en riaient sûrement nerveusement. Ils nous disaient que c’était l’année où les petits pois étaient fantastiques au mois de juillet. Mais il y avait aussi des histoires où pas mal de personnes de la famille s’étaient fait tirer dessus. 38
Ils étaient du genre « vous ne passez pas ». Une partie de la Résistance s’est déroulée dans le Jura, je n’y étais pas vraiment, si ce n’est les derniers mois de 1944. C’est vraiment quand les Allemands sont repartis vers la Suisse alémanique que ça a été horrible. Il y avait ces groupes de résistants parce que c’était près de la frontière suisse. Mon père, qui était alpiniste, les a aidés à traverser les montagnes. Cette violence vous a-t-elle marquée ? Je pense que non. Regardez ce qui s’est passé après, c’était justement une joie. Je n’ai hérité que de ça ! C’est ce qui est fantastique, je trouve que j’ai vécu une période incroyable. Le seul moment où je me suis dit qu’il fallait vite quitter la France, c’est après mai 68, au début des années 70. Je comprends pourquoi je suis partie ; vous savez, cette espèce de morosité… Quelles relations entreteniez-vous avec vos parents ? J’étais en pension, mes frères et mes sœurs aussi. Bien sûr qu’on se voyait mais ce n’était pas « papa, maman à la maison », on était indépendants. Vous savez le Jura c’est l’endroit des libertaires, des libres penseurs. Je n’ai pas du tout l’héritage « catho machin ». Non ! Mon père nous disait toujours quand on était petits : « Vous faites comme ça parce que vous êtes chez moi, vous pourrez penser autrement et vous ferez autrement quand vous serez grands. » Ma mère, exaspérée, disait à la fin : « Tu lui mets une claque ! » (Rires.) Je n’étais pas dans un milieu difficile, j’ai un souvenir agréable de tout. Puis vous atterrissez à Lyon ? On fait des études, on va à Lyon parce qu’on est de la région. J’ai commencé des études de droit. Je suivais les cours de la fac de lettres parce qu’il y avait Deleuze, je ne savais pas qui c’était à l’époque.
« Puff Daddy, ce n’était pas un habitué des Deux Cafés mais qu’est-ce qu’il pouvait nous emmerder ! » C’est une rencontre particulière pour vous ? Deleuze c’est incroyable, c’est toute une histoire de séduction. J’étais dans la fac où il donnait des cours depuis deux ans au début de sa carrière. J’ai toujours eu l’impression d’être au bon endroit au bon moment. Les cours portaient sur Alice au Pays des Merveilles, il a d’ailleurs écrit un livre après. Je crois aux tribus, je ne crois pas aux parents, aux enfants. Non ! Ou alors c’est triste, c’est bien mais c’est trop petit, trop étriqué. Je n’ai aucunes qualifications pour refaire le monde, mais j’en suis persuadée. C’est pour cela que vous vous sentez deleuzienne… Bien sûr ! Je veux dire L’Anti-Œdipe, c’est quelque chose d’important. J’y crois. Quelqu’un pourrait le dire de façon plus élaborée, je le ressens même plus que je ne peux l’exprimer. Mais il y a des moments où l’on se reconnaît entre personnes, on sent qu’on a des choses à faire ensemble. Regardez sur Internet, vous pouvez même lire que je suis née en Algérie. C’est vrai que j’ai plus la gueule d’une Algérienne que d’une Jurassienne. Vous arrivez à Los Angeles en1978, puis vous menez plusieurs activités, notamment la création de votre établissement Les Deux Cafés ? C’est plus tard, je n’ai pas commencé avec ça. Je suis arrivée aux États-Unis et, un peu par hasard, à Los Angeles. Alors que j’étais beaucoup entre New York et Paris, finalement je suis restée à L.A. vingt-neuf ans.
Et en 1968 vous débarquez à Paris. Tout à fait, en 1968 j’étais là. Mai 68, on l’a vécu, on y a cru. C’était cette liberté, cette insouciance, c’était interdit d’interdire… Ça ne vous aurait pas excité ? Vos revendications prenaient quelles formes ? C’était une implication totalement anarchiste, j’étais dans la rue à jeter des pavés. En ce temps-là, on écoutait Godard… C’est quelque chose de fort de vivre la sortie des premiers films de Godard, de sentir qu’on en fait partie. On grandit avec des noms comme ça. D’ailleurs, je ne sais pas si vous avez vu son dernier film en 3D, Adieu au Langage, fait à la maison ? Incroyable, incroyable ! Il y a des gens comme ça… C’était tellement intéressant de l’écouter.
D’abord j’avais une boîte de fringues, j’ai débuté comme ça. Puis j’ai pris un restaurant au départ pour une amie, après j’en ai fait un autre, le mien… Les Deux Cafés ont créé un monde de gens que j’aime. Quand je retrouve des personnes qui ont fréquenté cet endroit, on en parle toujours. Il s’y est produit des événements, des fêtes… C’était un peu un lieu hors du temps… C’est difficile à expliquer… Déjà, il n’y a pas de photos, j’avais interdit aux gens d’en faire. Ils ne pouvaient même pas venir avec leur portable. Et comme pour y entrer il fallait passer par un parking privé, on pouvait empêcher les paparazzi de s’introduire. Cette intimité est certainement une des raisons du succès du restaurant. Mais il s’est créé cette communauté qui est vraiment (elle réfléchit puis reprend)… Los Angeles est une ville fantastique et c’est difficile de vous expliquer pourquoi. Mais je sais que ça a été douze ans d’émotions, de fêtes, de bagarres… Parce qu’il y a toujours ce petit côté-là. Si ce n’était pas un petit peu dangereux, ce serait emmerdant quoi ! Peut-être que je suis arrivée à faire que tous ces gens se mélangent.
Vous étiez entre une forme de militantisme et d’élévation intellectuelle ? Je n’étais pas dans un militantisme pur et dur. À l’époque, je vous aurais dit : « Mais bien sûr. » Je ne sais pas, je vivais dans de grands appart’ avec des « trans », des marginaux, des artistes… C’était cette façon d’être. Nous ne disions pas qu’il fallait tous vivre comme en Chine. Je l’ai ressenti comme un moment où quelque chose pouvait se passer. Je pensais que tout le monde s’aimerait et que tout le monde ferait des choses merveilleuses ensemble. Une utopie incroyable. C’est pour ça qu’on retombe après, mais je pense que c’était agréable de l’avoir fait. C’était beau. 39
Il y avait à la fois Boy George et Puff Daddy… Puff Daddy, ce n’était pas un habitué mais qu’est-ce qu’il pouvait nous emmerder ! Je me souviens, il était à une table avec des gens et tout à coup, je vois deux de ses gars qui n’étaient pas habillés en « security guard » qui le font passer d’une table à une autre puis qui l’emmènent à la porte. Les mecs faisaient leur police chez moi, je ne pouvais pas accepter ça (rires)… Alors après, petite bagarre.
Vous rencontrez Rick Owens par ce biais, au départ il postulait simplement pour travailler pour votre marque ? Pas simplement, l’histoire est bien plus compliquée que ça. Je voulais faire des vêtements pour homme, mais je n’osais pas. J’ai demandé à un ami qui s’appelle Rick Castro qui m’a dit : « Je ne peux pas le faire tout seul, mais je connais le plus génial : Rick Owens. » Je lui ai répondu : « Bah, envoie-le. » On s’est fait un entretien dans un salon de thé japonais, Little Tokyo, le reste est history (rires). Ça fait vingt-sept ans.
Mais l’histoire de bagarre dont je suis la plus fière ce n’est pas celle-là. Un soir un gars a écrasé son cigare sur la joue de quelqu’un. Ils se sont tous les deux retrouvés devant un tribunal et celui qui avait cramé l’autre a été condamné à ne pas se rendre aux Deux Cafés pendant six mois (rires). Je ne sais pas comment ils auraient pu faire respecter ça, mais bon.
Que vous êtes-vous dit lors de cette rencontre ? Ce sont de longues histoires, les choses se sont passées comme dans Les Mille et une Nuits. Il n’y avait rien de plus différent que nous deux. Quelles étaient les probabilités pour que Rick Owens et Michèle Lamy vivent ensemble pendant vingt-sept ans ? Celui qui aurait « bet » (parier) là-dessus ! Mais il se trouve qu’on est vraiment très…
J’ai aussi une médaille de la chambre de commerce qui dit que je suis à la base du renouveau d'Hollywood. Il a fallu que je me batte pour ouvrir mon restaurant sur un parking, car ils disaient qu’il n’y avait que de la drogue ici. Aujourd’hui c’est un endroit où il y a plein de clubs, mais avant Les Deux Cafés ce n’était pas du tout comme ça.
Quelque chose d’inexplicable en fait… C’est une superbe romance, ensemble on a fait de belles choses et on continue à se séduire. Comment la marque Michèle Lamy a-t-elle laissé place à celle de Rick Owens ? C’était un challenge économique pour moi de continuer et j’avais envie de faire autre chose. Tout se chevauchait. Pour moi c’était le moment que ça s’arrête, je n’étais pas designer, je suis entrepreneur. Puis en même temps c’était lui qui faisait tout.
« Avec Rick, il n’a jamais été question de gay, de pas gay ; on est partiS ensemble, on est ensemble. »
Et il y a sûrement le fait que j’étais la première personne à avoir vu que Rick Owens avait ce talent. Peut-être même presque avant lui. C’est comme ça que ça s’est passé : dans un flow, dans des danses, dans des nuits de club, dans des drinks… Je ne sais pas, les choses se font, c’est pour ça que c’est si difficile de raconter les histoires.
Avez-vous une anecdote qui définirait parfaitement le lieu ? Un jour Madonna vient très tôt pour dîner, puis Liza (Minnelli) arrive sur des béquilles parce qu’elle venait de subir ses opérations à la hanche. À un moment Liza va aux toilettes et Madonna, qui elle n’y allait jamais, tape à la porte et dit : « Liza, Liza, j’aurais voulu te parler, Liza ! » L’autre n’entend pas, donc Madonna continue encore plus fort, puis tout à coup : « Je suis en béquille et je suis en train de pisser ! » Liza sort puis demande à Rick (Owens) et à un autre copain qu’on l’aide à avancer. On lui explique : « C’est Madonna qui voulait te parler et du coup elle vient de partir. » Alors Liza dit : « Vite, emmenez-moi sur le parking ! » Elle est à la porte et qui arrive ? Joni Mitchell ! Elle jette ses béquilles et dit : « Joni, je reviens, je vais parler à Madonna et je reviens. » Voilà !
Vous êtes retournée à Paris… Je suis retournée à Paris et il s’est trouvé que Rick avait une proposition de deal avec des usines italiennes. Los Angeles–Milan, c’est loin. Puis Rick voulait défiler à Paris, c’est là où il sent qu’il a son « spirit ». Je suis partie des Deux Cafés en disant que je reviendrai dans trois mois, j’ai laissé les gens…
Et vous aviez votre marque à votre nom : Michèle Lamy ? J’avais commencé à faire ça car j’avais eu une expérience dans ce domaine à Paris. Après j’ai voulu monter une boîte, j’avais les cafés en même temps, j’en ai fermé un… Mais c’est Rick qui m’a tuée : « Bon allez tire-toi ! » (rires) Je suis quand même toujours là derrière à pousser le machin.
Comment travaillez-vous avec Rick Owens ? Je considère que c’est un très grand designer et moi j’adore faire fabriquer des choses avec des artisans. Là je reviens de Saint–Fargeau–Ponthierry, c’est de ça que je m’occupe si vous voulez savoir. Mais le reste c’est une osmose, c’est se parler, c’est vivre ensemble.
Vous disiez que vous avez plusieurs vies : une jurassienne, une américaine, et maintenant ? Maintenant je suis là, c’est une vie à la Rick Owens
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La première chose qui vous qualifie sur Internet quand on tape Michèle Lamy, c’est : « la muse de Rick Owens ». Oui.
Vous avez déclaré que Snoop Dogg était votre idole ? Vous avez vu la dégaine qu’il a ? Le style ? Je pense que Rocky est un plus grand poète que Snoop, mais Snoop a fait des coups tellement formidables. Il est super élégant, les cheveux en pétard et tout. J’aime sa musique !
Comment le prenez-vous ? Avant je pensais : « Qu’est-ce que c’est que cette histoire de muse ? » Maintenant, je trouve que c’est plutôt important, ça dépend de la connotation que vous accordez au mot. Mais ça correspond bien à une impression, à une image. Au départ, je pensais que c’était péjoratif.
« Je me suis retrouvée trois semaines après sous la tente avec des Berbères et on jouait de la musique. »
Vous trouviez que c’était réducteur à l’époque ? Je pense que c’était surtout le mot « muse », ça fait genre « buse ». Ce n’est pas beau. « But a muse it’s a little better » (elle prend un bel accent anglais pour signifier l’élégance du mot). Puis on se dit que les gens ne savent pas quoi dire, tout le monde a besoin de définir par une catégorie. C’est vrai que c’est difficile.
Parlez-nous de votre relation avec A$AP Rocky ? Auparavant, je voudrais dire que je pense qu’A$AP va devenir un poète un peu comme Langston Hughes. Maintenant, on a fait quelque chose ensemble, enfin j’ai fait le show avec lui. Il va sortir un album d’ici peu de temps, donc on est là–dessus.
J’ai l’impression que beaucoup essaient de mettre une étiquette sur le couple Michèle Lamy–Rick Owens, notamment au niveau de l’orientation sexuelle. Comment l’avezvous vécu de l’intérieur ? J’ai l’impression que j’ai beaucoup de chance, j’ai vécu avec pas mal de gens. Puis il y a cette histoire avec Rick qui a été formidable, et qui l’est toujours. Il n’a jamais été question de gay ou pas gay, le problème n’est pas là. On est partis ensemble, on est ensemble. On est vraiment ensemble…
Il est très mode, il a une boutique à New York et il a voulu me rencontrer. C’est comme cela que ça a commencé. C’est forcément un coup de cœur, on sait que tous les deux on est de la même famille mais on ne sait pas encore d’où : nos dents en or, nos yeux comme ça… Je ne suis pas du tout comme sa maman, mais on a une façon particulière de se parler. On se parle beaucoup. Ce matin on s’est appelés à 6 heures d’ailleurs. C’est important, il fait partie de la tribu.
Tous les deux, vous vous retrouvez sur l’idée du transgenre. Ça, c’était déjà bien avant lui, moi j’ai déjà vécu avec des travestis quand j’étais à Lyon. Puis à Paris, j’étais dans des appartements avec Marie France (chanteuse et actrice transsexuelle), avec Hélène Hazera (journaliste et actrice transsexuelle) qui commençait tout juste à prendre des hormones. Elles sont toujours mes meilleures amies au monde. Ça veut bien dire que quelque part, moi, je ne sais jamais si c’est un homme ou une femme (rires). Je ne supporte pas les « straight men », les hommes complètement hétéros. Mais sinon, avec Rick, on vit d’une façon qui fait très « couple classique ».
Dernier point, comment expliquez-vous votre fascination pour la culture berbère ? Je suis sûre que les gènes ont de la mémoire. Où que je sois, même dans le RER, les gens me parlent en arabe. Quand je suis allée en Afrique du Nord, j’ai retrouvé les Maures (population berbère ayant conquis l’Espagne). Historiquement le Jura, la Franche–Comté appartenaient à l’Espagne, comme Nice appartenait à l’Italie. Les histoires ne sont pas si éloignées. Dans le Jura, on n’était pas la seule famille à ressembler à des Berbères. Ma grand-mère se couvrait de poudre l’été car elle devenait complètement noire, et seuls les gens qui travaillaient dans les champs étaient bronzés. Moi, je vous ai dit que j’y crois, je sais que c’est mon histoire. La première fois que je suis allée en Afrique du Nord, j’ai su.
Qu’est-ce qui vous plaît dans le transgenre ? C’est fascinant, c’est beau, c’est drôle, c’est plein de séduction. Même s’il y a évidemment de la tristesse, ce sont des gens qui inventent. C’est formidable de se réinventer comme ça, c’est une force, mais en même temps une faiblesse, une tendresse…
Vous êtes-vous sentie chez vous ? Oui, je me suis retrouvée trois semaines après sous la tente avec des Berbères et on jouait de la musique. Il n’y a plus beaucoup de gens qui vivent comme ça, il n’y en a même pas 1 500. J’ai beaucoup de mal à parler arabe mais je le lis et je l’écris… C’est difficile mais en plus j’ai la voix pour ! C’est une des histoires de mes Mille et Une Nuits, mais elle est passée…
« On est de la même famille avec A$AP Rocky mais on ne sait pas encore d’où. »
Quelque chose que beaucoup de personnes ignorent, vous êtes rappeuse ? Ça fait une bonne liaison avec Hélène Hazera. C’est un « trans » qui a été rédactrice à Libération et qui a actuellement une émission sur France Culture, « Chanson boum ! », sur la musique. C’est une des personnes les plus intelligentes et drôles que je connaisse. Hélène, avec qui j’ai fait du strip–tease forain, me dit : « Tu as la voix de Marianne Oswald. » Langston Hughes avait écrit un poème à Marianne Oswald sur une nappe dans un club à Paris : King–Kong Blues. Donc j’ai chanté King–Kong Blues. King–Kong était un drink du Cotton Club. C’est comme cela que j’ai connu Langston Hughes, j’ai acheté tous ses bouquins, ses poèmes… La poésie nous ramène au rap. J’ai continué aux Deux Cafés car j’avais des musiciens, on a fait de la musique sur les poèmes de Langston Hughes. Tout est parti de là et de fil en aiguille j’ai rappé avec A$AP (Rocky). Tout est secret encore, je vous parlerai d’A$AP la semaine prochaine. 41
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LIVES ARTISTES
479
230 MINUTES DE POGO
1200
ELECTRIC PARIS
BALLONS
5000
LET’S MAKE HISTORY !
21.03.2015 19.12.2014
26.06.2015
26 JUIN
GRADUR
MORE INFOS
350
ONEYARD.COM
BOUTEILLES DE CHAMPAGNE OFFERTES
2300 3500
GRAND PALAIS
150
COUPS DE FIL POUR LES RÉSAS TABLES
EN CHIFFRES
#RETOURNONSL
1080 MINUTES DE MUSIQUE
MAC TYER WANDERLUST
2800 PERSONNES / MOY
14.09.14
21.03.14 03.06.2014 09.09.2014
250
COUPLES FORMÉS
120 MINUTES DE DRAKE
ÄRSENIK JOKE
50 DJ’S
165
HEURES DE MUSIQUE
YOYO - PALAIS DE TOKYO
240 MINUTES DE MUSIQUE AFRICAINE
LES YARD PART
LEGRANDPALAIS
Déchaîne l e s p a ssi o ns
L a « dookie rope chain » Dans les quartiers paupérisés des États–Unis, l’arrivée subite de la cocaïne fait fleurir un nouveau marché très juteux. Ce business profitable, compte tenu de la situation économique — une concurrence quasi inexistante et une demande potentielle de plusieurs milliers d’habitants — accouche des premiers dealers millionnaires. Des nouveaux riches que l’on distingue les uns des autres par des styles fantasques et des joyaux hors de prix. Pour une jeunesse démunie, ces dealers inspirent respect et admiration. Plus encore, ils poseront les bases de l’imagerie hip–hop puisqu’à la fin des années 80 une nouvelle génération, incarnée par Rakim ou encore Run–DMC, utilisera leur chaîne surnommée la « dookie rope ». Épaisse, tressée et imposante, elle sera présente partout, des pochettes d’album aux clips en passant par les séances photo.
Avant l’arrivée du haut débit, pour imaginer ce qui se tramait de l’autre côté de l’Atlantique, il fallait souvent se poster devant son écran de télévision. En ces heures où « attendre » était à peu près normal, la série L'Agence Tous Risques nous a fait découvrir le personnage de Mister T. jouant Barracuda. Ce sergent musclé à la peau hâlée, avec une crête de guerrier mandingue, arborait bagues, bracelets et surtout une trentaine de chaînes en or à son cou, pour « comprendre la souffrance subie par ses ancêtres esclaves ». Insolite, ce style nous a appris rapidement que les Américains osaient, et que flouter les lignes entre le fictif et la réalité faisait partie du spectacle. Dans une industrie du disque où passion, argent et réappropriation se mélangent, ces chaînes — artifices par excellence des rappeurs — ont mis en évidence certains traits de la vie quotidienne des quartiers marginalisés. Elles ont aussi entraîné beaucoup de confusion. Aussi bien synonymes d’aliénation que d’affranchissement, ces bijoux ont connu une évolution esthétique notoire, importante à détailler. Texte de Sébastien Darvin
L ’ aigle de G hostface K illah Entre l’ignorance et la bêtise, la place est étroite, mais le génie peut quand même y surgir. Si, en théorie, l’aigle de Ghostface Killah est plus un bracelet qu’une chaîne, une dérogation peut être faite. En apparence, rien n’est pratique dans celui-ci. Lourd (il pèse près de deux kilos), gênant, voire dangereux, ce bijou monopolise un bras tout entier. Avant la sortie de son album Bulletproof Wallets, Ghost a.k.a Tony Starks, convainc son label de lui céder le budget marketing alloué à son opus. Au final, le rappeur dépense toute cette somme pour un aigle en or… Une stratégie payante puisque tout le monde discute de sa dernière folie. Plusieurs années ont passé, et cet aigle reste encore ancré dans les mémoires. La légende de Ghostface est toujours intacte. Trop lourd, ce bracelet a été fondu et remodelé en plusieurs bagues. Un investissement à long terme.
L a « J esus P iece »
M ike S tones , I ce A ge
Tito Caicedo et son père se sont bâtis une solide réputation dans le secteur de la joaillerie. Spécialisée dans les demandes excentriques pendant les années 70 et 80, leur bijouterie est l’une des premières à s’ouvrir à une clientèle pluriethnique. Le bouche à oreille s’occupe du reste, célébrités, narcotrafiquants et particuliers viennent y concrétiser leurs désirs les plus fous. En rencontrant Biggie Smalls, la « Jesus Piece » un médaillon à l’image du Christ, prend forme. Matérialisée par sa dorure et ses diamants incrustés sur le visage de Jésus, cette chaîne, signe de goût et de distinction, sera reprise et popularisée par Kanye West à travers son association avec l’orfèvre Jacob. Le binôme créera une nouvelle pièce encore plus soignée, mais insatiable, Yeezus s’associe ensuite à l’artiste Takashi Murakami pour confectionner un bijou unique qui embrasse son univers.
Le moment de Mike Jones fut plutôt bref dans l’industrie du disque, « un petit hit et puis s’en va ». Néanmoins, son éclosion furtive aura suffi à symboliser les maux d’une époque « bling–bling » où les fausses parures se sont dupliquées. Aux allures simplistes, ce sautoir intitulé « Ice Age » (l’ère du diamant ) est en réalité le fruit d’un travail minutieux puisque chaque diamant est inséré l’un sur l’autre, et ce sur 360 degrés. Les experts s’y sont penchés de plus près et ont estimé ce pendentif à près d'un million de dollars… De quoi donner des idées. Mike Jones décide de le porter pour la première fois en 2009, en pleine récession économique, et se fera dérober son précieux chez lui, par son ami, alors qu’il était en train de dormir. Une fin tragique, sauvée à moitié par son assurance vol.
L ’ horloge de F lavor F lav À côté du discours politisé de Chuck D, Flavor Flav semblait être une erreur de casting au sein de Public Enemy avec ses lunettes surdimensionnées, ses ensembles dépareillés, ses dents en or, son chapeau haut de forme, sa gestuelle de clown et sa chaîne avec pour pendentif énorme une horloge… La confusion est telle qu’à la tête de Def Jam, Rick Rubin et Russell Simmons ne voient aucune utilité à Flav. Pourtant, son partenaire trouve les mots justes pour qu’il puisse faire partie de l’histoire. Un choix sentimental mais aussi stratégique. Chuck D, conscient de ses revendications teintées des idées de la Nation of Islam et des Black Panthers, voit en Flavor Flav une manière d’allier politique et divertissement pour ne pas perdre l’auditeur. Dès lors, pur accessoire scénique, l’horloge de Flav alimentera les discussions des barbershops et permettra à Chuck de véhiculer son message. Tout est une question d’équilibre. 44
JEA N A N DRÉ I N S TA L O VA
On aime ses traits autant qu’il aime leurs lignes. Jean-André sait dessiner la femme, mais pas que. Rencontre avec l’homme qui séduit les filles, les marques et fait d’un support ancien, le papier, le désir digitalisé.
Texte de Justine Valletoux
Qui passe un temps raisonnablement moyen sur Instagram, soit 2 ou 3 heures en cumulé par jour, a déjà fait défiler de son pouce ses nus aériens et rebondis. Qui traîne sa croupe dans les faubourgs du XVIIIe arrondissement a déjà vu passer sous son nez son profil « bad boy » encapuchonné de noir et son visage nounours. Jean André serait pour beaucoup le beau malin qui, grâce à sa seule plume, aura su soulever le plus gros poids de nanas au kilo. Ou tout du moins celui qui aura su trouver l’astuce pour recevoir du « porn content » original sans jamais avoir à taper les mots Youjizz. Il faut le rencontrer, parler seul à seule, d’homme à femme, et le regarder droit dans les yeux, un matin encaféiné… pour comprendre que c’est autre chose. Réseau socialement parlant, Jean André est la plus grosse réussite de l’histoire de la cyberdrague. Son histoire à lui est, bien sûr, l’œuvre de ses talents de dessinateur, mais aussi, comme beaucoup, celle de ses rencontres. « Pedro symbolise le tournant, c’est lui qui a fait que le dessin est devenu ma vie », raconte-t-il. En 2013, « Pedro », comme Pedro Winter, tombe sous le charme de ce Limougeaud de 26 ans, fraîchement sorti de ses études de communication visuelle. À l’époque, Jean André travaille comme graphiste pour le label Because, dessine pendant son temps libre et crée la marque de t-shirts brodés Cheeky Boom avec Agathe Rousselle. « Un jour, Boston Bun, qui est un bon pote, m’a présenté Pedro. Je l’ai adoré, je crois que lui aussi. Je lui ai montré nos broderies, et il nous a commandé 140 t-shirts pour les 10 ans d’Ed Banger. » Puis Because le vire, pas de bol, mais Pedro l’embauche, le bon deal. La belle histoire s’emballe, la machine à propulsion médiatique Ed Banger fait son taf et Jean André décolle.
B onnes formes Mais, au-delà des activités déjà séduisantes d’un DA de label à succès, ses dessins extrascolaires suscitent automatiquement la curiosité et la fascination d’une communauté d’Instagrammers. Jean André dessine les femmes. Il en déroule des kilomètres de papiers, d’encre, produit comme un barjo les courbes de fesses, de seins, de lèvres qui se mordent… « Au commencement, je faisais des dessins en noir, très différents. Mais Cheeky Boom m’a obligé à simplifier les traits et je me suis intéressé aux tattoos américains : des roses, des squelettes sur des motos… Et des pin-up ! Ce sont elles que j’ai choisi de pousser. J’étais célibataire, je dessinais les filles que je rencontrais… Et, à force d’en faire, je n’ai fait que ça. » D’un plaisir coquin naît un business fortuit. « J’ai demandé aux filles qui me suivaient sur les réseaux de m’envoyer leur photo, et ça a commencé. Une centaine en deux mois, puis une centaine en une semaine, et maintenant, si je le demande, j’ai trente mails d’un coup de gonzesses à dessiner. » Il croque les meufs en tenue d’Ève, les poste sur son Instagram à 40 k et devient la nouvelle fascination d’une génération de femmes pour qui l’assurance du bon fonctionnement de leur pouvoir de séduction digital est une étape obligatoire. La reconnaissance du Web, bien sûr, mais aussi la reconnaissance du créateur qui, s’il les dessine, semble adouber leur désirabilité. « Pourtant, je
dessine tout le monde ! J’aime simplement les belles formes, les belles lumières, l’esthétisme. Jamais de vulgarité, ni de porno ou de meufs qui écartent les cuisses. J’aime les femmes du quotidien qui s’assument, qui osent se montrer. Quelles soient minces ou avec des poignées d’amour, je m’en fous. » C oup de pouce La démarche fonctionne au talent de l’artiste, mais aussi à la configuration de l’époque, de l’homme né en pleine émergence des réseaux sociaux. Jean André maîtrise aussi bien l’art d’Instagram qu’il manie rondement son pinceau. Dans sa main, l’outil social n’est plus une plateforme de partage de grosses bouffes inter-copains, c’est une vie pro. Symbole même d’un artiste 2.0, tout (ou quasi) ce qu’il produit finit sur son compte @jeandre, est analysé en termes d’impact, de like ou d’engagement. « On m’a appris à communiquer visuellement, je sais faire des dessins qui vont plaire. Je sais à quelle heure les poster, comment les poster, je sais créer un personnage qui fera que les gens seront intrigués, d’ailleurs je ne montre pas trop ma gueule. Tout ça représente beaucoup de temps. » Et la boucle est bouclée lorsqu’on sait que les dessinées sont aussi les membres même de sa communauté. Jean André puise sa matière dans son flot de fans. « Il y a une vraie proximité avec les gens, je m’applique, je réponds à tout le monde ; si elles le demandent, je leur envoie leur dessin, 45
je les identifie uniquement si elles le veulent… Ce n’est pas juste un mec qui se tape un délire de gonzesses. » Un artiste de son époque qui, bon an mal an, garde bien en tête l’impalpable problème d’Instagram : son réseau fictif. « Je suis un artiste Instagram, je le sais et j’en joue. Mais si Insta plante demain, je n’ai plus rien. » Alors, pour parer le bug de l’an 3 000, Jean André s’adapte, apprend de son propre art, qu’il aime qualifier de « GentleWoman Art », collabore avec les marques, comme sur un second medium (colette, Nike, Le Chocolat des Français…), et prépare l’avenir. La période rose des femmes effeuillées s’achève, il rêve d’un renouveau artistique, mais entend bien clôturer ce cap fondateur par une expo en dur. Jusqu’au 11 juin, Jean André tient sa nouvelle expo à la galerie 12Mail/ Red Bull Space, à Paris : Anyone who knows what love is [will understand]. Là encore, il y touche le tabou du sexe, sans jamais en franchir la limite de l’obscène, à travers les femmes, toujours, mais déclinées cette fois dans une myriade de supports : sculptures, peintures à l’huile grand format, carrés de soie, canvas, néons, voire poèmes ! Avec une semaine entièrement consacrée à dessiner de nouvelles filles, en live, qui seront invitées à venir se décrocher ellesmêmes des murs de la galerie. « Cette expo est clairement faite pour la femme que j’aime. Mais aussi pour Pedro, pour Sarah (Sarah Andelman, cofondatrice de Colette, ndlr)… Une expo te marque dans le temps, dans la vraie vie. Je veux rencontrer les filles que j’ai dessinées, j’ai envie de palper le truc. C’est une vraie confrontation artistique. »
M a ss a
Boom
Bap
Ah les vols long-courriers ! Ils vous emmènent à l'autre bout du globe vers des langues épineuses, des diarrhées sporadiques, des temples immémoriaux et du sexe tarifé. En cette fin du mois de mars 2015 mon Boeing fonce bille en tête vers une zone Google Maps choyée par Frédéric Mitterand, l'Asie du Sud-Est. Un bout de terre qui a toujours fait déban l'Occident pour des raisons colonialistes au XXe siècle, pour les massages spécialisés et les stands de tirs à la kalash depuis une vingtaine d'années. Moi, beaucoup plus sage, et un brin mythomane, je me rends au Viêt Nam par simple curiosité culturelle et anthropologique sous la tutelle d'un pote d'origine teuvié qui a déjà ridé Saïgon et qui peut aiguiller notre petite troupe de potes vers les bonnes adresses culinaires et festives. Texte de Bardamu, illustration de Lazy Youg
Saïgon. Putain ça c'est un nom de ville qui a du swagg véner, on n'est pas à Pontault-Combault. Une mégapole indomptée où le rêve américain est venu se casser les chicots. Ça foisonne de Niaks d'1m50, de scooters avec quatre personnes dessus, de chariots « street food » vétustes et de propositions de « massa boom boom » à tous les coins de riz. La chaleur, épaisse, bénéficie du renfort des klaxons pour taper sur le système. En tant qu'Occidentaux patentés, ce bordel incessant nous dépayse, nous charme, et même les cancrelats stocma qui galopent sur l'asphalte et les rats
qui font des tractions sur les marches de trottoirs nous arrachent des sourires attendris. Au-delà de l'urbanisme particulier qui excite nos pupilles haussmanniennes, Saïgon est l'équivalent d'une cuisine/salle à manger géante. Les dégustations se passent sur une petite chaise en plastoc conçue pour le boule de Tyrion Lannister et il faut se prémunir de la bagatelle de 2 ou 3 euros pour se sustenter. Ensuite, la préparation du « Riz Aux Trois Trésors » mérite une attention respectueuse… Un type habile découpe du porc à l'aide de ciseaux, le dépose sur un blockhaus de riz tendrement pris d'assaut par quelques légumes aigres-doux, puis l'œuvre est finalement anoblie par une couronne d'omelette à la vapeur. Succulent, sans artifice, idéal. 23h. Un voyage anthropologique n'a de sens que si l'on s'immerge dans la night life locale. À Saïgon, le Lush Night Club est idoine.
Le ratio prostitués/expatriés/Viets-normaux est équilibré. Un souci pourtant, et de taille : la musique. La salle principale du Lush éructe une sorte de dance/ techno/pop plutôt vomitive. Heureusement pour nous, une seconde salle est dédiée aux rythmes hip-hopisants. Et en ce samedi soir elle réserve une surprise. Je commande le premier de mes 12 Mai Tai et remarque rapidement les deux DJs qui officient derrière les platines. Ces messieurs balancent un mix trap/electro de haute tenue et me rappellent notre virtuose parisien Supa ! De plus ils ressemblent fortement à des hipsters japonais, ce qui est une garantie de qualité. Les Japonais ont toute légitimité à l'hipsterisme, l'emplacement même du Japon sur la carte est hipster. Je demande à un de mes voisins de dancefloor le nom de cette équipe de DJs vraisemblablement connue. Je ne m'en rappelle plus, j'étais trop pété, ma consommation d'alcool brouille fréquemment certaines informations subsidiaires. La soirée se poursuit et mon regard balaie la salle « hip-hop ». Un tiers d'expatriés, qui se démonte le cerveau synapse par synapse, un tiers d'autochtones et un autre tiers de putes/michetonneuses qui très étonnamment est déjà en clientèle avec quelques Caucasiens. Je les dédaigne avec application, les tapins et leurs volutes parfumées cocottent le traquenard comme un excès de Febreze dans des toilettes trop fréquentées. Non, ce qui m'intéresse vraiment, c'est ce troisième DJ qui se prépare derrière les tinepla. C'est forcément lui la caution rap du crew, celui qui saoulait les autres avec Kanye West et Mobb Deep au lycée Sangoku de Tokyo. Et ça ne loupe pas, il envoie Too Perverted de Jeru The Damaja. Ce qui en soit est un message clair que l'on pourrait traduire comme suit : « Je suis sur le point de faire une session hip-hop à l'ancienne et n'essayez pas de me faire des requests je ferai genre je vous comprends pas. » Je capte très bien l'allocution subliminale
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et me rapproche de mon héros japonais qui, malgré les apparences, décide de ne pas se brider. Il sombre même dans la folie : Represent de Nas, Shame On A Nigga du Wu-Tang et autres violences new-yorkaises braquent la température ambiante. J'essaye de rester cordial, de danser plus ou moins normalement, mais je commence à avoir des suées et me sens comme un pédophile à une kermesse de fin d'année. Le Mass Appeal de Gang Starr est la culotte Petit Bateau de trop : j'enlève mon t-shirt et le jette entre les deux DJs. La foule m'acclame comme une rockstar, une donzelle commence à me filmer, je ne suis pas loin d'être instagrammable. Dans ma courte vie de punk des soirées hip-hop, les interventions du service d'ordre sont autant de récompenses officielles, une sorte de nomination aux Césars. Le Lush reconnaît ma subversion et m'envoie le vigile/physio de l'entrée qui me renseigne d'un geste que ce sera la dernière fois. Adoubé par la profession, j'enfile à nouveau mon t-shirt et organise une farandole vietnamienne pendant l'intro crissante de Bring The Pain de Method Man. Puis le morceau part et on saute tous et c'est bien. Parce que danser sur du rap abrasif à Ho Chi Minh City est forcément une catapulte vers l'extase. La saleté de la selecta me donne envie d'aller dépouiller un Asiat petit et maigre dans un coin du club. Fort heureusement, les Japs tatoués aux platines entrecoupent leurs saloperies de quelques sons plus dancefloor pour faire passer la pilule du lendemain. C'est maîtrisé et couillu. Nous quittons l'arène à l'extrême fin de la prestation avec le service de nettoyage qui s'impatiente en toile de fond. Ivre de musique et d'alcool, l'énergie s'exfiltre de mon enveloppe en bourrasque de mots et de gestes. Pour tempérer mes ardeurs, mon pote décide de me payer un massage. Oh oui, un « massa boom boom » ! Le folklore asiatique ! Le spa Youjizz ! Et c'est au 9e étage de notre hôtel… le piège se referme. On arrive dans une pièce où 5, 6 Viets dorment à poings fermés. Ils se réveillent et nous accueillent avec le signal batterie faible, veuch hirsutes et salive solidifiée aux commissures. Je les bouscule avec mon tumulte et réclame mon « massa ». Trois muses fatiguées rappliquent en petite veste et jupe ras la schnek, les pauvres devaient elles aussi dormir 3 minutes plus tôt. Trop bourré pour faire preuve de mansuétude, j'en choisis une comme on choisit un chausson aux pommes plus dodu que les autres à la boulangerie. Mon pote m'apostrophe : « Fais gaffe à ton gen-ar ma
gueule, ne lui donne pas plus de 300 000 pour qu'elle te pépom. » Un rapide descriptif du protocole « Massa boum boum » s'impose. La devise locale est le dong, tant et si bien que le chômeur lambda français devient millionnaire au Viêt Nam, même avec des assedics déplorables à 1 2 00 euros. Le massage de base s'équilibre aux alentours de 300 000 dongs, soit 12 balles. La pipe subséquente se monnaye peu ou prou au même taro. Massage + fellation : 30 euros max. Raisonnable, ça coûte plus cher d'inviter son plan Tinder à la Perle.
« Parce que danser sur du rap abrasif à Ho Chi Minh City est forcément une catapulte vers l'extase. » On me conduit dans une piaule et j'attends mon « date » tarifé. Elle débarque enfin avec une inexpressivité dans le visage qui frise le poisson mort. Mon éthylotest ne se froisse pas outre mesure. La petite dame me toilette activement les extrémités, certainement pour s'assurer de ne pas sucer une pine 4 fromages dans le quart d'heure qui suit. Je m'allonge, le massage commence sur les dorsaux supérieurs. J'interromps tout de suite la cérémonie : « - Euh sorry, I don't give a shit about the massage. How much is the blow job ? - 1 million ! (45 euros) - No, half ! - 1 million ! » Son prix, monolithique et inflexible, se marie sans effort avec son visage figé. Conscient que je parlemente avec une version upgradée du T-1000, j'abandonne la partie et récupère quelques dongs que j'avais malicieusement cachés sous une table. Je me couche 5 minutes plus tard, heureux et sans âme comme un petit épargnant minable.
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Le Viêt Nam… la porte du pays ne s'entrebâille que de quelques centimètres dans cet article au boom bap sulfureux. Le voyage fut autrement plus riche et pluriel mais j'aime trop le rap et la médiocrité humaine pour me déguiser en office du tourisme. À ce titre je rends un vibrant hommage à ma masseuse retorse, son prix majoré était un beau claquement de porte sur la bite hautaine de l'Occident.
YARD PRÉSENTE